La bête à éradiquer - Léa Draxelan - E-Book

La bête à éradiquer E-Book

Léa Draxelan

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Beschreibung

Cassandre, une jeune avocate, se trouve prise au milieu d’une situation complexe lorsqu’elle attire l’attention d’un membre influent du barreau. Cependant, l’intervention de son mari perturbe leur idylle naissante, révélant un côté sombre chez l’amant contrarié, prêt à tout pour rétablir son pouvoir.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Léa Draxelan a exercé en tant qu’avocate à Bruxelles et à Paris. Auteure d’une thèse en droit de la propriété intellectuelle sur la « protection des médicaments », elle partage les péripéties vécues par ses jeunes confrères dans "La bête à éradiquer".

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Seitenzahl: 591

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Léa Draxelan

La bête à éradiquer

Roman

© Lys Bleu Éditions – Léa Draxelan

ISBN : 979-10-422-1328-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon père avec tout mon amour ;

À Margaux et Alexandra qui font le monde de demain ;

Et à Thomas qui fait le monde d’aujourd’hui.

Le vertige, c’est autre chose que la peur de tomber. C’est la voix du vide au-dessous de nous qui nous attire et nous envoûte, le désir de chute dont nous nous défendons ensuite avec effroi.

Milan Kundera – L’insoutenable légèreté de l’être

Dans une carrière d’avocate, depuis le premier jour de stage jusqu’à l’attente d’un délibéré de procès d’Assises, les mâles alpha de la profession déploient une énergie et une imagination illimitées pour convaincre les femmes qu’elles s’aventurent en terrain viril et qu’à défaut de rester à la maison pour pondre et élever leur progéniture, elles feraient mieux de se consacrer au droit de la famille ou aux troubles du voisinage, disciplines douces et tranquilles, plutôt que de venir braconner sur leur terrain de jeu favori, le droit pénal.

En cabinet, avant de tester notre maîtrise de Dalloz ou de Lexis Nexis, de vérifier notre talent d’oratrice et nos capacités à synthétiser un dossier en un temps record, on nous apprend à porter un tailleur jupe crayon, du vernis à ongles rouge sang et surtout des talons de 10 afin de pouvoir les faire claquer, d’imposer notre domination, en arrivant dans une pièce. De vieux messieurs distingués nous abreuvent de conseils bienveillants pour que l’on puisse gagner en crédibilité et ne plus être reléguée au rang de simple plante décorative. Peu à peu, on prend confiance en soi, on apprend à maîtriser l’espace, à poser sa voix, on gagne le respect des magistrats et de nos confrères. On trouve même toute cette théâtralité formidablement amusante.

Et on oublie.

On oublie que, quels que soient nos succès, quelles que soient notre détermination et notre pugnacité, quelle que soit la quantité d’énergie déployée à défendre nos clients, et surtout les pires d’entre tous, on reste aux yeux de nos pairs une petite dinde écervelée facilement manipulable.

Chapitre 1

Ma triste mésaventure commence de manière plutôt légère, et les choses auraient pu se poursuivre et se terminer ainsi sans mon idéalisme forcené qui, dès le début de cette histoire, a altéré mon jugement et la pleine jouissance de mes facultés mentales.

Mais pour qu’il y ait une histoire, il fallait bien que les sujets, mus par leurs insupportables défauts, dérapent. Chacun a donc dérapé. À tour de rôle. À cause d’un trait de caractère dominant et commun : l’obstination.

Un des inconvénients majeurs du métier d’avocat est d’avoir à gérer des dossiers concernant sa propre famille, ses propres amis. Personne ne comprendrait que l’on refuse de s’impliquer personnellement corps et âme, par conséquent, on accepte souvent ce genre d’affaires. Sans grand enthousiasme. En priant souvent très fort pour que les choses tournent vite et bien… alors, qu’en général, frappées du sceau d’une étrange malédiction, elles ne tournent jamais assez vite et jamais assez bien au goût des intéressés. Dans certains cas, elles prennent même, de manière incompréhensible, une tournure catastrophique…

Par un malheureux coup du sort, je me retrouve donc avec, en mains, un dossier embarrassant. Un dossier impliquant un proche… Très proche… Beaucoup trop proche compte tenu de la suite des événements. Je passe ici sous silence les détails techniques et déontologiques qui m’empêchèrent de plaider moi-même cette affaire, ce qui aurait finalement évité bien des désordres ultérieurs. Pour résumer, d’un point de vue strictement juridique, le litige oppose deux de mes clients. Je ne peux donc pas intervenir. Ce conflit d’intérêts m’oblige à trouver rapidement un confrère qui pourra me « substituer » à cette audience, selon la formule consacrée. De manière quasi instinctive, un nom me vient à l’esprit.

Un bref retour en arrière s’impose pour expliquer ce choix imprudent.

Trois ans plutôt, encore étudiante, j’étais venue assister à un cycle de conférences sur l’abolition de la peine de mort donné à la faculté de droit. À cette époque, mon assiduité aux cours était très relative, mais ce jour-là, j’étais bel et bien présente et étonnamment attentive. Mon futur séducteur était là, lui aussi, dans cet amphithéâtre surpeuplé. J’avais été immédiatement captivée par l’éloquence, la voix de ce professeur passionnant et passionné, subjuguée par son aura. Un rapide coup d’œil vers le pupitre de l’orateur, mû par la curiosité, et j’avais été séduite aussi par ce regard noir et profond. Son image s’était gravée dans mon esprit où je l’avais enfoui très profondément… Il y avait dans cette vision une gravité qui ne s’est ensuite jamais démentie.

Et puis j’avais oublié. Il était resté là, quelque part, dans un deuxième état de conscience. Présent et inconnu à la fois. Je savais que j’allais le rencontrer vraiment. J’avais le temps. Je ne l’imaginais pas encore.

Maintenant, dossier sur les bras, son nom resurgit de ma mémoire comme une évidence. Il est manifestement l’homme de la situation. Je me décide un peu de manière mécanique à diriger le dossier vers son cabinet et je rédige une « lettre d’introduction ».

Certaines personnes, une en particulier, auront à surmonter un haut-le-cœur à la simple évocation de cette terrifiante missive, genèse de tous les maux, de tous les désastres.

Une lettre à première vue anodine, confraternelle, adressée par moi à celui qui fut donc, en un autre temps, mon professeur de droit comparé.

Une lettre accompagnant l’embarrassant dossier et expliquant à son « heureux » destinataire le problème à solutionner.

L’histoire n’aurait pas tourné au naufrage si ledit professeur ne s’était pas révélé être, en définitive, un être odieux, manipulateur et totalement libidineux.

Mais pour l’heure, il cache magnifiquement bien son jeu et s’empresse, pour me remercier de l’envoi de ce dossier, de m’inviter à déjeuner, sans doute curieux de voir si le destin lui envoie, avant l’heure, un cadeau de Noël valant la peine d’être déballé.

Le rendez-vous est rapidement pris non loin du Palais de Justice, et je suis au paroxysme de l’excitation, enchantée par la perspective d’un déjeuner avec cet homme que j’adule et qui me fascine complètement.

Toute mon erreur se résume à cela : j’ai tellement envie d’être éblouie, que je reste sur ma première impression sans imaginer un instant avoir un jour à la remettre en question. Avec une naïveté qui ferait rougir de honte la groupie la plus fanatique, je ne pense plus que j’ai affaire à un de mes pairs, mais bel et bien à une espèce de rock-star du Barreau, une entité quasi divine irradiant de magnétisme intellectuel. Et surtout, je dois avouer que même avant d’avoir su à quoi il ressemblait, juste en entendant le son de sa voix, alors que j’étais, dans ce maudit amphithéâtre, en pleine conversation avec mon meilleur ami, fascinés par l’introduction de la théorie du genre et l’intervention d’animateurs transsexuels dans les écoles maternelles… juste à l’écoute de ce discours calibré sur le combat de quelques obscures ONG dans les provinces chinoises pour un moratoire sur les exécutions de peines capitales… juste en m’imprégnant de cette tessiture si chaude et si particulière… juste avec ça, je le trouvais déjà séduisant. Son éloquence le transcendait entièrement, le transformait physiquement. Avant même de l’avoir aperçu… Autant dire que j’étais mal, très mal partie dans cette histoire.

