La-dame-a-la-ventoline et les autres - Eugénie Lerouge - E-Book

La-dame-a-la-ventoline et les autres E-Book

Eugénie Lerouge

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Beschreibung

L’histoire de gens ordinaires se dévoile, par touches, dans ces pages. Qu’ils s’appellent Eve, La-Femme-Aux-Foulards, La-Jeune-Femme-Fleur-Bleue ou L’Homme-Sensible, ils sont attachants par leur banalité même d’être humain aux prises avec sa douleur d’exister. Chacun s’en débrouille à sa façon. Si communs et fondamentalement singuliers, ils nous ressemblent comme des frères. Ce qui est mis en relief dans ces histoires d’humains, est la façon propre à chacun d’y faire avec ce qui cloche pour lui, sa manière de sortir de « cette chienlit » dirait L’Homme-Sensible en citant le général de Gaulle, ce sont les solutions singulières. L’auteur dévoile avec tendresse leur faiblesse, leur force, leurs trouvailles, leurs rires.




À PROPOS DE L'AUTRICE

Pour Eugénie Lerouge, l’écriture est très tôt une évidence. Pourtant, à 18 ans, elle fait un choix qui la conduit à y renoncer. Les années filent, les projets s’enchaînent, la vie se construit, mais le désir d’écrire est toujours là. Il s’exprime dans de courtes histoires, des poèmes parsemés dans le temps. A son retour en France, après de nombreuses années passées à l’étranger, encouragée par son mari, elle reprend plus assidument la plume et se lance dans l’écriture de " La-dame-a-la-ventoline et les autres". Elle y manie avec jubilation cette langue qu’elle aime tant, recherche le mot juste, le rythme, l’harmonie, nous offre des envolées poétiques et prend un malin plaisir à faire vivre des personnages singuliers.

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Eugénie Lerouge

La-Dame-A-La-Ventoline

et les autres

Avant-propos

L’histoire de gens ordinaires se dévoile, par touches, dans les pages qui suivent. Si communs et fondamentalement singuliers, attachants par leur banalité même d’être humain aux prises avec sa douleur d’exister, ils nous ressemblent comme des frères. Ce qui les relie est La Grande Maison. Ils s’y sont tous rencontrés. Jamais il n’est précisé ce qu’est cette Grande Maison. Au lecteur de se l’imaginer.

Ces « parlêtres », pour reprendre le mot que nous a légué Lacan, sont marqués par le langage. La parole et la jouissance du corps sont incluses dans ce signifiant lacanien. En effet, le parlêtre a un corps. Il n’est pas un organisme. Rien n’est simple pour l’être humain. A l’inverse des animaux, il n’est pas régulé par l’instinct qui impose sa loi à ceux qu’il régit. Par exemple, il leur indique les périodes de rut, celles d’hibernation, leur dicte ce que doit être leur nourriture, où et quand la trouver, comment élever leurs petits, la manière de s’y prendre avec l’autre sexe. Nés dans un bain de langage, les êtres parlants sont sujets de l’inconscient et sous l’emprise de la pulsion.

Nous faisons au mieux avec tout cela. « Au mieux » ne veut pas dire que l’on soit parfaitement heureux. « Au mieux » est toujours bancal. Si pour quelques-uns cette instabilité oscille vers le plus, pour d’autres, elle penche vers le moins. Certains souffrent considérablement d’être ce qu’ilssont.

Nous naissons à une époque donnée, dans une certaine culture, tel ou tel milieu. Nos parents ont leur personnalité, leurs problèmes, leurs symptômes. Il en est de même pour tous ceux qui nous élèvent, ceux qui comptent pour nous. Nous donnons du sens à ce qui nous entoure : les comportements, les mots, les silences, les gestes. Nous interprétons ce qu’est un homme, ce qu’est une femme, ce que nous devons être ou ne pas être afin que l’on nous aime. Nous nous identifions à notre père, à notre mère, à quelqu’un d’autre ; nous faisons le contraire. Nous prenons certaines paroles au pied de la lettre. La pulsion se fixe sur un objet. Nous construisons ce que nous devenons. Puis, nous répétons. C’est plus fort que nous. Nous ne tirons pas les leçons de l’expérience. En tout cela, chacun est singulier et trouve les autres bizarres. Ces autres n’ont pas les mêmes goûts, le même humour, les mêmes aspirations, le même style.

