La déconfiture des mûres mûres - Michel Darrigade - E-Book

La déconfiture des mûres mûres E-Book

Michel Darrigade

0,0

Beschreibung

Élevés au cœur des terres agricoles, parmi des paysans épuisés par le poids du labeur, les protagonistes de cette histoire ont, dès leur enfance, appris à vivre dans la pureté de l’innocence. Mais la réalité de la vie sociale, à la fois envoûtante et impitoyable, les confronte à des épreuves qui marqueront à jamais leur âme. Leur relation avec la nature, à la fois nourricière et rude, exerce une influence profonde et durable sur leur destinée. À travers des aventures saisissantes et des drames dévastateurs, ils se lancent dans une quête de fraternité. Leur périple les mène des montagnes du Pérou aux glaces de l’Antarctique, des savanes de Tanzanie aux plages isolées de Madagascar. Ce voyage n’est pas seulement géographique, mais aussi intérieur, un affrontement entre l’enfance et la guerre, l’innocence et la société urbaine, une recherche incessante de solidarité dans un monde en perpétuelle transformation.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Fils de paysan landais, Michel Darrigade a mené une carrière universitaire en France et en Afrique, après des études scientifiques à Paris. Joueur de rugby, montagnard et marin, c’est à la retraite qu’il se consacre à l’écriture, donnant naissance à un roman, qui semble être l’aboutissement de son parcours, de ses réflexions et de ses nombreuses expériences de vie.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 158

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Couverture

Titre

Michel Darrigade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La déconfiture des mûres mûres

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Michel Darrigade

ISBN : 979-10-422-7961-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon père,

Tu as parcouru la longue route toujours droit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le ver c’est pomme

Savoir Sorbonne

Verser bonbonne

Amasser trône

Bosser assomme

Rosser frissonne

Aimer friponne

Bercer mignonne

Rimer ça sonne

Clocher la none

Douter c’est l’homme

 

 

 

 

 

 

— Je vais lui défriser la chicorée !

 

— Quel progrès ! J’en oublie le passé.

 

Le dimanche soir, nous allons à bicyclette danser et boire dans les bals des villages alentour, animés par un accordéoniste et un chanteur saxophoniste. Enlacés virevoltants, c’est la valse à trois temps, tu vas, tu viens haletant, maestro encore un instant. J’essaye une danse et, dès le premier contact avec des rondeurs ou des sensations de douce chaleur, je suis paralysé à l’idée d’être perçu comme un animal, un rustre incapable de rêver allongé sur un tapis vert parsemé de gentianes bleues, d’échanger quelque tendresse complice, bref de n’avoir aucune stratégie de séduction ou du flirt. Dans ces moments, j’apprécie la solidarité de mes coéquipiers du rugby, me bousculant en rivalisant de finesse dans leurs propos : « il est monté comme un âne du Poitou », « c’est une belle laitière » et autres grivoiseries fleurant bon l’étable. Honteux d’une turgescence trop visible, il me reste la fuite. Merci ! Excusez-moi ! Et la meute m’entraîne vers des réjouissances de rugbymen, le fondement de ce qu’ils nomment la culture rugby de village, une bonne cuite aux prunes à l’eau de vie pimentée d’une bagarre à la mode joyeuse des saloons dans les westerns.

Pourtant, enhardi par la dernière goutte de gnôle, rentrant en groupe à la maison après une lourde journée de vendanges, je titillais discrètement les tétins de Lise et, encouragé par les manifestations haletantes de son plaisir, j’ai osé caresser la zone mystérieuse. Plus tard, j’ai compris, la hantise de faire Pâques avant les Rameaux confinait ces demoiselles dans un stress silencieux. Mon père m’avait vaguement parlé de capote anglaise, mais on ne trouvait pas cette marchandise à l’épicerie du village.

À l’issue de l’oral du premier Bac, au chef-lieu d’académie, il est de tradition de mettre à l’épreuve ses qualités de mâle auprès de putes, à la portée de nos moyens financiers, nous attendant sur le pas de porte d’un hôtel miteux.

Habillée haut en bas et bas en haut, la dame, au visage agréable, déçoit au déshabillage par des jambes maigres, un ventre gros et deux blagues à tabac aplaties. Après le savonnage dans un lavabo crasseux, elle s’étale et vous invite, sans préambule, au travail. L’exercice est plutôt laborieux et, au moment du paiement, elle demande un pourboire. D’aucuns invoquent un triste post coïtum, je dis un maximum triste postcoïtum, et j’ajoute cet oxymore hurlé par Maurice Clavel lors d’une célèbre émission télévisée : « et la tendresse bordel ! ».

