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Ce premier roman d'Émile Zola est le récit adressé à ses amis restés en Provence d'un jeune provincial venu chercher la gloire et l'amour à Paris. Son échec est complet : sans travail, il se est contraint d'héberger une fille des rues qu'il va finir par aimer.
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Seitenzahl: 235
Veröffentlichungsjahr: 2020
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Emile Zola
Cinq titres précèdent le cycle des Rougon-Macquart : La Confession de Claude (1865), Le Vœu d'une morte (1866), Les Mystères de Marseille (1867), Thérèse Raquin (1867) et Madeleine Férat (1868).
Émile Zola est né à Paris. Sa mère, Émilie, appartient à une famille beauceronne ; son père, François, originaire de Venise, est ingénieur. L’enfance de Zola se passe à Aix-en-Provence, où son père dirige la construction d’un barrage et d’un canal d’alimentation en eau qui portera son nom. En 1847, François Zola meurt, laissant une femme bien démunie, victime des malhonnêtetés de la société du canal Zola. La disparition du père est un élément fondateur du parcours de Zola : il aura toujours à cœur de se battre, de construire lui aussi de grandes œuvres, d’être, à sa manière, un bâtisseur. Le jeune Émile fréquente le collège d’Aix, où Paul Cézanne est son ami. Admirateur de Hugo, de Musset, comme les jeunes gens de sa génération, Zola s’essaie à l’écriture poétique. C’est aussi la période heureuse des parties de campagne entre amis, dont Les Contes à Ninon et L’œuvre conservent quelques échos. Cependant Zola rejoint sa mère récemment emménagée à Paris. Il y fréquente le lycée Saint-Louis, mais l’adaptation n’est pas aisée, et le déracinement génère beaucoup de souffrances. Il échoue finalement au baccalauréat. Il connaît alors quelques années de misère et une vie de bohème, au Quartier latin. Il occupe divers emplois, de 1860 à 1862. C’est aussi l’époque où il lit Michelet, George Sand, Shakespeare, Montaigne, où il découvre la marginalité et rencontre le monde du Paris populaire et miséreux ; l’écriture poétique lui évite un anéantissement progressif.
Fort heureusement, il trouve un emploi à la maison d’édition Hachette, où il devient très vite responsable du service de la publicité, c’est-à-dire attaché de presse. Zola apprend beaucoup durant les quatre années passées dans ce haut lieu d’opposition républicaine à Napoléon III. En contact avec le monde de la presse, il en découvre les rouages, et les personnalités. Chez Hachette, foyer de la pensée positiviste et libérale, le jeune Zola fait des rencontres déterminantes pour ses conceptions futures de la littérature et du travail de l’écrivain. Il y côtoie Paul Féval, Jules Verne, mais aussi Littré, dont le Dictionnaire est une des gloires de la maison. Ce fervent positiviste, premier vulgarisateur de la philosophie d’Auguste Comte, impressionne par sa force de travail ; il y a là, à n’en pas douter, un modèle d’acharnement à la tâche pour le jeune Zola – nulla dies sine linea sera sa devise. Il rencontre aussi Taine, dont il admire les recherches et leur apport à la critique littéraire. Il incarne à ses yeux l’esprit moderne fait de science, d’analyse, de méthode. C’est aussi le moment où il découvre véritablement Stendhal et Flaubert. L’heure n’est plus à la poésie romantique. Il change de cap et écrit les Contes à Ninon (1864) puis un roman, La Confession de Claude (1865), encore teintée de romantisme. En contact avec la presse, Zola commence aussi une carrière parallèle de journaliste. Il collabore notamment au Salut public de Lyon, dans lequel il publie une étude élogieuse de Germinie Lacerteux des Goncourt, dont il méditera l’enseignement pour Thérèse Raquin.
