La cité future - Alain Le Drimeur - E-Book

La cité future E-Book

Alain Le Drimeur

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Extrait : "Les fêtes qui furent célébrées par toute la France à l'occasion du premier centenaire de 1789, excitèrent, comme chacun le sait, un enthousiasme extraordinaire. Dans les grandes comme dans les petites villes, les manifestations publiques revêtirent un double caractère de patriotisme et de fraternité, comme on n'en avait pas constaté depuis la Fédération au siècle précédent."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I

(Ce livre est censé être écrit au commencement du XXIe siècle.)

Les fêtes qui furent célébrées par toute la France à l’occasion du premier centenaire de 1789, excitèrent, comme chacun le sait, un enthousiasme extraordinaire. Dans les grandes comme dans les petites villes, les manifestations publiques revêtirent un double caractère de patriotisme et de fraternité, comme on n’en avait pas constaté depuis la fête de la Fédération au siècle précédent.

Il fut évident, à partir de cette époque, que la France était définitivement conquise aux idées qu’on appelait encore alors les idées modernes. Tous les habitants du pays, même les plus aveugles, en eurent la perception bien nette, et ce fut un fait acquis pour le monde entier.

Il restait néanmoins sur le sol national bien des gens, qui s’étaient maintenus en dehors du courant général, et qui étaient fermement décidés à y rester toujours. On les avait appelés, suivant les époques, légitimistes, aristocrates, réactionnaires ou cléricaux. Ils étaient alors, si nous ne nous trompons, connus sous le simple nom de « dissidents ».

C’étaient, pour la plupart, des personnes fidèlement attachées ? l’ancienne religion du pays, qui souffraient avec amertume d’une organisation sociale, conçue en dehors de leurs dogmes essentiels : la divinité du Christ et la certitude d’une seconde vie. Ces particuliers s’étaient confirmés de génération en génération dans leurs sentiments d’opposition, grâce à la liberté politique dont on commençait déjà à jouir en France, par intervalles au moins, au XIXe siècle.

À côté d’eux, mais en petit nombre, se tenaient également sur la défensive, quelques individualités, éprises encore de privilège et de supériorité. Celles-ci ne pouvaient se plier à des lois, à des mœurs, jalouses avant tout d’établir et maintenir l’égalité civique.

À vrai dire le groupe des dissidents avait fini par se cantonner presque exclusivement sur le terrain religieux, dans l’idée catholique.

Et comme l’enthousiasme et la joie provoquent assez habituellement des sentiments de bonté tolérante, la majorité des citoyens français ne pouvait se défendre, au milieu des solennités par lesquelles elle fêtait le souvenir de son émancipation politique, de considérer avec un intérêt tout particulier, cette classe de compatriotes qui restait ainsi à l’écart, drapée dans une noble et respectable intransigeance.

Ceux-ci de leur côté comprirent à ce même moment que tout espoir de restauration chrétienne leur échappait. Ils se demandèrent ce qu’ils allaient devenir, sur cette terre de France si aimée toujours, s’ils étaient condamnés, eux et leurs enfants, à y vivre comme des étrangers.

Alors il arriva ce qui se produit habituellement quand les complications sont arrivées à leur état aigu. La solution qui jusque-là était restée voilée, à peine entrevue par quelques esprits clairvoyants, apparut à tous dans sa clarté et s’imposa.

Les dissidents devaient émigrer. – Le gouvernement devait faciliter leur émigration.

Cette double idée se fit jour tout d’abord dans la presse républicaine, et fut bientôt acceptée par la presse conservatrice tout entière.

On se rappela dans le parti religieux, comme un exempte digne d’être suivi, la résolution héroïque des puritains d’Écosse, fuyant, à la suite de Guillaume Penn, l’intolérance de leurs compatriotes, et allant fonder en Amérique une nouvelle pairie.

Pendant plusieurs mois ce projet agita le pays.

Précisément, à cette époque, le Parlement s’occupait détendre sur l’île de Madagascar, le système des protectorats.

Il avait fait appel aux habitants de l’île voisine, – l’île de la Réunion, – pour aller coloniser cet immense territoire : et ceux-ci entraînés par les avantages considérables qui leur étaient concédés, avaient déserté en masse leur domicile, si bien que l’ancienne de Bourbon était pour ainsi dire abandonnée.

Le gouvernement fit savoir par une agence d’informations officieuses, qu’il ne serait pas éloigné de mettre cette vieille possession française à la disposition exclusive des dissidents, et qu’il se chargerait même de les y transporter sur les vaisseaux de l’État.

Aussitôt des listes d’inscriptions furent mises en circulation dans toute la France, par les soins d’un comité d’action, composé de prélats en renom, de quelques députés de l’extrême droite et d’un certain nombre de journalistes.

En même temps, on avisa aux moyens de réaliser sans dommage sensible, les fortunes de ceux qui allaient ainsi s’expatrier. Sur ce point encore, la Nation se montra généreuse. Le gouvernement, s’appuyant sur un mouvement d’opinion qui ne pouvait laisser de place à l’incertitude, s’offrit à reprendre, à leur valeur réelle et actuelle, tous les capitaux, meubles ou immeubles, qui seraient abandonnés par les émigrants, se réservant de les rendre à la circulation en temps opportun, de manière à éviter une crise au marché national.

En quelques mois les dispositions furent prises ; et en 1891, à l’ouverture de la session annuelle du Parlement, les listes d’inscriptions furent jointes à une pétition, par laquelle plusieurs milliers de citoyens majeurs, demandaient, en leur nom et au nom de leur famille, que les représentants du pays voulussent bien sanctionner les promesses faites par l’administration centrale.

Le vote ne donna lieu à aucune difficulté. La ratification des avances gouvernementales fut décidée par acclamation, et pour la seconde fois le « milliard des émigrés » fut inscrit à notre budget. Les Français qui allaient se séparer pour toujours de la terre natale n’étaient pas des frères ennemis. Leur divorce s’opérait par consentement mutuel, pour incompatibilité dûment constatée de croyances et de principes.

Quelque temps après, un premier départ eut lieu à Marseille. Une flotte appareilla dans le port de la Jolliette, emmenant, tout d’abord, l’état-major de l’émigration.

C’étaient : un général portant fièrement un nom héroïque, un prédicateur de Notre-Dame, un grand nombre d’évêques portant la crosse et la mitre ; tous les survivants des zouaves pontificaux ; des moines et des religieux de tout costume et de tout ordre. – Au milieu d’eux, l’héritier des Bourbons d’Espagne, nouveau Joas, qui allait là-bas retrouver une couronne.

Le pape avait envoyé sa bénédiction aux voyageurs. – Ceux-ci levèrent l’ancre en chantant des hymnes, et en saluant de leurs longs adieux la terre de leurs ancêtres. – Le drapeau blanc flottait en haut de tous les grands mâts.

II

Au nombre dois émigrants qui partirent par le deuxième convoi, se trouvait la famille normande des Martinvast.

Cette famille, qui était fixée depuis plus de cent ans dans la banlieue de Saint-Lo, se composait, à l’époque dont nous parlons, des père et mère et de quatre jeunes ménages. Elle se rattachait à la noblesse, autant qu’à la bourgeoisie, par ses relations et ses alliances. Madame Martinvast, la mère, était une de Val Saint-Jacques, d’une des plus anciennes souches du pays de Valogne. L’aînée des filles avait épousé le vicomte de Rimbert, ancien officier de cavalerie, domicilié dans les environs.

Placée au milieu d’une campagne verdoyante, l’habitation des Martinvast se composait d’un castel modeste et confortable, auxquels étaient adjoints une ferme et une sucrerie. Louis, l’aîné des fils, s’occupait principalement des travaux agricoles. André le second, avait pour apanage l’industrie.

