La déliquescence - Lola Piffero - E-Book

La déliquescence E-Book

Lola Piffero

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Beschreibung

Alexandra et Marjorie sont liées par une amitié toxique. L’une a besoin de détruire pour exister, jusqu’à démolir les relations amoureuses de son amie, se rendre dépendante à l’alcool et à la drogue. L’autre répare depuis toujours ce qui éclate, protège celle qu’on appelle la « folle-dingue » au risque de s’oublier. La déliquescence est le récit d’une folie dévastatrice et d’une manipulation destructrice, une histoire qui peut-être dépasse l’amitié. Ne serait-ce pas cela l’amour fou ?

À PROPOS DE L'AUTEURE

Lola Piffero a écrit sa toute première histoire à l’âge de douze ans. D’abord, elle écrivait sur son propre « je », comme une sorte d’autobiographie mêlée à une intrigue fantastique. Puis elle a grandi et a appris à observer le monde, les gens, la vie tout simplement. Elle s’intéresse particulièrement aux romans contemporains, au drame, au thème de la folie et au psychologique, car ce sont des sujets complexes et intrigants. La déliquescence réunit tous ces concepts.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Lola Piffero

La déliquescence

Roman

© Lys Bleu Éditions – Lola Piffero

ISBN : 979-10-377-8632-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour A

Première partie

Le chat

1989

Le compte avait commencé

À rebours

Était-ce vertige déveine

Qui sait

Un voyage un seul aller

Au long court

D’où l’on ne revient jamais…

Sorry Angel, Serge Gainsbourg, 1984

Chapitre 1

Le chat était mort. Son corps maigre étalé sur le parquet, inerte, ses poils blancs éclatants dans la flaque de soleil du début de matinée. Alexandra a refermé la porte derrière moi et s’est mise à respirer fort, par saccades, elle a tourné en rond dans l’appartement pendant que je me tenais au milieu de la pièce, blafarde face au corps sur le sol. Un nuage est passé devant le soleil. Alexandra m’a regardée en tenant le dos de sa main plaquée contre sa bouche, puis a hurlé et éclaté en pleurs.

« Qu’est-ce que tu as fait ? »

Elle s’est laissée glisser le long du mur.

« J’ai tué Ange, Marjorie. J’ai laissé traîner la mort aux rats. »

Nous avons installé le chat enrobé d’une couverture au fond d’un carton, volé la pelle du local et nous sommes dirigées dans un des parcs de l’arrondissement, dans un coin sous les arbres suffisamment caché. J’ai creusé, elle a déposé le carton et recouvert le trou. Je l’ai prise dans mes bras et elle m’a entraînée dans son chagrin. Ensuite, nous avons rejoint son appartement pour récupérer nos valises. Alexandra a violemment claqué la porte et fermé à clé, quand enfin nous nous sommes rendues à la gare. Elle gardait ses immenses lunettes de soleil pour cacher ses yeux gonflés, et tenait dans son poing serré un mouchoir humide et froissé. Dans le train, nous regardions banalement le paysage défiler, sans nous parler. Alexandra avait les joues brillantes de larmes et ses cheveux fins étaient collés à ses tempes. À Narbonne on changerait d’air, on oublierait les études et on écouterait Gainsbourg sur la plage. Mon amie s’est endormie la tête contre la vitre, la nuque poisseuse. Je me suis levée et j’ai traversé les wagons pour m’enfermer dans les toilettes. J’ai vomi. Ensuite, je me suis lavé les mains en frottant très fort, comme si j’avais tué moi-même le chat et que j’avais pris son corps fragile dans mes bras. Lorsque je suis retournée m’asseoir, Alexandra était réveillée et n’avait pas changé de position, ses yeux seuls bougeaient pour se poser sur moi.