Il arrive que chez tel parlêtre, un seul trait nous surprenne, une bizarrerie plus ou moins petite, plus ou moins grosse. C’est une question de plus ou de moins. Nous sommes tous bizarres, plus ou moins, à notre façon propre ; tous fous, plus ou moins, pas de la même manière.

Eve n’est-elle pas bizarre dans ses envolées lyriques ? N’est-ce pas étrange qu’elle soit également émue par la montre de l’amant que par sa peau ? Le-Dindon-D’la-Farce, n’est-elle pas bizarre de se comparer à un rôti ? L’Homme-Au-Foyer d’avoir voulu être une fille ? Et le philosophe dans sa façon de considérer les femmes, sa manière d’y faire avec l’autre féminin, lui si brillant, si intelligent, si ouvert ? D’autres inventent des mots ou n’utilisent pas à bon escient ceux du dictionnaire. Il arrive qu’ils construisent leurs phrases d’une façon peu orthodoxe. Ne sont-ils pas étranges ?

Ce qui est mis en relief dans ces histoires d’humains est la façon propre à chacun d’y faire avec ce qui cloche pour lui, sa manière de sortir de « cette chienlit » dirait L’Homme-Sensible en citant le général de Gaulle, ce sont les solutions singulières.

Ceux qui vivent dans ce livre passent de bons moments ensemble. Avec leur bizarrerie propre, ils font avec celles des autres. Parfois, ils s’en étonnent. Elles peuvent les fâcher. Souvent, elles les attendrissent. Ils les respectent. Le philosophe saisit la sensibilité aux mots de L’Homme-Sensible. Il en tient compte. Il perçoit le flou de ses limites corporelles, de la différence entre l’intérieur et l’extérieur, dirait L’homme-Sensible. Il en tient compte. Le chercheur tourmenté accueille l’étrangeté de son ami. Il se laisse surprendre par celui dont la singularité l’interpelle et le touche.

Chacun a ses regrets, ses feuilles mortes. Mais par son inventivité, ses solutions originales, l’arbre de sa vie est recouvert de feuilles. Les bourgeons éclatent, le feuillage s’ouvre, les fruits se préparent, les graines semées germent, les jeunes pousses n’en finissent pas de s’épanouir.

EVE

Eve se promène dans les couloirs propres, jusqu’au bord du jardin. Parfois, elle s’assoit sur un banc de pierre qu’ils ont mis près de la porte. C’est mieux pour regarder les arbres. Car Eve aime les arbres, leurs troncs rugueux de pachyderme, leur lumière et leurs ombres.

–Eve, tu es encore dans la lune !

Comment pourraient-ils comprendre, encombrés par ce qui est vrai, ce qu’il faut, ce qui est convenable ? Comment pourraient-ils entrouvrir les yeux sur ce qui s’épanouit au creux des siens ? Alors, son regard s’égare vers ces lieux que personne, ni elle-même, n’atteint.

Dans la grande chambre, Eve écrit souvent jusqu’au matin. Ils entrent, crient en levant les bras. Prenant la sienne, une main l’éloigne alors de son ouvrage et l’accompagne jusqu’au fauteuil qui se balance devant la fenêtre d’où l’on voit les arbres.

Un jour, les cris ont éclaté à cause de la dame élégante arrivée la veille au bras de son mari, avecsa jolie valise rouge. La dame élégante était un peu tendue. Eve l’avait remarqué à ses lèvres qui se crispaient d’un seul côté, bien qu’elle tentât de les forcer à sourire de l’autre. Cela entraînait un drôle de mouvement sautant. Elle s’attendait à la rencontrer, un jour ou l’autre, au détour d’une allée du parc, mais l’inconnue semblait avoir disparu. A sa grande surprise, un matin, elle l’entendit. Ce fut le jour de la dispute. Tout d’abord, une voix qu’elle n’avait pas reconnue, très forte, très en colère, cria qu’il y en avait partout. Puis, il y eut des bruits de pas pressés, des cris qui s’emmêlaient, s’escaladaient, s’encourageaient. La voix en colère s’égosillait :

–Est-ce que vous trouvez normal de faire pipi par terre, Madame ?