La fille cadette demeurait dans la ville même de Saint-Lo, où elle avait épousé un fonctionnaire issu du ministère de Broglie-Fourtou, de malencontreuse mémoire. – Ce fonctionnaire avait été révoqué après quelques mois d’exercice ; mais il n’en continuait pas moins à résider dans la Manche, précisément à cause de ses attaches avec la famille Martinvast.

Tout ce monde s’était décidé, sous des motifs divers, à partir pour l’île Bourbon.

Monsieur Martinvast père avait eu autrefois dans le département une situation politique importante. Or, à l’heure actuelle, il ne lui en restait absolument rien, pas même une ombre d’influence. Sa fortune, au lieu d’augmenter tendait, malgré sa bonne administration, à se réduire. Les impôts nouveaux d’une part, et d’un autre côté le rendement médiocre des terres et des fabriques, menaçaient de lui créer des embarras.

Ses fils travaillant sans courage et sans succès, mêlaient chaque jour leurs récriminations à celles de leurs beaux-frères, que l’oisiveté rendait chagrins et moroses.

Les femmes rejetaient sur l’irréligion régnante la responsabilité des difficultés qui les entouraient. Se reportant en esprit au temps de la Terreur, elles croyaient entrevoir devant elles les plus grands dangers, la persécution, la confiscation, la mort. Il n’y avait, suivant leur opinion, de salut possible, que dans un retour général aux pratiques de piété, la foi reprenant dans la direction sociale la place qu’elle avait eue aux bonnes époques de notre ancienne histoire.

Quelques années auparavant, le chef de la famille avait bien eu l’idée d’opérer, vers les idées nouvelles, un certain virement. Il y avait même été assez vivement poussé par son frère cadet, le docteur Martinvast, sénateur et chef du parti républicain dans la Manche.

Ce dernier s’était, dès sa jeunesse, séparé de sa famille, et avait fait bande à part. Poussé par des convictions d’ailleurs très sincères, il avait pris, au point de vue politique et religieux, le contre-pied des opinions de tous les siens. Comment cela s’était-il fait ? Comment la race si catholique des Martinvast s’était-elle, à un certain moment, trouvée imprégnée d’incrédulité et de paganisme ? Nul ne pouvait le dire. – Mais chacun s’arrêtait avec respect devant un dissentiment, que la raison seule et la droiture d’intention avaient développé. Les relations entre les deux frères, pour être rares, n’en étaient pas moins restées empreintes de confiance et d’attachement.

À une certaine époque le docteur profita donc, comme nous venons de le dire, de ces dispositions mutuelles toujours sympathiques, pour essayer d’entraîner son aîné avec lui. Il le sermonna, chercha par tous les moyens à la convaincre, lui faisant voir l’avenir fermé pour lui et pour ses enfants, s’il persévérait dans ses illusions. Le chef des Martinvast hésita un moment, comme par déférence ; mais finalement, recula devant l’impossibilité pratique d’un pareil changement.

Autour de lui, dès que le projet de départ avait été bien arrêté, chacun s’était mis courageusement à faire les préparatifs nécessaires. La résolution pourtant avait été pénible à prendre. – Que de choses en effet on allait perdre : charmes du logis patrimonial, horizons familiers, regards amis, douce lumière du soleil natal ! – Et là-bas que trouverait-on ? Comment vivrait-on ? – La réponse n’était pas facile à faire à ces questions.

Mais on ne s’arrêta pas longtemps à ces considérations. – Tous, sans distinction de sexe ni d’âge, ils s’en allaient comme des croisés, au cri de « Dieu le veut », soulevés par un attrait surnaturel ; à la recherche de quoi ?… d’une atmosphère chrétienne. Cette atmosphère, à laquelle ils étaient accoutumés, à laquelle ils tenaient par toutes les fibres de leur être, dont ils étaient pour ainsi dire formés, ils ne trouvaient plus à la respirer en France.

Eh bien ! ils allaient la chercher et la reconstituer ailleurs.

C’est ainsi que toute cette famille de Normandie se trouvait réunie, le premier octobre 1801, sur les quais de Marseille, entourée d’un énorme attirail de caisses et d’objets de toute sorte, chacun tenant à la main des objets particulièrement précieux ou même des animaux. Les hommes conduisaient des chiens en laisse ; les enfants, – il y en avait plusieurs dans chaque ménage, – emportaient, qui un oiseau, qui une fleur, et même des joujoux et des poupées. – C’était un spectacle curieux et attendrissant à la fois.

III

Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur l’histoire intérieure de ce qu’on a appelé depuis le royaume de Bourbon.

La vieille France s’y trouva transportée telle à peu près, qu’elle était chez nous au commencement de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Toutefois, au bout de quelques années, un certain mouvement de retour en arrière se produisit dans l’opinion publique et dans les institutions, tellement qu’on aurait pu s’y croire revenu aux temps antérieurs à 89, n’étaient les chemins de fer, la vapeur et l’électricité, dont on ne fit jamais d’ailleurs qu’un usage assez restreint.

La société ne tarda pas à y être organisée en classes bien distinctes et pourtant amies l’une de l’autre. Autour du roi, la noblesse, qui tenait les emplois publics et possédait le sol ; en dessous, la classe moyenne adonnée au commerce et aux professions privées ; plus bas, les ouvriers, employés et domestiques.

La noblesse, possédait en réalité tout le pouvoir politique. La classe intermédiaire n’avait dans les affaires du pays qu’une voix consultative. Quant à la populace, elle se laissait conduire ; mais, par compensation, elle était exempte d’impôt. – On passait d’ailleurs assez facilement de la troisième classe dans la seconde, de la seconde dans la première, et cette sélection opérée suivant des règles équitables et larges, prévenait toute fermentation dangereuse. – Dans l’accomplissement de ses devoirs supérieurs, la classe privilégiée apportait une conscience remarquable, un zèle de néophyte ; et elle trouvait, dans ce dévouement sincère à la chose publique, la plus sûre garantie de ses avantages, – Cette société vécut heureuse et pacifique, car le bonheur n’est incompatible avec aucun système politique.

Pour faciliter cette réorganisation, le gouvernement de Bourbon avait décrété – aucun de nous ne l’ignore – que l’île resterait pendant cinquante ans séparée du reste du monde ; et les autres nations s’étaient bénévolement prêtées à ce blocus volontaire. De sorte que, pendant un demi-siècle, aucun navire étranger n’était entré dans les ports de la principauté ; aucune lettre, aucun journal, aucun livre n’y avait été importé. Le mouvement maritime de la nouvelle nation s’était borné au petit cabotage et à la pêche dans les eaux voisines du littoral.

Cet isolement se continua même au-delà du cinquantenaire obligatoire. Les Bourbonnais avaient pris l’habitude de vivre de leurs propres ressources et n’étaient pas pressés de modifier leurs premiers usages. Les autres nations avaient à la longue perdu leur île de vue. Du nord au midi, de l’est à l’ouest, on avait cessé d’y penser.

De plus le clergé, qui avait la haute main dans l’administration générale et qui tenait la royauté en respect, s’opposait par tous les moyens en son pouvoir, à l’idée de reprendre des relations avec les étrangers, c’est-à-dire avec les infidèles et les gentils. Alors même que les communications extérieures avaient cessé d’être un crime légal, il en faisait une faute religieuse et un cas de conscience. Et son influence était redevenue si puissante, qu’on peut, en définitive, en laissant de côté certains abordages rapides opérés par des navires en détresse, des trafiquants irréguliers ou des géographes indiscrets, considérer que l’isolement de la petite France dura en fait un peu plus de cent ans.

Parmi les familles qui se firent une large place dans cette restauration du passé, il faut citer celle des Martinvast.

Quand le chef de cette famille mourut, vingt ans après son expatriation, il était chargé d’honneurs, de titres et de décorations. Il avait eu dans les conseils du roi une grande autorité, et il avait réussi à se constituer un domaine important auquel il avait donné le nom de Vertpré, le nom de son ancienne propriété des environs de Saint-Lo.

