La centenaire qui buvait du rooibos glacé au chanvre - Frédérique Doye - E-Book

La centenaire qui buvait du rooibos glacé au chanvre E-Book

Frédérique Doye

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Beschreibung

Simone, une centenaire autrefois punk et militante pour la cause animale, cherche désespérément la célébrité pour sauver le monde. Dans une société française dominée par la robotique, elle épouse un sex-doll dans l'espoir de devenir virale sur les réseaux sociaux. Est-ce le début de la sénilité comme le craint son arrière-petit-fils, qui pirate régulièrement ses deux robots domestiques ? Malgré les défis, Simone ne renonce pas. Parviendra-t-elle à se hisser au sommet de la gloire, alors que l’éruption du volcan de Yellowstone menace de répandre un nuage toxique sur toute l’Europe ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Frédérique Doye, auteure de "Lettres de Prague" publié chez Publibook, allie sa passion pour les mots à ses valeurs et engagements de toute une vie. Voyageuse assidue à travers le monde, elle trouve son inspiration dans ses périples et son vif intérêt pour le cinéma d'auteur.

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Frédérique Doye

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La centenaire qui buvait du rooibos glacé au chanvre

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Frédérique Doye

ISBN : 979-10-422-1594-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une arrière-grand-mère qui était morte depuis longtemps et à qui personne ne pensait, sauf elle qui pensait à sa jeune arrière-grand-mère, à ses plaisirs, à son appétit de vivre, comme elle, merveilleusement belle dans l’éclat de sa jeunesse.

 

Albert Camus, Le premier homme

 

 

 

 

 

Chapitre I

Le mariage

 

 

 

À l’heure où la France s’engage à donner aux robots androïdes les mêmes droits fondamentaux qu’aux humains, Simone lâche un oui de satisfaction.

Grande et charpentée, la tête ovale, elle arbore une toilette à la fois provocante et sophistiquée.

 

— Poursuivons ! s’enquiert madame la maire.

La trentaine, le corps élancé, son port de tête ressemble à celui d’une danseuse étoile.

— Monsieur Baxter, ici présent, souhaitez-vous prendre pour épouse madame Simone d’Alembert, ici présente ?

Le corps ruisselant, la mariée jette des regards langoureux à son futur époux. Un frisson court sur sa peau.

— Vous pourriez reformuler votre question ? déclare le marié d’un air impassible.

 

De taille sensiblement plus petite que sa future épouse, son visage est lisse, ses traits réguliers.

 

Bouche bée, Simone fait volte-face. Son sourire s’évanouit.

 

— Ben… il est tombé sur la tête ! gronde-t-elle entre ses dents.

Le rouge lui monte aux joues, aussi vif que le coquelicot. Sa crispation s’accentue.

Dans la grande salle de la mairie du xixe arrondissement de Paris, la confusion règne. Des rires sardoniques, mêlés à des sifflements, déclenchent une salve d’applaudissements. Déroutée, la jeune maire au teint diaphane, avec ses cheveux blonds coiffés en chignon, s’échine à obtenir le silence. Sa voix grêle est étouffée par de nombreuses clameurs.

 

— Je vous conjure de vous taire ! dit-elle à plusieurs reprises, comme si elle tentait de faire régner l’ordre dans une salle de classe dissipée.

Devant l’inanité de ses efforts, ses traits se durcissent, elle se racle la gorge.

— Reprenons ! dit-elle avec autorité. Monsieur Baxter, souhaitez-vous…

 

Elle enchaîne d’une voix vibrante, en considérant avec défiance le quadra aux allures de rock star avec sa coiffure banane et sa moustache taillée en forme de guidon.

 

— Prendre pour femme…

— Rappelle-toi, cette nuit, t’étais moins timide, l’interrompt la mariée dans un murmure.

 

Les joues en feu, une vague de colère s’empare de Simone, qui porte son regard droit vers l’élu de son cœur.

 

— Vous devriez préciser votre demande, prêche celui qui semble aussi insolent qu’un sale gosse en pleine rébellion envers ses parents.

— Quoi ? Tu plaisantes ?

 

Préciser la demande, comme s’il passait le grand oral, il se fout littéralement de moi, grommelle intérieurement la mariée, en fronçant ses sourcils épais de la couleur du charbon. Au bord de l’évanouissement, son cœur cogne comme si elle venait de courir le marathon de New York.

 

Pendant ce temps-là, le public en liesse est incontrôlable.

 

— Si vous continuez votre cirque, une mauvaise note citoyenne sera attribuée à chacun d’entre vous, répète la jeune représentante de l’État, face aux protestations tumultueuses de la foule. Ses lèvres ourlées d’un gloss rose bonbon se figent après ses menaces.

— La mienne, de note, est aussi récalcitrante qu’un lépreux en phase terminale, annonce Simone d’un ton péremptoire.

 

Des gouttes de sueur roulent le long de ses tempes. Elle se sent défaillir, tant la chaleur est insupportable. Précisons qu’en dépit de la canicule qui s’abat sur l’hexagone depuis quelques jours, une fourmilière de gens anonymes, agitée d’un regain de curiosité, s’est précipitée avec un enthousiasme effréné pour assister à cette première en France : le mariage d’une femme avec un sex-doll. En conséquence de quoi, une flopée de journalistes s’est invitée à la noce et certains d’entre eux déclenchent leur flash en rafale sur le couple insolite, qui cligne des yeux devant leurs objectifs.

Un long silence s’ensuit durant lequel la mariée trépigne d’impatience. Un profond mécontentement fige son visage.

Dans l’attente d’une réponse, elle plisse les paupières face au soleil qui frappe à l’oblique avec ses rayons ardents.

À la stupéfaction générale, des voix sourdes s’élèvent dans la salle et quelques nouveaux sifflets retentissent dans un vacarme sournois.

Abasourdie, la mariée supplie du regard la représentante de l’État, qui montre, tout comme elle, une attitude désorientée.

Que cette cérémonie soulève un tollé général, Simone l’espérait, mais si l’officier d’état civil ne jugule pas les ardeurs de certains opposants au mariage qui hurlent des insanités à son encontre, elle craint qu’on annule tout bonnement les festivités. La mariée pince ses lèvres et toise durant un bref instant celui qui se fait désirer en l’acculant pour qu’il prenne une décision. Des gouttes de sueur roulent le long de ses tempes.

 

— Flûte ! Tu vas te magner le cul !

 

Désemparée, une rougeur s’empare de la jeune maire. Elle soupire de désolation. Si elle s’attendait à cela pour son premier mariage, elle se serait fait porter pâle, car la cérémonie retransmise sur les réseaux sociaux suscite la même véhémence qu’un procès pour diffamation.

 

— Serait-il possible de reformuler votre question ? insiste l’humanoïde, une poignée de secondes plus tard, en s’exprimant avec la même impudence.