Une voix très aigüe, qui ne semblait pas être celle de la femme élégante aperçue quelques jours plus tôt – et pourtant c’était bien elle qui parlait d’un ton si strident qu’il perçait les oreilles – hurla. Un oui sonore, suraigu, long et victorieux, un oui de défi heureux. Alors, l’autre voix s’était éraillée de colère : 

–Vous n’êtes pas chez vous ici, Madame ! Si vous recommencez, je vous tiendrai pour folle ! 

La voix en colère et la voix aigüe ne se firent plus entendre. Eve en était bien contente, car elle n’aimait pas les cris et n’aurait pas voulu que la dame si posée, malgré la petite crispation qui l’empêchait de sourire de façon harmonieuse, soit considérée comme folle par la voix en colère.

Eve n’a pas toujours vécu dans La Grande Maison. Parfois, lorsque son regard se perd, elle se souvient d’autres lieux, d’autres temps, comme autant d’autresvies.

La longue silhouette d’Eve s’envolait, retombait en robe gonflée, vidée, rondes asymétriques. Ses cheveux ivres poursuivaient le vent dans ses tumultueuses errances. La-Femme-Aux-Foulards la regardait. Elle aimait la robe rouge qui dessinait le corps gracile d’un soyeux cachemire garance. A l’abri d’un rocher, telle une voile en déroute au large du Cap Horn, le boléro qui l’accompagnait claquait. La-Femme-Aux-Foulards poussa un petit cri rieur : l’étoffe flottait déjà dans le noroît. Ballottée et bourlinguée, saisie par l’écume vive, happée par les hautes houles sauges, elle disparut dans l’océan terrible. Les jeux de sable des enfants, suffisamment lourds pour résister aux assauts hurlants, n’avaient pas suffi à la retenir.

Eve aimait le goût du sel sur ses lèvres. Elle pensa à tous les soirs d’été dans les îles. Il y en eut tant ! Ils fondaient doux et bleus quand montaient les étoiles. Elégants et légers, les vêtements glissaient sur les peaux encore chaudes malgré la douche froide. Elles étaient de soie, d’abricot, de muscs et de roses. Il y eut tant de nuits embaumées de jasmins et de lilas de nuit ! Dans les clubs où la musique faisait vibrer les corps, ils partageaient pourtant avec passion leurs idées sur la vie, cette vie commencée il y avait si peu ; du moins, c’est ainsi que cela lui semblait maintenant. Et les senteurs sauvages de la falaise lorsqu’ils rentraient à l’aube ! A peine fatigués et assoiffés encore, non plus de Dry Martini, ni de champagne, ni de rythmes tour à tour langoureux et électriques, ni de conversations, regards sans lendemain, caresses suspendues, mais de corps-à-corps aux arabesques rondes, aussi chauds et mouillés que les vagues dans le soleil, aussi caressants et violents que les éclairs, les profondeurs océanes, les arcs-en-ciel et les aurores boréales qui, jaillissant du plus profond de lui-même par ses prunelles brunes, l’enlevaient en une tourmente éperdue à laquelle elle s’abandonnait.

Il y eut les matins, nonchalants, de cigales et de libellules, à la bouche paresseuse et gourmande, à l’odeur de figuier et d’origan.

Le jour était de sable et de lumière, nudité, poudre d’or. Il avait la couleur de sa peau. Pour que cet ambre blond fonde contre la sienne, il lui fallait attendre l’effloraison de l’aube. Le jour était de corps. Etirements souples fendant la mer, arabesques de dauphins, ils plongeaient, cherchant l’extase, jouaient au frisbee en de longs sauts qui jaillissaient de l’onde en rires mouillés, s’étiraient au-dessus des flots, interminable mouvement ascendant d’où s’élançait avec précision le disque scintillant ; puis, avec une élégance animale, ils retombaient pour s’abîmer dans la mouvance liquide, en ressurgir encore et encore, brandissant le disque, solaires, peau lisse et lumineuse, ruissellement de perles.

Eve s’émerveillait de ces souvenirs. Par bonheur, à l’époque de cette jeunesse insolente, elle n’avait pas pris la mesure de sa beauté, ni de sa grâce ni de celle, exacte, de ceux qu’elle aimait. Ce fut bien ainsi. Les photos en attestaient. Curieusement, elle en avait peu. Quel intérêt ? Il leur avait simplement importé de vivre.