Le second roi de Bourbon, celui qui avait succédé à don Jaime, avait même érigé ce domaine en comté.

Mais, chose assez bizarre, au décès de son père, Louis, le fils aîné des Martinvast expatriés, s’était refusé à porter le titre de comte ; il avait préféré garder son ancien nom ; et ce fut André, le représentant de la branche cadette, qui fut le deuxième comte de Vertpré.

Il restait encore, paraît-il, dans la famille normande, exportée au milieu de l’Océan Indien, quelque relief du levain démocratique qui s’était développé en France dans la personne du docteur Martinvast, de Saint-Lo.

Les deux branches des Martinvast de Bourbon, n’en continuèrent pas moins à vivre en très bonne intelligence, occupant côte à côte dans l’aristocratie, des rôles plus ou moins importants pendant plusieurs générations.

IV

En l’an 2001, date à laquelle se place notre récit, ces deux branches sont représentées par deux cousins à peu près du même âge, qui sont liés ensemble par des sentiments de profonde amitié.

L’un d’eux, Philippe, âgé de vingt ans, descend de Louis, le fils aîné du chef de la famille émigrée, celui qui voulut, comme nous le disions tout à l’heure, continuer à porter le nom de Martinvast. C’est l’héritier d’un de ces petits garçons que nous avons vus précédemment s’embarquer à Marseille, chargés de leur bagage enfantin. Il porte toujours dignement son ancien nom bourgeois, et, depuis son adolescence, un secret instinct le reporte vers l’ancien pays de ses pères. Il a hâte de profiter des communications internationales qui sont annoncées et qui mettront enfin un terme à la réclusion de Bourbon, pour aller parcourir la France et visiter en particulier la Normandie.

Le second est Jacques de Vertpré. Il appartient à la branche cadette dans laquelle se trouvent particulièrement infusés le tempérament, les tendances et les aptitudes de la souche maternelle, c’est-à-dire de la famille du Val Saint-Jacques, du pays de Valognes. – Il est un peu plus jeune que Philippe et n’a que vingt-trois ans. La passion des voyages ne le tourmente pas ; toutefois, pour être agréable à son cousin, il se dispose volontiers à l’accompagner. – La perspective d’un pèlerinage filial à faire à Saint-Lo et à Valognes lui sourit assez. Justement il s’occupe à composer un livre de famille. En se reportant au berceau de sa race, il pourra, trouver sans doute des documents intéressants, des actes, des portraits, des sépultures, qui lui permettront de renouer la chaîne de sa filiation et de reconnaître les devanciers de ses bien-aimés parents.

Tous deux sont célibataires, libres de leur personne. Si la royauté de Bourbon se mêle, comme il est permis désormais de le supposer, au concert des autres nations du globe, ils sont, par leurs connaissances et leurs qualités individuelles, désignés au nombre des premiers, pour faire partie du personnel diplomatique. Il est bon, par conséquent, qu’ils se déplacent et qu’ils aillent prendre l’air des pays étrangers.

Les études qu’ils ont faites au collège ecclésiastique de Saint-Denis ont été très soignées. Ils savent plusieurs langues et sont au courant des sciences, telles au moins qu’elles étaient connues à la fin du dix-neuvième siècle. Enfin, ils ont accompli, dans la petite armée royale, où ils ont un grade d’officier, quelques années de service. De sorte que rien ne s’oppose à leur départ.

Les Messageries maritimes de Marseille viennent précisément d’organiser un service régulier entre leur pays et l’Europe.

Au premier bateau qui apparaît dans les eaux de l’île et qui accoste au quai de Saint-Denis, sous le pavillon tricolore, nos jeunes cousins s’embarquent.

Avec eux, c’est la petite France qui va visiter la grande. C’est le dix-neuvième et le vingt-unième siècles qui vont se trouver en présence. Nous allons voir les derniers rejetons du christianisme, marcher à la découverte d’un pays transformé par le règne plus que centenaire d’un système égalitaire, exclusivement basé sur les connaissances positives.

Suivons-les et voyageons avec eux. Ce sera l’occasion pour nous de passer en revue les transformations qui ont été opérées dans notre organisation sociale, en vue de réaliser, avec une absolue perfection, le programme des Monroë français, c’est-à-dire l’idéal de la France démocratique.

En voyant en face l’une de l’autre, l’ancienne civilisation et la nouvelle, nous pourrons les comparer, et du même coup, nous jugerons si nos pères ont eu bien raison d’entrer, comme ils l’ont fait, dans la voie qu’ils appelaient, au temps jadis, le socialisme scientifique.

V

Les chapitres qui vont suivre ne constituent point pourtant, nous devons le dire dès l’abord, un travail purement sociologique. Nous n’avons pas la prétention de nous renfermer dans le domaine de ce que les hommes graves du passé appelaient gravement l’économie politique. – C’est un roman que nous avons surtout en vue, c’est-à-dire une histoire d’amour. Nous verrons, en la contant, la place que les nouvelles mœurs ont laissée au premier des sentiments et des mobiles humains. – Si par hasard, dans le cours du récit, quelque détail apparaît, dont nos devanciers auraient pu jadis s’offusquer à bon droit, nous l’imputerons au changement que le temps apporte dans les conceptions morales, et nous n’en continuerons pas moins notre observation, en spectateurs que la curiosité, même la plus large, ne saurait empêcher de rester bien intentionnés.

Pour commencer, nous avertirons le lecteur que Philippe et Jacques étaient, au moment où ils partirent, assez novices à l’égard de la passion masculine. – Philippe avait eu peut-être en garnison quelques légères aventures, car le diable n’était pas, comme on le pense bien, sans avoir retenu une petite place à Bourbon ; mais il n’avait tout au plus senti l’amour qu’à fleur de peau. – Jacques, de son côté avait eu, si nous ne nous trompons, vers l’âge de dix-huit ans, une grande passion ; oh ! purement spirituelle, qui avait bien duré deux mois… pour une jeune cousine ornée de seize printemps… une passion malheureuse, car la jeune cousine resta, d’après ce qu’on nous a raconté, indifférente à ses tendres dispositions. – Il n’était pas non plus, comme on le voit, entré fort avant dans la voie amoureuse.

Pour tous les deux, l’avenir était bien simple, quant au sort réservé à leurs sentiments intimes. Au retour de leur voyage, ils se marieraient à des jeunes filles de leur condition ; puis ils deviendraient pères et mettraient leur bonheur à vivre jusqu’à la troisième génération. Il en était ainsi partout au temps des patriarches, disent les vieux livres ; et sans remonter si loin, il en était encore assez généralement de même en France, au moment du premier centenaire de la Révolution.

Ainsi l’un et l’autre perpétueraient leur race, en la croisant avec une autre race, analogue de tempérament et d’aptitude : leurs enfants porteraient leur nom ; et après leur mort, on verrait, dans la chapelle funéraire du comté de Vertpré, leur statue de marbre, couchée à côté de celle de leur unique et inséparable épouse.

C’est dans ces conditions d’esprit et d’expérience, qu’ils allaient affronter le monde actuel. Philippe était plein de confiance et d’audace. Il n’avait aucune prévention contre la France transformée. Le désaccord aigu qui, un siècle auparavant, avait donné lieu à l’émigration, n’avait laissé dans son esprit aucune trace. – Du reste, il faut le dire, avec le temps, le ressentiment des Bourbonnais en général, s’était considérablement adouci.