Je me retrouve donc avec la perspective d’un rendez-vous, en pleine crise mystique, certaine de venir me frotter à la quintessence de la profession. Je n’imagine pas à quel point ce frottement va se révéler urticant. Moi, d’ordinaire si méfiante, si désabusée. Pourquoi cette soudaine cécité ? Au pire moment. Avec le pire des hommes. Impossible de l’expliquer. Un physique ordinaire de prof de philo, insignifiant, comme on en croise mille chaque jour et auquel je n’aurais même pas accordé un regard si je l’avais croisé dans la rue et si, justement, il n’avait pas été auréolé de cette petite gloire universitaire. Mais là, je crois avoir tout à apprendre de lui dans ce moment privilégié, le temps que durera ce déjeuner, le temps que durera le déroulement de l’affaire qui nous occupe tous les deux. Quelque chose d’indéfinissable en lui me rassure et me donnera ensuite suffisamment confiance pour que je me laisse entraîner aveuglément.

Il me rassure sur ce qu’il est et, conséquence tout aussi absurde que logique, je ne suis plus du tout sûre de moi.

J’en oublie l’essentiel.

J’en oublie qu’il s’agit d’un déjeuner entre un homme et une femme et que les choses peuvent basculer.

Mais je suis à mille lieues de tout cela, bien trop préoccupée à essayer de gérer mon agitation pour avoir la moindre arrière-pensée concernant l’issue de cette rencontre. De toute façon, je suis convaincue que lui aussi est totalement indifférent à ces considérations triviales et que son invitation relève de la pure courtoisie confraternelle. En réalité, je ne me pose même pas la question.

Le stress, donc. En effet, j’ai envoyé ce dossier sur un coup de tête, sans vraiment y réfléchir. Mais la veille du déjeuner, une boule d’angoisse vient se nicher au creux de ma gorge : pourquoi ai-je fait cela ? Un bref coup d’œil sur le profil googlisé de l’intéressé suffit à me convaincre de l’incongruité de ma démarche. Comment peut-il interpréter l’envoi de cette affaire minuscule, lui qui intervient régulièrement dans les dossiers les plus médiatiques du moment ? Pourtant, sa voix au téléphone ne laissait aucun doute : il avait accepté sans hésitation. Avec surprise, mais aussi avec un plaisir non dissimulé. Trop tard pour réfléchir de toute façon. Que vais-je bien pouvoir lui raconter ? Inutile de tenter de l’éblouir par mes talents d’avocate, la liste de mes succès, notamment en tant que négociatrice hors pair dans les dossiers d’accidents de trottinette électrique et de contestation de charges de copropriété, ne supportant même pas la comparaison. Je me raisonne donc en décidant de simplement dissimuler mon trac derrière un grand sourire et d’aborder cette entrevue avec la désinvolture la plus totale. L’assurance. La seule qualité que se doit d’avoir un avocat en toutes circonstances. Et je sais d’expérience que mon insolente nonchalance me rend irrésistible. Aucune inquiétude, donc : il va m’adorer !

J’arrive au restaurant. Il est déjà assis. Son sourire me rassure et mon appréhension disparaît.

Nous nous observons quelques secondes en refaisant les présentations, le temps de se débarrasser de la réserve liée à toute nouvelle rencontre, même quand il s’agit d’une rencontre professionnelle, quand chacun cherche à cerner son interlocuteur, le ton juste à adopter, avant de pouvoir parler vraiment. Il faut pouvoir saisir cette connexion fragile, trouver le juste équilibre quand on ne sait rien de l’autre.

Et là, il y a une vraie facilité à communiquer, à s’apprivoiser. Un bien-être immédiat, de ceux qui font tomber toutes les barrières.

La conversation glisse lentement des banalités d’usage – les contours flous du dossier, notre rencontre furtive, quelques années plus tôt, dans les couloirs de l’université, quelques vagues connaissances communes – vers des sujets plus personnels. Très personnels.

Tout va très vite. Je ne me sens pas le courage de lui dire immédiatement quelle est ma réelle implication dans l’affaire que je lui ai confiée. Cela paraît tellement hors de propos.

Je ne me doute pas qu’ensuite, ce sera trop tard pour le faire.

Avec cette facilité propre aux avocats à franchir les barrières du secret, sur le ton de la confidence, il me fait parler, me questionne avec une indiscrétion calculée. D’une voix très douce, il brise des silences que peu de gens ont réussi à percer, avec un naturel, une facilité déconcertante.

Ses interrogations s’enchaînent à un rythme fluide et rapide. Il se tisse une intimité presque palpable. Étrange, tant elle est soudaine. Immédiate. L’atmosphère se charge d’électricité. Je tente de dissiper le trouble créé par mon entreprenant confrère, mais j’échoue dans cette timide entreprise tant celui-ci semble déterminé à parvenir à ses fins.

Il se passe quelque chose et ni lui ni moi n’essayons de déguiser cette attraction qui est en train de naître.

Alors il se met à me parler, à me poser de nouvelles questions, mais cette fois-ci, il n’attend plus les réponses. Il énumère des évidences, crée une bulle autour de nous pour nous isoler, comme il le fera toujours, du reste du monde.

La discussion bascule très vite dans le grand n’importe quoi. Il est question d’entente et de complicité. Déjà. Il est question aussi de rencontre, de couple, d’amour, de fidélité, d’embrasement instantané… aucun autre sujet ne pourrait être plus inapproprié dans un contexte tel que celui-ci. Pourtant, en une demi-heure, nous en sommes là.

Avec une précision clinique, il choisit chacun de ses mots pour que ceux-ci s’immiscent sournoisement dans les replis les plus reculés de mon inconscient. Il cherche à apposer son empreinte, son emprise immédiate, mais je suis rompue à ces petits jeux de séduction entre avocats, qui signifient en général « si je t’offre mon plus beau sourire, c’est pour mieux te mettre en confiance et te planter ensuite un énorme poignard salement rouillé dans le dos (non sans oublier de tourner et retourner méthodiquement la lame dans la plaie béante pour m’assurer qu’elle s’infecte bien) » et je décide d’ignorer ce discours manifestement bien rodé, toute cette sémantique hypocrite, refusant de prêter attention à cette toute première tentative de vile manipulation.

À ce moment-là, j’ai bien compris que ce qui est important avec cet homme, c’est de savoir entendre ce qu’il cache et ne dit pas.

En dépit de ma vigilance, il parvient à s’infiltrer comme un serpent dans mon cerveau. Mon enthousiasme aveugle à l’idée de cette rencontre brise toutes mes défenses. J’ai en face de moi un homme qui s’est créé une personnalité magnétique, une carapace lisse et parfaite, et rien ne m’alerte. Ni les regards appuyés de mon interlocuteur, ni les compliments répétés, ni les allusions affûtées. Non, rien. Je suis fascinée. Charmée. Envoûtée. Je me laisse bercer par ses mots, cette voix grave et profonde qui doit faire de nombreuses victimes innocentes. Je me sens toute petite face à cet ogre prêt à me dévorer et je pressens déjà que je vais au-devant de terribles ennuis, mais je ne cherche pas à m’échapper.