Elle avait pensé aux Dry Martini. Cela revenait de si loin ! Les soirs d’été, ils laissaient présager que les nuits en auraient la saveur. Dans l’esprit d’Eve, ils lui étaient liés, à lui, à sa peau dorée, à ses vêtements qu’elle avait toujours trouvés en accord avec cette peau même, au cuir clair de son bracelet de montre, à l’or pâle du cadran, à ses cheveux blonds. Parfois, lorsqu’elle lui caressait le bras et la montre qui le ceignait, elle les regardait tous deux et ne savait si elle était plus émue par le cuir du bracelet, l’or de la montre ou par la peau de l’amant, tant ils allaient ensemble. Tout en lui était harmonie. Le son de sa voix, son parfait accent, en avaient les couleurs.

Il y eut aussi les enfants. Elle leur avait transmis l’ivresse des zéphyrs, des embruns et des vagues. L’air perdait sa clarté. Estompant les nuances, le soir flânait. Les trois enfants couraient en riant sur le sable mouillé. Leur proximité rendait audible l’ivresse de leurs mots giclant en rafales cinglantes. Ils arrivaient stridents, puis étouffés. Vite arrachés au gré des bourrasques, les sons dissonaient. Eve était la lutte même de son corps contre la tourmente, l’écoute même de la furie qui l’étourdissait. Elle était la peau que les embruns aspergeaient et giflaient tour à tour. Elle était la jouissance élevée à la joie. Des enfants, loin de nouveau, ne subsistaient que des formes légères et colorées qui enflaient, défaillaient, dansaient peut-être. Elle voulut courir pour s’en approcher. La bourrasque s’y opposa avec force. Renonçant à crier vainement leur nom, elle choisit de s’asseoir à l’abri d’une cabine de bain tiède encore de la chaleur de l’été et d’attendre, qu’effrayés et ravis de leur aventurière audace goulue, ils ne reviennent, cerfs-volants têtus, dans une gerbe de cris, d’essoufflements, de claquements de tissus. Enivrée de vent et de bruit, Eve sentait la fatigue de sa lutte contre la tempête. Vacillant sur son assise, son buste chavirait, entraînant les bras dans un doux quadrille. Eve cédait à la force de l’aquilon. Elle éprouvait cet abandon dans le muscle qui lâche, la chair indolente, l’apaisement du rythme régulier du cœur, dans la pure expansion de l’être. Une joie sereine l’habitait. La voluptueuse savourait d’un plaisir intense autant que paisible l’étrange légèreté effluant dans sa tête. Elle ne lui était pas étrangère. Un souvenir sensoriel lui revenait de très loin, d’un temps que sa pensée ne pouvait atteindre.

Le gris du ciel, effilé par le vent, fouillé par le soleil, se stria un instant de jaune sale. Ils étaient là, pure jouissance, s’écroulaient dans le sable en rires et longs soupirs. Plus tard, leur équipée deviendrait un roman de Jules Verne,une aventure de Stevenson, ils seraient les rescapés du Bateau tempête, chercheurs de Trésor sur la plage, Robinson Crusoé, ils seraient Sinbad le marin. Ces épopées océanes les avaient tenus en haleine bien souvent, lues en cachette sous les draps avant qu’ils ne s’endorment épuisés, ou écoutées, la bouche ébahie, les yeux grands ouverts, comme autant de grottes où les profondeurs marines viendraient se perdre.

La joie et la nostalgie pèsent sur la poitrine d’Eve. La jeunesse, la grâce et l’aisance rendaient alors toutes choses légères, portaient les rires et l’insouciance. Il y eut tant de lumière ! Des larmes embuent son regard posé sur les arbres du parc. Elle se récite doucement ces mots écrits la veille :

Il y a des matins dont la peau est sidouce

Que le regard glissant dans une longue course

S’accroche à quelques arbres plus touffus et plus denses

Pour ne pas s’affoler de cette indifférence

Du temps.

Le temps,

Toujours là, immobile et pourtant si mouvant, qui nous suit, nous précède et qui nous accompagne,

Le temps,

Si rassurant,

Le temps menace, un jour, à un moment, dans un certain espace,

De ne plusêtre.

Plus de souffle dansant sur la beauté du monde.