« Pourquoi j’ai laissé traîner la mort-aux-rats ? »

Elle n’attendait aucune réponse, alors elle a tourné la tête et ses cheveux m’empêchaient de voir son visage que je devinais rouge et rempli de larmes. Des larmes qui dégringolaient le long de ses joues en de petits ruisseaux salés puis séchés. Les gens autour de nous étaient laids, tout me paraissait difforme.Des nez trop imposants, des mentons appuyés de cette fossette qui les déforme, des oreilles sales, des poils sur des nuques, des bouches qui ne donnent pas envie, les peaux texture poisson. J’avais du mal à avaler ma salive, je croyais mourir vivante par cette chaleur insoutenable contre le siège en velours, le soleil laissait sur ma joue gauche l’effet d’une gifle et des fourmis grouillaient dans le sang de mes jambes. Le train est arrivé en gare dans l’après-midi, quand le soleil était encore brûlant et un taxi nous a conduites jusqu’au petit hôtel dans lequel nous travaillerions. La secrétaire nous présentait l’endroit, des individus, des mains à serrer, une bise sur une joue féminine et des règles à retenir. Alexandra et moi avions chacune notre chambre, au même étage. Avant d’entrer dans la sienne, elle m’a confié :

« Je n’aime pas cette fille, la secrétaire. Elle sent la douceur. Je ne fais pas confiance à ces gens, ils sont capables de te manipuler. »

Je ne sais pas pourquoi elle a dit ça. Nous avons rencontré le patron de l’hôtel dans la soirée, un quinquagénaire avec un fort accent anglais, et je voyais à la mine d’Alexandra qu’elle ne l’aimait pas. Elle n’aimait personne, à part son chat désormais avec les anges, et moi, parce que j’acceptais sa personnalité. Le cuisinier italien lui a demandé si elle allait bien tandis qu’elle était écroulée sur le bar, les yeux humides.

« Mon chat est mort. »

Je l’ai observé un moment, il lui caressait la main avec douceur et lui a offert un verre, tout ce qu’elle détestait de la part d’un homme. Pourtant elle l’a laissé faire et lui a souri. Ils sont restés ensemble toute la soirée et les verres se succédaient.Plus elle buvait, plus elle souriait. De mon côté, j'ai parlé de Frida Khalo avec la secrétaire, cette jeune asiatique en effet très douce avec son long corps et cette élégance des années trente. Je regardais beaucoup ses mains qui se mettaient délicatement en mouvement dans les airs lorsqu’elle parlait, comme si elle mimait chaque mot. Elle m’a dit qu’elle aimerait voir mes peintures et, si touchée que j’étais, je n’ai rien osé ajouter à part « merci ». Le rire d’Alexandra a déchiré la salle, son rire trop fort de fille qui fait semblant. Elle finissait toujours par rire quand elle était triste, passant d’un extrême à l’autre, puis en général elle dansait et se remettait à pleurer. Je connaissais si bien ces moments et depuis j’ai appris qu’il fallait la laisser faire, surtout ne rien dire, ne pas la raisonner, ne pas la calmer, ne pas lui crier dessus. Elle avait besoin d’envahir l’espace pour se remettre des émotions qu’elle ne parvenait pas à gérer. Vers vingt-deux heures, je me suis approchée du bar et en passant, j’ai glissé à Leonardo :

« Surtout ne l’embrassez pas, elle risquerait d’y croire. »

Je savais de toute façon qu’il ne resterait pas avec une fille comme Alexandra. Il s’est contenté de sourire et a enlacé les doigts d’Alexandra qui finissait un énième verre. Je lui ai fait un signe auquel elle n’a pas répondu et j’ai rejoint ma chambre au troisième étage.