Fin janvier 1866, il quitte la maison Hachette pour vivre (parfois difficilement) de sa plume. Dans L’Événement, dirigé par Villemessant, le fondateur du Figaro, Zola assure une chronique régulière, « Les livres d’aujourd’hui et de demain », et donne un compte rendu du Salon de peinture. Il prend la défense de Manet, de Courbet, pour une nouvelle conception de la peinture, éloignée de l’idéalisme et des bienséances de l’académisme. Parfum de scandale, déjà : les lecteurs commencent à se désabonner... Zola ne désarme pas ; il publie en recueil ses articles de critique d’art, Mon Salon, et ses articles de critique littéraire, Mes Haines. Son second roman, Le Vœu d’une morte, ne connaît aucun succès. Mais il vit mieux, rencontre Alexandrine Meley, qui devient sa compagne et qu’il épousera en 1870. Ses amis sont essentiellement des peintres, Cézanne, Pissaro, Manet, qu’il rencontre au café Guerbois.
Sa véritable entrée dans l’écriture romanesque se fait avec Thérèse Raquin, en 1867, roman noir, drame, étude physiologique d’une névrose. À la manière des Goncourt, Zola étudie un cas médical, transposant dans le domaine littéraire l’observation et l’analyse des réactions du corps humain et du déterminisme qui les régit. On ne pouvait rêver entrée plus fracassante dans « la République des Lettres ». La réception de Thérèse Raquin et de cette « littérature putride », selon l’expression d’Ulbach dans Le Figaro, oblige Zola à s’expliquer dans une préface à la seconde édition du roman, en 1868. Il publie également un roman feuilleton, Les Mystères de Marseille, dont le titre même dit sa parenté avec Eugène Sue, et enfin Madeleine Férat qui clôt en quelque sorte le premier cycle de romans, consacré à la femme et au couple.
Zola songe déjà à une grande fresque, dans la veine de La Comédie humaine. Il accumule les notes, les lectures scientifiques, et pense à élaborer « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », celle des Rougon-Macquart. Après l’étude des tempéraments dans Thérèse Raquin, celle du sang ouvre les portes d’une autre forme de déterminisme, l’hérédité, que Zola conjugue à celle du milieu.
À trente ans, après avoir déployé une grande énergie pour se faire connaître, Zola devient un homme de lettres avec qui il faut compter. Romancier, critique d’art, critique littéraire, il a développé une stratégie offensive pour signifier les aspirations et les attentes d’une jeunesse étouffée par un ordre impérial désuet. Républicain depuis son passage chez Hachette, il combat toute forme d’imposition, d’injustice, et manifeste un attachement particulier à l’idée de liberté, qu’il s’agisse de celle de l’artiste ou de tout individu. La Fortune des Rougon, premier roman du cycle projeté, paraît en 1870, et témoigne de l’opposition de Zola au Second Empire.
Durant la guerre franco-prussienne, Zola, accompagné de sa femme et de sa mère, séjourne à l’Estaque, puis se rend à Bordeaux, envisageant alors une carrière politique. Après une expérience passagère de secrétaire d’un des membres du Gouvernement, il s’aperçoit vite que sa voie n’est pas là et reprend sa plume de journaliste, notamment pour La Cloche. Il rend compte des travaux de l’Assemblée nationale, (élue le 9 février 1871 et qui siège à Versailles dès le mois de mars). Durant la Commune, Zola est à Paris, mais sera absent au moment de la semaine sanglante, s’étant alors réfugié dans les environs, à Bennecourt. Si intellectuellement il peut comprendre cette révolte, il n’y est pas vraiment favorable, la jugeant pleine d’illusions. Mais il sera tout aussi opposé à la répression qui y met fin. Il publie cette même année La Curée. La fréquentation des milieux politiques, les événements que le pays a connus lui laissent une amertume durable à l’égard du personnel politique et de ses usages. Décidément, sa voie est de vivre de sa plume, non comme journaliste parlementaire (il a écrit environ 900 articles jusqu’en mai 1872) mais pour se consacrer au monde des lettres et des arts. Et il signe avec l’éditeur Charpentier un contrat qui lui permet désormais de ne plus connaître l’insécurité matérielle.