Je, soudainement, chavire

Tandis que le lombric jouit de la vie qui le dévore.

Un toussotement cru écorche le silence. Eve tressaille.

–Je vous ai dérangée ! Vous sembliez si absorbée par vos pensées que je m’efforçais de ne pas faire de bruit, mais le chat dans ma gorge m’a griffée et contrainte à tousser. Demain, je donne un récital pour les résidents. J’espère que ce n’est qu’un chat et non un tigre ! Je voudrais chanter au mieux pour vous honorer. Viendrez-vous ?

Une dame âgée passe. Elle marmonne à voix feutrée : « … Ma Ventoline… où est ma Ventoline ? … »

Souriante sur le bord du siège, s’excusant par cette assise inconfortable d’avoir involontairement troublé la rêverie d’Eve, La-Femme-Aux-Foulards resserre, d’une longue main fine, l’écharpe-providence où s’abrite sa voix. Les deux femmes se connaissent depuis longtemps. Elles se sont souvent rencontrées, fortuitement, lors de leur rendez-vous incontournable avec les grandes marées d’équinoxe.

D’un pas inégal, Eve progressait sur la longue plage. Joyeuse, elle s’abandonnait avec souplesse à la valse loufoque du vent de mer. Tour à tour bousculée et emportée, elle riait de plaisir. Dans ces éléments déchaînés, dans cette vigueur marine, elle puisait à corps perdu la joie qu’elle porterait en elle bien longtemps encore après son retour à la ville. La-Femme-Aux-Foulards s’y aventurait coupable, tremblant d’y perdre la voix, mais incapable de résister à l’appel du large. Enveloppée de son plus grand châle qu’elle tenait à deux mains bien serré autour de son cou frêle, la fervente priait son dieu de ne pas la punir pour sa témérité. A l’abri d’une cabine de bain orpheline, elle tentait de le retourner en voile sur ses boucles en déroute. Mais le vent n’en avait cure. Rugissant et ricanant, il s’y engouffrait, le lui arrachait, dispersait ses cheveux aux quatre points cardinaux. S’efforçant de récupérer le tissu floquant, les longs bras se disloquaient. La forme hérissée semblait une misaine en lambeaux dans les quarantièmes rugissants.

Contente de revoir la longue silhouette agitée d’une étrange danse de Saint-Guy, Eve la reconnaissait de loin. En la croisant, elle lui offrait un sourire complice. La-Femme-Aux-Foulards, le regard mouillé de sel, le lui rendait, rieuse. Elles ne savaient pas alors que le destin les réunirait, un jour, dans La Grande Maison.

Enveloppée d’une couverture polaire blanche où quelques skieurs brodés de rouge n’en finissent pas de dévaler les pentes neigeuses, Eve somnole. La veille, elle était encore dans le grand hôpital vétuste et renommé. Elle y est restée longtemps, d’un service à l’autre, si shootée que sa mémoire s’en ressent. De la salle d’éveil à la petite chambre de réanimation hard, des blocs opératoires à la réanimation soft, quelques souvenirs lui reviennent en vrac. Il y eut surtout les arrivées de Jacques et de Jeanne. Elle entendait la porte qui s’ouvrait, la lumière pénétrait dans la chambre par leur sourire, et s’éveillait la vie dans son âme. Il y eut leurs départs, toujours trop rapides, soumis aux horaires de la SNCF. Il y eut la promesse et l’attente du lendemain. Lorsqu’elle se demandait pourquoi, un jour, à un moment, ses yeux s’étaient ouverts, pourquoi la vie l’avait-elle emporté sur la mort, la même réponse, évidente, s’imposait : parce qu’ils l’aimaient. La force de leur amour lui avait-elle insufflé la vie ? N’avait-elle pu leur infliger la douleur de sa perte ?