Il évoque « l’éducation sentimentale du barreau » et cette invitation, qu’il ne prend même pas soin de dissimuler, me fait esquisser un sourire, tête baissée, joues en feu. La conversation est étourdissante. Il se projette partout avec moi et m’entraîne, indifférent à mes protestations. Il ne me laisse pas le choix.

C’est une technique de séduction qui, mise entre de bonnes mains, peut s’avérer redoutable.

En intensité, ce déjeuner est un condensé de quatre ou cinq rendez-vous. Cet homme pressé cherche à créer un amalgame entre fougue et précipitation et à ce rythme-là, si j’acquiesce à toutes ses invitations, je vais avoir droit à une page de vie en lecture accélérée, une de celles où l’on glisse de l’anonymat au fusionnel, par tous les moyens tactiles dont le corps dispose. Le tout en moins de trois heures. Montre en main.

Mon Pierre Nioxe1 du rendez-vous amoureux brûle les étapes, mais quelques mots très simples cherchent à excuser tous ses excès : est-ce que je crois au coup de foudre ? Est-ce que j’ai déjà vécu une passion d’une telle évidence qu’elle balaie tout le reste ? Est-ce que l’on peut refuser de croire à la possibilité de cela sans faire le deuil de toutes ses illusions ? Il n’attend pas de réponse, il distille seulement ces mots galvaudés qui revêtent ici et maintenant une dimension toute différente.

Les mots d’un mauvais scénario qu’aucun homme dans la vraie vie n’oserait prononcer.

Lui ose tout.

Des mots qui d’habitude m’exaspèrent ou me font sourire. Mais là, je ne souris pas. Son approche est tellement banale qu’elle en devient désarmante. Tout va trop vite et rien ne peut le freiner. Il sait que la vitesse et la surprise sont ses meilleurs alliés. Lui a déjà dérivé vers un pur fantasme, mais cela, je ne le sais pas, je ne le vois pas. Je ne veux surtout pas le voir.

L’heure tourne et il va sans doute falloir se séparer bientôt. J’observe mon interlocuteur soudainement très nerveux. Il consulte sa montre, marmonne quelques mots inaudibles au téléphone à plusieurs reprises, dès que celui-ci se met à sonner, manifestement excédé. Il aimerait tant pouvoir prolonger ce déjeuner, passer les heures qui viennent avec moi, mais un rendez-vous urgent au bureau l’en empêche.

Pas une seule fois, il ne me demande mon avis. Il décide, je n’ai qu’à me soumettre.

Il me regarde longuement, sans un mot. Je le sens hésiter. Il est déjà terriblement en retard pour ce client qu’il ne peut pas faire attendre et il cherche désespérément un moyen de se défiler. Alors il glisse dans l’imaginaire, il se plaît à inventer la journée qu’idéalement nous aurions pu passer ensemble, si son emploi du temps ne l’en avait pas empêché. Sa perception de la réalité, de notre rencontre, est déglinguée. Folle, baroque, puérile, excitante. Mais il émane de lui une telle intensité, une telle détermination, que je m’évade avec lui. Toute cette conversation est tellement insolite qu’elle en devient irréelle. C’est comme un songe éveillé où tout est léger. Où tout est permis. À son contact, je deviens quelqu’un d’autre. Déjà.

Mais les minutes défilent et il se lève brusquement, comme s’il avait étiré l’échéance jusqu’à la dernière seconde.

Nous quittons le restaurant. Il me dit que nous allons nous revoir très vite. Je ne lui réponds pas et c’est presque une promesse.

À cette seconde-là, sans que je m’en aperçoive, le fragile équilibre de mon existence est rompu.

Je vais m’en vouloir, très vite, de m’être tant dévoilée en si peu de temps. Un vampire qui prend tout sans jamais rien donner. Voilà ce que j’aurais dû voir en lui. Mais ce jour-là, ce n’est pas la sensation qui domine. Tout est encore parfait.

En dépit de toutes ces outrances, ce fut une rencontre grisante.

Je dois lui reconnaître cette aptitude à créer des instants uniques, où chaque mot prononcé est exactement celui que l’on a envie d’entendre, où chaque regard vous donne l’impression que vous êtes la seule femme au monde. Cette capacité à sublimer en moments extraordinaires des minutes banales à pleurer.

Alors il ne restera peut-être que cela en fin de compte. Un frisson, une sensation confuse de reconnaissance entre deux étrangers qui le resteront définitivement. Et cette certitude éphémère que nous étions l’un à l’autre… « Ce n’était pas un homme, c’était un moment. »

Chapitre 2

Je sors de ce déjeuner, enivrée, en ayant pourtant pris bien soin de ne boire que de l’eau plate. Je n’ai aucune circonstance atténuante. Tous les signaux d’alerte étaient au rouge et c’est sans doute cette surenchère qui m’a aveuglée… Toutes les incohérences de bon sens et d’évidence qui accompagnaient chacun des mots du bel inconnu m’ont indéniablement fait perdre l’ouïe temporairement… Que dire d’autre ? Comment expliquer que, ce jour-là, j’ai choisi, avec une inconscience folle, de me laisser séduire par un menteur compulsif ? Et marié.

Cette idylle naissante se heurte donc à une première complication. Une complication rédhibitoire en principe pour n’importe quelle femme dotée d’un organe très utile par temps émotionnellement agité : le cerveau. Mais là, cerveau justement en berne, je me lance tête baissée dans cette histoire improbable.

La question du mariage a été rapidement évoquée et éludée par cet homme qui se veut disponible et qui ne s’arrête pas une seule seconde à mes objections et à mes réticences. Alors je décide de foncer, parce que je suis comme ça moi, je fonce, même si je dois finir ma course droit dans le mur. Je fonce. C’est mon côté jusqu’au-boutiste.

Évidemment, mon mari – eh oui, le plus drôle à ce stade de l’histoire, c’est que je suis mariée, moi aussi – a développé un sixième sens qui l’alerte immédiatement, et il comprend très vite que le Confrère va lui poser un sérieux problème et lui pourrir, accessoirement, toutes ses vacances d’été.

Mais mon mari a une confiance aveugle en moi et reste certain que je saurai vaillamment résister aux attaques prévisibles de l’insupportable baveux. Et puis, mon mari est philosophe. Il sait que rien ne sert de chercher à me raisonner. Qu’il faut être patient et attendre calmement que je m’écrase contre le mur mentionné plus haut, autrement dit, que je découvre toute seule, comme une grande, l’étendue de l’hypocrisie et de l’immoralité de la personne à laquelle j’ai affaire. Nul doute que j’aurai cet éclair de discernement à temps.

Il attend donc, fait semblant de croire à mes mensonges navrants et de ne pas remarquer que je me comporte comme une collégienne hystérique à la seule évocation de l’objet de toutes mes attentions : Jérôme [le prénom est modifié pour ne pas faire de peine à sa famille, ses collaborateurs, ses clients, son dealer. Bref, tous ceux qui portent encore ce grand homme en estime].

Le mari attend aussi sagement que possible que la vague passe, en priant très fort pour qu’elle ne fasse pas trop de dégâts. Il attend d’autant plus sagement que, et c’est là que les choses deviennent vraiment hilarantes : le dossier remis au célèbre avocat… c’est Lui… enfin, plus précisément, une affaire impliquant la société qu’il dirige.

Bien sûr, je devine ici que des voix bien-pensantes s’élèvent pour huer l’intrigante et la mener manu militari au bûcher, sans autre forme de procès. Comment ! Une femme mariée ! Flirter outrageusement avec le défenseur par elle trouvé à son mari ! Quelle horreur ! Quelle infamie ! Qu’on en finisse, qu’on la brûle et que ses cendres maudites jusqu’à la 72e génération soient jetées dans la fosse aux lions !

