La Beauté sur la terre - C.F. Ramuz - E-Book

La Beauté sur la terre E-Book

C F Ramuz

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Beschreibung

— Voyons, a dit le patron, tu ne vois pas que c’est un timbre d’Amérique ?… Santiago, dans l’île de Cuba. Et la lettre est une lettre officielle, pas moyen de s’y tromper. Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ?
— Ma foi, a dit Rouge, à ta place, moi, je la laisserais venir.
— Tu crois ?
Les deux hommes causaient près de la porte vitrée donnant sur la terrasse et qui était grande ouverte, bien qu’on ne fût qu’au mois de mars, mais il faisait un beau soleil ce jour-là ; ils n’étaient que les deux dans la salle à boire. Et Milliquet avait rouvert la lettre qui était une lettre tapée à la machine sur papier à en-tête, ce qui l’impressionnait :
— Pas de doute… Georges-Henri Milliquet, 54 ans, mort le 23 février 27 à l’hôpital de Santiago de Cuba… Georges-Henri, c’est bien mon frère…  

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


La Beauté sur la terre

C.-F. Ramuz

1927

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383836254

I

— Voyons, a dit le patron, tu ne vois pas que c’est un timbre d’Amérique ?… Santiago, dans l’île de Cuba. Et la lettre est une lettre officielle, pas moyen de s’y tromper. Qu’est-ce qu’il faut que je réponde ?

— Ma foi, a dit Rouge, à ta place, moi, je la laisserais venir.

— Tu crois ?

Les deux hommes causaient près de la porte vitrée donnant sur la terrasse et qui était grande ouverte, bien qu’on ne fût qu’au mois de mars, mais il faisait un beau soleil ce jour-là ; ils n’étaient que les deux dans la salle à boire. Et Milliquet avait rouvert la lettre qui était une lettre tapée à la machine sur papier à en-tête, ce qui l’impressionnait :

— Pas de doute… Georges-Henri Milliquet, 54 ans, mort le 23 février 27 à l’hôpital de Santiago de Cuba… Georges-Henri, c’est bien mon frère…

Il a continué de lire à haute voix : Pour obéir à ses dernières volontés… Une somme de 363 dollars sur laquelle seront prélevés les frais de voyage, sauf avis contraire de votre part… Ah ! mon pauvre Rouge, qu’est-ce qu’il faut faire ?

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix-neuf ans.

— C’est un bel âge.

— Oui, a dit Milliquet, mais Dieu sait comment elle aura été élevée et quelles habitudes elle aura prises dans ces pays chauds, ces pays de nègres… Il y a aussi la question du climat.

— Oh ! elle arrivera pour la belle saison.

— Oui, mais…

Il bégayait, tout en hochant sa grosse figure molle ; une figure pleine de plis, qui, partant du menton, montaient en travers de ses joues comme des lignes sur un cahier :

— C’est qu’il y a au moins trente-cinq ans qu’on n’avait plus eu de ses nouvelles (parlant de son frère) ; je le croyais mort depuis longtemps…

— Eh bien, tu vois bien que non et que tu te trompais, dit Rouge, ça arrive. Et il faut croire qu’il n’avait pas la même opinion à ton sujet, puisque c’est lui qui a donné ton adresse au consulat… Et ma foi, tu sais, un frère, c’est un frère… Tu ne peux pourtant pas laisser ta nièce à ces Américains.

Milliquet haussa les épaules sous son gilet de chasse en grosse laine rousse, boutonné de travers sur une chemise sans col. Il soupira.

Il disait :

— Tu comprends, 363 dollars seulement… Et une fois les frais de voyage déduits… Qu’est-ce que ça peut bien coûter, ce voyage ? Et combien de temps est-ce qu’il dure ? hein, sais-tu ?

— Tu n’as qu’à regarder le timbre.