Cet héritier des Martinvast avait été en réalité élevé dans l’amour et la contemplation de l’ancien pays de ses pères. Tout lui en avait parlé, les livres, les tableaux, les récits de famille. Quand, en sa présence, la conversation revenait sur ce sujet, c’était toujours avec une note d’attendrissement et de regret. – « Ô France ! disait-il souvent lui-même, chère grande France, quel que soit aujourd’hui ton sort, je t’aimerai toujours. »

Et sa pensée, toute pleine de souvenirs patriotiques, volait, des épopées gauloises aux splendeurs fastueuses des derniers temps de la monarchie. – À partir de la Révolution, l’histoire détonnait sensiblement à ses yeux. Cependant, à travers les évènements du dix-neuvième siècle, il s’ingéniait à retrouver encore la trace des anciennes traditions historiques, et il la retrouvait. Il était fier du rôle que son pays avait joué dans le monde, et en même temps, confusément, il regrettait de ne plus faire partie d’un grand peuple. – Depuis un siècle, que s’était-il passé ? et quel était désormais le rôle de son ancienne patrie ? – Il l’ignorait ; mais des pressentiments lui donnaient à penser que la nation n’avait point décliné, et que, sous le vocable d’idées nouvelles, elle avait encore fourni une brillante carrière.

C’était un fier et beau garçon que Philippe Martinvast. Grand, bien campé, l’œil franc, les cheveux noirs, le teint rosé, il rappelait assez exactement ces Français du Sud-Ouest dont le type s’épanouit si bien à Toulouse et à Bordeaux, dans ce pays qui est toujours celui du bon vin, de la chaude gaieté et du franc-parler. Sa mère d’ailleurs était d’une famille originaire du Béarn.

Jacques de Vertpré était plutôt un échantillon des races du Nord. Ce caractère se reconnaissait à ses yeux bleus, à ses cheveux châtains, presque blonds, à sa carnation fraîche et délicate. C’était une nature sérieuse, mais sensible à l’excès. – Sa mère, devenue veuve assez jeune, l’avait gardé longtemps auprès d’elle, car il était son unique enfant ; et il était resté au fils, de cette éducation maternelle trop prolongée, quelque chose de féminin dans les allures, les préférences et le caractère. Toutefois, cette tendresse de complexion morale était habituellement voilée chez lui, sous des dehors virils, empruntés plus tard à la fréquentation de ses camarades. La réserve ordinaire de son attitude et de son langage contribuait aussi à la masquer. – À tout prendre, Jacques était, ainsi que son cousin, un parfait gentleman, comme on disait autrefois, d’une distinction aisée, simple et séduisante.

Lui non plus n’avait pas, à proprement parler, de prévention contre le nouveau monde qu’il allait découvrir ; mais il était sans enthousiasme. Et au fond de sa pensée, il ne pouvait se défendre absolument d’un sentiment de rancune tenace contre tout ce qui s’était passé chez nous depuis la Révolution. En un mot il n’avait au sujet de la France ni regret, ni aspiration. Heureux dans son île, s’il la quittait, c’était avec le désir d’y revenir au plus tôt.

VI

À peine à bord du bateau, les deux cousins se heurtèrent contre une succession d’étonnements de tout genre, qui, pendant un temps assez long, produisirent dans leur cerveau, un effet pareil à celui du rêve.

Accueillis par les passagers et par l’équipage, avec des témoignages bien marqués d’intérêt, ils ne s’en trouvèrent pas moins quelque peu embarrassés tout d’abord, au milieu de cette population flottante qui les considérait avec curiosité, tout en leur souriant d’une manière bienveillante.

La première chose qui les frappa, c’est que le bateau était mû par l’électricité. Ils ne voyaient plus au-dessus de la coque du navire ces énormes cheminées bruyantes et fumeuses qui caractérisaient l’ancien bâtiment à vapeur. Les mâts eux-mêmes et la voilure avaient disparu, les marins au long cours ayant perdu l’habitude des anciennes manœuvres.

La cérémonie des adieux s’était prolongée jusqu’à l’extrémité de la jetée. Longtemps encore après le départ, Philippe et Jacques appuyés sur le bastingage, avaient envoyé à leurs parents et à leurs amis, d’affectueux saluts. Au moment où ils perdirent la terre de vue, leur cœur, faut-il le dire, se serra dans un court moment d’angoisse.

Quand ils se retournèrent, le navire filait à plein courant ; et déjà le pont avait pris son aspect ordinaire de place publique, silencieuse et ennuyée. Au même moment ils se trouvèrent en face du commissaire qui, la main à sa casquette, venait s’entretenir avec eux des conditions de leur voyage et leur fournir les renseignements dont ils pouvaient avoir besoin.

– Où allez-vous messieurs ? leur dit sur un ton bref et pourtant fort poli, l’employé galonné.

– Nous allons à Marseille, répondit Jacques de Vertpré… De là nous voudrions gagner la Normandie par mer et débarquer aussi près que possible de Saint-Lo.

– Très bien, messieurs, la chose est des plus simples. Encore trois semaines, et vous serez dans la capitale de la Provence. Trois jours après vous pourrez accoster à Granville ; et de là, il n’y a pas bien loin pour aller par terre à Saint-Lo.

– Oh ! les bateaux vont bien vite maintenant, dit Philippe Martinvast.

Puis, après avoir réfléchi un instant.

– Toutefois, trois jours pour aller de Marseille à Granville par mer, cela me paraît un peu court. Ai-je bien entendu, monsieur le commissaire, vous avez dit trois jours ?

– Oui, trois jours.

Malgré cette affirmation, les jeunes gens ne paraissaient pas convaincus, et restaient très perplexes. Alors le commissaire, s’avisant de l’ignorance dans laquelle ils étaient restés sur les évènements récents, leur dit :

– Ah ! c’est vrai. Vous ne le savez sans doute pas. Nous avons maintenant le canal des Deux-Mers.

Ici nouvelle secousse chez nos voyageurs. – Nous en faisons encore une fois mention en passant, mais nous prévenons le lecteur, qu’à l’avenir, nous ne nous arrêterons plus à noter chacun de leurs tressaillements. À la longue, d’ailleurs, ils apprirent sans sourciller les choses les plus extraordinaires.

– Eh quoi ! s’écrièrent-ils l’un et l’autre, il est donc fait ce fameux canal ?

Et Jacques de Vertpré ajouta :

– Est-ce le grand Ferdinand qui l’a créé ?

– Comment, le grand Ferdinand ?

– Je veux dire Ferdinand de Lesseps :

– Non. C’est la Confédération.

– Quelle Confédération ?

– Mais la Confédération française, parbleu !

Silence des deux amis. – Ceux-ci ne se rendaient pas bien compte de ce que pouvait être la Confédération française. Néanmoins ils ne voulaient pas, à peine embarqués, importuner leur interlocuteur par de trop nombreuses questions.

Celui-ci, se doutant de leur état d’esprit, continua :

– Eh bien ! voici, pour que vous le sachiez, dès à présent, comment nous sommes organisés là-bas. La République, en un certain nombre d’années, nous a amenés à l’état fédératif… Nous avons commencé par ce qu’on appelait le socialisme d’État. L’État faisait tout. Il instruisait, fabriquait, construisait, faisait le commerce, etc… Ce fut le beau temps de la bureaucratie… Mais ce régime ne dura pas. Il était trop complexe. Le niveau qu’il faisait peser sur tous les échantillons de la race, sur toutes les parcelles du territoire, était tyrannique et étouffant.

Par réaction contre la centralisation, on alla à l’émiettement. À la grande unité de l’État on substitua la petite unité de la commune, et à son tour ce fut la commune qui fit tout. Au lieu d’un joug unique et national, les Français eurent à supporter un joug communal, le plus souvent vexatoire et arbitraire.

Mais les communes elles-mêmes se trouvèrent très mal de cette omnipotence. Les municipalités citadines opprimèrent les municipalités rurales, et entre les villes il y eut souvent des guerres, soit fiscales, soit même à main armée.