Bon. J’ai conscience d’avoir failli dans cette affaire. J’ai conscience d’avoir manqué de la plus élémentaire des clairvoyances. Mais j’avais mes raisons. De bonnes, de très bonnes raisons. Je n’en dirais pas plus dans l’immédiat.

Et puis la précipitation de mon séducteur et son empressement à me charmer n’ont laissé qu’un champ restreint, pour ne pas dire inexistant, aux explications embarrassantes…

Mon sens aigu de l’aventure a fait le reste…

Le décor est maintenant planté. La pièce, forcément vaudevillesque, peut se jouer, d’autant que chaque protagoniste à la fâcheuse tendance à vouloir se mettre en scène et à en rajouter dans le mélodramatique…

Ma petite aventure commence avec tous les ingrédients classiques : échanges de courriers professionnels avec langage à double sens, conversations téléphoniques avec silences appuyés lourds de sous-entendus. Va-et-vient exaspérants entre secrétaires respectives pour se laisser désirer.

J’essaie bien de recadrer notre relation dans un contexte strictement professionnel, en l’assommant de questions plus terre à terre les unes que les autres au sujet de la procédure, la possibilité de soulever une question préjudicielle, une QPC, la nullité de l’acte administratif servant de bases aux poursuites du parquet, etc. Mais mon confrère, tellement plus adulte que moi, mène la danse et ne se laisse pas une seule seconde distraire de son objectif premier.

Arrive donc l’inévitable invitation à dîner. Me sentant réticente, Jérôme m’appâte par un savant mélange de flatteries et de promesses de réussite spectaculaire. Son arme : le concours de la conférence du stage. Son objectif : me convaincre, sous une lumière tamisée et après quelques verres de vin, sa main malaxant mon genou, qu’il peut facilement me mettre le pied à l’étrier pour me faire élire Secrétaire à l’issue des trois tours tant disputés.

— Je t’ai écouté parler pendant notre déjeuner. Tu as une vraie présence, une éloquence indéniable, ta voix est incroyable. Tu dois très bien plaider. Il faut absolument que tu tentes ce concours ! C’est très important, ça t’ouvrira toutes les portes dans ce métier.

A contrario, refuser ce parrainage si aimablement offert équivaudrait à atterrir sans ménagement sur la black list de Jérôme, comme toutes les autres fortes têtes ayant contrarié la volonté du maestro. Mais cela, je ne le sais pas encore.

Concours d’éloquence sur le papier, la conférence du stage permet l’élection de douze secrétaires tous les ans, chacun avec une fonction bien précise. Mais on ne va pas se mentir, en réalité, les douze lauréats sont cooptés par les anciens secrétaires. Si on regarde de plus près l’organigramme, d’une année à l’autre, ce sont surtout les associés, petit(e)s ami(e)s ou amis d’enfance qui se succèdent inlassablement : une mini mafia dans la mafia. Un premier goût de népotisme pour les jeunes avocats dans cette antichambre du conseil de l’Ordre. Et les places sont très convoitées : outre le prestige du titre et la sensation d’appartenir à une élite, les avantages sont nombreux, le douzième secrétaire, trésorier, étant notamment dépositaire d’une carte gold approvisionnée par nos cotisations, permettant des dépenses extravagantes dans les boîtes de strip-tease, des restaurants ou pour l’organisation de voyages au Mexique ou en Patagonie destinés à « favoriser le rayonnement du jeune Barreau. » Oui. Le rayonnement dans les bars à hôtesses en Croatie, on voit bien quel bénéfice l’image du Barreau de Paris peut en retirer… D’ailleurs, il y a quelques années, ces débordements de dévouement et d’enthousiasme avaient déclenché l’ouverture d’une information judiciaire pour abus de confiance et recel, à la suite d’une plainte d’un très irrévérencieux syndicat d’avocats. Et dans cette affaire, l’Ordre risquait une mise en examen, le budget alloué aux Secrétaires pour leurs petites sauteries, pourtant déjà conséquent, ayant explosé notamment à l’occasion d’une soirée au Stringfellows, lors d’une visite de confrères belges à qui il fallait urgemment montrer les « joyaux » de la Capitale, puis à la suite de l’organisation d’un voyage dans un hôtel de luxe pour toute cette joyeuse petite troupe, au prétexte de la nécessité impérieuse de faire rayonner le Barreau de Paris… à Ibiza. Tous les anciens, sur l’injonction pressante du Président de l’association, avaient mis la main à la poche pour combler le gouffre afin de ne pas ternir l’image de la prestigieuse institution. Et finalement, le juge d’instruction avait fort opportunément rendu une ordonnance de non-lieu, enterrant toute cette affaire et les excès de zèle des happy few. Par la même occasion, le magistrat répondait à cette épineuse question : dans quel univers parallèle le remboursement de sommes détournées efface-t-il une infraction pénale ?

Je sais donc que sans un parrainage solide, il est presque impossible d’être élue. Et je sais aussi que ce statut offre des possibilités professionnelles quasi illimitées : la désignation automatique dans tous les dossiers criminels, un réseau à vie, la possibilité d’être investie par un syndicat puissant et élu plus tard au conseil de l’ordre, les passe-droits associés à ce statut privilégié… ce serait particulièrement stupide de ma part de tourner le dos brutalement à une telle opportunité, sans même tenter de convaincre mon confrère, par une subtile démonstration de charme et d’éloquence, de l’évidence d’une telle candidature. Jérôme le sait parfaitement.

J’accepte donc son invitation, un peu à contrecœur, dans un mélange d’excitation et de crainte.

À partir de là, il faut faire preuve d’ingéniosité parce que, bien sûr, mon mari jette un regard soupçonneux sur mon comportement inexplicablement survolté.

Petite leçon à l’attention des apprentis menteurs : toujours utiliser comme toile de fond la vérité la plus stricte et ne modifier que les détails qui fâchent. Imparable pour venir à bout des esprits les plus méfiants.

Le plus simple dans un cas de force majeure, c’est donc d’inventer un mensonge énorme en s’inspirant de l’ignoble réalité. La personne qui partage votre vie depuis des années ne peut tout simplement pas imaginer que vous êtes capable de la mépriser intellectuellement au point d’inventer un truc pareil et votre duplicité est récompensée à sa juste valeur : on vous croit !

On vous croit quand vous lui dites, à grand renfort de soupirs appuyés et désespérés, que l’avocat atrocement collant (il faut bien être crédible) vient de vous inviter, Vous, à une soirée réunissant les plus grands dignitaires du barreau parisien (ajouter un ou deux ministres et des dizaines de journalistes qui se bousculent pour assister à l’événement), parce qu’il a été immédiatement ébloui par votre talent immense et qu’il tient absolument à Vous présenter à Tout Le Monde comme le nouveau petit Mozart de la profession.

On vous croit quand vous dites que c’est vraiment une corvée épouvantable, que vous y allez en traînant les pieds, qu’il va falloir gérer au mieux les assauts prévisibles de ce bouillonnant confrère, mais que, bon, il faut bien être un peu diplomate dans la vie, surtout dans ce beau métier où il faut parfois savoir donner de sa personne.

On vous aide même à choisir une tenue appropriée.