À cette époque, nous avions vingt-deux ans et beaucoup d’incertitudes. Alexandra me suivait, je la suivais, on se suffisait. Au début, j’ai eu du mal à cerner quel genre de fille elle était, plutôt révoltée et instable, ou bien sérieuse et fréquentable. J’ai finalement appris qu’elle était les deux personnalités à la fois. Et à son tour elle m’a découverte, discrète et intuitive. Je ne savais pas comment Alexandra vieillirait, et moi-même non plus, on poursuivait ensemble nos études de biologie et on évitait de se poser trop de questions. À côté, je peignais des tableaux en écoutant Gainsbourg dans mon studio, le plus haut d’un immeuble qui ne payait pas de mine, la fenêtre ouverte sur un Paris printanier, c’est ce que je préférais. Je m’inspirais de Frida Kahlo et j’espérais que rien ne perturbe mon monde et mon équilibre. Alexandra venait les samedis matin avec un sac de croissants, après une nuit d’alcool et de musique, en me racontant comme elle s’était amusée, mais que je lui avais manqué. Je n’aime pas le monde de la nuit parce qu’il n’est rien de signifiant, on oublie toujours tout, les gens ne se souviennent pas de vous, tout s’échappe dans un nuage brumeux de cigarette dans le petit matin à l’extérieur de la boîte, l’alcool tache, la peau est collante, les yeux secs, et j’ai toujours trouvé qu’on était un peu hystérique en boîte. J’ai tenté une fois à dix-huit ans avec Alexandra, pour fêter notre majorité, et j’ai vite regretté. Je n’ai pas compté le nombre de verres que m’offrait un mec que je ne connaissais pas, il m’a parlé de lui toute la soirée, mais aucun autre souvenir ne me revient, à part lorsque j’ai vomi sur la piste de danse et qu’une fille en robe blanche a hurlé. Je me suis crue dans un film d’horreur.

Le matin, j’étais chargée de m’occuper du petit déjeuner des clients tandis qu’Alexandra s’occupait du nettoyage. J’allais ensuite l’aider quand le service était terminé, et à ce moment elle me parlait de Leonardo. Elle l’adorait. Il n’y avait plus que lui dans ses discussions. Elle croyait en cette relation que je pressentais comme un courant d’air, comme l’histoire d’un été. Leonardo était de ces hommes qui usaient de leur charme pour amadouer, puis qui lâchaient bassement : « Mais qu’est-ce que tu as cru, que ça durerait toute une vie ? Il ne faut pas t’attacher comme ça, tu passerais ton temps à être déçue. » Mais Alexandra était une fille qui s’attachait telle une sangsue, elle avait trop peur de l’abandon. Elle sélectionnait ce qui lui paraissait suffisamment fort et viril, avec du charisme. Chaque soir Alexandra retrouvait Leonardo dans un bar de Narbonne tandis que j’allais nager dans la mer, en même temps que le soleil déclinait et laissait couler sur le sable un dernier voile de chaleur. Parties ensemble pour l’été, mon amie et moi passions finalement nos semaines éloignées l’une de l’autre. Un dimanche j’ai acheté une toile vierge dans un magasin du centre-ville et commencé à peindre ce que je trouvais de plus beau en face de moi, la mer qui s’avançait sur la plage. Je me rappelle un de ces soirs où Alexandra s’est énervée contre un client de l’hôtel, un homme très gros, avec une tache de vin sur le front, qui se plaignait de son plat pas assez chaud. Alexandra lui a jeté un regard noir avant de ramener l’assiette en cuisine pour la réchauffer, puis je l’ai vue repartir à la table du client et la déposer violemment devant lui. Il a plissé le nez et l’a regardée.

« Vous êtes bien insolente, ma grande. Faut pas travailler ici si vous aimez pas les touristes. »

J’ai failli intervenir pour apaiser les tensions, mais Alexandra s’est saisie de la carafe d’eau en verre et l’a jetée sur le carrelage de la terrasse. Le bruit fracassant a jeté un froid glacial et des éclats de verre se sont éparpillés partout.

« J’aime juste pas les gros cons ! »

La secrétaire, Maï, a accouru avec toute la gentillesse du monde pour dire à mon amie qu’elle allait ramasser. Alexandra a craché dans l’assiette du client, puis s’est dirigée dans la salle où je me suis mise face à elle.

« Ça ne va pas, pourquoi t’as fait ça ? Tu peux être sûre qu’il ne va jamais revenir, tu peux te faire virer Alexandra.