Jacquou est mon voisin, benjamin de sept enfants, trois garçons, quatre filles. Son père exploite une métairie, le métayer ne possède que quelques meubles et un peu de linge et il donne la moitié de la production au « Moussu », lointain et hautain dans son château. Sous la férule d’un régisseur impitoyable, c’est l’humiliation et la misère en plein milieu du XXe siècle. Certes, Guesde et les communistes ont ouvert les portes de l’espoir, ils disent tous « la terre à celui qui la travaille » mais, écrasés par la Grande Guerre, usés par les travaux des champs, ces pauvres paysans voient revenir les boches avec les rhumatismes. Une moitié est matée, l’autre enragée.

Chez nous, propriétaire depuis la révolution, quelques hectares d’une terre ingrate, parfois inculte, on ne partage pas la récolte ou les produits bovins. Socialement, les propriétaires constituent une caste, au-dessus des métayers économiquement, considérés par les notables, mais loin du hobereau descendant de son château, dans une limousine avec chauffeur, pour assister à la messe du dimanche.

Les maisons sont toutes du même style : toit à deux pentes recouvert de tuiles romaines, avec façade sur pignon tournée vers l’Est, l’ouest est borgne. La structure de la maison est en chêne et, entre les poutres, les murs et cloisons sont en torchis ou adobes. Le centre est moitié grange, moitié salle de réception, bordé de chambres et de la cuisine où se trouve la cheminée. Ici, tout cuit dans un chaudron pendu à la crémaillère ou tout autour de l’âtre dans des marmites en fer émaillé ou des plats en terre cuite. Les plus aisés mangent le pain à la farine de blé, les autres un pain et une bouillie à la farine de maïs, et tous une soupe de légumes non écrasés améliorée par le vin rouge mélangé au bouillon, le chabrot. Parfois, le dimanche, suite à la promesse d’Henri IV et Sully à tous les laboureurs du royaume, c’est la poule au pot, mais plus rarement qu’annoncé.

Avec Jacquou, de mon âge, nous gardons les vaches dans les mêmes zones. On joue, grimpant aux arbres, courant pieds nus dans les ajoncs, apprenant à piéger les oiseaux, tendre les collets pour les lapins ou pêcher les goujons et les anguilles avec un sac de jute. On roule des cigarettes avec des barbes d’épis de maïs et du papier journal, pâle imitation des hommes qui utilisent le gris et le papier Job mais on apprend à ne pas tousser en respirant cette fumée âcre. Il faut devenir un homme !

L’arrivée des Allemands a vite ravivé chez ces anciens poilus la haine du boche. Ils ont caché les fusils sous les planchers et triché avec leur production pour ne pas fournir la part réquisitionnée. Dans le village, une troupe de réservistes occupe l’école et un château pour se loger, et quelques hectares de forêt comme champ de tir. Je découvre des soldats, des bottes, casques, fusils, ces défilés au pas cadencé par des chants et des cris dans une langue rude. J’ai peur. Parfois, je dois aller dans une ferme voisine, seul, la nuit. Soudain, j’entends un bruit insolite dans le fourré et j’ai l’impression d’être suivi. J’accélère mon pas, sûr d’une présence dans mon dos, je ne respire plus pour mieux sonder le silence, et, tout à coup, je sprinte jusqu’à la porte d’entrée où, soulagé, j’écoute mon cœur bondir dans ma poitrine. Blotti dans mon lit, sorte de cage métallique, je vois défiler les images de la peur. Ils marchent au pas, ils vont tout droit, fiers de leur combat, ils foncent, ils broient, tapi dans les bas, je tremble, atermoie, ouvre grand tes bras, je suis là, aimez-moi. Meurtri par les galoches ou de lâches taloches, jeté dans le talus par ces hordes de boches, je serre ma toupie au fond de ma poche, crocheté par les ronces, le tricot s’effiloche. Mes mains sont énormes et le corps en sueur, je hurle, je suis seul, je meurs.

Je suis né dans l’ambiguïté, les testicules n’ayant pas encore franchi la barrière inguinale, de longs cheveux bouclés entouraient un visage de poupon entièrement nourri au lait de vache. L’aîné Gaston, excité, capricieux, bégaie et ânonne, le soir, durant les séances de lecture de la mère qui veut sauver l’honneur de la famille, le combat n’a pas été vain.