Je sais, là, ça devient vraiment trop immoral. Les âmes sensibles, tous ceux à qui il reste un soupçon de probité, n’iront pas plus loin dans leur lecture…

Et comme je suis un peu joueuse par nature, je propose, le plus naturellement du monde, à ma moitié de m’accompagner à la fastueuse et non moins imaginaire réception. Et j’insiste, tout en précisant, de manière candide et innocente, que ce genre de soirées est assommant, surtout pour quelqu’un qui n’est pas rompu aux mondanités guindées et soporifiques parmi des petits notables endimanchés qui se prennent pour les maîtres du monde. Que tous ces avocats prétentieux mis côte à côte, qui passent le plus clair de leur temps à pérorer et à se congratuler d’être aussi brillants et intelligents, cela peut donner le vertige, voire la nausée. Mais que cela me ferait quand même plaisir d’avoir mon petit mari avec moi pour surmonter cette terrible épreuve… Même si je n’ai pas beaucoup de temps à lui consacrer… Même s’il y a un gros risque pour qu’il passe toute sa soirée dans un coin… Tout seul… Forcément, présenté comme cela, à une personne n’ayant aucune tendance sado-maso avérée, ça ne fait pas envie et l’offre est déclinée poliment, même après avoir insisté.

Ouf ! Ce n’était pas évident de pouvoir organiser cette petite mise en scène en aussi peu de temps. Il m’a fallu beaucoup de courage et de détermination pour y arriver.

Me voilà donc partie pour ma petite soirée en tête à tête… pardon, pour le Grand Gala de Bienfaisance organisé par quelques belles âmes du Barreau pour tous les pouilleux de la terre.

Je suis particulièrement pimpante dans ma petite robe de cocktail en soie « transparente, mais pas trop » achetée pour l’occasion. N’allez quand même pas croire que je sois partie la tête haute à ce rendez-vous. Non. Tout au contraire. C’est très, très difficile pour moi de mentir. Je le vis mal. Je culpabilise. Je développe des angoisses.

Mais je n’avais pas le choix. J’étais envoûtée par une entité maléfique. Ensorcelée. Et puis, j’ai une profession épuisante émotionnellement. Nos clients font les pires bêtises à longueur de journée et nous, nous sommes contraints de nous comporter comme de braves petits citoyens modèles, alors, si on ne peut pas se lâcher un peu dans notre vie privée, on craque. Voilà. Et vous allez voir que quand un avocat craque, c’est sale. Très, très sale.

À ce stade de l’histoire, il est important de dresser un rapide portrait de cet être diabolique.

Notre homme a un regard noir et perçant, une silhouette longiligne, à la fois austère et élégante. Éminemment rassurante. La gestuelle est ample et précise. La voix, le verbe, envoûtants.

Jérôme a tout réussi dans la vie. Très vite. Il émane de lui une assurance, une impression de facilité comme s’il traversait la vie avec une légèreté déconcertante… un ton de voix, sans doute, imperceptiblement plus lent et plus grave que n’importe quel autre. Chaque mot prononcé vient de loin, comme longuement pesé, pensé et réfléchi. Il y a cette distance, cette réserve… Rien ne semble avoir réellement de prise sur lui, comme s’il était présent et détaché de tout à la fois.

Il apparaît comme un être rare, doué pour tout. Captivant. J’imagine un personnage éminemment cérébral, tant il a su m’éblouir intellectuellement. Il est un peu le maître, le mentor que j’ai toujours rêvé d’avoir, une de ces personnalités emblématiques qui font naître des vocations, qui exercent une séduction immédiate sur leur auditoire.

En refaisant l’inventaire de ses terrifiantes qualités, j’imaginais que Jérôme aurait pu se reconvertir sans difficulté en gourou de secte, habité par cette grâce secrète, propre aux plus grands manipulateurs, hypnotisant les foules, inflexible, pour les conduire, toujours dans cet ordre-là, de la luxure la plus débridée, à la ruine puis au suicide collectif.

En réalité, Jérôme dissimule du mieux qu’il peut sa médiocrité sous des grands airs de virtuose du droit. Sa carrière, il ne la doit qu’à une place de choix qui lui a été dévolue dès sa naissance professionnelle, sa prestation de serment, dans le cabinet de son père. Cette heureuse ascendance qui lui a également permis de constituer un réseau solide, permettant d’accéder à toutes les fonctions les plus prestigieuses, de maître de conférences à l’école du Barreau, aux coulisses des commissions de déontologie. Auréolé de tous ces petits pouvoirs, il se comporte en despote charmeur pour régner sur son petit univers restreint, nécrosé.

D’emblée, je me place en situation de retrait face à cet homme qui m’impressionne et me domine totalement. C’est une erreur d’appréciation manifeste. Les problèmes qui en découlent seront à la mesure de mon aveuglement.

La soirée s’annonce passionnante. Après tout, je dîne avec un homme intelligent, brillant, érudit, orateur exceptionnel. J’ai l’impression d’être une petite fille à la veille de son anniversaire. Je suis tout excitée à l’idée de bientôt déballer mes cadeaux. En tout cas, l’emballage est prometteur et je veux croire que le contenu sera à la hauteur de mes espérances.

Mais je m’aperçois assez vite de l’impatience de notre homme qui, ce soir-là, n’est que très accessoirement d’humeur romantique. Oubliée donc l’éducation sentimentale du barreau, Jérôme doit surmonter une crise caniculaire dans son caleçon et une vue plongeante sur la petite robe « transparente, tout à coup beaucoup trop » n’est pas faite pour arranger les choses.

Un être délicat et raffiné, l’avocat ? Lâché en liberté, il s’apparente davantage à l’homme de Néanderthal et semble, à tout moment, prêt à agripper sa proie par les cheveux après l’avoir assommée à coups de massue pour la traîner dans sa caverne et lui régler son compte sur une peau de bête.

À cet instant précis, je m’aperçois que je me suis mise dans une situation assez compliquée, voire embarrassante, et que je vais devoir déployer des trésors de diplomatie pour ne pas décevoir mon hôte.

Il me dit que dès qu’il m’a vu entrer dans le restaurant, le premier jour, il m’a tout de suite trouvé très belle, très sensuelle, très sexuelle. Qu’il a tout de suite eu très envie de moi. Et sans se départir d’un aplomb incroyable, me demande sans ciller, si j’ai moi aussi eu envie de lui la première fois que je l’ai rencontré.

Le ton est donné. Ce petit obsédé va droit au but.

Manque de chance, j’ai plutôt envie de lui foutre ma main au travers de la figure.

Il y a des limites à la confraternité quand même ! S’il s’attend à une partie de jambes en l’air en guise de dessert, il a sonné à la mauvaise porte. Je le lui fais savoir en lui demandant si je dois partir tout de suite ou s’il est capable de se calmer. Il promet d’être sage et la conversation redevient banale jusqu’à ce qu’il me propose de l’accompagner dans un endroit « bizarre ».

Alors, c’est vrai, j’aime les expériences extrêmes. J’aime repousser les limites de l’impossible, les frontières de l’improbable, mais les événements prennent une tournure assez délirante et je sens que le contrôle m’échappe. Dans trois minutes, il va me demander de l’attacher au premier radiateur qui se présente, de le tabasser en l’insultant en albanais après lui avoir piétiné les testicules avec mes talons aiguilles ! J’ai l’impression que Jérôme cherche par tous les moyens à réveiller la garce hitlérienne qui sommeille en moi ! Il faut impérativement recadrer la conversation dans un contexte plus civilisé. Évidemment, la tâche est ardue, mon brûlant confrère étant tout émoustillé par la situation précaire dans laquelle je me suis moi-même fourrée. Il va falloir improviser. Et vite. Le tout, avec un maximum de diplomatie. Un challenge qui n’est pas pour me déplaire, tant j’adore jouer avec le feu…

Ayant ici allumé la mèche d’une bombe à retardement, je prends conscience de la nécessité de sécuriser au maximum la zone qui ne va pas tarder à être dévastée.

Je décline donc l’offre poliment mais fermement.