Pendant longtemps, le sentiment de ne plus être intéressante persista. Jamais elle ne pourrait rattraper les instants, les saisons, les infinitudes. Le trou creusé par ce qu’elle aurait pu vivre et apprendre pendant ces années sombres resterait pure vacuité. Alors que le travail, l’étude, l’expérience, ouvrent sur le lien et la reconnaissance, des souvenirs impartageables d’hospitalisation et de souffrance l’isolaient. Eve se souvient des entrées en urgence, un jour banal, la nuit, les jours de fête, l’estomac tenaillé par l’angoisse, des courses sur les chariots poussés à vive allure dans les couloirs sordides par des brancardiers à l’indifférence attentive vers le froid des blocs opératoires mordant la chair tremblante et nue, du temps rythmé par le goutte à goutte dans ses veines mauves, de l’attente impatiente de Jacques quand venait enfin le départ, son sourire lorsqu’il entrait dans la chambre qu’elle allait quitter pour toujours, des retours pleins d’espoir. Elle se souvient de la joie, lorsqu’après des mois d’hospitalisation et de misère, l’ambulance franchit le portail de la vaste vigneronne et qu’elle vit la splendeur du jardin croulant sous les rosiers en fleurs, de ses pas qu’elle comptait, tenace, en l’arpentant, de la conscience embuée, la torpeur opaque, malencontreux effets des médicaments qui lui permettaient de vivre. Enfin, elle se souvient de tout ce temps occupé à être, entraînant dans cette course effrayante et douloureuse ceux qui l’aimaient. Elle apprit l’humilité, consentit à perdre. Plus jamais ne brillerait la même lumière solaire et incandescente.

Depuis qu’elle vit dans la Grande Maison, le repas préféré d’Eve est le petit déjeuner. Le boulanger du quartier, Meilleur Ouvrier de France, ne se vante pas de cette distinction, de peur qu’en attirant trop de clients il ne puisse plus leur offrir le meilleur de lui-même dans ses pains, ses choux, ses navettes douillettes ou ses chaussons dodus. Le Maître boulange donc sans hâte pour les habitants du village, ceux de La Grande Maison et pour tous les fringaleux qui accourent des alentours le ventre creux et les glandes salivaires enfiévrées. Eve profite donc avec délice de cette proximité. Pas une seule fois il ne fallut lui rappeler l’heure du petit déjeuner.

Ce matin-là, dans le parc, la conversation va bon train.

A pas feutrés pressés, la dame vagabonde : « … Ma Ventoline… Avez-vous vu ma Ventoline ? … »

–Ce que je préfère, c’est une ficelle chaude et croustillante que je coupe sur toute sa longueur et tartine généreusement de beurre demi-sel. Je la saisis entre deux doigts – celle qui a joyeusement pris la parole en fait théâtralement le geste – et sous la pression de mon pouce et de mon index, le nectar jaune paille dont elle est fourrée fleurit abondamment sur son pourtour avant de chavirer, avec tout l’appareil, dans un café brûlant où il se désagrège…

Un rire cristallin ponctue la phrase dévoilant les jolies dents pointues de La-Femme-Aux-Foulards.

–Oh, mais taisez-vous ! Vous me donnez faim ! Et les grandes tartines de pain de campagne ! J’en raffole ! Leur odeur me donne envie d’y plonger mon visage et leur saveur d’en manger jusqu’au déjeuner. S’il m’entendait, mon père ne me laisserait pas faire, il me ferait voir les étoiles de jour ! s’exclame La-Jeune-Femme-Fleur-Bleue dans un grand sourire.

–J’avoue que j’ai un penchant pour les pains au chocolat tout chauds où les dents s’enfoncent comme dans un oreiller de plumes et qui croustillent en même temps.

Le-Dindon-D’la-Farce qui, comme toujours, a parlé fort sérieusement, devient cramoisie en réalisant l’audace qui l’a poussée à se dévoiler ainsi.

–Si vous voulez me faire plaisir, offrez-moi des chaussons aux pommes ! renchérit L’Homme-Au-Foyer qui passe sous la charmille.

–Et vous Jaime, qu’aimez-vous prendre au petit déjeuner ? lance L’Aviatrice au jardinier. Le plaisir aux joues, il délaisse les fleurs et se retourne vers les amis : 

–Moi, quand j’étais petit, j’adorais les churros trempés dans du chocolat chaud, bien épais, comme on le fait dans la région de Madrid. Humm… ! C’est bon ! Et les brazos de gitano*! Lorsque nous étions jeunes mariés, le dimanche, avec ma femme, on en achetait un gros. Je m’arrangeais pour le couper et je me faisais une part plus grosse que la sienne sans qu’elle s’en rende compte ! On se régalait !