Après un bol de café au lait rempli de pain, une toilette approximative, à l’eau froide, dans un évier sale, entouré de torchons crasseux, c’est le départ vers le bourg lointain en culottes courtes, sabots de bois et tabliers en satinette noire. Tout au long du parcours, les bandes se reforment, échangeant des billes ou des lanières élastiques taillées dans les chambres à air pour réparer la fronde. Nous avons tous les outils dans la poche : le couteau, la fronde, un bout de ficelle et une épingle double, tout le matériel d’urgence du petit paysan. Au retour, en saison de journées plus longues, tout tourne autour de la fronde : compétition de tir sur les oiseaux ou les isolateurs des poteaux téléphoniques, attaque de quelques chiens hargneux (qui le deviennent de plus en plus), bagarres avec des bandes d’autres quartiers, et Gaston a quelques talents pour les déclencher. À l’imitation des spectacles d’athlétisme vus le dimanche autour du terrain de rugby, avec le tic-tac d’un vieux réveil jazz, nous mesurons nos performances à la course dans un pré. Plus fréquemment, sur la rivière, on compte les ricochets d’un galet plat à la surface de l’eau. À l’arrivée, c’est l’inspection par la mère des accrocs dans le sarrau, suivi d’un harcèlement de questions. Elle s’exaspère devant l’omerta systématique et s’en va, maugréant contre ces brise-fer, rendre nos habits présentables pour le lendemain.

Le père est aux champs, seul, en train de faucher le trèfle ou ramasser les navets ou betteraves fourragères. Le matin, il se lève avec le soleil, il s’assoit sur le trottoir et martèle la faux. C’est le tintement rythmé qui réveille la maison et, de temps en temps, il s’arrête et masse lentement son poignet douloureux. Il parle peu. Six ans soldat, un éclat dans le genou, la Somme, le chemin des dames, Verdun, il essaie de vider son sac, personne ne l’écoute, il sent qu’il lasse avec ces récits de l’ignoble massacre, la der des der. Il hait Pétain, ses collabos, ses sicaires. Un jour, après la messe, le garde champêtre annonce les nouvelles officielles. « Ce Pétain, quel salaud ! » crie-t-il le conduisant à une bagarre avec un ancien de 14-18. Pendant l’occupation, avec des camarades socialistes Jauressiens, il résistera. Dénoncé par un curé, sauvé par le doyen de la paroisse et un gendarme, la vie n’était pas simple : « Que sont mes amis devenus… ». À la libération, il a obtenu le plus grand nombre de voix aux élections municipales : « Maréchal nous voilà » chanté par les filles de l’école catholique n’était plus à la mode. Nous, les enfants, nous ne comprenions rien mais nous sentions la tension, les silences, les regards.

La mère, après avoir allumé la cuisinière à bois, va à l’étable traire les vaches et remplir ainsi la grande casserole où le lait va bouillir au rythme de l’anti-monte-lait, disque métallique, empêchant le liquide de monter et déborder. Elle verse, louche après louche, la décoction de chicorée sur le café fraîchement moulu à la main, emplissant ainsi une grande cafetière pour toute la matinée et la cuisine d’une délicieuse senteur. Lentement, elle sirote une tasse du premier passé encore brûlant.

Au saut du lit, c’est le rite. Nous arrivons dans la cuisine, prenons un bol dans l’armoire et brisons lentement le pain. Gaston a droit à trois morceaux de sucre et nous, deux, et il en sera ainsi durant toute la guerre, les parents n’utilisant que la saccharine pour ne pas épuiser les stocks cachés dans les grandes armoires lingères. D’un geste furtif, il cache les morceaux sous le pain en jetant un regard sournois, il écarte la peau sur la casserole, remplit son bol et y verse un peu de café. C’est le silence, pas de salutations matinales, pas un mot, rien… si ce n’est les bruits de Gaston, aspirant et mâchant sa soupe au lait. La fratrie n’est pas toujours la fraternité. Parfois, on entend un ami de passage, discutant avec le père, dans la salle à manger, tout en buvant un café arrosé de gnôle.

Le chien, Médor, est féroce, grognant, babines retroussées, montrant les crocs : les frondes l’ont rendu enragé. Un jour, après m’avoir mordu au poignet, alors qu’il aboyait, assis près de la rivière, lançant de longs appels vers d’autres chiens au loin, d’un coup de serpe, le père le guillotina : la tête gisait dans l’herbe du pré, les mâchoires aboyaient toujours mais aucun son ne sortait. Le dimanche suivant, le père est revenu de la messe, en fait, du quillier où l’enjeu est la chopine de blanc, avec un chiot, un labrit, une boule de poils roux : c’est Sultan, a dit Gaston, toujours péremptoire.

Je suis le préposé au pâturage : je conduis le troupeau et veille à le maintenir en dehors des cultures. Sultan m’accompagne, il reste assis à côté de moi sur le sac de jute, utilisé aussi comme capuche pour s’abriter de la pluie. Devenu plus grand, il est le berger du troupeau, ramenant, sur un signal, la vache qui s’écarte dangereusement vers les cultures. Nous sommes inséparables, à l’extérieur bien sûr, car la mère exclut les animaux de sa cuisine et, en cas d’infraction, elle leur jette le tisonnier dans les pattes, en criant « dehhhors » ! Le cadet a bien observé ce manège des chats. Dès qu’il en voit un frôler des fourneaux, d’une chiquenaude, il fait tinter le tisonnier pendu à la cuisinière et « moteur », la séquence démarre : le chat, terrorisé, pousse un cri de détresse, glisse sur les tomettes, et se jette dans la basse-cour, coursé par Sultan jusqu’au portail du jardin, au milieu des poules qui s’écartent en criant, affolées.