 

Ses grands capteurs vert-turquoise, équipés de caméras, hypnotisent littéralement la pupille atterrée de la représentante de l’État, qui essuie son cou perlé de sueur avec un carré en mousse végétale. En proie à une fébrilité contenue, elle déboutonne sa veste tailleur pendant que la mariée est couverte d’injures par une foule endiablée : « Cougar ! Pédophile ! Rentre chez toi, la vieille » !

Les yeux ronds de stupeur, Simone reste interloquée pendant que de nombreux fous rires assourdissants continuent à éclabousser la salle.

 

— Attends ! C’est quoi, ce délire ? Je vais porter plainte contre le constructeur ! s’indigne la mariée en poussant des soupirs d’exaspération.

 

Tremblante de fureur face à l’impassibilité de son futur époux, elle sautille d’un pied sur l’autre pour recharger ses Dr. Martens à pois noir et blanc.

Des minutes s’écoulent qui semblent paraître, pour l’épouse éconduite, une éternité.

Le cœur gros comme une cathédrale, elle considère avec circonspection le nez aquilin de son futur époux, ses cheveux noir de jais lustré et son front lisse. Comment lui faire retrouver la raison ? songe-t-elle en lui mettant soudain la main aux fesses.

 

Pendant ce temps-là, les représentants de la presse continuent à commenter avec ferveur ce bien curieux mariage qui déchaîne les passions. Au détour de leurs propos, ils en profitent pour égrener quelques persiflages, repris par les réseaux sociaux, qui traînent la mariée en ridicule en l’affublant de surnoms méprisants.

Servir de cible à ces railleries rend Simone furax, d’autant plus qu’elle croit comprendre que c’est la différence d’âge qui choque le public, et non le fait qu’elle épouse un robot. Ses ondes de colère se radoucissent, quand des fans se précipitent au milieu de la cohue pour lui réclamer des autographes.

« Allez, une dernière pause ! Soyez naturelle ! Vous allez faire le buzz ! »

Au bord du malaise vagal, l’épouse maudite dégrafe les premiers boutons de sa robe à crinoline qui l’engonce, telle une marquise à la cour des lumières. Sa perruque coupe au carré rose fuchsia, lui donne la sensation d’avoir une bouillotte sur la tête.

Ne parvenant plus à contrôler la profonde antipathie que son futur époux lui inspire, ses pensées s’envolent.

Un cadeau du ciel, s’était-elle extasiée la veille au soir, lorsqu’elle l’avait sorti de son emballage de carton recyclé, après son arrivée en drone. Subjuguée par le charme de cet être bionique, l’impétuosité de sa jeunesse passée avait rejailli, comme au temps de son premier amour. Vêtue d’un justaucorps moulant à paillettes qui dissimulait à peine la protubérance de son sexe, elle avait frissonné d’émotions en allongeant le sex-doll dans son lit. Elle l’avait ensuite observé longuement en tentant de réprimer ses désirs. Qu’il est canon ! s’était-elle répétée en détaillant son torse taillé comme un athlète de haut niveau, ses petits bourgeons mammaires recouverts de poils et ses épaules larges sculptées comme une œuvre d’Auguste Rodin. Submergée de bonheur, elle s’était enorgueillie d’avoir fait le bon choix. L’offre colossale proposée sur le Net l’avait plongée dans une interminable indécision.

Les yeux vacillants, elle caresse la joue du sex-doll :

 

— Dis ! Tu ne vas pas m’abandonner ! lance-t-elle d’une voix teintée de douceur.

 

Trempée de sueur, elle montre un visage qui doit sa lividité à sa seule indignation.

En réponse à cette marque de tendresse, l’humanoïde lui sourit d’un air vainqueur comme s’il s’amusait avec elle. Simone l’observe avec perplexité. Un grand cri déchire sa gorge. Flûte ! À tous les coups, j’ai déréglé la machine, s’insurge-t-elle en réalisant l’absurdité de la situation.

Elle se souvient. La veille, au soir, étourdie par ses émois, sa libido réprimée par des années d’abstinence s’était réveillée comme un volcan en sommeil. Excitée comme une chatte en chaleur, Simone avait goûté au fruit défendu, et ce, malgré les recommandations du constructeur d’attendre la nuit de noces pour une première utilisation. Aurait-elle dû s’exhorter à la patience, car selon toute évidence, la sexualité high-tech a ses limites ?

Elle se rembrunit. Ses yeux de chat s’assombrissent. Du sexe à toute heure du jour et de la nuit, sans contre-indication, qui répond à tous vos désirs, même les plus farfelus, n’est-ce pas ce qu’on lui avait vendu sur le site, qui vantait des séances de sexe intense avec ces robots aux multiples expressions humaines.

Oui ! C’est sûr ! Il peut toujours me reprocher d’avoir abusé de lui, mais en attendant, il se fiche de moi, songe-t-elle avant de se tourner du côté de son arrière-petit-fils, assis sur un banc en bois, derrière elle.

 

— C’est bon ! Je viens de… de débugger le système, annonce le jeune homme au faciès rouge comme une perdrix ensanglantée.

Trentenaire efflanqué aux allures d’adolescent attardé, sa chevelure rousse et son collier de barbe aux teintes auburn lui donnent un air éperdu.

En train de calculer la probabilité pour que le robot en silicium, fabriqué par des sous-traitants ouzbeks soit piraté, il n’est guère surpris par ce bug.

 

— Ben… Il fallait que cela tombe sur moi ! déplore Simone avec une mine pleine de gravité.

— Ses algorithmes n’ont sans doute pas apprécié tes desiderata, lui assure le jeune homme.

 

Confus, il se rassoit aux côtés de sa compagne, flanquée d’un corps chétif et d’une expression d’animal traqué.

 

— Tout va bien ? demande-t-elle d’une voix gracile.

 

Les yeux rougis par l’émotion, Jade tremble d’effroi face à l’hostilité du public aussi déchaîné que des hooligans dans un stade de foot.

— T’occupe, c’est mamy qui déconne ! répond-il froidement en examinant ses pieds.

 

Le couple n’ose pas se retourner sur la foule excitée. De grands bruits de voix montent dans la salle.

Quand le oui s’échappe enfin des lèvres suaves de l’humanoïde, l’attitude sévère de Simone se mue en une ineffable douceur. La représentante de l’État déclare avec solennité :

 

— Au nom de la loi, je vous déclare unis par le mariage.

Et dans un bruissement incessant, elle ajoute que les deux époux se doivent mutuellement respect, fidélité et assistance.

— C’est cela ! murmure Simone, qui lève les sourcils au plafond lorsque les journalistes se pressent devant elle au moment de l’échange des alliances.

 

Pour la plupart, il s’agit de piètres robots programmés pour relayer l’info en continu sur les réseaux sociaux. Ces charognards, comme elle les surnomme, enverront dans la seconde leurs clichés au monde entier sur des plateformes de partage et ainsi la planète entière pourra se féliciter d’être aux premières loges d’un mariage peu commun entre une future centenaire et un humanoïde.