Dans son regard, scintillent des étoiles. Les mots lui manquent. Il doit y ajouter les gestes : écarquillant des yeux ronds, il fait mine de porter les morceaux à la bouche tout en balançant la tête d’avant en arrière, comme un oiseau. « Après, on faisait l’amour », ajoute-t-il en rougissant.

Sur ces mots, il se penche vers les fleurs, dissimulant ainsi le trouble qui l’a envahi à l’évocation de ces plaisirs d’enfance et de jeunesse.

–Eh bien moi, j’aime simplement tout ! dit d’une voix forte et revêche une femme d’un certain âge bien en chair, assise dans un fauteuil club à quelques mètres du petit groupe.

–Hum, oui, je préfère la gastronomie – murmure L’Homme-Sensible dans un sourire en coin énigmatique.

–Vous n’êtes pas gourmand ? s’exclame, étonnée, La-Jeune-Femme-Fleur-Bleue.

–Non, je ne suis pas gourmand. Je préfère la gastronomie à la gourmandise. Hum… J’aime les biscottes. Mais pas trop, sinon ce n’est plus de la gastronomie.

–C’est affreux ! Je suis encore plus gourmande que vous tous ! J’aime la baguette de mon enfance, le beurre de la ferme et la confiture de prune d’Ente, celle de ma bonne grand-mère suisse, précise La-Femme-Aux-Foulards en insistant d’un battement de l’index. Mais je me régalerais aussi de tout ce que vous venez de décrire ! Pour mon malheur, j’aime ce qui est bon. Or, trop manger ne convient pas à ma voix. Je m’enrhume. C’est le Seigneur qui me punit ainsi de ma gourmandise excessive. Oui, « excessive », car le Seigneur est bon. Ne vous méprenez pas, je ne compare pas le Seigneur à la confiture ! Je ne me le permettrais pas ; ni d’ailleurs à ma bonne grand-mère suisse ! Non, c’est pour dire que le Seigneur ne châtie pas ses ouailles pour un peu de gâterie. Certains veulent parfois nous le faire croire, mais c’est faux. N’avez-vous jamais entonné à l’école, ou pendant l’office, ce joli chant qui lui rend gloire pour sa bonté ? : « Tu m’as dressé la table d’un merveilleux festin, ta coupe débordante m’enivre de ton vin. Tu es mon berger Ô Seigneur ! Rien ne saurait manquer où tu me conduis… » Elle chantonne timidement, rose de confusion et retenant sa voix.

–Je croyais que c’était surtout de son amour qu’il devait nous rassasier ! La-Femme-D’un-Certain-Age vient de ponctuer avec délice. Elle reprend aussitôt avec la même délectation : « Rassasie-nous de ton amour au matin. Nous serons dans la joie et le chant tout le jour. » Ça se voit que vous, il a dû vous rassasier plus que nous tous ! Ah ! Psaume 90 selon la numérotation hébraïque, 89 selon la numérotation grecque, Fragilité de l’homme.

L’offensée se retient. La-Jeune-Femme-Fleur-Bleue pousse un soupir de soulagement. Elle fait confiance à son amie dont les derniers mots l’ont joyeusement surprise.

–Je ne savais pas que Dieu nous invitait aux plaisirs terrestres ! C’est donc qu’il y est sensible. Dans ce cas, c’est normal que je le sois aussi. Ce n’est pas un péché… Remarquez bien que si Dieu a créé la terre, les êtres humains et toutes les bonnes choses dont ils peuvent se régaler, c’est bien pour qu’ils le fassent ! Et s’il a donné à l’homme la faculté d’être inventif, de développer des talents pour les rendre encore plus délicieuses, la gourmandise ne peut pas être un péché ! Sinon ce ne serait pas logique. Ce serait même un peu malsain. Dieu ne peut pas être incohérent ni malsain ! Non, ce n’est pas possible. Je vais vous confier l’un de mes souhaits les plus chers, une sorte de péché mignon non-accompli, vous voyez. Mon père ne l’aurait jamais toléré. Il me tirait du lit à cinq heures du matin au son de son soubassophone pour que j’aille courir avec lui.