— Oui, trois semaines. Eh bien, compte seulement. Le billet de bateau, le train, la nourriture, l’hôtel…

— Oh ! naturellement, si c’est une affaire que tu cherches, mais la question n’est pas là. Si tu abandonnais ta nièce, qu’est-ce qu’on penserait de toi ? Et puis ce pauvre homme, penses-y un peu ; représente-toi que tu es sur ton lit de mort… Tu es sans parents, sans amis, tu vas mourir, tu laisses une fille ; tu laisses une fille et point d’argent… Ah ! voyons, Milliquet, dis voir, car vers qui te tournerais-tu, à ces moments-là, sinon vers la famille et le pays, quand même tu les aurais quittés depuis cent ans ?… Il s’est dit : « Heureusement que j’ai un frère… » peut-être qu’il a eu juste le temps de faire venir le consul et de lui donner ton adresse…

— Oh ! dit Milliquet, ce n’était pas la bonne ; tu n’as qu’à voir…

Et il montrait à Rouge l’enveloppe toute corrigée, et recorrigée, couverte d’inscriptions au crayon encre, mais Rouge :

— Quelle importance ça a-t-il ? Je te dis seulement une chose, c’est qu’il est mort tranquille, parce qu’il a cru pouvoir compter sur toi. Le reste, ça te regarde…

Milliquet a soupiré de nouveau ; il porte la main à sa nuque, il se la passe à deux ou trois reprises dans la nuque :

— Oui, mais qu’est-ce que ma femme va dire ?

Rouge vida le fond de sa chopine de trois décis dans son verre ; il ne répond rien.

Il avait une grosse figure rouge, une casquette de marin à visière de cuir verni, la moustache presque blanche. Il portait un tricot de laine bleue à col montant, qui boutonnait sur l’épaule. Court, gros, carré, il se tenait le corps en avant sur son siège sans dossier, tirant de temps en temps sur la pipe qui lui pendait au coin de la bouche. Il n’a rien répondu, il a dit seulement :

— Oui…

Il a dit : « Oui, » une seconde fois. Puis :

— On va aller…

Il prit son verre qu’il vida, ayant logé sa pipe dans la paume de sa main gauche ; il fit claquer sa langue, il s’essuya la bouche du revers de la main :

— Tu n’as pas vu Décosterd par hasard ?…

Milliquet secoua la tête.

— Il faut que j’aille voir ce qu’il fait.

Il se lève. Et c’est alors qu’il a repris :

— Le consul ne te dit pas si elle est jolie ?…

Il tira sur son maillot qui faisait des plis autour de son gros corps et dont il a soulevé le côté pour aller prendre son porte-monnaie :

— Quant à ta femme, a-t-il recommencé, dis-toi bien que tu auras une scène, quoi que tu fasses, et que donc, de ce côté-là, tu as de quoi te consoler… Au revoir.

Il sort par la terrasse.

L’autre tenait toujours la lettre dans sa grosse main molle aux poils roux. Il faisait un grand soleil que le lac renvoyait. On voyait les branches nues des platanes aller à la rencontre l’une de l’autre comme les poutres d’un plafond ; elles projetaient leurs ombres jusque sur les tables de la salle à boire, dans le bout desquelles elles se cassaient, laissant tomber leur autre moitié sur le plancher. Mais il y avait aussi les ombres des branches au-dessus de vous, quoique plus vagues, à cause de la lumière d’en bas. On la voyait venir par-dessus le mur bordant la terrasse, elle frappait de bas en haut les branches et les gros troncs verts, faisant bouger sur le plafond ces autres ombres un peu plus pâles. Et Milliquet a avancé un pied dans sa pantoufle de lisière, il avance l’autre pied : quoi faire ? ah ! mon Dieu, oui, quoi faire ? ayant une petite moustache sans couleur, et un poil rare et sans couleur sur ses grosses joues tombantes couvertes de taches de son ; regrettant de ne pas avoir déchiré la lettre dès sa venue, mais enfin le facteur avait dû déjà remarquer le timbre, on n’en voit pas souvent de cette espèce par chez nous ; de toute façon…

De nouveau, il avance le pied droit, puis l’instant d’après le gauche…

Et sa femme, elle aussi, aurait fini par se douter de quelque chose ; en somme, il avait donc bien fait de mettre Rouge au courant de l’affaire ; Rouge, en cas de besoin, pourrait toujours lui donner un coup de main…

Il avance le pied gauche, le droit :

— Eh bien, tant pis, tant pis ! Qu’elle vienne… Elle…

Il s’arrêta un instant, puis, parlant tout haut (il s’agissait maintenant de sa femme) :

— Elle, elle m’embête. Autant me débarrasser d’elle tout de suite.

Il appela :

— Rosalie… Eh ! Rosalie…

Mme Milliquet parut dans l’escalier.