 

— Eh bien, ce n’est pas trop tôt, marmonne Simone en signant un peu plus tard d’une main nerveuse l’acte d’état civil.

 

Son sang bouillonne. La plupart des mariages sont désormais officialisés par des androïdes ; or si la maire avait été plus réactive, elle serait, à l’heure qu’il est, en train de siroter une coupe de champagne en compagnie de son arrière-petit-fils et de sa compagne, se dit-elle en examinant la photographie de la nouvelle Présidente de la République, accrochée en face d’elle. Cette ancienne Miss France aux longs cheveux blonds attachés en queue de cheval pose dans le jardin de l’Élysée avec son chien chiwawa sous le bras.

Soudain, des voix mordantes s’élèvent du fond de la salle.

 

— Vous n’avez pas le droit ! C’est insensé !

— Résistons à l’enfer consumériste ! ajoute une femme qui arbore l’étendard de la révolte avec un slogan : « Non au commerce du sexe ! Et l’éthique ? »

— Autant épouser son aspirateur intelligent, proteste un jeune étudiant avec son casque intégral sur la tête.

 

Face à ces protestations, Simone exulte. Cette vague d’indignation que provoque son projet est indéniablement un premier pas vers la réussite, aussi, lâche-t-elle un soupir de satisfaction. Et sans se départir de son sourire triomphant, elle attrape la main de son époux. Ce n’est là qu’un début et rira bien qui rira le dernier, songe-t-elle en affichant pleinement son bonheur. Elle jette un clin d’œil complice à Aurel, qu’elle trouve aussi crispé qu’un candidat pour un futur emploi. Décidément, son petit chéri, comme elle l’appelle, ne partage pas beaucoup son optimisme.

Où trouve-t-elle cette hardiesse ? s’interroge de son côté son arrière-petit-fils qui la congratule d’un sourire mutin. Soulagé qu’elle ait recouvré la santé, après avoir attrapé l’an dernier une grippe carabinée, ses craintes refont surface. Plongé dans une confusion affreuse, il juge ses projets de nature chimérique. Certes, il connaît la personnalité excentrique de son aïeule, mais à ce point-là, elle dépasse les bornes, songe-t-il désemparé. Il ne comprend pas, d’ailleurs, son obsession récente de devenir aussi célèbre que la Joconde.

Il craint à ce sujet qu’elle s’attire tôt ou tard des ennuis, avec ses idées abracadabrantes, rumine-t-il en s’approchant de Jade qui tremble comme une feuille.

 

— Faut que je réactive mon espace.

 

Sa compagne se contente d’opiner du bonnet. Elle connaît suffisamment son compagnon pour comprendre qu’il est submergé par le stress. Ses crises de bégaiement et ses paroles qui n’ont ni queue ni tête sont le reflet d’une inquiétude aussi grande que le cirque de Gavarnie.

Peu de temps après, les yeux humides de fatigue, Aurel laisse vagabonder ses pensées. Quand son arrière-grand-mère lui avait révélé, deux mois plus tôt, son intention de se marier avec une poupée sexuelle, il avait cru qu’elle déraillait. Après tout, un épisode de démence sénile, à son âge, n’était en rien exceptionnel.

 

— Tu n’y penses pas mamy ! Et puis, où vas-tu trouver l’argent ?

Simone s’était escrimée à le convaincre avec sa tchatche habituelle.

— Écoute mon chéri ! Cet événement va défrayer la chronique.

— Et alors ? Où veux-tu en venir ?

— Moi aussi, j’ai mes petits secrets, lui avait-elle répondu avec une attitude sibylline.

 

Face à la détermination de Simone, muette comme une tombe quant à ses arrière-pensées, Aurel avait baissé les bras. « Si telle était sa dernière volonté, laisse-la vivre ses caprices », lui avait suggéré Jade avec son calme olympien.

En descendant, une demi-heure plus tard, les marches de l’hôtel de ville en compagnie de son mari qui lui enserre la taille, Simone constate qu’une horde de gens est prête à lui sauter dessus comme une meute enragée. Ses appréhensions croissent quand le cortège nuptial tourne à l’émeute. La foule contestataire, dense et agitée, s’ébroue en leur jetant des déchets alimentaires après avoir maculé la façade de la mairie de jaunes d’œufs. Le couple tente alors d’échapper à la brutalité des manifestants en se précipitant vers l’entrée du parc.

 

— Dégagez ! Vous êtes le diable en personne, vocifèrent certains détracteurs !

 

Agités comme des supporters après un match, la plupart des protagonistes, opposés à la réforme du mariage avec des humanoïdes, écument de rage tout en continuant à menacer les jeunes mariés. Des agitateurs, écrasés sous le poids du dégoût, mêlés à des casseurs, fomentent leur colère en dégradant sur leur passage le mobilier urbain. Seuls quelques mouvements féministes semblent se démarquer de l’agitation ambiante en agitant des slogans pacifistes, lesquels prônent l’audace et la témérité de la centenaire. Prompte à la riposte, Simone pousse des éructations disgracieuses, tout en jetant sur la foule des rats morts sortis comme par magie de son sac à main connecté. Le visage rayonnant, elle se croit tout à coup revenue à l’époque de sa folle jeunesse, lorsqu’elle se défendait des coups assénés par les skinheads avec leurs chaussures de sécurité durant les concerts.

— Allez ! Rentrez chez vous, bande de bachi-bouzouks à la mort moelle ! hurle-t-elle avec ferveur.

 

Elle se sent tout à coup débordante d’énergie. Elle rayonne de tout son être. Pendant ce temps-là, Aurel et Jade se sont repliés à l’intérieur de l’hôtel de ville et, emplis d’appréhension, ils attendent la police avec impatience.

Après une bonne heure d’échauffourée, la foule contrainte d’abdiquer s’éparpille dans les rues adjacentes et les esprits échauffés lâchent leurs armes après l’arrivée des agents de compagnie républicaine de sécurité. La place Armand Carrel n’est plus que chaos et désordre après les tirs en rafales de Flash-Ball lancé par une cohorte de drones des forces spéciales de la sécurité. La fumée qui s’échappe des grenades lacrymogènes rend l’atmosphère suffocante et irrespirable. Pendant ce temps, Simone et son époux, qui s’étaient repliés à l’ombre d’un cerisier en fleurs, attendent avec impatience la fin de la manifestation. Les yeux rougis par la fumée des grenades lacrymogènes, la mariée s’éponge le visage trempé de sueur et s’attriste de découvrir sa robe en lambeaux, ainsi que son corset dégrafé laissant le champ libre à sa poitrine volumineuse et tombante.

 

— Les températures caniculaires de ce mois d’avril – le thermomètre frise les cinquante-deux degrés – sont insupportables, déplore-t-elle en reprenant peu à peu ses esprits.