Face au regard médusé que les autres lui adressent, elle rit puis poursuit :

–Oui, il était militaire, me parlait au masculin et me traitait comme un garçon. Donc, vous pouvez imaginer qu’il n’aurait pas accepté que je prenne mon petit déjeuner au lit ! D’ailleurs, ma mère ne me l’aurait jamais porté. Elle aurait eu trop peur de recevoir une taloche ! Ma sœur avait le droit de mettre des robes, des jupes, comme une fille, vous voyez. Pourtant, je crois qu’elle n’a jamais eu le privilège du petit déjeuner au lit. Ce n’était sans doute pas la coutume dans la famille, même pour les filles.

–Le petit déjeuner au lit est donc votre péché mignon non réalisé ?

–Oui, c’est ça. J’en ai rêvé pendant toute mon adolescence. J’avais vu un film chez une copine, pas chez mes parents bien sûr ; il m’était interdit de regarder des films. Je devais faire des mathématiques, comme un garçon. Il s’agissait d’un couple, un homme et une femme. L’homme portait le petit déjeuner au lit à sa chérie. C’était touchant vous voyez cet homme qui aimait cette femme, car il devait l’aimer pour lui porter le petit déjeuner au lit. Vous ne pensez pas ? J’en ai encore les larmes aux yeux. Si un jour je me marie, ce que je ne crois pas, car je suis fleur bleue et les hommes veulent tout de suite arriver à… à la chose. Mais on ne sait jamais. Si un jour je me marie, j’aimerais que mon mari me porte le petit déjeuner au lit. Pas tous les jours, ni tous les dimanches, mais une fois par mois ; oui, une fois par mois serait bien. Si l’envie lui en venait, s’il en faisait aussi son péché mignon, eh bien, je le lui porterais aussi de temps en temps. Pourquoi pas ? Un homme peut aussi aimer prendre son petit déjeuner au lit. Cela ne l’empêche pas d’être un homme ? Non, ce n’est pas ce qui fait la différence entre un homme et une femme.

–Qu’est-ce qui, à votre avis, fait cette différence ? interrogent les dents pointues de La-Femme-Aux-Foulards.

La-Jeune-Femme-Fleur-Bleue réfléchit.

–Eh bien, je crois que c’est la délicatesse, la douceur, vous voyez. Les hommes sont brutaux, violents parfois, comme mon père ; même s’ils ne sont pas tous ainsi. Mon beau-frère est prévenant avec ma sœur ; il est même galant avec moi. Il ouvre la portière de la voiture et m’y laisse entrer la première. Tous les hommes ne sont pas des brutes… Certains sont galants. Je rencontrerai peut-être l’homme de ma vie ! Eh bien oui, pourquoi pas ? Il se peut qu’un homme galant m’aime fleur bleue… Il se peut que cela lui plaise.

La-Femme-D’un-Certain-Age hausse les épaules, marmonne « Chichi-Pompon » et prend vite la parole de peur que quelqu’un la devance :

–Moi, dit-elle de sa voix forte, je me souviens de petits déjeuners coquins sur la terrasse de la grand-mère de mon mari. Nous n’étions pas encore mariés, bien entendu, sinon cela n’aurait pas été coquin.

Tous se tournent vers elle. Elle pince les lèvres de contentement, se renverse en arrière sur le fauteuil qu’elle occupe amplement et commence son récit :

–En fait, ce n’était pas mon mari, c’était un autre, un que j’ai connu avant mon mari, lorsque j’étais étudiante à Paris et que je menais une vie de patachon. J’étais une femme volage ; plutôt jolie à ce que les hommes disaient ; mais ils disent n’importe quoi pour vous faire succomber. Moi, je ne succombais pas, j’y allais ! Je n’étais pas « fleur bleue » comme vous. En fait, vous n’avez rien connu de la vie. Vous êtes une frustrée quoi ! Ce n’est pas mon cas. Bien que maintenant, si, car mon mari ne me regarde plus. Mais dans ma jeunesse, ils me regardaient tous… Qu’est-ce que je disais ?

–Excusez-moi. Vous n’avez pas à me parler ainsi. Je ne vous ai pas manqué de respect.

–Qu’est-ce que je vous ai fait ? Je vous ai dit que vous étiez une frustrée. C’est vrai ! Ça se voit, ça se renifle ! Je parle trop. Mon mari me le dit et il a raison. Je suis une moins que rien. Je ne suis pas sociable. C’est pour ça que personne ne m’aime.