— Je m’en fous, j’en ai marre, c’est pas fait pour moi le social et l’amabilité. »

Je ne l’ai pas reconnue, jamais elle n’avait été aussi violente malgré son tempérament de feu. Soudain, elle a éclaté en sanglots et Leonardo est resté caché dans sa cuisine. Je l’ai serrée dans mes bras et sans m’en rendre compte, j’ai arrêté de respirer. Elle s’accrochait à moi comme pour ne pas tomber, un poids a alourdi mon cœur et ne m’a plus quittée. J’étais donc la seule personne capable de la calmer, d’apaiser ses extrêmes tristesses et ses colères sulfuriques. Je lui ai dit que ce n’était pas grave, que cet homme était un con, qu’il y avait bien d’autres carafes pour remplacer celle qu’elle avait cassée. J’étais entrée dans un cercle vicieux en transformant ses actes en choses futiles qui n’auraient aucune répercussion. J’allégeais ces moments comme je le pouvais, en décuplant toutes mes forces, physiques et mentales à la fois. Avec moi, rien n’était grave. À l’intérieur je tremblais, j’avais peur moi aussi, je ne savais pas de quoi Alexandra était capable et je craignais que les conséquences nous rattrapent. Parce que dans ses chutes, nous étions deux.

Le lendemain, Alexandra partait avec Leonardo en Italie par le train. Elle le lui avait réclamé et il avait accepté. Il aurait dû voir mon regard à ce moment, mais il a baissé la tête et passé sa main nerveuse sur la barbe mal rasée qui garnissait son menton pointu. Alexandra ne voulait pas retourner à Paris et vivre le vague-à-l’âme de la solitude en cet été caniculaire, dans la ville vide et les rues pleines de volets fermés, les parcs ombragés morts, dont celui où l’on a enterré Ange. Le patron de l’hôtel a dû chercher un nouveau cuisinier pour la saison et par chance, il a déniché un étudiant tout juste sorti de l’école hôtelière. Depuis, un étrange calme régnait et le gros client à tache de vin était parti. Alexandra m’a envoyé une lettre en m’annonçant qu’elle était très heureuse avec Leonardo, qu’elle adorait l’Italie. Là-bas on mangeait bien, tout était coloré, ils étaient dans un superbe hôtel et elle gagnait de l’argent en cueillant les fruits et légumes de saison. J’ai répondu à sa lettre avec bienveillance sans plus m’étaler, car rien ne me venait, je ne savais pas quoi lui dire. Cet été nous a éloignées pour la première fois, mon équilibre était perturbé sans elle, à tel point que je me sentais seule dans un monde hostile. J’écoutais Gainsbourg et j’avais envie de pleurer, dans mon coin de plage reculé, près des rochers, loin du flux touristique. Je nageais de plus en plus loin, parfois tard, et je me vidais la tête. Je me suis écorché le mollet contre un rocher sous l’eau lorsque je suis retournée vers la plage, j’observais sans penser le sang partir avec les petites vagues et alors je me suis dit que le sel permettrait à la blessure de cicatriser. Au bout d’une semaine, ma peinture était achevée et j’ai décidé de l’offrir à Maï. Elle était si contente qu’elle m’a enlacée, dans son envoûtant parfum et ses bras fins. Le mois d’août prévoyait moins de touristes, mais un soleil toujours aussi plombant. Ma frange est ainsi tombée sur mes cils et je ne l’ai pas touchée, je la laissais envahir mon front, ce qui semblait plaire au nouveau cuisinier de l’hôtel que j’observais beaucoup jusqu’alors sans même lui adresser la parole. Mais un jour, il m’a dit que ma frange m’allait bien. Je lui ai souri du regard, ce qui l’a fait hausser des sourcils. Il avait une allure de grand délicat, jusque dans ses doigts lorsqu’il ajoutait les derniers détails dans une assiette avant que je la serve, et rien chez lui n’était maladroit, malgré ce corps immense, sûrement trop pour rentrer dans le monde, juste assez pour occuper brillamment une cuisine. Sa jeunesse avait été difficile, des mois longs comme une éternité passés dans le coma après une fracture des vertèbres cervicales, une lourde séquelle a depuis chamboulé son corps, une épaule plus haute que l’autre, deux omoplates décalées telles des pierres que l’on aurait déplacées. Je trouvais son corps fascinant, il était une véritable sculpture artistique, un charme à faire rougir, une silhouette bancale dans un monde où tous se tiennent droits. Noam me rappelait Frida Kahlo pour cette fragilité de verre, c’est pour cela, je crois, qu’il m’a bouleversée. Un accidenté de la vie.