 

Elle se tourne vers son époux d’un air complice :

 

— Dis ! Mon vieux ! Tu m’as fait une belle frayeur ! dit-elle en caressant la joue de son humanoïde, dont la texture est quasi identique à celle de la peau humaine.

De nouveau plein d’égards pour son épouse, l’humanoïde lui attrape les fesses à pleines mains, faisant naître dans son bas-ventre une sensation délicieuse.

— Je t’aime. Tu es si belle, lui dit-il d’une voix ténébreuse.

C’est si soudain que Simone en est toute troublée. Leurs lèvres s’unissent alors avec passion, tandis qu’un cortège d’émotions l’étreint. Elle savoure chacun de ces instants avec exaltation, tant la réaction inattendue du sex-doll la propulse dans un infini bonheur.

Plus tard, un orgasme de catégorie neuf sur l’échelle de Richter, comme elle le dirait avec humour, la parachuterait au septième ciel tant et si bien qu’elle en profiterait allégrement.

 

— Allez, viens, mamy ! On s’envoie en l’air avec le taxi volant ! lance Aurel en accourant vers son arrière-grand-mère avec un air plus détendu.

 

Sa compagne Jade, qui s’efforce de dissimuler son mal être, marche dans ses pas avec des yeux effarouchés.

 

— Vous avez vu, je me suis changée, dit-elle en arborant un timide sourire.

 

Grâce à sa montre intelligente reliée à l’imprimerie High-tech, située dans le hall de la mairie, la jeune femme s’était offert une tenue en ortie kaki, qui fait ressortir la blondeur de ses cheveux.

 

— Je me demandais bien où vous étiez passés, rétorque la centenaire en plissant le front.

Ensemble, ils montent dans la voiture autonome peinte en jaune fluo, qui disparaît dans le ciel parisien obstrué par les vapeurs toxiques.

 

 

 

 

 

Chapitre II

L’anniversaire

 

 

 

Quelques semaines après ses épousailles quelque peu atypiques, Simone avait croqué le reste de ses économies pour fêter ses cent ans dans une guinguette mythique du parc des Buttes Chaumont. Elle comptait bien évidemment sur la présence de son arrière-petit-fils et de sa compagne, qui avaient accepté l’invitation avec un enthousiasme modéré. Pour l’heure, ils étaient tous deux en retard, et Aurel enrageait en trépignant dans son appartement capsule.

 

— C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

Assis en tailleur près de la porte d’entrée, Aurel enfile ses baskets en fibre de canne à sucre et regarde l’heure sur son téléphone qui lui indique 11 h 37.

— C’est bon ! J’arrive ! répond Jade qui sort de la salle de bains avec sa serviette enroulée autour de la taille.

Contrariée, alors qu’elle s’était levée du bon pied,elle ressent une fois de plus de l’injustice à son égard.

— Arrête de stresser ! J’ai bien le droit, pour une fois, de prendre du temps pour me pomponner !

— Je t’attends en bas, lui rétorque son compagnon d’un ton sec avant d’attraper un paquet emballé dans un papier recyclé de couleur anthracite.

 

L’esprit égaré avec ses cheveux et sa barbe en bataille, Aurel arpente quelques minutes plus tard, la ruelle pavée jouxtant son immeuble.

De nombreux sans domiciles, aux yeux éplorés, l’interpellent sur son passage. Impassible, il passe son chemin sans un regard pour ces nouveaux réfugiés climatiques. Le jeune homme n’éprouve rien, ne ressent rien. Ce n’est pas sa faute. Il est loupé, il l’a toujours dit. Ses difficultés à lire les émotions sur les visages des autres le contraignent à se réfugier dans sa bulle.

Pendant ce temps, dans leur appartement en forme de sous-marin aménagé sous les combles, Jade se jauge nue devant le miroir oblong de sa mini chambre à coucher. Bien qu’elle ait du charme, elle n’apprécie pas son corps chétif et androgyne au physique de garçon manqué, avec ses seins en forme d’œufs sur le plat. Elle s’habille en hâte, puis coupe l’interrupteur de l’écran mural.

En bas de l’immeuble, son compagnon piaffe d’impatience depuis déjà une bonne demi-heure lorsqu’elle s’approche de lui, avec une expression enjouée.

 

— Espérons que cette machine dotée d’une pompe à eau plaira à ton arrière-grand-mère.

— Elle ne s’est jamais acheté d’appareil à masser les globes oculaires, je te l’ai déjà dit !

 

Jade considère celui qui semble aussi tendu qu’une corde avec prudence.

 

— Tu ne remarques rien ?

 

Aurel se contente de maugréer entre ses dents. Perplexe face à cette seconde jeunesse que semble retrouver son arrière-grand-mère, Aurel ne cherche même pas à dissimuler son exaspération.

 

— Quoi ? Qu’est-ce que tu me veux ?

Depuis son enfance, il se définit comme un anachronisme. Selon ses dires, il n’appartient pas au monde des humains et n’entrera jamais dans leur enclos, parce que, selon lui, la scène primitive entre ses parents n’existe pas. Conçu dans un laboratoire clandestin qui a autorisé son développement embryonnaire dans un utérus artificiel, il est né grand prématuré, après avoir échappé de peu à la mort. Contraint d’être hospitalisé dans une unité de soin intensifs néonatals, les premiers mois de son existence, se sont déroulés en couveuse, avec comme seule présence humaine, le corps médical. Convaincu d’être à moitié réussi, c’est ainsi qu’il se caractérise, il se sent privé d’un élément essentiel, à savoir cette impossibilité de se représenter de manière fantasmatique le rapport sexuel de ses géniteurs. Agacé de ne pas être pris au sérieux quand il réfute les thèses selon lesquelles l’autisme dont il est atteint depuis son plus jeune âge serait une altération du cerveau, il reste de son côté convaincu d’un lien de cause à effet entre cette grossesse extracorporelle et sa maladie. D’avoir été un bébé éprouvette dessaisi de la douceur d’une vie intra-utérine constitue pour lui le drame de son existence.

Aurel fixe longuement sa compagne en silence. À la différence de l’autisme sévère, sa personnalité est proche de celle du personnage du film de Rain Man, savant autiste qui éprouve des difficultés dans ses interactions sociales.

 

— Non, je ne vois pas.

 

Déçue par l’indifférence de son compagnon, Jade se lance, comme à son ordinaire, dans une avalanche de reproches.

 

— T’es nul ! Tu aurais pu tout de même me complimenter sur ma nouvelle coupe de cheveux en brosse !

 

Il n’a même pas remarqué sa jolie tunique couleur orangée qui embellit son teint, songe-t-elle à regret.

Le jeune couple descend à pied la ruelle pavée de l’Ermitage et à l’angle de la rue des Pyrénées, ils attrapent une trottinette à gyroscope volante en libre-service. Après un décollage rapide comme une fusée, ils tentent de se frayer un chemin parmi la multitude de moyens de locomotion volants qui encombrent le ciel bleu azuré de la capitale.