Avec le temps, nous sommes arrivés à une sorte de transaction entre ces deux systèmes. – Il n’y avait pas lieu de s’opposer à la prédominance des villes sur les campagnes. Par l’effet des communications faciles et rapides, les villes augmentaient, se remplissaient… Paris surtout devenait colossal… Les villages au contraire se vidaient. Il y avait bien encore dans la plaine des chantiers, soit industriels, soit agricoles, mars plus d’agglomérations vraiment sédentaires… C’est des villes aussi, que venait, en toutes choses, l’impulsion, le mot d’ordre… Comme dans une entreprise industrielle dont les constructions sont quelquefois très vastes, l’intelligence et la volonté, se trouvent concentrées dans un étroit bureau, d’où émanent le commandement et le contrôle ; de même dans chaque région, la vie commerciale, administrative et mondaine se concrétait et s’accumulait dans des chefs-lieux naturels, ces chefs-lieux convergeant eux-mêmes vers un centre plus important. En un mot, la vie se raréfiait à la périphérie du corps social et devenait plus intense dans les centres organiques.

Ce mouvement sans cesse grandissant mit en évidence des inconvénients auxquels il fallut bientôt chercher un remède. La plupart des communes rurales, à cause de la petitesse de leur territoire et du nombre restreint de leurs habitants, n’offraient plus un champ assez vaste pour une association désireuse de prospérer. D’un autre côté les intérêts d’une localité étaient presque toujours mêlés à ceux d’une localité voisine. Cette complication était fertile en embarras… On résolut, pour y parer, de supprimer l’autonomie communale, et la première unité sociale, le premier degré de la hiérarchie administrative, fut le canton. C’est au chef-lieu de canton que se trouvèrent fixés les agents actifs de tous les services d’utilité publique, police, arbitrage, instruction, force armée, assistance, contribution sociale, voirie, santé, incinération, etc…

En même temps le principe de l’égalité était absolument méconnu entre les anciennes communes. On comprit que ce principe, si cher aux habitants pris individuellement, devait, sous peine d’inconséquence grave, être appliqué aux groupes locaux. On conçoit en effet sans peine, qu’un citoyen faisant partie d’un groupe sans importance, n’est plus sur le pied de l’égalité avec un citoyen appartenant à un groupe considérable, riche et influent. On ne pouvait songer pourtant à établir entre les cantons une égalité mathématique et permanente… L’identité, qui est l’idéal de la démocratie, ne saurait évidemment être absolument réalisée, non plus pour les êtres sociaux que pour les individus… En règle générale, la loi de l’égalité ne peut trouver qu’une application restreinte et relative dans la détermination d’un maximum. C’est ce qui eut lieu pour le canton.

On fixa un maximum d’habitants assez élevé… vingt-cinq mille, si je ne me trompe… passé lequel, le canton devait être partagé en deux… De plus on tint compte, dans la nouvelle carte administrative qui fut dressée, du rapport de la densité de la population avec l’étendue du territoire habité. Et le maximum légal s’éleva en proportion de la densité, si bien que dans les grandes villes, le maximum cantonal peut monter, je le crois bien, jusqu’à cinquante mille habitants et même plus haut.

Le commissaire en était là de ses explications, quand un matelot du bord vint lui dire qu’on demandait à lui parler au salon des dames.

Il s’excusa auprès de ses auditeurs.

– Pardon, dit-il, je sais, qui m’appelle. C’est Mme Fanny Listor, une Parisienne, venue il y a quelques mois à Madagascar, en compagnie d’un négociant avec lequel elle avait contracté un engagement conjugal. La vie commune ayant cessé de lui plaire, elle se rapatrie avec ses deux enfants, aux frais de son dernier époux, et il ne se passe pas de jour qu’elle n’ait quelque chose à me demander.

En disant cela, le commissaire ne pouvait s’empêcher de sourire. « Les femmes, avait-il l’air de dire, vous le savez bien, il faut toujours qu’on s’occupe d’elles… »

– Mais je reviendrai bientôt, ajouta-t-il, et nous recauserons.

– Très volontiers, répartit Philippe, car jusqu’ici franchement nous ne voyons pas bien encore comment fonctionne la Confédération.

– Nous en reparlerons, soyez tranquilles, fit le commissaire.

Et, entraînant avec lui les deux jeunes gens dans la direction de l’escalier :

– Qu’il vous suffise pour le moment de savoir que la France actuelle est avant tout un faisceau de cantons, une association formée entre des groupes d’habitants, dont l’effectif est limité par la Constitution elle-même. Sur ce, à bientôt.

Et il disparut dans l’escalier de fer qui conduisait au salon, laissant nos deux amis assez incertains du jugement qu’ils devaient porter sur ce qu’ils venaient ainsi d’apprendre.

VII

Philippe et Jacques revinrent sur leurs pas et se dirigèrent vers la bordure du navire. Comme ils se penchaient pour s’y accouder leurs yeux se rencontrèrent, et leurs visages un moment contractés par la réflexion, se dilatèrent du même coup dans un mouvement de maligne gaieté.

– Oh ! nous allons, je crois, en voir de drôles, s’exclama Philippe en éclatant.

– Nous en verrons de toutes les couleurs, répondit Jacques. – As-tu remarqué ce que le commissaire nous a dit et propos de la belle madame Listor ?

– Comment sais-tu qu’elle est belle d’abord ?

– Je m’en doute un peu, d’après l’attitude du commissaire. Dis-moi. J’ai cru déjà comprendre que la pratique de l’union libre fait partie des nouvelles mœurs matrimoniales. As-tu remarqué ce détail ?

– Cela ne m’étonnerait pas, répondit Philippe… Dès lors que le divorce a été admis, j’entends un divorce facile, pas trop cher, pas trop compliqué et pouvant bientôt résulter du simple consentement mutuel, c’en devait être fait du mariage, je veux dire de l’indissolubilité et de l’unité du pacte matrimonial… Les Français, aujourd’hui comme jadis, ne s’arrêtent pas sans doute à mi-chemin. Qu’il s’agisse de religion ou de famille, ils sont toujours hommes à aller d’un extrême à l’autre. Oh ! ce ne sont pas eux qui, en matière de dogme, auraient jamais su se fixer à point nommé, à la halte commode du protestantisme. Ils n’ont pas dû, j’imagine, s’arrêter non plus en matière d’association conjugale, à la barrière artificielle du divorce judiciaire… Croyance complète ou incrédulité absolue ; indissolubilité matrimoniale ou liberté entière. – C’est simple, élémentaire comme conception et comme raisonnement ; mais pour être logique, c’est logique… Reste à savoir comment ils se sont accommodés en pratique de cette innovation plus que téméraire.

– Voyons, Philippe, répliqua Jacques, les hommes ne sont pourtant pas des animaux, pour s’accoupler ainsi au hasard de leurs impulsions naturelles et sans souci bien arrêté de leur progéniture. Créés par Dieu pour devenir des anges après leur vie mortelle, rachetés par lui du péché originel et doués d’une âme divine, ils ne sauraient s’abandonner à l’amour, sans faire intervenir à côté du représentant de la loi civile, le représentant de la religion.

– Évidemment, dit Philippe, en élevant la voix. Ah ! je suis bien de ton avis…

Il partageait effectivement en cette matière toutes les convictions de son compagnon. Et pourtant en lui-même il ne pouvait s’empêcher de penser qu’entre les hommes et les animaux, il subsiste en définitive quelque analogie ; que cette analogie se remarque dans les tendances et les nécessités de leur vie. – L’amour demande-t-il impérieusement à être précédé ou accompagné de formalités pieuses ou légales ? – Les jeunes gens ne s’aiment-ils en réalité qu’en vue de se procurer des enfants ? – Si Philippe avait voulu aller au fond de sa conscience, il y aurait peut-être trouvé quelques doutes sur tous ces points.

La mer était fort belle. Nos jeunes cousins se laissèrent aller un moment à en contempler l’azur infini. – Au loin des poissons volants apparaissaient de temps à autre, faisant des ricochets au-dessus de l’eau. Dans le sillage du navire, de grands oiseaux gris trempaient leurs ailes, accompagnant leurs mouvements de cris plaintifs. – La brise était à peine sensible malgré la vitesse du navire. – Partout, dans l’alentour, régnaient une lumière intense et un silence profond.