Et la suite a été que les voisins, toute l’après-midi, ont entendu le bruit d’une violente discussion à deux voix.

C’est cette lettre d’Amérique, et une nièce que Milliquet avait là-bas, et qui lui tombait sur les bras. Pourtant, disait-on dans le pays, il a bien fait de dire oui quand même…

On disait comme Rouge : « Un frère, c’est un frère… »

II

Il fallut trois semaines à la réponse de Milliquet pour parvenir à destination, ce qui nous mène au commencement d’avril ; une dépêche du consul peu après nous a appris que la jeune fille s’était embarquée.

Milliquet avait été emprunter un atlas à l’instituteur ; il le feuilletait en compagnie de Rouge.

Il leur avait fallu tourner beaucoup de pages, avant de trouver l’Amérique ; l’Amérique elle-même était en trois parties.

C’était une Amérique en trois morceaux ; ils avaient hésité avant de tomber sur le bon.

Pourtant Rouge, tout à coup, avait posé le doigt sur le nom cherché : Santiago de Cuba ; ils avaient vu que c’était dans une île.

C’était au fond d’un golfe, dans une île : et plus au nord sont les États-Unis teintés en rouge, plus à l’ouest il y a le Mexique qui est vert ; au sud alors, ça se recourbe, ça vient vers nous comme un bras qui se tend, c’est violet :

— Tu vois, disait Rouge, ça, c’est le canal de Panama… Les bons de Panama, tu ne te rappelles pas ? non, tu es trop jeune… Et tu as raison, reprenait-il, ça doit être déjà à moitié nègre dans ces pays-là ; tu ne sais pas qui était sa mère ?

— Je ne sais rien, rien, rien…

Mais du moins était-il facile de voir qu’elle n’avait pas eu besoin de faire un long chemin pour s’embarquer :

— Et, ensuite, il tire vers nous, mais je ne sais pas trop quelle route il prend…

C’était du bateau que Rouge parlait, allant avec son doigt vers l’est :

— Parce que c’est plein d’îles… Si c’est entre Cuba et Haïti, ou entre Saint-Domingue et Porto-Rico, ou entre Porto-Rico et les… Attends…

Il lisait le nom sur la carte :

— Les Îles Vierges… pour sortir de la Mer des Antilles ; mais ensuite, comme qu’il en aille, on est dans l’Océan Atlantique…

Il s’arrêtait encore une fois, étant arrivé au bord de la carte, il fallait qu’il revînt en arrière dans l’atlas jusqu’à la planche représentant l’Afrique qui ressemblait à une grosse rave ; l’échelle n’était plus la même, Rouge s’embrouillait.

— Attends il faut trouver le degré. Le 20me… Là, tiens, juste en face du cap Blanc…

Et là enfin l’océan était grand ouvert devant nous, tandis que Rouge cherchait à se l’imaginer, parce que, nous, on a bien de l’eau, mais elle est petite. Cent kilomètres tout au plus dans un sens, dix ou douze dans l’autre, une eau petite qui n’est qu’un lac et tout entouré de montagnes ; et Rouge cherchait à se représenter là-bas cet espace non limité, ces autres eaux sans fin, coupées à ras du ciel en rond comme avec des ciseaux dans de la toile bleue. Et là-dedans, ces six étages blancs (il se rappelait les images qu’il avait vues dans les journaux illustrés), des cheminées comme des tours :

— Ah ! disait Rouge, ça va vite (parce qu’il était un peu navigateur lui aussi). Aujourd’hui, elle ne doit plus être bien loin des Canaries…

Il disait :

— C’est des bateaux à turbines. Ils n’ont pas des bateaux à roues comme les nôtres. Sur l’océan, les vagues sont trop grosses.

Et c’était sous des oiseaux de mer, tandis qu’ici on n’a que des moineaux ; c’était dans le soleil brûlant, ici il faisait froid encore, les prés étaient couverts de gelée blanche le matin, à peine si les premières violettes se montraient dans les haies : — il n’y avait encore que très peu de bateaux à vapeur sur le lac et on n’y voyait guère de voiles non plus, parce qu’elles sont assez frileuses.

Ici, c’est tout petit ; il n’y avait que le bateau de Rouge qui était un bateau à rames.

On voyait Rouge qui ramait et c’était tout ce qu’on voyait.