Ce boulimique de la production se consacre essentiellement à sa grande fresque romanesque. En 1873, il publie Le Ventre de Paris, et adapte pour le théâtre Thérèse Raquin ; puis ce seront, en 1874, La Conquête de Plassans et les Nouveaux Contes à Ninon, La Faute de l’abbé Mouret (1875) et Son Excellence Eugène Rougon (1876). À partir de 1875, il collabore mensuellement à une revue russe, Le Messager de l’Europe, gérant ainsi sa carrière au-delà des frontières. Ces premiers romans du cycle sont audacieux, ils fustigent le clergé, ses compromissions avec le pouvoir, mais aussi la bourgeoisie. Il y révèle sa maîtrise de la composition, son inventivité dans la peinture de l’être humain, de ses désirs, de ses pulsions, de ses fêlures, un art particulier de la dramatisation et du traitement de l’espace.
En 1877, c’est L’Assommoir, roman du peuple, de ses plaisirs, de ses désirs, de ses outrances, de ses malheurs, de ses habitus, qui assure, encore dans un parfum de scandale, le succès et la notoriété de Zola, devenu l’auteur qu’on lit le plus et dont on parle le plus à Paris. Il peut alors, grâce à ses gains, acheter la maison de Médan, non loin de Paris, sur les bords de la Seine, où il séjournera régulièrement et qui deviendra son refuge. C’est aussi le temps de l’écriture d’articles théoriques dans Le Bien Public, puis dans Le Voltaire et au Figaro, où il traite à la fois du champ littéraire de l’époque (« les romanciers contemporains ») et de sa conception du roman et de l’écrivain. Ces écrits polémiques, Le Roman expérimental, Les Romanciers naturalistes, Le Naturalisme au théâtre, Une campagne, etc. paraîtront en recueil en 1880. Il se bat pour un roman et un théâtre aux prises avec l’observation et l’analyse, et apparaît comme le théoricien et le chef incontesté d’un mouvement, le naturalisme. Un recueil collectif de nouvelles sur la guerre de 1870, regroupant les textes des habitués du Jeudi de Zola (Céard, Alexis, Hennique, Huysmans et Maupassant), naît de cet éphémère mouvement, Les Soirées de Médan. C’est une période heureuse, dans l’amitié de Flaubert, de Goncourt, de Mirbeau.
Affecté par la mort de Flaubert, puis par celle de sa mère, Zola s’enferme à Médan, écrit Nana, un gros succès (1880), mais voit le « groupe de Médan » se désagréger, et se distendre les liens avec Daudet ou Goncourt. Le travail le sauvera des tentations du pessimisme profond qui gagne ses contemporains, adeptes de Schopenhauer. Avec Pot-Bouille (1882), il continue à dénoncer l’hypocrisie bourgeoise. Au Bonheur des dames (1883) marque une pause dans le pessimisme, et Zola écrit avec délectation, « le poème de l’activité moderne » ; La Joie de vivre (1884) traite et met à distance la mort et le deuil.
Zola mène une vie réglée entre le travail, dans un intérieur bourgeois, et la fréquentation d’amis fidèles. Il poursuit son cycle romanesque avec Germinal, récit de la révolte des mineurs, où il annonce les désordres à venir. On est loin de la stricte observation et de l’analyse : le lyrisme dans la peinture des foules, le mythe du monstre et des ténèbres, l’antagonisme de la vie et de la mort font de cette œuvre une création phare du roman français au XIXe siècle. En 1866 paraît L’œuvre, qui évoque le monde des peintres et la lutte des impressionnistes, tel Cézanne à qui le héros, Claude, emprunte quelques traits qui fâcheront le peintre. Puis Zola se consacre à un roman des paysans, La Terre, écriture d’un paroxysme de violence pulsionnelle. En dépit de la réputation sulfureuse qui l’accompagne encore, Zola s’impose au-delà des frontières : le naturalisme triomphe en Europe à partir de 1884.