 

 

 

 

 

Chapitre 2

 

 

 

Quelques derniers vacanciers séjournaient, bronzés comme des étrangers, les lèvres un peu cramées, les cheveux secs. Cet été-là était très chaud. Le dernier jour Noam m’a préparé une glace maison au cassis, que j’ai savourée à l’ombre d’un parasol sur la terrasse, à côté de lui. Je n’ai pas osé poser plus de questions sur son accident, alors je lui ai demandé banalement ce qu’il comptait faire en septembre. Il retournerait sur Avignon et commencerait à travailler dans un grand restaurant, mais son rêve était d’aller à Paris. Il regardait souvent droit devant lui lorsqu’il parlait. De rares fois, il me fixait dans les yeux, juste quand moi je me mettais à parler, ce qui me déstabilisait énormément. J’ai reposé le petit bol vide sur la table et je suis allée chercher ma valise, j’ai salué tout le monde, le patron, Maï, et Noam qui m’a fait une bise. J’ai attrapé mon train sans que Noam ne quitte mes pensées. Il y a des rencontres qui chamboulent, qui promettent, on s’y attache un temps et pourtant elles ne mènent à rien. Elles se limitent à une première et dernière bise, c’est une petite claque, presque une déception. Ça ne tient à rien. Un goût unique de glace au cassis et l’écœurement d’un départ. Ça n’a été qu’une glace et une bise, froides, glacées. Tout est retombé comme de la brume et il n’y aurait aucune suite, il n’y aurait même pas de fin, c’était coupé en plein milieu, un segment, une tête et une queue de lézard. Je me suis endormie toute froissée, les bras croisés et les jambes emmêlées, la joue plaquée contre la vitre. Ce trajet a été le plus long de ma vie.J’ai bu deux bouteilles d’eau tant ma gorge était sèche et je sentais encore sur moi l’odeur lavande de l’hôtel, un effluve du parfum de Maï et celui, le plus subtil, de Noam, incrusté dans mes narines, entre transpiration de chaleur et cuisine aux épices. Chaque fois que je me réveillais, la nuit s’épaississait, je me rendormais dans cette position inconfortable, puis l’agitation m’a indiqué que le train arrivait en gare. Je ne marchais plus très droit, comme saoulée de fatigue et de chaleur. J’étais de retour à Paris, complètement vidée.

Alexandra m’a rejointe quelques jours plus tard, accompagnée d’un petit oiseau vert qui chantait très fort, une perruche à collier. Elle était aussi heureuse qu’une enfant, l’appelait Clyde en référence à Gainsbourg et Brigitte Bardot. La mort d’Ange l’a désespérée à tel point qu’elle a ramené d’Italie un animal totalement différent, bruyant, à plumes, et triste. Un oiseau domestique, c’est triste. Surtout une perruche. Après m’avoir parlé longuement de l’oiseau, elle a orienté la conversation sur Leonardo, cet homme de trois ans son aîné, qui la rendait folle d’amour. Ce jour-là Alexandra a tout dit : « Folle d’amour ». J’ai regardé son grain de beauté entre les deux yeux, ce que j’ai toujours associé chez elle au troisième œil, censé symboliser la connaissance de soi. C’est le premier détail que j’ai remarqué sur son visage, elle m’a fait penser à une Indienne blonde et blanche, aux yeux poudre de cacao. On ne pouvait la lier à aucune origine particulière, elle était une sorte de mélange de plusieurs terres. Mais son troisième œil ne suffisait pas à ce qu’elle se connaisse véritablement. Elle n’était rien qu’une fille qui pensait adorer la vie, c’est ce qu’elle disait. Elle était follement amoureuse, et les autres autour n’étaient que poussière. Elle aimait l’amour, moi, et les animaux. Elle a toujours préféré les animaux, la biologie était sa voie, sa plus grande réussite, son monde. La biologie nous a soudées après les années au lycée près d’Aulan, dans la Drôme, où l’on s’est ennuyées trois ans. Aulan était ce petit village reculé fait de châteaux en pierre et d’immenses étendues de verdure, mort et glacial l’hiver, visité par les vieux randonneurs sous un agréable soleil de montagne l’été. Le bus qui nous emmenait passait souvent en retard, les sièges au tissu déchiré sentaient la vieille époque et le tabac froid. On se mettait au fond, loin des dix collégiens encore enfantins avec leurs cartables et leurs petits vêtements en laine. On était les « deux grandes » du village d’Aulan, alors que nos quelques camarades vivaient dans les villages alentour. Ily avait les mecs qui arrivaient au lycée en mobylette et blouson de cuir, retrouvant leur copine du même village qu’eux. Nous on était trop loin, on était celles qui prenaient le bus des collégiens, les deux filles toujours collées ensemble et qui fumaient dans leur coin, adossées au mur près des poubelles. On ne se mélangeait pas aux autres, même si nous les avions toujours connus. À dix-sept ans, nous avons découvert Paris en même temps, où nous avons réussi à entrer dans une faculté de sciences, et notre vie a pris un virage phénoménal. D’un seul coup nous étions lâchées dans la capitale hyperactive, polluée, pleine de monde, de routes lisses, de trottoirs. Passer d’un village montagnard à la grande ville, c’était notre plus grand choc.