Il faisait une eau grise, une eau comme du sable, ou bien couleur d’eau de savon ; le ciel qui était de la même couleur que l’eau empêchait de voir les montagnes.

Dans le café on avait ouvert une fois de plus l’atlas et des hommes qui buvaient là, étaient venus rejoindre Milliquet et Rouge, se penchant pour voir entre leurs épaules :

— Aujourd’hui, disait Rouge, elle doit être arrivée dans le détroit de Gibraltar.

Pour trouver le détroit de Gibraltar, il leur a fallu de nouveau aller en arrière dans l’atlas, le feuilletant dans le mauvais sens ; ils trouvèrent l’Italie, ensuite ils ont trouvé l’Espagne ; c’étaient des planches à échelle réduite où l’Espagne, par exemple, était plus grosse que l’Afrique ; mais voilà que Milliquet venait de prendre Rouge à part :

— Tu sais que je lui donne la chambre d’en haut, celle qui est au midi. C’est une bonne chambre…

— Tu as raison, dit Rouge. Autant faire les choses consciencieusement quand on les fait…

Sur ces entrefaites est arrivée une carte de Marseille ; cette fois, ce n’était plus le consul, c’était la voyageuse elle-même qui l’avait écrite :

— Et il faut croire, disait Milliquet, qu’elle sait le français… Mon frère le lui aura appris…

Il pleuvait. Devant les étables, entre les pavés, il y avait des flaques rondes comme des dessus de bols pleins de café au lait. Milliquet avait pris avec lui un gamin qui poussait une brouette à herbe. Ici, ce n’est qu’une petite station et le train de 2 h. 40 était un train omnibus ; les voyageurs y sont un peu toujours les mêmes : gens du village allés à la ville pour affaires, commis-voyageurs en tournée, marchands de vaches à longues blouses noires ou violettes ; ils sont descendus, ils étaient trois ou quatre ; Milliquet se tenait à la tête du convoi. Les voyageurs sont descendus, déjà ils sortaient de la gare ; déjà le chef de gare, portant le sifflet à sa bouche, allait donner le signal du départ ; c’est à ce moment qu’on a vu le contrôleur monter précipitamment dans un des wagons, puis reparaître avec une valise. Elle était parue à sa suite.

Le train s’est éloigné rapidement, pendant que les voyageurs l’un après l’autre s’engageaient sur la route ; il ne restait plus sur le quai, du côté de la queue du train, que cette personne dont on ne pouvait rien voir, quoique grande, faisant une sorte de paquet jaunâtre, tout enveloppée et emmitouflée qu’elle était dans un manteau à capuchon ; une personne sans bras, ni tête, et qui ne bougeait plus, sa valise posée à ses pieds.

Milliquet s’est approché sous son parapluie.

Il s’est approché dans ses gros souliers de cuir de vache et à œillets de laiton qu’il traînait dans le gravier, ses varices le faisant particulièrement souffrir ce jour-là ; tout en venant, il se retourne, il a fait signe au gamin de le suivre ; et devant lui, alors, de ce long espace de temps (trois semaines), de toutes ces mers et ces îles, de tous ces pays feuilletés (et de ses espérances aussi, il faut le dire, parce que Rouge et l’atlas avaient fini par lui fouetter l’imagination) — c’est seulement cette pauvre chose qui était née, cette pauvre petite chose grise.

Une personne sans pieds, ni bras, et Milliquet n’a même pas vu sa figure. À peine si elle lui tend la main quand il lui a tendu la sienne, disant :

— Eh bien, ça va bien ?

Disant encore :

— Vous avez fait bon voyage ? Un peu long, n’est-ce pas ?

À peine si elle a levé la tête, qu’elle a hochée simplement pour dire oui, la valise à ses pieds, une vieille valise de cuir crevée aux angles et dont la serrure ne fermait plus, de sorte qu’une courroie passée autour de son bombement l’empêchait seule de s’ouvrir.

Il marchait maintenant à côté de sa nièce ; il ne disait rien, elle ne disait rien.