En 1888, la vie de Zola va se transformer durablement : Jeanne Rozerot, jeune lingère employée à Médan, devient sa maîtresse. Il en aura deux enfants. Zola partage désormais sa vie entre ses deux foyers. Cette même année 1888, il publie Le Rêve, roman mystique aux apparences convenables, qui vient à point nommé après l’atteinte aux bonnes mœurs que constituait La Terre. La Bête humaine (1890), roman du chemin de fer, renoue avec les pulsions charnelles et meurtrières de l’être humain, tandis que L’Argent (1891), roman de la Bourse, La Débâcle (1892), roman de la défaite de Sedan et de la Commune, et Le Docteur Pascal (1893), viennent clore un cycle que Zola vit alors comme un carcan, celui du Second Empire. Il l’achève sur une écriture messianique qui annonce les deux cycles futurs consacrés à une écriture du présent et des temps à venir. Le Docteur Pascal affirme la foi en l’avenir, en la science, précisément quand Brunetière et d’autres se déchaînent contre le positivisme. Le dernier roman du cycle avoue, dans une confession voilée, le sentiment du bonheur retrouvé dans l’amour et la paternité.
Un banquet littéraire célèbre la fin des Rougon-Macquart. Comblé, Zola, à qui l’Académie française se refuse, reçoit cependant la Légion d’honneur (qu’il perdra au moment de l’Affaire Dreyfus). Il est président de la Société des Gens de Lettres depuis 1891.
Infatigablement, il poursuit sa tâche d’écriture. Un nouveau cycle, celui des Trois Villes (Lourdes, Rome, Paris) paraît entre 1894 et 1897. Un jeune prêtre, Pierre Froment, y perd la foi et se convertit peu à peu aux valeurs de la Science et de la Vie, nouveau crédo d’une religiosité destinée à supplanter le christianisme.
Ce cycle à peine achevé, Zola découvre grâce à Scheurer Kestner l’iniquité dont est victime le capitaine Dreyfus, d’origine juive, accusé injustement de complicité avec l’ennemi allemand. Convaincu de l’innocence du capitaine, Zola se jette dans la bataille, écrit une série d’articles, dont, le 13 janvier 1898, dans L’Aurore, « J’accuse ». Condamné à un an de prison pour diffamation, Zola s’exile en Angleterre sur les conseils de son avocat Labori et de Clemenceau, alors directeur de L’Aurore. Cependant sa plume, redevenue arme de combat, a su retourner l’opinion, et modifier le cours des choses, affirmant le prestige de l’Homme de Lettres et assurant la sauvegarde de l’individu face à l’appareil d’État.
C’est durant l’exil anglais que Zola commence à élaborer Fécondité (1899), roman de la Famille, premier du cycle Les Quatre Évangiles ; viendront ensuite Travail, roman de la Cité heureuse et de l’utopie, puis Vérité, roman de la lutte scolaire anticléricale. Justice restera à l’état de notes. Dans ces deux cycles, Zola, dont la matière romanesque s’est quelque peu modifiée, fait preuve d’un grand lyrisme et d’un art consommé de la régie des grandes unités. Zola meurt à son domicile parisien le 29 septembre 1902, victime d’une asphyxie durant son sommeil.
Zola n’assista pas à la réhabilitation de Dreyfus (1906). En 1908, ses cendres furent transférées au Panthéon, à côté de celles de celui, suprême ironie, qui fut un modèle et un repoussoir, Victor Hugo.
Patrimoine littéraire européen 12, Mondialisation de l’Europe 1885-1922, Anthologie en langue française sous la direction de Jean-Claude Polet, De Boeck Université.
Vous avez connu, mes amis, le misérable enfant dont je publie aujourd’hui les lettres. Cet enfant n’est plus. Il a voulu grandir dans la mort et l’oubli de sa jeunesse.