Au bout d’un moment ils se mirent à aller et venir sur le pont.

À chacune des extrémités du navire, il y avait une tente.

– Celle de l’avant était pleine de population noire ; c’étaient des nègres, des négresses et des négrillons, le tout entassé pêle-mêle. Cette catégorie de passagers avait dans l’entrepont un quartier spécial pour manger et dormir. L’abri sous lequel ils étaient étendus à l’extérieur, leur servait seulement à prendre l’air. – Les deux cousins ne furent nullement étonnés de la présence de ces naturels africains, dont les congénères tiennent une grande place dans la population du royaume de Bourbon.

Sous l’autre tente, à l’arrière, étaient quelques passagers de race blanche. Jacques et Philippe allèrent bientôt s’y asseoir. – Par un heureux hasard, les voyageurs qui s’y trouvaient réunis étaient presque tous des Français. – Il est vrai que le paquebot avait levé l’ancre à Tamatave et n’avait encore fait d’autre escale que celle de Saint-Denis. Le fait n’avait donc rien d’étonnant.

Ces passagers, à première vue, semblaient tous appartenir au sexe fort. Leur costume se composait indistinctement d’une large vareuse, d’une culotte bouffante et d’une paire de jambières. Cependant, en observant certains visages qui se retournaient vers eux, en remarquant mieux les attitudes et les tournures des assistants, Philippe et Jacques ne tardèrent pas à constater qu’un certain nombre de femmes se trouvaient mêlées à l’assistance. Celles-ci portaient seulement des étoffes un peu plus claires ; et leur coiffure était plus compliquée, chez celles au moins qui avaient les cheveux longs, car quelques-unes d’entre elles semblaient les porter assez courts, à l’instar des hommes.

Les sujets du roi de Bourbon ne purent s’empêcher, tout en faisant ces remarques, d’échanger entre eux un sourire. En même temps pour se donner une contenance, ils s’emparaient des journaux déposés sur une table, vis-à-vis d’eux.

– Des cantinières, mon cousin… il n’y a plus que ça, dit Philippe à voix basse en se penchant vers Jacques, la bouche dissimulée derrière une gazette.

– Ni hommes, ni femmes, répondit Jacques, tous Annamites.

Et ils se mirent à parcourir les feuilles publiques. Justement l’un et l’autre étaient assez friands de journalisme. Jacques était même propriétaire, dans le district de Saint-André, où il avait une résidence, d’une petite feuille hebdomadaire. Dans cette feuille qui s’appelait l’Étendard de Saint-André il soutenait avec ardeur, contre les premiers fauteurs du libéralisme renaissant, les principes du droit divin et de la monarchie autoritaire.

Les premiers journaux qui passèrent sous leurs yeux étaient de Madagascar. Nos jeunes gens comprirent de suite que cette possession, après avoir été longtemps gouvernée comme un pays conquis, était sur le point d’arriver à cette période de développement où les colonies s’administrent elles-mêmes, ne conservant avec la métropole d’autres relations que celles qui résultent de l’affinité des races et de la communauté des intérêts.

Ils avaient hâte d’arriver aux journaux français. – Dès l’abord ce qu’ils remarquèrent, ce fut leur volume et aussi leur étendue. Nos amis n’avaient aucune idée de ces fascicules à pages nombreuses, sous la forme desquels la plupart de nos feuilles quotidiennes se présentent aujourd’hui en public. Ce qui les frappa tout autant, ce fut leur bas prix. Au numéro, ils ne coûtaient presque rien et, à l’abonnement, encore bien moins.

« Évidemment, se dit en lui-même Jacques de Vertpré, les journalistes français travaillent sur le velours ; ils vivent de leurs insertions et peut-être distribuent-ils gratuitement leurs épreuves humides au coin des rues ; les nouvelles, les cancans et les réflexions n’ayant plus d’autre but sans doute que de servir de véhicule aux réclames largement payées. »

Tout en parcourant ces papiers divers, ils cherchaient l’un et l’autre à mettre la main sur quelques-unes des publications qui existaient au moment de l’émigration et dont les récits de leurs pères leur avaient parlé. Ils n’en trouvaient pas. – Tous titres nouveaux, insignifiants ou bizarres, empruntés le plus souvent à une profession ou à une localité.

Jacques allait entamer la lecture méthodique de l’Express, grand journal de Paris, quand, sous une revue à couverture ponceau, qui n’était autre que la vieille Revue des Deux-Mondes, il avisa un simple feuillet jaune clair, d’un format moyen, dont le titre commençait par un F.

Il s’efforça de soulever la Revue quelque peu, et les quatre lettres : F i g a apparurent à son regard curieux. À n’en pas douter, il avait devant lui le Figaro, si cher aux fondateurs de la colonie de Bourbon, et dont quelques numéros, légèrement expurgés, se trouvent déposés au musée de Saint-Denis. – Il réussit enfin à déplacer l’imposante Revue. – Effectivement, c’était le Figaro, avec un sous-titre toutefois : Figaro, journal sans réclame.

« Ah ! il y a donc, se dit Jacques, deux sortes de journaux, le journal de simple publicité sans doute, et le journal d’informations… Tiens, tiens, et le journal de propagande et de vulgarisation, qu’en fait-on ? la profession de journaliste serait-elle devenue purement commerciale ?… Et les apôtres, ceux qui de droite et de gauche semaient la bonne parole, sincère et désintéressée, comment opèrent-ils maintenant ? »

Le journal le Figaro était donc désormais un simple bulletin de nouvelles. Très léger, très court. On en servait trois éditions par jour.

– Eh là ! un article en grosses lettres. Qu’est-ce donc ?… « Derniers détails sur la chute à plat du ballon le Zénith… » Jacques de Vertpré se disposait à parcourir rapidement les diverses péripéties de cette catastrophe, d’un genre tout nouveau pour lui, lorsqu’une certaine sensation se produisit tout à coup sous la tente.

Nos deux amis durent en même temps cesser leur lecture.

VIII

C’était Mme Fanny Listor qui entrait, accompagnée du commissaire.

Mme Listor était remontée de sa cabine en toilette de ville, car l’heure du repas du soir était proche. Elle avait fait deux fois, sous son ombrelle, le tour du navire, et maintenant, elle venait se mêler à la société du bord. – Ses enfants, accompagnés d’une gouvernante, la suivaient en jouant.

Quand elle apparut à l’entrée de la tente, elle était en conversation avec le commissaire. Elle parlait sur un ton assez élevé, comme une personne indifférente à la présence des tiers ; et en ce moment elle s’amusait d’un petit nègre qu’elle avait rencontré sur son passage, faisant la chasse aux mouches. Elle lui avait demandé s’il voulait entrer à son service comme « groom », et l’enfant, qui ne comprenait pas bien son langage, ne lui avait répondu que par un sourire embarrassé et béat.

– Comme ils sont drôles, ces jolis enfants d’ébène ! disait-elle en se penchant pour pénétrer dans la salle de lecture.

À sa voix musicale et sonore, bien connue sans doute des personnes présentes, la plupart des passagers se levèrent pour aller au-devant d’elle et lui serrer la main. Ceux qui n’étaient pas avec la nouvelle venue en relations de courtoisie, suivaient des yeux ses mouvements. Involontairement Philippe et Jacques participèrent aussitôt à l’attention générale.

En un moment, Mme Listor devint le centre du petit salon improvisé. Il n’y avait plus qu’elle sous la tente. On lui parlait de sa santé, de celle de ses enfants, des divers incidents de la vie du bord. Elle répondait à tout sur un ton enjoué, avec une aisance charmante, sans la moindre banalité.