Derrière eux, le gamin retenait la brouette, parce que le chemin qui mène au village est en pente. C’était une brouette à herbe. Ils ont passé sous la voie ; ensuite, à votre gauche, vient une grande maison carrée avec une allée d’ormes qu’on appelle le Château. Il faisait une toute petite pluie très fine qui semblait moins tomber du ciel que flotter en tout sens dans l’air autour de vous ; et Milliquet marchait sous son parapluie, elle, elle marchait à côté de lui serrant autour d’elle son manteau ; — alors viennent à votre droite, des prés, des vergers, deux ou trois grosses fermes ; à votre gauche, après le Château, il y a toute une lignée de maisons plus petites, il y a une maison rose, il y a une maison jaune, il y a une maison neuve avec une boutique : deux ou trois personnes sont parues sur la porte de la boutique. Mais on a dû se dire qu’il n’y avait pas grand’chose à voir, si bien qu’il ne se passa rien jusqu’au bas de la rue menant au lac ; là, Milliquet s’est arrêté, il a dit : « Nous voilà rendus. »

La porte d’entrée s’était ouverte, laissant passer la tête de Madame Milliquet sous un fichu de laine noire ; tout aussitôt la tête s’était retirée.

Milliquet portait la valise. Il a dit :

— Écoutez…

Il se reprend :

— Écoute, je te mène directement dans ta chambre. Tu dois être fatiguée.

Il allait devant elle dans le corridor aux murs peints en jaune ; on a monté deux escaliers. On est arrivé devant une porte de sapin brut faisant face à une autre porte toute pareille.

Milliquet avait ouvert. Il dit :

— Voilà, c’est chez… c’est chez toi.

Il a déposé la valise devant le lit sur la descente représentant un chien noir et blanc qui tirait la langue.

— Si tu as besoin de quelque chose, tu n’as qu’à appeler.

Mais elle n’avait pas appelé.

Rouge n’est arrivé qu’un moment plus tard, par discrétion.

— Eh bien ?

— Eh bien, elle est là.

Rouge s’est assis à sa place habituelle dans la salle à boire ; il a repris avec un peu d’hésitation :

— Et puis alors, comment est-elle ?

Il levait la tête vers Milliquet, mais Milliquet hausse les épaules :

— Est-ce que je sais ?

Et tout de suite après :

— Que prends-tu ?

Il semblait vexé, tandis que Rouge s’étonnait. Et, comme Rouge n’avait pas répondu à sa question :

— Comment veux-tu que je te le dise ? a recommencé Milliquet. Elle n’a pas ouvert la bouche.

— C’est peut-être la langue.

— Elle me comprend pourtant très bien.

— Trois décis de nouveau, dit Rouge.

Tantôt c’était du vieux, selon le temps, ou du nouveau ; selon le temps, selon l’humeur ; et tantôt trois décis, tantôt un demi.

À peine si, ce jour-là, la vue portait sur l’eau à plus de trois cents mètres ; ensuite il y avait comme quand un rideau pend à sa tringle avec des plis.

Milliquet était revenu avec le verre et la chopine, Rouge se taisait. Rouge continuait à se taire et Milliquet aussi qui lui tournait le dos.

Milliquet regardait à travers le vitrage ces rideaux de brouillards pas amusants qui venaient sur le fond du lac l’un après l’autre, comme si une main les amenait, puis cette main les emmenait, les faisant glisser sur la tringle ; — enfin une question a été posée dans son dos (elle avait mis longtemps avant d’être posée) :

— Et pour le reste ?

Milliquet a regardé Rouge par-dessus l’épaule.

— Oui, comment est-elle de sa personne ?

— Je n’en sais rien.

Ce fut tout.

À six heures Milliquet lui avait fait porter du café au lait par la servante ; elle ne se montra pas de toute la journée.

La nuit venue, Milliquet est allé voir sur la terrasse s’il n’y avait pas de la lumière dans sa chambre ; il a vu qu’il n’y en avait point. Et aucun bruit, bien que le plancher fût un simple plancher de sapin sans tapis et que la chambre où couchaient les époux Milliquet se trouvât être juste au-dessous de la sienne. Pas le moindre craquement là-haut ; on n’entendait ni marcher ni bouger ; alors, comme Milliquet, l’établissement une fois fermé, avait été rejoindre sa femme :

— Qu’est-ce qu’elle fait, cette fille ? Tu es bien sûr qu’elle ne s’est pas sauvée ?

Puis :

— Tu devrais monter voir, disait-elle, si elle n’est pas morte…

 

 

 

III

 

Il y a alors plusieurs jours qui passent, et tout ce qui est arrivé, c’est que Milliquet, le lendemain matin, avait été lui demander ses papiers.

Ils étaient en ordre.