J’ai hésité longtemps avant de donner au public les pages qui suivent. Je doutais du droit que je pouvais avoir de montrer un corps et un cœur dans leur nudité ; je m’interrogeais, me demandant s’il m’était permis de divulguer le secret d’une confession. Puis, lorsque je relisais ces lettres haletantes et fiévreuses, vides de faits, se liant à peine les unes aux autres, je me décourageais, je me disais que les lecteurs accueilleraient sans doute fort mal une pareille publication, toute diffuse, toute folle et emportée. La douleur n’a qu’un cri ; l’œuvre est une plainte sans cesse répétée. J’hésitais comme homme et comme écrivain.
Un jour, j’ai songé enfin que notre âge a besoin de leçons et que j’avais peut-être entre les mains la guérison de quelques cœurs endoloris. On veut que nous moralisions, nous les poètes et les romanciers. Je ne sais point monter en chaire, mais je possédais l’œuvre de sang et de larmes d’une pauvre âme, je pouvais à mon tour instruire et consoler. Les aveux de Claude avaient le suprême enseignement des sanglots, la morale haute et pure de la chute et de la rédemption.
Et j’ai vu alors que ces lettres étaient telles qu’elles devaient être. J’ignore encore aujourd’hui comment le public les acceptera, mais j’ai foi dans leur franchise, même dans leur emportement. Elles sont humaines.
Je me suis donc décidé, mes amis, à éditer ce livre. Je m’y suis décidé au nom de la vérité et du bien de tous. Puis, en dehors de la foule, je songeais à vous, il me plaisait de vous conter de nouveau la terrible histoire qui vous a déjà fait pleurer.
Cette histoire est nue et vraie jusqu’à la crudité. Les délicats se révolteront. Je n’ai pas pensé devoir retrancher une ligne, certain que ces pages sont l’expression complète d’un cœur dans lequel il y a plus de lumière que d’ombre. Elles ont été écrites par un enfant nerveux et aimant qui s’est donné entier, avec les frissons de sa chair et les élans de son âme. Elles sont la manifestation maladive d’un tempérament particulier qui a l’âpre besoin du réel et les espérances menteuses et douces du rêve. Tout le livre est là, dans la lutte entre le songe et la réalité. Si les amours honteuses de Claude le font juger sévèrement, qu’on lui pardonne au dénouement, lorsqu’il se relève plus jeune et plus fort, voyant jusqu’à Dieu.
Il y a du prêtre dans cet enfant. Il s’agenouillera peut-être un jour. Il cherche avec un désespoir immense une vérité qui le soutienne. Aujourd’hui, il nous conte sa jeunesse désolée, il nous montre ses plaies, il crie ce qu’il a souffert, afin d’éviter à ses frères de pareilles souffrances. Les temps sont mauvais pour les cœurs qui ressemblent au sien.
Je puis d’un mot caractériser son œuvre, lui accorder le plus grand éloge que je désire comme artiste, et répondre en même temps à toutes les objections qui seront faites :
Claude a vécu tout haut.
Émile Zola.
15 octobre 1865.
Voici l’hiver : l’air, au matin, devient plus frais, et Paris met son manteau de brouillard. Voici la saison des soirées intimes. Les lèvres frileuses cherchent les baisers ; les amants, chassés des campagnes, se réfugient dans les mansardes, et, se pressant devant le foyer, jouissent, au bruit de la pluie, de leur printemps éternel.
Moi, frères, je vis tristement : j’ai l’hiver sans printemps, sans amoureuse. Mon grenier, tout au haut d’un escalier humide, est grand et irrégulier ; les angles se perdent dans l’ombre, les murs, nus et obliques, font de la chambre une sorte de corridor qui s’allonge en forme de bière. De pauvres meubles, minces planches mal ajustées et peintes d’une horrible couleur rouge, craquent funèbrement dès qu’on les touche. Des lambeaux de damas déteint pendent au-dessus du lit, et la fenêtre, privée de rideaux, s’ouvre sur une grande muraille noire, éternellement debout et sévère.