J’ai expérimenté les sentiments beaucoup plus avec Sultan qu’avec mes frères ou mes parents. Ici, toute démonstration d’affection ou de tendresse est considérée comme une faiblesse ou une dépendance. Le père est un tendre mais, harassé de fatigue par les longues journées de travail, sa disponibilité est épuisée. La mère, bien élevée chez les bonnes sœurs, sait qu’elle doit suivre le chemin aride qui dessèche son cœur. Elle harcèle à longueur de journée ses enfants, son homme et bat les animaux. Elle attend, de temps en temps, la visite d’un abbé pédéraste et, là aussi, la séquence est rodée : je lis le bréviaire qu’elle m’a fourgué dans les mains et je finis ensuite sur les genoux de « Monsieur l’Abbé » glissant sa main dans ma culotte tout en agitant frénétiquement ses jambes sous la soutane. Je ne comprends rien à ce cinéma mais instinctivement je suis réticent, honteux et stressé. Maintenant, j’imagine la misère de ces mâles, enfermés dans leurs fantasmes au milieu de grenouilles poilues, voire moustachues, en tout cas peu sexy.

Sultan est toujours là, assis à mes côtés, jetant un regard interrogateur pour sonder mon état d’âme, prompt à répondre à une caresse en léchant mes mains ou mon visage, ou à jouer en courant dans le bois. Lorsque je le gronde parce qu’il a mordu un peu trop fermement le jarret d’une vache, il baisse les oreilles et le regard, attendant, penaud, le geste de la réconciliation.

Les WC sont au fond de la basse-cour, simple cabane avec une planche percée, ouverte sur la tinette, tout à fait inadaptée aux vers d’Alfred de Musset :

D’épancher dans l’amphore un courant d’onde pure

et sur l’autel fumant dresser pour chapiteau

ce couvercle arrondi dont l’austère jointure

aux parfums indiscrets doit servir de tombeau.

 

Toutefois, ces déchets amendaient le jardin, remplaçant les engrais chimiques comme préconisé en 2050, date butoir de toutes les pythies écologistes, afin d’économiser l’eau potable et l’énergie. Les journaux, accrochés à une pointe, un peu raides pour l’essuyage, étaient ainsi parfaitement recyclés. Quand l’exercice se passe à l’extérieur, il est délicat de trouver les doux oisons de Rabelais, et il faut savoir trier dans les herbes afin d’éviter des inflammations douloureuses. Ce pauvre chien affamé assiste à ma défécation en plein air pour croquer, avec une mine dégoûtée, mon colombin pas toujours bien moulé. Je cours voler un peu de soupe des cochons.

Dix ans plus tard, mon poste de surveillant sera tenu par une clôture électrique, mettant ainsi au chômage un enfant et un chien. Aujourd’hui, au début du XXIe siècle, après l’école, le petit vietnamien amène le buffle paître le long de la rizière, sans le chien toutefois, qui a ici un destin culinaire. J’ai lu que cette microéconomie n’a pas de sens, qu’il faut engraisser les animaux, dans un espace réduit, avec des farines où on introduit des déchets de viande ou de poisson et quelques hormones de croissance, puis les conduire aux abattoirs de Chicago d’où ils sortent d’un labyrinthe de tuyaux sous forme de hamburgers. Les brèves de comptoir, souvent un peu lestes, racontent que parfois la machinerie part diaboliquement en marche arrière et, d’une saucisse et deux boulettes, il en sort un évangéliste raciste et tueur à l’occasion.

À chacun son jour et sa nuit. Ils laissent leurs sabots, d’un pas fatigué, des odeurs d’étable et de champs mélangées, ils parlent de leurs peines leurs efforts, voyageurs sans compas d’une mer sans port.

Sultan aboyait, une raie de poils hérissés, quelques errants chapardaient un poulet, je tremblais sous l’édredon épais, les cailloux sifflaient et le chien enrageait. Et le matin arrivait, triste accueil de l’évier, eau glacée, linge souillé ; vite, un bol de lait, pain trempé puis l’école, les jeux, les raclées, le sarrau déchiré, une belle journée.

Tout n’est pas violence dans cette vie paysanne, mais c’est rude tant à cause du travail fatigant que par pudeur. Ma grand-mère est morte. Il a fallu, l’un après l’autre, faire un bisou sur ce visage froid et livide, sans regard : l’horreur d’un cadavre.