Le consul les avait classés lui-même dans une grosse enveloppe jaune entourée d’un élastique ; elle avait tendu l’enveloppe à Milliquet sans dire un mot.

Elle était habillée. Elle avait un mouchoir noir autour de la tête. Elle se tenait assise sur une petite chaise de paille.

— Tu comprends, c’est pour que tout soit en règle. Je vais aller voir le secrétaire municipal. S’il y avait par hasard une pièce qui manquait, il me le dirait…

Elle ne faisait pas un mouvement, elle ne prononçait pas une parole ; pendant ce temps, Milliquet debout au milieu de la chambre s’occupait à examiner le contenu de l’enveloppe, tirant sur l’élastique avec ses gros doigts à poils roux.

— Voilà l’extrait de naissance, ça va bien… Ah ! tu n’auras vingt ans qu’au mois de mars de l’année prochaine ; alors, en attendant, c’est moi qui serai ton tuteur, mais il va falloir encore que je m’occupe de la chose…

Il continuait de feuilleter les papiers, espérant, qui sait ? y trouver des renseignements d’autre espèce, mais il ne vit rien de ce genre, ce qui le déçut.

L’extrait de naissance, le passeport, des lettres de recommandation, sa propre adresse à lui, Milliquet, écrite en grosses lettres soigneusement moulées à la suite d’un itinéraire, avec le titre : lieu de destination, — rien de plus, pas question d’argent ; et il demanda encore : « C’est bien tout ? » n’osant pas être plus précis par un reste de scrupule : elle a hoché la tête de nouveau, elle ne disait rien.

Elle semblait avoir froid, elle se serrait dans son châle. Elle tirait d’en dessous sur l’étoffe mince qui tombait autour d’elle sans plis. On voyait qu’elle n’avait même pas défait sa valise laquelle bâillait dans le bas du mur. Et Milliquet a regardé encore sa nièce, mais il a dû penser qu’il valait mieux ne pas trop insister pour le moment ; sans doute n’était-elle pas encore bien remise des fatigues du voyage ; il a glissé l’enveloppe dans sa poche :

— Alors c’est entendu, je l’emporte.

Et il s’est contenté d’ajouter en sortant :

— Et puis, quand tu voudras, tu pourras descendre. Il faudra que tu fasses la connaissance de ta tante. Elle t’attend.

Les Milliquet prenaient leurs repas à la cuisine ; on lui avait préparé son couvert : à midi on avait été l’appeler, elle n’est pas venue.

— Est-ce que tu vas continuer de faire porter à manger à ta demoiselle dans sa chambre ? disait Mme Milliquet. C’est ça ! une pensionnaire. Oh ! si tu en as les moyens…

Et la servante, une grosse fille dépeignée aux bras sales, bousculait la vaisselle qu’elle rangeait sur le plateau : « Deux étages trois fois par jour ! il aurait fallu me prévenir… »

« D’ailleurs, confiait-elle à Mme Milliquet, pour ce qu’elle mange ! Ce n’est pas seulement du temps perdu, c’est encore de la nourriture tourmentée. »

Cependant un grand changement commençait à se faire dans l’air et de l’autre côté de l’eau sur la montagne. Rouge, qui venait tous les jours (c’était une vieille habitude chez lui et il venait tous les jours entre deux et quatre), s’est arrêté sur le pas de la porte, et, levant la tête : « Cette fois, je crois qu’on tient le grand beau. » C’était le jeudi. En sortant, il avait levé la tête, il constatait là-haut le phénomène qui était plus qu’un changement de temps, parce que c’est toute la saison qui change. Rouge n’avait rien ajouté à sa remarque ; ce n’était pas pourtant qu’il ne fût intrigué, et il n’était pas le seul à l’être, personne n’ayant aperçu encore la demoiselle parmi les gens du voisinage, les habitués du café, ni ceux non plus que la curiosité y avait amenés ces premiers jours, mais quand on disait à Milliquet : « Alors, cette nièce ? » il répondait :

— Elle se repose.