 

— T’as vu, tout à l’heure, se récrie Jade, il suffit aux cyborgs de frôler le lecteur avec leur avant-bras et leurs vœux sont exaucés.

Un sourire flotte sur ses lèvres, tant elle aime la vitesse, malgré les avertissements de son compagnon.

 

Aurel pousse un soupir d’exaspération. Dire que le gouvernement actuel a contraint la population à se faire greffer un implant électronique ! Pour le jeune homme, c’est le comble de la folie humaine.

 

— T’as bien accroché le cadeau ? demande Jade, qui s’amuse à exécuter des loopings.

 

Comme elle flotte dans ses vêtements imprimés en 3D, sa tunique se rabat sur sa figure et tous ces risques inconsidérés appuient la nervosité d’Aurel, qui essaie tant bien que mal de contrôler ses nerfs.

 

— T’inquiète ! bougonne-t-il.

 

Perdu dans ses pensées, Aurel frôle les toits gris en zinc parisiens recouverts, depuis quelques années, d’une végétation luxuriante.

Cette nouvelle cheffe de l’État est complètement zinzin, songe-t-il avec un rictus d’agacement à la commissure de ses lèvres ! Chaque individu détient désormais toutes ses données personnelles sur une puce sous-cutanée, à l’exception de ceux qui refusent catégoriquement cette télésurveillance. L’idée de transparence fait son chemin dans cette société même si, en principe, les informations collectées ne sont accessibles qu’à certaines autorités. Des sanctions sont prises à l’égard des inconditionnels qui refusent comme lui de se plier aux exigences du gouvernement. En conséquence de quoi, Aurel n’a pas le droit de prendre l’avion et il est deux fois plus taxé par sa compagnie d’assurance.

 

— Diiiingue ! J’ai manqué de percuter un vieux sur son surf volant ! s’exclame Jade.

 

Un fou rire explosif la saisit puis se tarit aussi vite qu’il est apparu. Il se retourne l’instant d’après en une brusque crise de sanglots.

Jade est fragile, elle le sait. Du moins, c’est ce qu’on lui a fait croire quand le diagnostic de TDAH1 est tombé sur elle comme un coup de massue dès son entrée en classe maternelle. On lui avait ensuite collé une étiquette de handicapée tout au long de sa scolarité. Condamnée à avaler un traitement amphétaminique, on l’avait considérée comme déficiente alors qu’elle était tout simplement différente des autres. À l’âge adulte, Jade avait réalisé qu’on ne s’était jamais posé la question des raisons pour lesquelles elle était agitée, alors qu’il suffisait de savoir que les fins de mois étaient compliquées à la maison. Sujette par ailleurs à de nombreuses affections respiratoires chroniques, elle n’avait eu d’autre issue que de vivre une partie du temps recluse chez elle en suivant des cours par correspondance. Des troubles de l’anxiété, couplés à une timidité maladive s’étaient accentués au fil du temps.

 

Quelques instants plus tard, la voix tonitruante d’Aurel manque de projeter sa patinette sur le dôme de la piscine Georges Pailleron.

 

— Merde ! Sois vigilante ! À Paris, on enregistre plus de vingt pour cent supplémentaires d’accidents liés à l’usage de ces patinettes volantes, hurle Aurel en tordant son visage.

— Je sais, soupire Jade, qui reprend au même moment ses esprits. Et tu vas me répéter qu’il est fortement recommandé de porter un casque.

 

D’un geste nerveux, Aurel secoue la tête.Puis, un flot de pensées s’empare de lui.Ses appréhensions à l’égard de son arrière-grand-mère ne cessent de croître. Il ne devrait pourtant pas se faire de souci, car son aïeule n’a jamais été aussi vivante et pleine d’une énergie tumultueuse. C’est plus fort que lui. Assailli d’idées obsessionnelles qui l’envahissent comme une seconde peau, ses réflexions se perdent souvent dans les profondeurs d’un marécage.

Jade reprend de la vitesse en faisant vrombir sa patinette, tandis qu’Aurel plonge son regard comme s’il photographiait en contre-plongée le parc tout de vert vêtu, et frôle le faîte du séquoia géant planté au milieu d’une pelouse verdoyante. L’odeur de l’été enivre ses sens. Les collines qui abritent le majestueux cèdre du Liban scintillent sous un rai de lumière argenté.

Le jeune homme, dont l’esprit caracole d’un sujet à un autre, se remémore un bref instant les élections qui ont eu lieu l’an passé.

Dans un climat houleux, Fauve Bugatti avait été élue au suffrage universel avec un taux d’abstention record. Première femme au pouvoir en France, après une crise économique sans précédent, elle s’était employée à faire passer toutes les lois, mêmes les plus aberrantes comme l’obligation, à l’instar de la Chine, d’adhérer au programme score citoyen. Chaque Français se voyait dorénavant attribuer une note en fonction de ses actions envers la société et de son statut économique. L’application du crédit social, entré en vigueur quelques mois seulement après son accession au pouvoir, avait suscité de nombreuses controverses, qui s’étaient soldées par des arrestations en masse. Le seul élément à l’honneur de ce nouvel exécutif est son fort engagement pour la cause écologique. Fauve Bugatti avait nommé au ministère de la Transition écologique un ancien grand défenseur de la forêt amazonienne. L’opposition dénonçait un effet d’annonce, mais sans plus tarder, Fauve Bugatti avait décrété l’état d’urgence pour les villes.

Désormais, toute circulation automobile est interdite dans la capitale ainsi que dans les métropoles de plus de trente mille habitants. Les centres-ville appartiennent dorénavant aux piétons et aux cyclistes, qui ne sont plus contraints de porter un masque de protection contre les émanations de dioxyde de carbone. Les livraisons réalisées par des tricycles ou par des drones permettent peu à peu d’enrayer la pollution devenue catastrophe humanitaire en raison des industries fossiles.

Bien qu’il abhorre les orientations de cette oligarchie, Aurel apprécie de respirer un air moins vicié dans la capitale. Seuls les camions de pompiers sillonnent les boulevards parisiens dans les cas de force majeure, mais depuis que des combinaisons algorithmiques innovantes réussissent à éteindre le feu à partir de plateforme virtuelle, les groupes commandos restent désormais dans leurs casernes. D’ailleurs, plus aucune excuse n’est recevable pour utiliser sa voiture et même si ce décret a fomenté la colère des usagers de la route, la population s’est vue contrainte d’appliquer la règle, sans quoi, gare à leur score de citoyenneté !

À l’entrée du parc côté Bótsaris, le couple atterrit en douceur sur le trottoir. Des tas d’immondices jonchent le sol et des relents pestilentiels d’urine couvrent l’odeur ambrée des fleurs d’hibiscus en pleine floraison. L’incivilité humaine fait grogner Aurel. Comment réparer la planète, si les gens continuent de la souiller, s’interroge-t-il après avoir ramassé un pêle-mêle de drones sur le trottoir ? Ils déposent leurs trottinettes près des grilles en fer forgé noir qu’ils verrouillent grâce à un code qui vient d’être envoyé sur la montre intelligente de Jade.