Tout en terminant mon dîner, j’essaie avec soin de détourner l’attention de mon interlocuteur vers un sujet moins sensible que celui qui lui tient à cœur et je l’étourdis avec d’innombrables détails totalement superficiels concernant ma vie de petite fille modèle. Amusé, il se laisse guider dans la conversation, du moins, me laisse le croire, jusqu’à ce qu’il revienne vers l’essence même de son existence, vers le pilier de sa vie, la source de ses aspirations les plus profondes : son pénis. Il m’explique que celui-ci vit actuellement une grande détresse affective, un gouffre abyssal de solitude, un désert orgasmique absolu. Qu’il n’a plus aucun espoir de s’en sortir, qu’il s’éteint lentement, que ses jours sont désormais comptés… Et que moi, bien entendu, providentielle déesse de l’amour, je possède le pouvoir rarissime de lui rendre la vie.

Je dois dire qu’il émane de ce curieux personnage, une sincérité et une détresse criantes de vérité. À cet instant précis, je pense qu’il est intimement convaincu que son salut passe par mon exquise personne, ou, plus précisément par l’exploration approfondie de certains recoins bien précis de mon anatomie. Je suis fascinée par les trésors d’invention déployés pour tenter de me convaincre. Fascinée, certes, mais pas encore totalement lobotomisée. Je l’envoie donc se faire foutre, le plus courtoisement du monde, cela va de soi, nous sommes entre confrères, il ne faut pas l’oublier.

Je rentre donc à la maison, un peu dépitée et contrainte d’expliquer à mon amour de petit mari les raisons de mon soudain désappointement et de ce retour précipité dans l’appartement conjugal. Bien évidemment, je mens par omission au sujet de plusieurs détails inutiles et insignifiants, tels que le lieu et le nombre exact de participants à la soirée, révélations qui n’auraient pas manqué, a posteriori, d’empoisonner quelque peu les débats.

Je me contente donc d’expliquer que mon chevalier servant d’un soir m’a fait une cour assidue et a tenté, assez maladroitement, de déposer un baiser confraternel sur mes lèvres.

La réaction qui s’ensuit est assez prévisible : les enfers se déchaînent ! Je n’ai pas trop du reste de la nuit pour calmer les esprits et décider, d’un commun accord avec moi-même, que tout ceci n’est, finalement, pas si grave. Avec un peu de rigueur et de méthode, je vais gérer la situation au mieux et faire comprendre à mon courtisan qu’il s’égare…

Me voilà donc bien avancée. Il faut dire que je ne suis pas habituée à gérer un comportement aussi fiévreux. D’ordinaire, mes rares admirateurs restent plus ou moins à l’écart, tapis dans l’ombre, prudents, mais là, c’est différent. Cet individu démoniaque est plus qu’entreprenant et je n’ai que très mollement envie de l’éconduire. Primo, parce que mon cerveau malade a guidé mes gestes dans un processus infernal qui m’a conduit à lui confier LE dossier très sensible. Secundo, parce que ce personnage m’intrigue, me fascine et m’envoûte totalement, pauvre folle que je suis. Tertio, parce qu’il est tout simplement inconcevable que ce gentilhomme raffiné, cultivé et courtois s’avère être un ignoble porc totalement vicieux. C’est impossible. J’ai forcément mal interprété certaines de ses paroles.

Et puis l’été ne fait que commencer, le calendrier des affaires en cours est allégé et il faut bien se divertir avec quelque chose d’insolite…

Chapitre 3

C’est là qu’un facteur déterminant et hautement toxique pour la vie de couple intervient : la bande de copines. Un conseil en cas de crise identitaire : se réfugier éventuellement dans la nourriture, la vodka, la MDMA ou la prière, mais ne jamais, je dis bien JAMAIS, demander conseil à ces êtres maléfiques et sournois que sont les copines, forcément célibataires ou engluées dans des mariages calamiteux.

Je refais donc le film de la soirée précédente auprès d’oreilles attentives et amies. Surprise : les confidentes, loin de porter le coup fatal au séducteur, s’empressent de prendre sa défense. L’approche a été un peu directe, certes, mais après tout, on n’est plus à la maternelle et son enthousiasme débridé peut se comprendre aisément.

Je m’interroge : les copines sont-elles à ce point en manque qu’elles confondent histoire d’amour et agression sexuelle ?

Après quelques heures d’analyse méthodique, l’évidence apparaît enfin : je fais fausse route ! Mon prétendant est en réalité un grand romantique qui essaie de se soigner en simulant le comportement du parfait obsédé ! Les choses sont claires et limpides. Comment ai-je pu douter de l’honnêteté, de la pureté de ses intentions ?

Une seule me met en garde. Avocate depuis plus longtemps que moi, elle sait. Et c’est elle et seulement elle que j’aurais dû écouter. Pas les autres nymphomanes.

— Fais très attention à toi et ne sous-estime jamais sa capacité de nuisance.

Mais je chasse de mon esprit le seul conseil judicieux qu’il m’ait été donné d’entendre et qui résonne aujourd’hui comme une prémonition pour replonger tête baissée dans ma petite aventure. J’espère encore pouvoir le dompter. Pourtant je sais qu’on ne dompte ni ne négocie avec un tigre quand on a la tête dans sa gueule2.

Évidemment, vu de l’extérieur, avec un minimum de recul, cette atrophie neuronesque fait froid dans le dos.

Comment une femme qui a terminé sa croissance depuis, hélas, quelques années déjà, qui a une toute petite expérience de la vie et des hommes et qui est dotée d’une intelligence, la plupart du temps, à peu près opérationnelle peut-elle accoucher à ce point de sa propre naïveté ? Comment peut-elle gommer consciencieusement tous les travers de cette créature démoniaque, les enterrer sous une chape de béton, pour recréer à partir de RIEN un homme parfait, à la hauteur de ses espérances ?

Impossible d’apporter une réponse logique. Même avec le recul, je ne sais pas ce qui s’est réellement passé. Je n’ai pas le souvenir d’un choc violent à la tête, qui se serait produit dans les jours qui ont précédé cette rencontre, et qui expliquerait d’un point de vue strictement médical que j’ai pu dérailler à ce point…

Alors je ne peux qu’émettre des hypothèses.

Disons qu’il est très difficile de surmonter une déconvenue aussi grande, surtout quand il s’agit d’une personne à laquelle on voue une estime, je ne vais pas tarder à le constater, surfaite et totalement injustifiée.

C’est ici que réside l’aléa de cette rencontre.

D’évidence, Jérôme est un homme dangereux. Mondain, factice, mais je ne peux pas y renoncer si vite. Un désir fou a commencé à me hanter, dès le premier jour de cette rencontre, et je veux pouvoir me dire que j’aurais le courage de le suivre.

Carpe diem donc !

Le Jérôme du commencement, c’est un homme qui brille. Alors je me laisse éblouir, comme s’il fallait à tout prix que j’épuise ce fantasme pour en être guérie. Pourtant, la messe était dite et j’aurais dû en rester là, mais cette évidence était sans doute trop douloureuse…

Le piège se referme sur moi. Je veux de toutes mes forces croire que j’ai affaire à un homme intègre. Maladroit, certes, mais intègre.

Depuis ma rencontre avec Adrien, j’avais verrouillé mon esprit. Aucun autre homme n’était possible et là, Jérôme, sans doute le pire de tous, réussit à s’immiscer dans mes pensées, comme un serpent, comme un venin, sans que je puisse ni veuille résister.

L’intensité ressentie dans le moment de la rencontre ne s’évapore pas. Elle offre une infinité de possibles. Et surtout, je me sens vivante, crépitante. C’est précisément la sensation que je recherchais.

Je m’empare donc de mon téléphone pour rassurer le malheureux, injustement éconduit. Je lui explique d’une voix tremblante que je trouve que nous nous sommes quittés un peu précipitamment, deux jours plus tôt, et que je le regrette un peu, mais que pouvais-je faire d’autre après avoir été bousculée de la sorte ?