Rouge avait dû lui aussi se contenter de la réponse, c’est pourquoi il n’avait plus parlé de rien, pendant que là-haut le changement continuait à se faire, et au-dessus de Rouge qui s’en retournait chez lui. On disait dans le village : « Elle ne fait pas beaucoup de bruit, la demoiselle ; » en même temps, une échelle de soleil a été déroulée par un trou jusqu’à l’eau, comme quand d’un navire on jette une corde à des naufragés. Rouge, pour rentrer chez lui, devait suivre la grève que bordent des prés, puis un bois de pins : là, une voix nouvelle, du fond du bois, est venue à lui. C’est quand le coucou chante, alors les filles disent entre elles : « As-tu de l’argent dans ton porte-monnaie ? » et, quand on en a, c’est bon signe, parce que ça veut dire qu’on en aura toute l’année. Là-haut, le vent se battait avec la bise ; ici, le coucou chante. Puis voilà que les nuages ont basculé tous ensemble et se mettent à dégringoler, roulant les uns par dessus les autres, à la pente du ciel, vers le sud. Le samedi, le ciel était complètement nettoyé : c’est-à-dire en même temps que partout dans le village on faisait propre pour le dimanche. C’est plus qu’un changement de temps, c’est même plus qu’un changement de saison : tout se fait beau là-haut, comme jamais encore, au-dessus des dents d’Oche, de ces pointes, de ces cornes. Sur les Cornettes, sur le Billiat, sur les Voirons, sur le Môle, sur Salonné ; dans les gorges, sur les plateaux, tout autour des parois de rochers, sur les pâturages. On a pris d’abord là-haut le balai de bouleau, le gros dur balai de biolle qu’on emploie dans les écuries ; ensuite on vient avec le balai en paille de riz, la brosse plate. Et déjà partout ça brillait comme des tasses de faïence blanche retournées, comme des dessus d’assiettes, à cause de la neige. Le dimanche matin, tout a été prêt. Plus rien que quelques petits nuages, vite poussés vers le sud par-dessus la chaîne, quelques toutes petites voiles là-haut gonflées de bise qui s’en allaient avec un penchement, tandis qu’en bas, sur l’eau, il y avait aussi cette petite voile, et, elle, elle semblait un de ces nuages, un de ces tout petits nuages resté en arrière et tombé : c’était Rouge qui avait profité des airs pour faire un tour avec Décosterd…

Le samedi après-midi, Milliquet s’était occupé à sortir les bancs et les tables de la remise où il les rentrait pour l’hiver. La servante l’avait aidé, non sans lui faire comprendre que ce n’était pas son ouvrage. Ils avaient été chercher ensemble sur le derrière de la maison les lourdes tables de bois peintes en vert qu’ils portaient chacun par un bout. De temps en temps, Milliquet levait les yeux vers les deux petites fenêtres du second étage, mais elles restaient fermées. C’était quand il se reposait un moment et la servante à côté de lui, dans son caraco de flanelle grise mal boutonné sur sa grosse poitrine, poussait des soupirs en mettant la main à plat sur ses reins. Seulement cette terrasse avait pour Milliquet une grande importance, surtout le dimanche quand il faisait beau, à cause des promeneurs ; et maintenant beaucoup de petits commerçants ont leur auto ou bien c’est une camionnette dont on change pour ce jour-là la carrosserie. Comme son établissement n’allait déjà pas tout à fait aussi bien qu’il aurait fallu (manière de parler), il tenait à ne pas manquer ce supplément de bénéfice : alors il s’obstinait : « Allons ! allons ! du courage. » On l’entendait appeler dans le hangar : « Alice ! où êtes-vous ? » là-haut, toujours personne. Il recommençait : « Vous venez ! je vous attends. » Et il se réattelait à une de ces six longues tables, beaucoup trop longues et lourdes, comme il constatait maintenant, parce que c’étaient des tables de cuisine, mais il en avait eu l’occasion à bon marché, et pour les transformer en tables de jardin il les avait peintes lui-même. Finalement elles avaient pris place toutes les six sous les platanes.