Dans le mois de septembre, un orage a mis fin à l’été et nous sommes entrées dans notre quatrième année d’études de biologie où nous avons rencontré Bruno et Tatiana, un homosexuel et une grande brune très souriante,pleine de bijoux et passionnée de flamenco. Bruno avait de belles mains toujours propres, lisses et soignées, sans une cuticule, des veines bleues presque violettes qui reliaient comme une architecture son poignet à sa main. J’ai toujours pensé que ses mains n’allaient pas avec son corps un peu enrobé, un corps qu’il assumait mieux que personne, se trouvant là où il devait être. Il n’était jamais de trop, il savait occuper l’espace et se faire remarquer naïvement par le petit rire qui complétait chaque sourire. Il riait constamment, faisant frétiller sa fine moustache, et quand il était pris d’un véritable fou rire il parvenait à me mettre les larmes aux yeux. Tatiana, elle étudiait la biologie pour son père. Sa famille semblait tellement particulière lorsqu’elle en parlait, le genre de famille qu’il ne fallait pas décevoir. Cette fille marchait comme un chat, d’une allure caractérielle et élégante.Son corps était roulé dans des vêtements à touches de rouge éclatant qui lui collaient à la peau. Elle voulait sa vie sans famille, elle voulait des voyages espagnols pour danser le flamenco, elle voulait beaucoup de liberté, aucune attache. Alexandra les aimait bien et j’en étais rassurée, parce qu’ils avaient eux aussi cette folie de vie qui nous portait à rire de ce qu’il ne fallait pas ou de danser sur les trottoirs parisiens sur le rythme des Rolling Stones. Avec eux non plus rien n’était grave, ils prenaient la vie avec autant de facilité que de liberté. À quatre, nous formions une bande originale pleine de folie et de vie. La plus folle d’entre nous était Alexandra, qui se faisait remarquer partout où elle allait, soit parce qu’elle riait trop fort ou parce qu’elle criait lorsqu’elle était en colère. C’est ce qui est arrivé un soir en pleine semaine alors qu’elle était seule chez elle. Un voisin est descendu frapper à sa porte pour lui rapporter que son oiseau piaillait trop fort, qu’il allait finir par appeler son propriétaire. Elle m’a raconté la scène par téléphone en pleurant sans plus pouvoir s’arrêter. Elle s’est approchée de son voisin en l’insultant de tous les noms, puis elle a craché à ses pieds. Ensuite, elle a claqué la porte et s’est effondrée en larmes. Elle m’a déclaré : « Les gens n’aiment pas les animaux ». J’ai essayé de lui faire comprendre qu’un oiseau en appartement ne lui attirait que des ennuis, et pour la calmer j’ai dû lui dire que ça n’était pas grave. Cet homme-là aussi était un con. Alexandra a fini par croire qu’ils étaient tous des cons et elle ne se gênait plus pour les insulter. Elle devenait inquiétante. Je me suis longtemps dit que la mort du chat l’avait rendue folle.Un vieux chat qu’elle avait depuis ses douze ans et qui avait tout traversé avec elle, du départ des montagnes d’Aulan à l’arrivée à Paris, un logement fermé sans extérieur et cette première frayeur lorsqu’il avait mangé une feuille de muguet. Ange portait si bien son nom qu’il en était magique.Il ronronnait fort comme un cœur qui vibre. Il a accompagné notre solitude adolescente et notre début de vie adulte, une plume de tendresse et une odeur rassurante d’amande. Alors peut-être qu’Alexandra agissait par dépit, elle prenait un oiseau qui ne lui apportait aucun réconfort pour soigner sa peine et s’endeuiller. Sauf que ça ne marchait pas.