Et là, ô miracle, mon interlocuteur prend la balle au rebond et débite la tirade exacte que je rêvais d’entendre. Bien sûr, j’ai été effrayée. Bien sûr, il a voulu me faire peur, il a voulu me tester, savoir s’il n’avait pas affaire à une intrigante, à une de ces étudiantes ou consœurs sans scrupules, en quête d’aventures sans lendemain ou prêtes à tout pour faire avancer leur carrière.

… Ouf ! L’honneur est sauf. Mon effervescent courtisan n’est ni pervers ni vicieux, à la limite, juste un peu impatient. CQFD. Et cela, je ne peux pas le lui reprocher. C’est tellement craquant un homme de son expérience qui est maladroit quand il est intimidé…

A posteriori, j’imagine son sourire, un affreux rictus qui n’augure rien de bon. La perspective délicieuse d’avoir déniché une abrutie prête à tout pardonner… Brrr…

Il n’en faut pas plus. Une petite pirouette verbale et les égarements de la soirée précédente sont oubliés. Tout le monde est rassuré et ravi. La petite comédie de la séduction peut recommencer.

Chapitre 4

À partir de ce moment, ma place est à l’asile.

Sur le papier, pourtant, tout est parfait. J’ai TOUT : les diplômes, le prestige du job qui va avec, le mari idéal… Rien ne laisse présager que je suis, en réalité, une handicapée de la vie et des autres, adepte du malheur, de la destruction et du suicide sentimental.

Un autre rendez-vous est pris. Je refuse bien évidemment de réfléchir aux conséquences de mes actes, sentant confusément que tout ceci me mène à un inéluctable désastre. Je pense, à tort, que mon complice, plus âgé, plus expérimenté que moi, saura prendre les décisions sages qui s’imposent, quand la nécessité le commandera. C’est négliger l’inconscience du personnage qui, de deux choses l’une, soit est moins expérimenté qu’il y paraît, soit jouit d’un sentiment d’impunité si total qu’il l’incite à commettre les pires extravagances sans prendre la moindre précaution.

Nous voici donc à nouveau de sortie. Lieu éminemment discret choisi pour l’occasion : la Closerie des Lilas…

Je passe sous silence les manœuvres navrantes auxquelles j’ai dû me plier pour gagner, à l’arraché, ce territoire de liberté de quelques heures…

Plus je repense à cette triste période, plus je me rends compte que j’ai menti de manière maladive et compulsive, alors, qu’étonnamment, cela ne me sautait pas aux yeux à l’époque.

J’arrive le dos courbé, résignée, persuadée que quelqu’un va me reconnaître, prévenir mon mari dans la minute et que tout ceci va se terminer aux Urgences d’Ambroise Paré, avec une bonne gifle bien méritée pour moi et un cassage de gueule en règle pour mon ami.

Mais non, rien ne se passe. Après tout, je n’ai encore rien fait de mal, à part me trouver au mauvais endroit avec la mauvaise personne. Je pourrai toujours expliquer le pourquoi du comment… si les circonstances l’exigent.

Le beau Jérôme change de tactique, convaincu, à raison, que ses méthodes de babouin attardé ne fonctionneront pas avec ma petite personne innocente et sensible.

Le voici donc lancé dans un exposé bouleversant, au cours duquel il m’explique à quel point son mariage est raté et à quel point il est malheureux, incompris et déconsidéré. Tout avait pourtant bien commencé. Un mariage digne des Kardashian sur une plage en Grèce, avec sa garde rapprochée. Une déclaration d’amour pompeuse et interminable, déclamée dans un costume froissé en lin blanc, les pieds dans le sable, la main sur son petit ventre poilu, les yeux humides et les cheveux ébouriffés… Mais le retour à la vie parisienne avait peu à peu eu raison de toute cette fougue et de toute cette passion, Jérôme étant en réalité finalement davantage amoureux de son propre nombril que de la femme de sa vie.

Et dans ce registre-là aussi, la sincérité des arguments est époustouflante et c’est avec le regard mouillé qu’il me murmure qu’il a plus que jamais besoin d’une oreille attentive et d’une épaule bienveillante sur laquelle s’appuyer. Là encore, la Providence est venue à son secours en me faisant entrer dans sa vie par un coup fantastique du destin.

On dirait un petit garçon abandonné et ça, il sait qu’aucune femme ne peut y résister.

Avec un vrai sens de la mise en scène, il traque un signe d’abandon dans mon regard. Je reste pourtant imperturbable et me contente d’acquiescer poliment à la complainte du brave Jérôme, tétanisée, consciente que chaque mot prononcé risque de déclencher des catastrophes en chaîne. J’ai encore en mémoire les mots prononcés une semaine plus tôt, l’invitation à peine masquée à une soirée clous, chaînes de vélo et latex ou autres distractions joyeuses prisées par une certaine catégorie de noctambules parisiens… Pourtant je suis là, assise devant lui, preuve vivante que l’expérience de mes rendez-vous miteux d’étudiante célibataire, quelques années plus tôt, n’a eu sur moi aucune vertu pédagogique.

Mon mutisme ne pose bien sûr aucun problème, puisque j’ai devant moi un spécialiste du dialogue de sourds ou questions et réponses s’enchaînent à un rythme effréné pour parvenir au dénouement le plus évident qui soit : « on termine la soirée chez toi ou chez moi ? »

Discours méthodique d’une efficacité redoutable.

À sa décharge, nous dirons qu’il ne perd pas le nord et qu’après tout, je ne vis pas dans une maison de poupées, que nous sommes entre adultes consentants et qu’il ne voit pas très bien pourquoi j’ai accepté un nouveau dîner avec lui si je ne suis pas d’accord sur le principe.

Vu sous cet angle, les événements ne plaident pas en ma faveur, une fois encore. Il va falloir déployer des trésors d’inventivité, refaire le montage de tout le film, ne choisir que les séquences qui me conviennent pour me sortir de ce piège la tête haute tout en sauvegardant mon intégrité corporelle.

Et précisément, je ne sais pas pourquoi j’ai accepté si vite un nouveau dîner, sachant pertinemment quelle tournure allait prendre les événements et sachant, tout aussi pertinemment, que j’allais, au final, refuser les avances de mon enflammé confrère. Quel genre de message étais-je en train de lui envoyer ? J’avais beau l’assurer n’avoir jamais trompé mon mari, j’étais là, avec lui, c’est-à-dire dans le dernier endroit sur terre où j’aurais dû me trouver. Jérôme pense donc, au mieux, que je suis complètement mythomane, au pire, que je résiste pour la forme et pour me faire désirer. À partir de là, les jeux sont truqués. Comment lui faire comprendre que je cherche juste à faire durer encore un peu ce petit jeu de séduction sans conséquence, que je veux tout et son contraire et qu’il est absolument inconcevable pour moi de tenter de lui expliquer mes incohérences ?

Alors, je botte en touche, pas d’autre solution. Je réplique que tout ceci n’est que folie, que nous ne sommes libres ni l’un ni l’autre et que nous allons au-devant de gros problèmes qui ne manqueront pas de faire souffrir nos familles respectives, nos amis, nos collègues de bureau… Que les réactions en chaîne seront désastreuses pour des milliers de gens… Que nous nous exposons à un danger extrême. Et qu’il vaut mieux en rester là et ne plus se revoir. Voilà.

Tout homme normalement constitué – ce qui était le cas, d’après ce que j’avais pu voir à ce stade de l’histoire – ressentirait une certaine panique à l’évocation de ce type d’arguments. Ce fut bien évidemment le cas. Et ce qui était vrai pour n’importe quel homme l’était infiniment plus pour Jérôme. Pour la toute première fois, je regardais son visage, la composition de l’acteur se défaire. Son regard était affolé, ses traits étaient en voie de disparition. J’eus envie de sourire, mais je compris qu’il prenait vraiment mon refus au tragique. Je le sentais lutter pour ne pas se laisser envahir par la panique, mais le drame qui se nouait autour de lui commençait à le faire suffoquer.