Les deux cousins s’étant levés à leur tour, le commissaire vint à eux pour les présenter à la jeune femme.

– Voici, madame, lui dit-il, les deux voyageurs embarqués à Saint-Denis. Ce sont les premiers habitants de l’île Bourbon qui se soient décidés à franchir les mers pour venir visiter la patrie de leurs aïeux.

– Fort bien, messieurs, dit Mme Listor après un rapide coup d’œil d’inspection. Je suis charmé de votre rencontre… Vous êtes nos compatriotes… La France d’aujourd’hui est bien différente, sans doute, de celle que vous avez fondée là-bas. Mais, n’ayez crainte, vous y serez bien reçus.

Tandis qu’elle parlait, Philippe et Jacques se sentaient comme enveloppés eux-mêmes du charme qui se dégageait de sa personne. Son regard lumineux et doux allait droit à leurs yeux, sans affectation, ni réserve, et elle leur témoignait de son intérêt par une poignée de main tout à fait cordiale.

Mme Listor ne portait pas le costume que nous avons décrit tout à l’heure, costume commun aux deux sexes ; elle était vêtue, comme les mères, d’une robe drapée à l’antique et serrée à mi-corps par une ceinture. De l’échancrure du corsage, son cou d’ivoire s’élançait, gracieux et ferme, pareil à une tige printanière, faite de soleil et de rosée. – Pas un bijou. – Deux bouquets seulement, formés de baies rouges cueillies à Madagascar, l’un entre les seins, l’autre sur le grand chapeau à plume qui ombrageait sa noire chevelure.

Elle alla s’asseoir sur le divan à côté d’un vieillard à longue barbe blanche, qui n’était autre que le médecin du navire, le docteur Priot.

Et à son tour, le capitaine fit son entrée. – Évidemment, l’heure du souper était imminente. Le maître d’hôtel avait l’habitude de guetter l’arrivée du chef de navire pour mettre en branle la cloche d’appel.

Incontinent, celle-ci se mit à sonner à toute volée, jetant sa note paie dans l’immensité silencieuse.

Tandis que le délité commençait, de la tente vers la salle à manger, Jacques et Philippe se rapprochèrent du capitaine pour le saluer.

– Ah ! vous voilà, leur dit ce dernier, dès qu’il les eut vus se diriger vers lui. Précisément je vous cherchais. Mon grand-père m’a souvent raconté qu’un grand-oncle à lui avait fait partie de l’Émigration religieuse de 1891. Ce grand-oncle était abbé dans les environs de Marseille et s’occupait principalement d’organiser des pèlerinages en Terre-Sainte… Il n’y avait pas encore de gare à Jérusalem dans ce temps-là, et c’était un voyage compliqué que celui de la Palestine… Mais il aimait ça ; c’était, dans son genre, un aventurier… aussi, lorsqu’il fut question d’aller s’installer à Bourbon, il fut le premier parmi les Marseillais, à s’inscrire… Il s’appelait le père Bénédict. En avez-vous entendu parler ?

– Parbleu ! répondit Jacques. Le père Bénédict a laissé dans l’île un nom populaire. Il a fondé un ordre de missionnaires. Et sur le plus haut des pics volcaniques de la province sous le vent, il a érigé une statue colossale à Notre-Dame de la Garde, laquelle est, à l’heure qu’il est, l’objet d’un pèlerinage très suivi.

– Ah ! je le reconnais bien là, répartit le capitaine. Il a dû mourir content, le brave abbé Bénédict.

IX

Le capitaine Tropez n’était pas un loup de mer. C’était un officier instruit, très bon manœuvrier, qui, une fois descendu de sa passerelle, était le plus aimable et le plus liant des hommes. Son bord était à ses yeux comme un salon de famille doit il devait être le trait d’union ; et nous devons dire qu’il s’acquittait de cette mission avec beaucoup de tact et d’esprit, mettant dans ses explications sur les choses de la mer autant de bonne volonté que de précision, s’intéressant sincèrement d’autre part aux récits et aux observations des passagers.

Aussi les repas qu’il présidait étaient-ils ordinairement agrémentés par une franche cordialité. Les conversations y étaient suivies par tous les assistants ; et, à la fin, il n’était pas rare de voir régner parmi eux une heureuse gaieté, ce qui aurait pu faire penser que les convives étaient des amis, se connaissant de longue date.

Ce jour-là, l’entretien roula principalement sur l’état actuel des différents pays de l’Europe. Chacun se prêtait à l’envi à mettre les deux Bourbonnais au courant de ce qui s’était passé depuis un grand siècle, et à les préparer ainsi aux spectacles qu’ils allaient avoir bientôt sous les yeux. Ceux-ci ne posaient guère de questions, mais ils accueillaient avec tant de curiosité et de reconnaissance ce qu’on leur disait, que les autres allaient au-devant de leurs interrogations.

Le capitaine les avait gracieusement placés à ses côtés, de sorte qu’ils ne perdaient pas un mot de ce qu’il disait. En face du capitaine était le commissaire, ayant à sa droite Mme Listor, et à sa gauche une autre dame, celle-ci habillée suivant la forme masculine, teint mat, regard fort intelligent et très mobile, expression un peu inquiète.

Le souper était fort bien servi par des noirs.

– Il ne faudra pas vous étonner, dit le capitaine, si vous trouvez en France beaucoup de nègres et de Chinois. Actuellement, presque tous les emplois domestiques et les travaux de corvée sont entre leurs mains. Vous en verrez sur les quais des ports, aux abords des gares de chemin de fer, dans les couloirs des hôtels, dans les demeures des particuliers, dans les mines de houille, partout où se rencontre une tâche ingrate, indigne d’un citoyen électeur.

Il s’est formé, ajouta-t-il, des sociétés d’émigration qui nous amènent en quantité suffisante d’Afrique et d’Asie, le personnel servant dont nous avons besoin. Le groupe noir que vous avez remarqué à l’avant du navire, n’est rien autre chose qu’un essaim de serviteurs, dirigés vers un bureau de placement de Lyon.

L’État contrôle et subventionne ces sociétés. Il les contrôle dans l’intérêt des principes humanitaires, pour que le personnel ainsi importé ne soit pas soumis à de mauvais traitements. Il les subventionne, car il a trouvé dans leur trafic une garantie de paix intérieure. Sa subvention affecte la forme que vous retrouverez dans toutes les entreprises fonctionnant avec le concours de l’État. Celui-ci garantit un certain revenu et prend une certaine part dans les bénéfices, quand il y en a.

Les « coolies » – c’est le nom général sous lequel nous désignons aujourd’hui ces étrangers, Chinois et autres, – les coolies, dis-je, doivent à leur transporteur le prix de leur aller et de leur retour. Cette dette acquittée, ils disposent librement de leur personne et de leur pécule. Toutefois ils ne peuvent jamais devenir citoyens français ; et, en cas de nécessité, c’est-à-dire s’ils se conduisent mal ou s’ils sont trop nombreux, ils peuvent être rapatriés d’office.

Jacques et Philippe écoutaient avec beaucoup d’intérêt les paroles qui sortaient de la bouche du capitaine.

– Je comprends bien, dit Jacques qu’on refuse à ces étrangers le titre de citoyens français, car une nation, pour être homogène, doit autant que possible se composer d’individus de même race, de même constitution physique, et vous ajouteriez sans doute, vous capitaine… de même cerveau… Or, entre un Soudanais et un Poitevin, par exemple, il y a un abîme que plusieurs générations de Soudanais vivant en France ou de Poitevins vivant au Soudan, ne suffiraient pas à combler. – Mais supposez par hasard qu’un nègre très éduqué ou un Chinois exceptionnellement lettré, vienne s’asseoir au foyer de la France, et lui demander d’être admis dans sa nationalité, les repousserez-vous ?