 

— Viens ! C’est par ici !

— T’es sûr ? … Car avec ton sens de l’orientation…

— Je te dis que c’est par là ! insiste Aurel. Attends, je connais le parc comme ma poche !

— Si tu le dis !

 

Après quelques détours qui irritent la jeune femme, ils arrivent tous les deux essoufflés au sommet d’un chemin bitumé.

Silencieuse malgré l’effervescence qu’on devine à l’intérieur, les jeunes gens prennent un air contemplatif devant la Rosa Bonheur qui n’est autre qu’une ancienne ginguette mythique dont le nom rend hommage à une grande figure féministe, peintre animalière du XIXe siècle et première femme artiste à être décorée de la Légion d’honneur.

 

— Waouh ! Un vrai décor de cinéma, s’émerveille Jade, qui contemple le bâtiment en bois aux grandes baies vitrées, coiffé d’une toiture en forme de pagode tibétaine. Elle lève le nez. Au-dessus d’elle, un essaim d’insectes bourdonne dans le feuillage d’un immense marronnier. Prise d’une crise d’éternuements, elle rit à gorge déployée. Aurel jette un coup d’œil circulaire et annonce d’une voix exaltée :

— C’est incroyable ! Ce parc d’une beauté enchanteresse a su garder cette atmosphère d’antan. Tu sais, quand j’étais petit, je venais me cacher derrière cet arbre que t’aperçois, là-bas.

— Ah oui, c’est quoi ? demande Jade, qui tourne brusquement la tête.

— C’est un ginkgo biloba, nommé l’arbre aux quarante écus, répond-il en gardant l’index pointé en direction de la cime. Cette espèce rustique qui coûtait un prix astronomique possède une longévité exceptionnelle. Tu te rends compte, ils peuvent vivre jusqu’à mille ans !

 

Jade retient son souffle tout en observant la magnificence de ce géant aux feuilles couleur jaune d’or déployées en forme d’éventail.

 

— Quand je me sentais rejeté par mes camarades d’école, je collais une joue contre son tronc et j’inhalais son odeur qui me calmait peu à peu.

— T’es déjà entré à l’intérieur de la bâtisse ? demande Jade juste après avoir détourné ses yeux du joli panorama qu’offre le parc.

Créé au Second Empire, le plus grand jardin de la ville de Paris est un joyau riche en biodiversité.

 

Aurel secoue la tête en signe de désapprobation. Après quoi, Jade, qui est prise dans ses propres pensées, change de sujet :

 

— Ton arrière-grand-mère m’a dit, l’autre jour, en plaisantant qu’elle aurait préféré guincher au Père-Lachaise, mais que c’était encore trop tôt pour aller au cimetière.

— Espérons qu’elle n’a pas profité de l’occasion pour accepter les implants bioniques.

 

Dérouté par l’audace et l’originalité de son aïeule, Aurel garde le sentiment qu’elle lui cache quelque chose. Il ne peut réprimer sa peur qui s’est glissée au fond de lui comme un ver solitaire.

 

— À son âge, c’est sans doute plus prudent pour elle d’avoir recours aux technologies, avance Jade d’une voix monocorde. Admets qu’elle est encore plus dynamique depuis qu’elle vit avec ses deux robots !

 

L’esprit bouillonnant, Aurel hausse les épaules.

 

— Ce n’était pas le cas de mon arrière-grand-mère, qui a fini sa vie seule clouée sur un lit médicalisé.

 

Les yeux humides, Jade se mouche bruyamment dans un mouchoir en papier recyclable. Après avoir été secouée par une crise d’éternuements, elle tente de juguler ses appréhensions. Elle déteste être en société, mais par amitié pour Simone, elle avait accepté son invitation.

 

— Bon ! On y va !

 

En gravissant le perron, une minute plus tard, Aurel affiche une moue revêche. Certes, les vieux qui ont su préserver leur capital santé, tout comme son aïeule, abordent ce tournant de vie avec sérénité, et ceux-là peuvent se targuer d’être dans une forme olympique. Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Certains attendent la fin dans des mouroirs, perclus de douleurs, avec comme seule compagnie la solitude. Non ! Il n’était pas d’accord. Ce n’était pas leur rendre service que de les équiper de toutes sortes de gadgets pour prolonger leur existence. Bénévole dans une maison gériatrique pour personnes atteintes de démence sénile, Aurel déplore qu’on ne soit pas plus humain avec ces aînés, qui ont tant de richesses à transmettre, et qu’on ne respecte plus beaucoup, dans nos sociétés occidentales.

Des clameurs retentissent de l’autre côté de la cloison lorsqu’ils font leur entrée dans le hall. Deux barmans, ainsi que quatre androïdes affublés d’une tenue de majordome s’affairent à préparer des cocktails explosifs derrière le bar. À droite, la salle de restaurant, illuminée par une arborescence de lumières, est entourée d’une végétation luxuriante que le couple contemple longuement. Et là, surprise ! Derrière le chambranle d’une grande porte en bois qui vient de s’ouvrir, une joyeuse bande de nonagénaires, à moins qu’ils ne soient tous centenaires, se trémoussent comme des adolescents sur le rythme d’une musique endiablée. Des odeurs de corps en transe s’exhalent dans la salle obscure, qui aurait manifestement besoin de ventilation. En jetant un regard circulaire, Aurel aperçoit son arrière-grand-mère qui danse comme une enragée sur le dancefloor avec un sourire grand comme la lune.

 

— Dingue ! Elle nous a sorti le grand jeu !

Aurel détaille longuement la tenue excentrique de son aïeule avec des yeux qui se teintent de stupéfaction. Engoncée dans une robe à corset aux motifs léopards, son arrière-grand-mère porte une perruque iroquoise multicolore et elle a chaussé ses inséparables chaussures anglaises à pois noir et blanc.

 

— La contre-culture punk s’inscrit dans une dimension du changement à la croisée d’une pensée libertaire et de créations artistiques avant-gardistes, annonce-t-il à sa compagne.

Comme d’ordinaire, il parle avec un débit accéléré en accompagnant ses paroles d’une gestuelle rapide. Devant l’immense tatouage de tête de mort dessiné au henné sur l’avant-bras de son aïeule, sa bouche se tord.

Jade, qui observe l’assemblée avec un air pusillanime, n’ose même pas lui répondre. Son cœur palpite, une gêne grandissante assombrit son visage.

 

— T’as vu tous ces gens bizarres ! dit-elle, surprise par le mélange des genres.