C’était sous les platanes en arrière du mur, par dessus lequel on voyait l’eau, et on voyait aussi une partie de la montagne entre le mur et leurs grosses branches allant à plat au-dessus de vous. Plus tard dans la saison, quand elles étaient garnies de feuilles, elles devenaient comme un plafond que le soleil, ni le regard ne traversaient, mais, en ce moment-ci, elles étaient encore à nu et tout à fait pareilles à de grosses poutres usées par l’âge et que la chaleur à la longue aurait fait gauchir, aurait tordues dans tous les sens, avec des renflements, des trous noirs, des fissures. Elles faisaient au-dessus de vous avec leurs fourches et leurs entrecroisements une espèce de quadrillage encadrant des losanges de ciel ; le quadrillage était noir, les losanges bleus. Le soleil est venu, elles n’étaient pas encore tout à fait sèches dans leur moitié inférieure. C’était le dimanche, c’est cette terrasse : elle donnait par devant sur le lac, elle donnait au levant sur une rue, à l’ouest sur une ruelle, de l’autre côté de laquelle il y avait un jeu de quilles. Ici, on est tout à fait à l’abri du vent du nord et, à mesure que le soleil se tournait davantage vers nous, il faisait plus chaud dans l’air immobile, tandis qu’on voyait la bise tomber plus loin sur le lac faisant mille petits plis, qui fuyaient rapidement vers le large. Dès les onze heures, le jeu de quilles était devenu bruyant ; on voyait par-dessus le mur que les joueurs avaient ôté leurs vestes. Ils avaient ôté leurs vestes gris de fer du dimanche ; ils avaient des chemises blanches mises propres le matin. Les quilles dégringolaient comme quand on éclate de rire. Il y avait dans la salle à boire ceux qui viennent prendre l’apéritif et ils étaient beaucoup plus nombreux que d’ordinaire, parce qu’il fait tellement beau (et puis aussi peut-être pour une autre raison). Ceux qui jouaient aux quilles buvaient sur place ; on buvait dans le jeu de quilles, on buvait dans la salle à boire. La servante allait et venait, Milliquet allait et venait ; Mme Milliquet elle-même avait fini par arriver ; — là-haut personne n’a bougé encore, pendant que le dessous des branches des platanes fumait, pendant que la terrasse finissait de perdre son humidité.

Midi sonne.

À présent c’est Rouge qui prend la parole. Rouge disait : « Moi, je suis arrivé à deux heures avec Décosterd. Le dimanche, je lui paie à boire. »

« La terrasse, disait Rouge, était déjà à moitié occupée par des gens qu’on ne connaissait pas, et ce n’étaient pas des gens du pays. Dans la salle à boire, on était aussi pas mal de monde et là on était entre connaissances ; mais ce que je veux dire et où je veux en venir, c’est que Milliquet avait beaucoup à faire (heureusement pour lui, ça ne lui arrivait pas tous les jours). Il servait dans la salle à boire, la servante servait sur la terrasse ; quant à la femme de Milliquet, elle grondait dans la cuisine. On a vu tout de suite qu’il y avait de nouveau quelque chose qui n’allait pas dans le ménage, si le métier, lui, allait bien. Mais trop ou pas assez, pour beaucoup de gens, c’est pareil ; ils se plaignent aussi bien de maigre que de graisse, parce que le contentement est du dedans et on a le contentement en dedans ou on ne l’a pas. Voilà alors que la servante qui sortait en courant laisse tomber un verre ; la mère Milliquet est arrivée. Elle s’était mise à crier : « C’est affreux ! c’est affreux ! Si ça continue comme ça, je m’en vais. Ce n’est pas une vie… » Milliquet disait : « Que veux-tu ? » Nous autres, dans la salle à boire, on s’amusait. On était bien une dizaine, mais elle s’en moquait un peu, parce que quand elle avait une idée en tête, elle ne la lâchait plus guère et elle s’y cramponnait et s’y collait à plat comme une chenille à sa feuille de chou. « Ce que je veux ? ah ! bon, parlons-en… Quand on s’est éreintée déjà tout le matin et on va s’éreinter toute l’après-midi, et toute la soirée et jusqu’à des minuit, une heure, à cinquante-trois ans, et qu’il y a là-haut une drôlesse… » Pendant qu’on appelait Milliquet, et lui à sa femme : « Tais-toi ! tais-toi donc… Oui, je viens… » « Une drôlesse, qu’il a fallu lui porter encore son dîner dans sa chambre, un jour comme aujourd’hui, dis le contraire pour voir, oui, dis le contraire, si tu oses, à ces messieurs… Oui, Messieurs, on lui a porté son dîner, à cette péronnelle, c’est comme je vous le dis… » Et elle allait toujours, parce qu’une fois qu’elle était partie, ça ne faisait jamais une courte prière ; alors Milliquet s’est décidé. Il a encore servi un client, puis je le vois qui sort par la porte du corridor… »