Le soir, quand le vent ébranle la porte et que les murs vacillent avec la flamme de ma lampe, je sens peser sur moi un ennui morne et glacé. Je m’arrête au foyer mourant, aux laides rosaces brunes du papier peint, aux vases de faïence où se sont fanées les dernières fleurs, et je crois entendre chaque chose se plaindre de solitude et de pauvreté. Cette plainte est navrante. La mansarde entière me réclame les rires, les richesses de ses sœurs. Le foyer demande de grands feux joyeux ; les vases, oubliant la neige, veulent des roses fraîches ; la couche soupire, me parlant de cheveux blonds et de blanches épaules.
J’écoute, je ne puis que me désoler. Je n’ai pas de lustre à suspendre au plafond, pas de tapis pour cacher les dalles inégales et brisées. Et, lorsque ma chambre ne veut pour sourire que de belle toile blanche, des meubles simples et luisants, je me désole encore davantage de ne pouvoir la contenter. Alors elle me paraît plus déserte et plus misérable : le vent y pénètre plus froid, l’ombre y flotte plus épaisse ; la poussière s’amasse sur les planches, la tapisserie se déchire montrant le plâtre. Tout se tait : j’entends, dans le silence, les sanglots de mon cœur.
Frères, vous souvenez-vous des jours où la vie était en songe pour nous ? Nous avions l’amitié, nous rêvions l’amour et la gloire. Vous souvenez-vous de ces tièdes soirées de Provence, lorsque, au lever des étoiles, nous allions nous asseoir dans le sillon fumant encore des ardeurs du soleil ? Le grillon chantait ; le souffle harmonieux des nuits d’été berçait notre causerie. Tous trois nous laissions nos lèvres dire ce que pensaient nos cœurs, et, naïvement, nous aimions des reines, nous nous couronnions de lauriers. Vous me contiez vos songes, je vous contais les miens. Puis, nous daignions redescendre sur terre. Je vous confiais ma règle de vie, toute consacrée au travail et à la lutte ; je vous disais mon grand courage. Me sentant la richesse de l’âme, je me plaisais à l’idée de pauvreté. Vous montiez, comme moi, l’escalier des mansardes, vous espériez vous nourrir de grandes pensées ; grâce à votre ignorance du réel, vous sembliez croire que l’artiste, dans l’insomnie de sa veille, gagne le pain du lendemain.
D’autres fois, quand les fleurs étaient plus douces, les étoiles plus radieuses, nous caressions d’amoureuses visions. Chacun de nous avait sa bien-aimée. Les vôtres, vous souvenez-vous ? brunes et rieuses filles, étaient reines des moissons et des vendanges ; elles se jouaient, parées d’épis et de grappes, et couraient par les sentiers, emportées dans le vol de leur turbulente jeunesse. La mienne, pâle et blonde, avait la royauté des lacs et des nuées ; elle marchait languissamment, couronnée de verveines, semblant à chaque pas prête à quitter la terre.
Vous souvenez-vous, frères ? Le mois dernier, nous allions ainsi rêver au milieu des campagnes, et puiser le courage de l’homme dans le saint espoir de l’enfant. Je me suis fatigué du songe, j’ai cru me sentir la force de la réalité. Voici cinq semaines que j’ai quitté nos larges horizons que féconde le souffle embrasé de midi. J’ai serré vos mains, j’ai dit adieu à notre champ préféré, et, le premier, j’ai voulu chercher la couronne et l’amante que Dieu garde à nos vingt ans.
– Claude, m’avez-vous dit au départ, te voici dans la lutte. Demain, nous ne serons plus là comme hier, te donnant espérance et courage. Tu vas te trouver seul et pauvre n’ayant que des souvenirs pour peupler et dorer ta solitude. La tâche est rude, dit-on. Pars cependant, puisque tu as soif de la vie. Souviens-toi de tes projets : sois ferme et loyal dans l’action, comme tu l’étais dans le rêve ; vis dans les greniers, mange ton pain dur, souris à la misère. Que l’homme ne raille pas en toi l’ignorance de l’enfant, qu’il accepte l’âpre labeur du bien et du beau. La souffrance grandit l’homme, les pleurs sont séchés un jour, lorsqu’on a beaucoup aimé. Bon courage, et attends-nous. Nous te consolerons, nous te gronderons de loin. Nous ne pouvons te suivre aujourd’hui, car nous ne nous sentons pas ta force ; notre rêve est encore trop séduisant pour que nous l’échangions contre la réalité.