 

D’un air atterré, elle fixe une vieille dame, aux cheveux crêpés noir corbeau, qui saute comme une furie sur le plancher en poussant les autres danseurs comme si elle ne voulait pas d’eux dans son sillage. Elle observe certains de ces convives qui sont déjà gris et qui lui inspirent du dégoût.

Mais… Ces vieux sont complètement à la dérive, songe Aurel qui les considère avec méfiance. Il enfonce ses doigts encore plus profondément dans le lobe de ses oreilles tant le volume sonore l’indispose.

 

— Alors, on n’embrasse pas sa mamy ? lance Simone quelques minutes plus tard.

 

Le visage trempé, elle s’approche du couple aussi mal à l’aise que s’ils étaient nus comme des vers au milieu d’une place publique.

— Mais… d’où sortent-ils tous ces gens ? demande Aurel, qui promène son regard sur la foule en liesse. Je croyais que tu n’avais plus d’amis.

— Les réseaux sociaux, mon chéri ! Et au moins, avec ces gens-là, je suis certaine de ne pas avoir de désillusions, répond-elle avec éloquence.

 

L’amitié. Il y a bien longtemps que Simone n’y croit plus. Lorsqu’elle avait perdu coup sur coup sa fille Carlotta, sa petite fille Madeleine – la mère d’Aurel – et un peu plus tard son petit-fils Théo, ses amis s’étaient détournés d’elle au même moment. Blessée, elle avait fortement réagi. Depuis, elle vogue seule, et ne s’en trouve pas plus mal.

 

— Vous avez vu, il n’y a que des vieux ici, soupire-t-elle en glissant un clin d’œil complice au jeune couple, qui échange un regard sans sourciller.

— Tu n’es plus en âge de faire la fête, déclare Aurel sur un ton désapprobateur. T’as pensé à ton cœur ?

— De quoi tu me parles ? Mes problèmes de cœur sont de toute autre nature, répond Simone d’un ton badin. Et puis, tu sais, je me porte très bien, mon petit. Non, ce qui me chiffonne, c’est que j’aurais pu être sous les feux de la rampe, avec ce mariage pour le moins original et qu’on m’a volé la vedette aux actualités !

 

Une chope de bière à la main, Simone les gratifie d’un immense sourire, tandis que son regard vitreux rend son arrière-petit-fils encore plus inquiet.

 

— Attends, tu ne vas pas bloquer là-dessus ! Tu me l’as déjà répété cent fois. Faut tourner une page mamy, c’est déjà loin, tout cela !

Aurel lève les sourcils au ciel en esquissant un rictus.

— Pff ! Je ne suis même pas passée au journal du soir. Je te jure, les médias, c’est de pire en pire.

— Avouez que vous n’avez pas eu de chance ! Un attentat, le même jour que votre mariage… Il y a eu tout de même cinquante morts, signale Jade avec gravité.

 

La jeune femme éperdue laisse échapper un rire nerveux puis elle explore avec ses yeux apeurés la salle baignée d’une lumière tamisée qui floute les silhouettes des invités.

Depuis qu’elle connaît Aurel, elle est pétrie d’admiration pour Simone. Son énergie, sa joie de vivre, ses idées folles. Quel est donc son secret pour rester aussi jeune ? Témoin de son dynamisme, Jade culpabilise de ne pas être à la hauteur.

 

— Quand je pense que cette fantaisie m’a coûté les yeux de la tête ! déplore celle qui fête son centenaire comme elle fêterait ses vingt ans… Et je n’ai même pas fait le buzz sur Internet !

— C’est bête, car j’espérais tellement que tu profites de l’occasion pour balancer les porcs !

Ces mots sont sortis de la bouche d’Aurel sans grande conviction. Que voulait-il dire ? Lui-même ne le sait pas exactement.

— Vous savez qu’on peut être célèbre grâce à nos disciples sur Internet, annonce Simone tout à trac.

— Mamy ! Ce sont des followers… Mais où est ton mari ? demande-t-il en fouillant du regard la piste de danse ?

— Je suis en instance de divorce.

— Eh bien, tu n’as pas perdu de temps.

— Il est jaloux comme un pou, annonce Simone avec des yeux malicieux. Elle remet son postiche à l’endroit et s’essuie le front ruisselant de sueur avec la paume de sa main. Tiens, pas plus tard que ce matin, il m’a fait une crise de parano parce que j’invitais de beaux mecs pour mon anniv. Je peux te dire que je lui ai coupé le sifflet en le débranchant. Flûte !

— Une fois divorcée, tu arrêteras peut-être de faire n’importe quoi !

— Pourquoi ? À mon âge, j’ai bien le droit de dire et de faire ce que bon me semble.

— Mais ton ingéniosité va te ramener à la raison, n’est-ce pas ?

— Mon chéri, ce que tu ne comprends pas, c’est que j’ai envie d’avoir mon heure de gloire… Je sais ce que tu penses, mais fais-moi confiance, pour une fois !

Bien que la centenaire ait haussé le ton de sa voix, un sourire s’égare sur ses lèvres qu’elle a ourlées d’un Gloss rouge vif.

— Et je t’assure, je n’aurais pas baissé ma culotte face aux journalistes perroquets qui n’ont plus aucun discernement, rétorque-t-elle avec ironie.

 

Après cela, Simone promène ses yeux sur la piste de danse en clignant des paupières. Pourrait-elle encore, à son âge, vivre un grand amour ? C’est ce qu’elle se demande en fixant les couples qui dansent avec indolence sur Hotel California. Elle écarte les lèvres. Naïvement, elle pensait qu’une relation amoureuse avec un robot serait plus simple, alors qu’au final, la jalousie nourrit toute forme d’amour.

 

— Là, tu vois, je ne rentre pas dans l’enclos des humains !

Aurel se lance dans une verve intarissable quasi inaudible du fait de cette pluie de décibel qui envahit la salle.

— Je suis énervé, répète-t-il en tordant la bouche comme si sa mâchoire le faisait souffrir.

 

Jade saisit ce qu’il ressent, car elle a le sentiment d’être elle-même une intruse parmi ces gens. Le jeune couple n’a pas l’habitude de sortir. C’est à cause de leur maladie respective. Quitter leur zone de confort les rend tout bonnement anxieux. Quelques minutes après, la jeune femme se décide enfin à offrir à Simone son cadeau qu’elle gardait dans ses bras avec fébrilité. Elle le lui tend en esquissant un timide sourire.

— Qu’elle est mignonne ! Viens mon petit que je te serre dans mes bras.

 

Bien que Simone reproche à Jade de s’être accaparé Aurel, elle reste prévenante à son égard. Il n’est pas rare qu’elles passent de bons moments ensemble, à faire les boutiques en ligne ou à discuter de leur engagement mutuel en faveur des sinistrés écologiques.

 

— Et les jeunes ? Où sont-ils ? la coupe Aurel.