La petite dame habillée en homme, qui était à la gauche du commissaire, voulait prendre la parole pour répondre ; mais le capitaine, la prévenant d’un geste rapide, exposa que dans ce cas, la naturalisation ne serait pas refusée.

– Tous les étrangers, continua-t-il, qui viennent en France à leurs frais, peuvent demander et obtenir la nationalité… Toutefois, je dois le dire, les conditions qui leur sont imposées sont différentes, suivant leur origine. Il y a une échelle pour la naturalisation, comme pour bien d’autres choses. Plus l’affinité de race est grande entre les Français et la nation à laquelle appartient le candidat, plus la naturalisation est facile… En outre il y a des cas de naturalisation exceptionnelle, basés sur le mérite individuel de l’étranger qui demande à être Français.

– Fort bien, dit Jacques, mais pour ne parler que des émigrants de race noire, ou de race jaune, que faites-vous des enfants qui leur viennent pendant leur séjour en France ?

– Nous faisons ce que nous pouvons pour que ces étrangers se reproduisent entre eux ; et leur descendance suit le sort qui leur est fait à eux-mêmes… À cette fin, les sociétés d’immigration doivent amener à peu près autant de femmes que d’hommes… Arrives en France, les coolies trouvent des lieux de réunion organisés spécialement dans leur intérêt, des maternités, des crèches, des écoles et des hôpitaux qui leur sont réservés.

En fait, chers messieurs, il y a fort peu de métis, les mœurs étaient tout à fait contraires au mélange de sang. Ceux qui naissent dans cette condition sont comme les bâtards de la nouvelle civilisation. Ils sont Français, mais ils ne jouissent que d’une considération restreinte. Jusqu’à présent ils ne représentent heureusement dans la population qu’un élément insignifiant, et on peut dire, qu’au point de vue de l’influence, ils ne comptent pas.

Il se peut, qu’avec le temps, nous voyons s’élever chez nous des questions comme celles qui divisent les républiques d’Amérique, je veux dire des questions de couleur, questions plus ardues encore que les conflits auxquels sont exposés les partis politiques ; mais nous n’en sommes pas là jusqu’aujourd’hui.

À ce moment Jacques reprit la parole.

– Je vous avoue, observa-t-il, que cette intrusion d’hommes jaunes ou noirs au beau pays de Gaule me gâte à l’avance un peu mon horizon. J’y vois comme une nouvelle invasion de barbares, opérée par la voie des chemins de fer et des steamboats, avec la complicité de l’envahi. Et je me demande ce que vaudront à la longue, dans l’esprit de ces nouveaux venus et de leurs descendants, le souvenir de Vercingétorix ou de Jeanne d’Arc, la légende architecturale de nos vieilles cathédrales et de nos palais, la gloire de nos savants, de nos saints et de nos héros.

Le capitaine remarqua avec satisfaction que son interlocuteur, tout en faisant ainsi des réserves, considérait néanmoins la France comme son propre pays, et qu’il n’avait en aucune façon répudié sa part d’héritage, dans le patrimoine commun des traditions enregistrées par l’histoire.

– Il est certain, répondit-il, que sous ce rapport notre pays a beaucoup changé. Nous ne sommes plus au temps où les Parisiens ne connaissaient d’autre nègre que celui du faubourg Saint-Denis, et où le colonel Tchenkitong ébahissait nos compatriotes en leur montrant qu’un Chinois pouvait avoir de l’esprit. Il y a eu depuis lors entre les peuples un véritable chassé-croisé. Et nous, le croirez-vous, nous sommes devenus voyageurs, colonisateurs, polyglottes…

Les deux cousins écarquillaient leurs yeux, ils n’en pouvaient croire leurs oreilles. Leur étonnement était si bien peint sur leur visage, que le capitaine s’arrêta un moment.

– Et pourquoi pas ? continua-t-il. Il y avait une là nouvelle habitude à prendre, une mode à implanter. Ce fut vite fait, je vous assure, grâce à l’impulsion donnée par l’État, par l’Université, par les villes, et par les associations… Aujourd’hui nous nous approchons de l’Angleterre pour l’importance du commerce extérieur, et nous avons hors de la métropole plusieurs millions de nationaux.

L’emploi que nous avons fait des étrangers pour nos services inférieurs, a été précisément l’une des conséquences du grand essor donné aux communications internationales.

Nous y avons trouvé, vous ai-je dit, une garantie d’amélioration sociale… En déchargeant les citoyens de l’accomplissement de professions pénibles et humiliantes, nous avons haussé le niveau du corps électoral, c’est-à-dire de la nation, et diminué l’écart inévitable qui sépare encore parmi nous, les plus élevés des plus humbles… Ces derniers ont déjà tout lieu de n’être pas mécontents… Ceux que la fatalité force accidentellement à déchoir, tombent moins bas désormais. La paix, la cordialité, le sentiment de la solidarité se maintiennent ainsi plus sûrement dans le pays légal.

Ce n’est pas à dire, ajouta en souriant le capitaine, que les membres de notre démocratie soient tous devenus des gentilshommes, comme vous, messieurs les Bourbonnais. Ils sont néanmoins tous très policés, et d’autre part on peut affirmer, qu’à tout prendre, ils ont lieu d’être satisfaits de leur sort. La meilleure raison en est que chacun, en règle générale, est employé suivant ses aptitudes naturelles et travaille selon son goût.

– Ah ! vraiment, et le service militaire obligatoire qu’en faites-vous ?

– Le service militaire ! la conscription ! il y a belle lurette que toutes ces corvées du Moyen Âge n’existent plus, mon cher monsieur. On n’est plus marin, ni soldat malgré soi aujourd’hui… Mais il y en aurait trop long à vous dire sur ce sujet… N’est-il pas vrai Madame Myrtil ?

En terminant, le capitaine se retourna vers la petite dame qui déjà avait voulu, comme nous l’avons dit, intervenir dans la conversation.

Cette jeune femme avait suivi assez longtemps le colloque avec intérêt ; mais elle commençait maintenant à prendre un certain air ennuyé qui ne pouvait échapper au capitaine.

Il était bon, pour elle d’abord, et sans doute aussi pour les autres convives, d’opérer une diversion.

Voilà pourquoi le capitaine jetait ainsi brusquement la balle à la voisine de gauche du commissaire.

X

Rosa Myrtil pouvait avoir de vingt-deux à vingt-quatre ans. Elle appartenait à une troupe lyrique qui avait été donner des représentations à Tananarive. Son engagement terminé, elle avait fait dans un yacht, un voyage de circumnavigation autour de Madagascar, en compagnie d’un jeune créole ; et maintenant elle revenait seule en France, se dirigeant vers Paris.

Depuis quelque temps déjà elle cherchait, comme nous l’avons vu, à prendre part à l’entretien engagé entre le capitaine et nos deux cousins. Aussi s’empressa-t-elle de saisir au vol l’occasion qui lui était offerte d’y intervenir.

– Nous ferions mieux en effet, dit-elle tout d’abord, de mettre ces messieurs au courant de ce qui a trait à l’art, au théâtre et à la condition des femmes ; ce serait plus amusant, il me semble, et nous pourrions dire notre mot.

– C’est aussi mon avis, dit de son côté Mme Listor. Il y aurait là vraiment un service à rendre à nos aimables compagnons.

Jacques de Vertpré observa en souriant qu’ils ne demandaient pas mieux, son cousin et lui, que d’avoir sur ces différents sujets quelques notions préliminaires.

– Déjà nous croyons savoir, ajouta-t-il, que le mariage n’est plus dans les mœurs, n’est-il pas vrai ?

– Non, plus du tout, répondit Mme Myrtil en élevant la voix. Le mariage tel qu’on l’entendait jadis n’a même plus d’existence légale… Il avait été imaginé surtout, il faut le dire, dans l’intérêt des enfants. Or, aujourd’hui, le sort des enfants est réglé à part ; il est complètement assuré en dehors de la famille.