 

Au mois d’octobre, Tatiana a proposé de fêter l’anniversaire d’Alexandra dans sa maison de vacances en Bretagne. Le week-end était fixé, nos amis avaient aussi convié quelques-uns de leurs amis, il ne restait plus qu’à y aller. De mon côté, j’ai passé mes soirées à peindre Ange pour Alexandra, je me suis longtemps attardée sur son regard, le plus incroyable des regards de chat, deux lunes rondes d’un bleu pur traversées de cette fente noire qui ouvrait sur cette âme paisible. Je n’ai pas pris le train en même temps qu’Alexandra parce qu’elle prenait celui du samedi matin et je ne voulais pas qu’elle voie le cadeau. Ma toile a failli être déchirée par la foule à valises et les sacs à main qui s’accrochaient partout, alors je l’ai collée à moi comme un oiseau que je ne voulais pas laisser s’envoler. Heureusement, elle était emballée et les coins étaient protégés par des tours de papier à bulles. C’était presque étrange de me dire que j’avais peint Ange et que je le tenais bien fort contre moi, je pouvais presque croire qu’il était vraiment là avec moi. Et j’y ai mis tant de cœur. Dans mes oreilles chantait Gainsbourg et du bout des lèvres je formulais ses paroles, il n’y avait aucune autre star de la musique, aucun autre poète que j’admirais plus que lui. Alors que le train démarrait, j’observais les gens autour de moi, discrètement, comme je le faisais toujours.Car il y a de si curieux visages, leur construction me fascinait.J’aimais fixer les hommes concentrés dans leur dossier qui rehaussaient constamment leurs lunettes, les doigts qui tapotaient un rythme sur une cuisse, les cheveux des femmes traversés par la lumière du soleil. Le trajet a pris fin et nous étions arrivés en gare, je me suis dépêchée de prendre ma toile et ma valise puis je me suis élancée au-dehors de l’habitacle quand une voix a résonné, criant un mot que je n’ai pas compris.La deuxième fois,j’ai compris que mon prénom était crié. Je me suis arrêtée en plein milieu du passage, une vieille femme a failli me rentrer dedans et a soufflé en frôlant ma toile. Regardant par-dessus la foule de voyageurs, je cherchais d’où la voix m’appelait. Il me semblait en avoir reconnu l’intonation, le métallique. Je transpirais légèrement sur les pommettes, je le sentais. Mon regard s’est accroché à des bras qui faisaient signe à la porte du train. Un moment d’égarement, d’absence, de blanc, puis j’ai réalisé.

« Marjorie ! »

La porte du train a failli écraser ses deux bras, je ne le voyais plus très bien à travers la vitre, mais il s’agitait, il essayait de ressortir alors qu’il ne pouvait plus. Il avait les deux mains collées à la porte vitrée quand le train a démarré, son regard m’a fait me retourner jusqu’à ce que je ne puisse plus le voir. Quelqu’un d’autre a cogné ma toile avec son épaule et j’étais prête à lui hurler dessus. Troublée, j’ai marché dans toute la gare sans parvenir à réfléchir. J’ai finalement trouvé la sortie et attendu un taxi, dans lequel ma toile avait eu du mal à rentrer. J’étais essoufflée, encore étonnée de la personne que je venais de revoir au loin, qui m’a reconnue et appelée de sa voix métallique. Le chauffeur a freiné brusquement et poussé un juron, mon stress a redoublé d’intensité. Je suis arrivée à la maison de vacances, encore en vie, avec ma toile intacte et ma valise vert pomme. Tatiana m’a accueillie et m’a fait visiter ce logement que j’associais à un grand château lumineux, avec des chambres en couleurs, des escaliers en spirale, une grande terrasse en arc de cercle entourant une piscine qui devait être glacée.Puis Bruno a déboulé de la cuisine les manches relevées et m’a assaillie de questions, il était dans une profonde angoisse : le voyage s’est bien passé ça va plutôt thon ou saumon avec les endives peu importe non c’est pas pareil saumon nonthon comme ça on peut faire des tartines n’en fais pas trop non plus Marjorie olives vertes ou olives noires noires plutôt vertes c’est moins fort bon vertes alors ou sinon les deux maintenant que tu as acheté les deux voilà on met les deux pareil avec les tomates jaunes et rouges Michael viens là attends je vais aspirer le tapis il a mis de la terre partout ça va Marjorie ? J’ai hoché la tête et en reculant j’ai marché sur la queue du chien qui a jappé si fort que tout le monde s’est tu. J’ai cru que mon cœur avait brisé ma cage thoracique.