Grondez-moi, frères, consolez-moi. Je ne fais que commencer à vivre, et je suis déjà bien triste. Ah ! que la mansarde de nos songes était blanche ! comme la fenêtre s’égayait au soleil, comme la pauvreté et la solitude y rendaient la vie studieuse et paisible ! La misère avait pour nous le luxe de la lumière et du sourire. Mais savez-vous combien est laide une vraie mansarde ? Savez-vous comme on a froid lorsqu’on est seul, sans fleurs, sans blancs rideaux où reposer les yeux ? Le jour et la gaieté passent sans entrer, n’osant s’aventurer dans cette ombre et dans ce silence.
Où sont mes prairies et mes ruisseaux ? où mes soleils couchants qui doraient les cimes des peupliers et changeaient les rochers de l’horizon en palais étincelants ? Me suis-je trompé, frères ? Ne suis-je qu’un enfant qui veut être homme avant l’âge ? Ai-je eu trop de confiance en ma force, ma place serait-elle de rêver encore à vos côtés ?
Voici le jour qui naît. J’ai passé la nuit devant mon foyer éteint, regardant mes pauvres murs, vous contant mes premières souffrances. Une lueur blafarde éclaire les toits, quelques flocons de neige tombent lentement du ciel pâle et triste. Le réveil des grandes villes est inquiet. J’entends monter jusqu’à moi ces murmures des rues qui ressemblent à des sanglots.
Non, cette fenêtre me refuse le soleil, ce plancher est humide, cette mansarde est déserte. Je ne puis aimer, je ne puis travailler ici.
Vous vous irritez de mon peu de courage, vous m’accusez d’envier le velours et le bronze, de ne pas accepter la sainte pauvreté du poète. Hélas ! j’aime les grands rideaux, les candélabres, les marbres que le ciseau a puissamment caressés. J’aime tout ce qui brille, tout ce qui a beauté, grâce et richesse. Il me faut les demeures princières. Ou plutôt encore, les champs avec leurs tapis de mousse, frais et parfumés, leurs draperies de feuilles, leurs larges horizons de lumière. Je préfère le luxe de Dieu au luxe des hommes.
Pardonnez, frères, la soie est si douce, la dentelle si légère ; le soleil rit si gaiement dans l’or et dans le cristal !
Laissez-moi rêver, ne craignez pas pour ma fierté. Je veux écouter vos fortes et belles paroles, embellir ma mansarde de gaieté, l’éclairer de grandes pensées. Si je me sens trop seul, je me créerai une compagne qui, fidèle à ma voix, viendra me baiser au front, après la tâche accomplie. Si les dalles sont froides, si le pain manque, j’oublierai l’hiver et la faim en me sentant le cœur chaud. À vingt ans, il est aisé d’être artisan de sa joie.
L’autre nuit, la voix des vents était mélancolique, ma lampe se mourait, mon feu s’était éteint ; l’insomnie avait troublé ma raison, de pâles fantômes erraient dans mon ombre. J’ai eu peur, frères, je me suis senti faible, je vous ai dit mes larmes. Le premier rayon a chassé le cauchemar de ma veille. Aujourd’hui l’obstacle n’est plus en moi. J’accepte la lutte.
Je veux vivre au désert, n’écoutant que mon cœur, ne voyant que mon rêve. Je veux oublier les hommes, m’interroger et me répondre. Pareil à la jeune épouse dont le sein a frémi du tressaillement des mères, le poète, quand il croit sentir tressaillir la pensée en lui, doit avoir une heure d’extase et de recueillement. Il court s’enfermer avec son cher fardeau, n’ose croire à son bonheur, interroge son flanc, espère et doute encore. Puis, lorsqu’une douleur plus vive lui dit bien que Dieu l’a fécondé, alors pendant de longs mois il fuit la foule, tout à l’amour de l’être que le ciel lui confie.