 

Le trentenaire se sent totalement perdu dans cette atmosphère, certes joviale, mais teintée d’arsenic et de vieilles dentelles. D’un air hagard, il fouille du regard cette foule compacte qui s’agite mollement. Il se bouche à nouveau les oreilles tant cette pluie de décibels est insupportable.

 

— Ils vont arriver, plaisante Simone qui les prie de bien vouloir prendre place.

 

Son arrière-petit-fils examine son aïeule avec un air circonspect. Elle semble aussi déchaînée que des flots tourmentés, se dit-il avant qu’elle ne disparaisse soudainement sur le dancefloor. Quel est donc ce secret qui lui donne le pouvoir d’être infatigable ? À présent, Aurel la suit des yeux et secoue la tête lorsqu’il l’entend chanter à pleine voix le refrain de Sous le soleil de Bodega des Négresses vertes tout en se mouvant furieusement. Certes, il a souvent connu son arrière-grand-mère avec cet enthousiasme débordant. Malgré les affres qui ont rempli son existence, elle a toujours su rebondir, comme avec ce voyage effectué à l’aventure autour du monde avec sa fille, alors qu’elle venait de perdre son conjoint. À la regarder ainsi s’ébrouer, il se réjouit qu’elle ait conservé cette allégresse. Mais pour l’heure, elle pourrait s’assagir, songe-t-il en balayant craintivement son visage en direction des invités qui semblent avoir oublié l’âge de leurs artères.

Pendant ce temps-là, Simone reprend son souffle. Sa perruque lui tient tellement chaud qu’elle est à deux doigts de montrer son crâne dégarni. Trempée, elle s’essuie la figure avec son avant-bras et tire la langue comme pour se rafraîchir. Une chance qu’elle ait laissé ses vêtements intelligents au vestiaire, sans quoi, ils lui feraient encore la morale, se dit-elle en sondant ses invités. Le prince charmant se serait-il glissé parmi eux ? songe-t-elle en clignant des paupières.

 

— Que des vieux ! soupire-t-elle en choisissant d’aller se désaltérer.

 

Les joues en feu, elle s’adosse quelques minutes plus tard contre le bar, après avoir avalé cul sec un grand verre d’eau fraîche. Elle aime tellement danser que son corps est animé d’une immense alacrité. Balayant ses yeux sur cette fête qui bat son plein, son front luisant de sueur se crispe. Pourquoi n’est-elle pas en première page des magazines people ? Son mariage avec un sex-doll a pourtant déclenché une vague de controverses qui aurait dû faire parler d’elle dans tous les médias. La faute à pas de chance, ça, c’est sûr ! Cette attaque terroriste, le soir même, sur l’île de la Cité, lui avait fait du tort, même si elle compatissait pour les pauvres victimes décédées ce jour-là. L’effondrement du dôme en verre de Notre-Dame, sous le regard atterré des Parisiens, avait évidemment suscité un regain de commentaires aux actualités télévisées qu’elle trouvait légitime. Mais qu’on ne fasse pas cas de son mariage, et qu’il soit juste l’objet de railleries sur les réseaux sociaux l’avait déçue au plus haut point. À ce propos, elle n’est pas près d’oublier que certains se sont gaussés de l’événement avec une somme colossale de fake news où on l’a vouée aux gémonies durant quelques semaines.

En attendant, il lui faudrait déployer une imagination débordante pour trouver une autre idée qui lui permette d’atteindre ses objectifs.

Elle quitte ses pensées et rejoint ses invités qui la congratulent d’un sourire complice. Son visage resplendit de joie quand elle les entend pousser des clameurs joyeuses. Ses rides d’expression s’effacent derrière ses yeux couleur noisette, qui pétillent comme des bulles de champagne. Elle inhale alors pleinement ce parfum de liberté, même si ce bonheur est légèrement entaché par ses espérances déçues. Sans ces événements surgis à l’improviste, elle serait peut-être, à l’heure qu’il est, l’invitée d’honneur de Georges Arthur, son animateur préféré de France 24.

 

— Je suis verte ! se récrie-t-elle un peu plus tard en s’époumonant sur Marcia du groupe des Rita Mitsouko.

 

Mais c’est la mort qui t’a assassinée,Marcia.

Elle chante. Elle hurle. Elle s’agite. Non, elle ne renoncera pas à ses projets et elle s’entêtera jusqu’au bout pour retrouver son heure de gloire qu’elle avait effleurée jadis, le temps d’une parenthèse enchantée.

Maintenant, tu es en cendres, en cendres, La mort c’est comme une chose impossible, Même pour toi qui es la vie même, Marcia.

Après s’être désaltérée avec une blonde bien fraîche, elle observe de loin Aurel avec tendresse. Ce n’est pas seulement le fait qu’elle ait goûté au succès pendant sa courte carrière de chanteuse de rock qui l’anime de tels projets. Elle n’avouera rien de plus à son arrière-petit-fils, car même si elle a confiance en lui, elle craint qu’il s’imagine le pire sur sa santé mentale. Pour le moment, elle tient à garder ses desseins comme un jardin secret inavouable, enfoui précieusement au fond d’elle. Haletante, elle retrouve, quelques minutes plus tard, le couple. Statiques comme des statues de pierre, ils arborent tous les deux une expression glacée d’épouvante.

 

— Oh, mes chéris ! Désolé ! Je ne vous ai même pas demandé ce que vous souhaitiez boire, s’excuse-t-elle d’un air folâtre. On a entre autres du jus bionatique aux algues, cent pour cent fabriqué par nos manteaux.

— Quoi ? Ne me dis pas que t’as accepté toute cette technologie intelligente qui va nous conduire vers la tombe plus vite que prévu, réagit fortement Aurel.

— Suivez-moi jusqu’au buffet, intime Simone sans prêter attention aux propos du trentenaire. J’ai préparé une excellente salade de criquets et des beignets aux grillons.

 

Depuis que Simone a troqué son régime végétarien contre une alimentation entomophage plus respectueuse de l’environnement, car selon ses dires, les insectes rejetteraient peu de gaz à effets de serre, son intérêt pour cette nouvelle cuisine ne cesse de croître.

 

— Il faut que je sorte du bocal, déclare pendant ce temps-là son arrière-petit-fils en examinant ses pieds.

 

Ses lèvres tremblent et son bégaiement le reprend.

 

— Il faut que je sorte du bocal, répète-t-il avec des yeux affolés.

 

Le front empourpré, il accapare la conversation en se lançant dans une tirade interminable, en accablant son arrière-grand-mère de reproches. Ce laïus de paroles le fatigue, mais c’est plus fort que lui. Ses lèvres se figent au milieu d’une phrase, puis il conclut sa logorrhée par une déclaration qu’il lance à contrecœur :

 

— Si tu n’es pas raisonnable, on sera obligé de te placer !

 

Simone pousse un long soupir d’agacement. Puis, d’un air rieur, elle songe à sa colocataire qui l’a incitée, dans la semaine, à essayer un sous-vêtement insolite. Elle plaide coupable.