Quel tragédien, décidément ! Sa marque de fabrique.

Il essaya de retrouver une contenance, conscient qu’il ne pouvait pas, il ne devait pas perdre son calme et sa dignité s’il voulait encore espérer remporter la partie. Il prit donc une grande inspiration et, dans un dernier soupir, murmura l’Ultime argument :

— Ce qui se passe entre nous est trop fort. Je sais que tu n’as jamais ressenti cela… Il faut vivre notre histoire, notre passion jusqu’au bout, sinon, nous ne saurons jamais si nous étions faits l’un pour l’autre… et nous le regretterons toute notre vie…

À nouveau cette recherche maladive de l’emphase.

Jérôme semble davantage diplômé d’un mauvais cours de théâtre que de l’École du Barreau, ce qui expliquerait son sens surdéveloppé de la dramatisation.

Mais, sur le coup, je suis quand même bluffée par un tel sens de l’à-propos. Non que l’argument soit d’une originalité folle, mais plutôt qu’il ait fait preuve d’une telle intuition émotionnelle, qu’il ait su viser si juste, déceler si précisément en moi cette indécision chronique, ce flottement dans mes choix, mes décisions, la peur de l’erreur, du regret, qui me ronge en permanence.

En amour, il est parfois plus facile de se laisser guider par la détermination de l’autre. Et ça, Jérôme l’a saisi en moi. Il sait trouver le mot juste, celui qui tournera en boucle dans ma tête sans se heurter à une objection insurmontable et je trouve la réplique, dans un tel contexte, particulièrement pertinente. En fait, elle me laisse sans voix.

Je le regarde longuement, c’est toujours du temps de gagner. J’espère vaguement qu’il va dire autre chose, pour faire retomber la pression, mais il patiente, sûr de son fait.

Son visage s’est recomposé. Il est redevenu le Jérôme arrogant et sûr de lui. Beau comme un salaud. Il plante son regard noir dans le mien et reste immobile, savourant déjà sa victoire prochaine.

Impossible de donner suite à cette phrase définitive, je n’ai pas d’autre choix que de faire diversion :

— Je vais te dire quelque chose et je sais que ça va te faire plaisir : je te trouve absolument odieux.

Retour à la case départ. Lequel des deux va flancher ? Jérôme, depuis le début du dîner, mène le jeu par un savant chassé-croisé d’affirmations définitives et de flatteries. Mais contrairement à moi, il a dévoilé dès le début son point faible, son talon d’Achille ou plutôt son centre de gravité, le point de l’univers, l’axe autour duquel le monde pivote et s’organise et qui se cache, à l’instant présent, bien au chaud, dans son caleçon…

Il existe une équation mathématique très simple que l’on peut schématiser de la façon suivante : à moins d’avoir affaire à une nymphomane au bout du rouleau, dans pareil contexte de tension extrême, l’entité féminine est, dans la grande majorité des cas, plus endurante que l’entité masculine, laquelle a tendance à s’impatienter voire à s’énerver assez rapidement.

À ce jeu-là, je suis biologiquement plus forte que lui.

Je joue donc la montre, c’est la facilité, même si j’éprouve quelques scrupules à titiller ainsi les nerfs de Jérôme. Mais après tout, c’est un grand garçon, et contrairement à ce dont il s’est auto-persuadé, je suis convaincue que sa survie immédiate ne dépend pas réellement d’un petit câlin entre mes bras.

La partie est difficile pour moi aussi parce que je suis déjà sous son emprise. J’ai l’impression qu’une intimité s’est créée entre nous deux, alors qu’il a simplement réussi à entrer dans ma tête grâce au martèlement de ses idées farfelues. Et puis, pour une raison obscure que je ne m’explique pas aujourd’hui encore, la prémonition d’un désastre sans doute et le besoin de différer cette échéance le plus loin possible, je ne peux me résoudre à repousser Jérôme brutalement. Je crois déceler cette faille dans son regard, cette lutte de l’âme qui hésite à basculer dans l’ombre ou dans la lumière. Je le crois fragile, malléable, alors que tout ceci n’est qu’une stratégie, un jeu pour lui et que je suis le trophée à conquérir. Simplement pour avoir eu l’ivresse de gagner.

Pourtant la sagesse l’emporte.

Mes connaissances en matière de secourisme sont assez sommaires. Je fais donc savoir à Jérôme qu’il est inutile de simuler un infarctus pour espérer que je lui fasse du bouche-à-bouche ou un petit massage cardiaque.

Et je me lève de table.

Jérôme ne bouge pas. Il abandonne son air mutin pour un masque de gravité. Je le sens capable de me déclarer qu’il va entamer sur le champ une grève de la faim ou se taillader les veines en public si je lui refuse mes faveurs. Cette intensité pourrait m’attendrir, me séduire, mais c’est trop peu. Entre flirter nonchalamment avec la tentation et succomber au Diable, il y a un fossé que je ne suis pas prête à franchir.

Après tout, en cas d’urgence absolue, le Barreau ne manque pas d’infirmières prévenantes prêtes à porter secours aux âmes esseulées.

La soirée s’étire donc platement en longueur, Jérôme ayant compris qu’il va falloir être définitivement patient. J’ai pu me rasseoir sans être contrainte d’appeler le SAMU. Il m’arrache quand même une promesse, le gage que « si je ne pensais pas qu’il allait se passer un jour quelque chose entre nous, je ne serai pas là ce soir, avec lui ». Ses mots tournent en boucle dans ma tête et me donnent le vertige. À force de le répéter ad nauseam, Jérôme a réussi à me persuader que j’étais aussi malheureuse, aussi seule, aussi incomprise que lui. Il a cette faculté épidémique d’occulter la réalité et tout ce qui pourrait entraver notre histoire. Je suis tétanisée, incapable de fuir. Jérôme décide de tout, sans me laisser la possibilité de résister.

Au moment de se quitter, il glisse sa main autour de ma taille, m’attire avec une lenteur atroce tout contre lui. Ses yeux noirs plantés dans les miens, il soulève mon menton qui fixait honteusement mes stilletos Prada rouges-hémorragie-sanguine depuis une éternité. Depuis une demi-minute. Un frisson monte le long de mes jambes, je me sens glacée et brûlante à la fois. Sans un mot, il baisse son visage vers le mien. Sa main immense sur ma joue, immobile, et qui glisse dans le creux de mon cou pour se perdre dans mes cheveux. Sa langue effleure le coin de mes lèvres fermées. C’est une véritable irradiation. Je résiste encore, sans conviction. Il recule, plonge son regard abyssal dans le mien, puis l’incline vers ma bouche. Je sens son souffle statique, électrisant. Sa main qui s’enfonce dans mon dos comme pour sceller une étreinte irrémédiable. Nos jambes mêlées, emmêlées, je peux presque sentir sa peau contre la mienne. Et ses lèvres sur mon front, ses lèvres sur mes joues, ses lèvres sur mes paupières. Ses lèvres qui brisent le rempart, enfin, pour un baiser d’une sensualité folle. Un désir d’abandon qui affleure. Il prend possession de moi, m’embrasse si profondément que je ne peux plus respirer, le souffle littéralement coupé.

J’ai peur. J’ai honte. Je suis liquéfiée d’embrasser un autre homme que mon mari. Je ne comprends pas ce que je fais. Je ne comprends pas comment j’ai pu en arriver là. J’ai l’impression qu’essayer de résister pourrait me valoir l’enfer ou une punition pire encore et cet épisode s’avère particulièrement perturbant.