Qu’on le laisse se cacher et jouir en avare des angoisses de l’enfantement ; demain, dans son orgueil, il viendra demander des caresses pour le fruit de ses entrailles.
Je suis pauvre, je dois vivre seul. Ma fierté souffrirait de banales consolations, ma main ne veut presser que les mains ses égales. J’ignore le monde, mais je sens que la misère est si froide qu’elle doit glacer les cœurs autour d’elle, et qu’étant sœur du vice, elle est timide et honteuse, lorsqu’elle est noble. J’ai le front haut, j’entends ne point le baisser.
Pauvreté, solitude, soyez donc mes hôtesses. Soyez mes anges gardiens, mes muses, mes compagnes à la voix rude et encourageante. Faites-moi fort, donnez-moi la science de la vie, dites-moi combien coûte le pain de chaque jour. Que vos mâles caresses, si âpres qu’elles semblent des blessures, m’endurcissent dans le bien et le juste. J’allumerai ma lampe, pendant ces nuits d’hiver, et je vous sentirai toutes deux à mes côtés, glacées et silencieuses, vous courbant sur ma table, me dictant l’austère vérité. Lorsque, las d’ombre et de silence, je poserai la plume et que je vous maudirai, votre sourire mélancolique me fera peut-être douter de mes rêves. Alors votre paix sereine et triste vous rendra si belles que je vous prendrai pour amantes. Nos amours seront sévères et profondes comme vous ; les amoureux de seize ans envieront l’âcre volupté de nos baisers féconds.
Et cependant, frères, il me serait doux de me sentir la pourpre aux épaules, non pour m’en draper devant la foule, mais pour vivre plus largement sous le riche et superbe tissu. Il me serait doux d’être roi d’Asie, de rêver nuit et jour sur un lit de roses, dans une de ces féeriques demeures, harems de fleurs et de sultanes. Les bains de marbre aux fontaines parfumées, les galeries de chèvrefeuilles soutenus sur des treillages d’argent, les immenses salles aux plafonds semés d’étoiles, n’est-ce pas là le palais que les anges devraient bâtir pour chaque homme de vingt ans ? La jeunesse veut à son festin tout ce qui chante, tout ce qui rayonne. Lors du premier baiser, il faut que l’amante soit toute de dentelle et de bijoux, que la couche, portée par quatre fées d’or et de marbre, ait un ciel de pierreries et des toiles de satin.
Frères, frères, ne me grondez pas, je vais être sage. Je vais aimer mon grenier et ne plus songer à mes palais. Oh ! que la vie y serait jeune et passionnée !
Je travaille, j’espère. Je passe les journées devant ma petite table, quittant la plume pendant de longues heures pour caresser quelque blonde tête que l’encre souillerait. Puis, je reprends l’œuvre commencée, parant mes héroïnes des rayons de mes rêves. J’oublie la neige et l’armoire vide. Je vis je ne sais où, peut-être dans un nuage, peut-être dans le duvet d’un nid abandonné. Quand j’écris une phrase leste et coquettement drapée, je crois voir des anges et des aubépines en fleur.
J’ai la sainte gaieté du travail. Ah ! que j’étais fou d’être triste et que je me trompais en me croyant pauvre et seul ! Je ne sais plus ce qui me désolait. Hier, je crois, ma chambre était laide ; elle me sourit aujourd’hui. Je sens autour de moi des amis que je ne vois pas, mais qui sont en grand nombre et qui tous me tendent la main. Leur foule me cache les murs de mon réduit.
Va, pauvre petite table, lorsque la désespérance me touchera de son aile, je viendrai toujours m’asseoir devant toi et m’accouder sur la feuille blanche où mon rêve ne se fixe qu’après m’avoir rendu le sourire.