« T’inquiète pas, il est tout le temps dans nos pattes ce chien », a fait Bruno en le prenant dans ses bras.

Puis Tatiana a mis en route l’aspirateur, j’ai donc fait des tartines de thon pour la fête du lendemain, on a tout préparé en avance et dans la soirée nous avons regardé un film que j’ai trouvé beau, qui m’a fait pleurer. Quand il a pris fin, Tatiana m’a indiqué la chambre bleue où il y avait plein de tableaux accrochés aux murs, de styles différents, du surréaliste à la nature morte. Elle m’a souri et je l’ai remerciée.Elle était purement humaine, Tatiana. Elle retenait chaque détail d’une personne et quand on la remerciait, elle haussait simplement une épaule comme s’il n’y avait rien de plus normal que de faire plaisir à quelqu’un. Elle était transparente, sincère. Organiser la fête d’Alexandra la rendait tellement heureuse qu’elle avait trop prévu, elle y mettait tout ce qu’elle pouvait, tout ce qu’elle avait. Elle a refermé la porte derrière elle et j’ai plissé fort les lèvres en espérant qu’Alexandra remarquerait à quel point nous l’aimions. C’était une fille souvent douteuse, difficile à suivre, qui avait parfois du mal à croire et à espérer, elle avait besoin d’être constamment rassurée.

Le lendemain très tôt le bruit de la nature m’a tirée de mon sommeil et de ces draps clairs.Mes deux amis s’étaient eux aussi levés et le soleil automnal éclairait la grande pièce. Nous avons consacré la matinée aux préparations tandis que nos invités arrivaient en fin d’après-midi. J’aimais être avec eux deux, comme si nous nous étions toujours connus, qu’on avait goûté aux premières fêtes de lycée ensemble et qu’on avait choisi la filière scientifique juste pour être sûrs de se retrouver ensemble. Vers seize heures, Alexandra a frappé à la porte, sans son oiseau, toute intimidée de cette sorte de château décoré rien que pour sa fête. Tatiana a enfilé une longue robe rouge parfaitement ajustée à son physique de danseuse de flamenco, avec d’immenses créoles qui caressaient sa mâchoire. Bruno a lissé sa fine moustache à l’image de celle de Dali, tenant sous un bras son petit chien immobile comme un sac à main. Alexandra lui a offert quelques caresses, lui a parlé de cette voix basse qu’elle utilisait pour parler à tous les animaux. Aucune agressivité n’émanait d’elle lorsqu’elle était au contact d’un animal, c’était une métamorphose fascinante. Alors que l’on dressait les tables, elle restait près de moi comme si elle évitait la proximité avec nos deux amis. Elle me prenait à part, ce que Tatiana avait remarqué, et j’étais plus mal à l’aise que jamais, une impression de chewing-gum collé sous la semelle et de corps ligoté. Mais j’en ai profité pour lui raconter ce qu’il s’était passé la veille à la gare :

« J’ai vu Barthélémy, il m’a appelée depuis la porte du train. »

Les pupilles cacaotées d’Alexandra étaient démesurées.

« Tu l’as rejoint ?

— Non, je n’avais pas le temps. »

De toute manière, le rejoindre aurait été au-dessus de mes forces. Qu’est-ce qu’on se serait dit ?

« Tu aurais peut-être dû, tu sais. »