La désillusion du docteur Harthmann - Pascal Depienne - E-Book

La désillusion du docteur Harthmann E-Book

Pascal Depienne

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Beschreibung

France, 1870. Médecin et organiste, le docteur Harthmann est un individu désabusé qui porte un jugement souvent sévère sur ses semblables et sur la nature. Le père Innocent, lui, est un prêtre béat, convaincu que tout n’est qu’harmonie. Il ne semble guère se poser de questions et le doute lui est étranger. Les deux hommes se rencontrent très régulièrement pour échanger sur l’idée qu’ils se font de l’Homme, du monde et de Dieu…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après un baccalauréat littéraire et des études d’allemand, Pascal Depienne enseigne le français, pendant sept ans, à l’Institut français de Hambourg. De retour en France, il est professeur d’allemand à Dunkerque. Il écrit La désillusion du docteur Harthmann afin de fixer sur le papier certaines de ses réflexions et convictions qu’il souhaiterait partager.

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Seitenzahl: 282

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pascal Depienne

La désillusion

du docteur Harthmann

Essai

© Lys Bleu Éditions – Pascal Depienne

ISBN : 979-10-377-9303-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Tant de capacités

Le père Innocent était curé à Finsterseelheim. Il exerçait son sacerdoce depuis de nombreuses années à l’église de la Charité. Cet homme affable était assez petit et n’était plus très jeune. La douceur de son regard et sa voix suave trahissaient la grande bonté de son caractère, laquelle passait aux yeux de certains pour être de la naïveté. Son cœur enclin à une indulgence infinie était habité par un amour inconditionnel de l’être humain dans lequel Dieu avait placé tant de vertus. Selon lui, tout n’était qu’harmonie et s’il arrivait que ces vertus restassent cachées, le père Innocent n’en demeurait pas moins confiant dans la nature humaine puisqu’il dépendait de si peu, finalement, que ces mêmes vertus se dévoilassent. Cette confiance absolue en l’Homme n’avait d’égale que celle en l’infinie bonté de Dieu.

Le docteur Harthmann était l’un des médecins de Finsterseelheim. À l’inverse du père Innocent, il était plutôt grand. Son épaisse chevelure grisonnante témoignait de la maturité qui était la sienne. Ses yeux bleus, derrière ses lunettes cerclées, pouvaient se montrer tendres, mais, assez souvent, on y lisait son immense désillusion, quand ce n’était pas une véritable tristesse. Là où le père Innocent prenait soin des âmes, le docteur Harthmann soignait les corps. Il avait eu le bonheur, dans sa jeunesse, d’étudier également la musique. Après avoir entendu un organiste interpréter avec beaucoup de sensibilité une œuvre d’une grande beauté, le jeune Harthmann, subjugué, s’était lancé avec passion dans le difficile apprentissage du « Roi des instruments ». Au fil des années, il était devenu un assez talentueux organiste et, à son arrivée à Finsterseelheim, on lui avait demandé de faire renaître l’orgue de l’église de la Charité resté muet depuis quelque temps. Ainsi, le docteur Harthmann ne guérissait-il pas seulement les corps, mais il avait aussi ressuscité l’instrument délaissé. Du haut de sa tribune, il accompagnait les offices dominicaux de même que les différentes célébrations religieuses et, lui qui avait perdu la foi depuis bien longtemps, il se plaisait à dire parfois qu’il était un « pratiquant non-croyant ».

Les tâches respectives du prêtre et du musicien, à l’église de la Charité, offraient aux deux hommes l’occasion de se rencontrer régulièrement. Au fil du temps, ils avaient commencé à ressentir une sympathie réciproque, et ce malgré les divergences qu’ils n’avaient pas manqué de constater et qui, sur bien des sujets, les opposaient. Aussi, après que le docteur Harthmann avait laissé son dernier malade de la journée et qu’il était rentré chez lui pour prendre son repas du soir, il n’était pas rare qu’il ressortît pour se rendre au presbytère, où il se lançait, avec le père Innocent, dans d’interminables conversations sur l’Homme, le monde, Dieu… ou, du moins, la vision qu’ils en avaient, l’idée qu’ils s’en faisaient.

En été, plutôt que de rester confinés dans le logement du prêtre, ils profitaient encore de la douceur du soleil couchant et marchaient au hasard dans les rues de la ville. Un soir, alors qu’ils passaient dans une ruelle déjà déserte, ils crurent apercevoir, dans la pénombre, une silhouette étendue à même le sol. Peut-être quelqu’un avait-il fait un malaise. Le père Innocent et le docteur Harthmann pressèrent le pas. Arrivés à la hauteur de l’inconnu, ils trouvèrent, affalé sur les pavés de la ruelle, un pauvre hère ivre qui s’était assoupi. Il tenait encore dans sa main une bouteille de mauvais vin dont le contenu s’était presque complètement renversé sur ses haillons. Le malheureux était d’une saleté repoussante. Le père Innocent ne put s’empêcher de mettre son mouchoir sur son nez et sa bouche tant l’odeur était incommodante. Le docteur Harthmann releva la tête du misérable qui sembla reprendre ses esprits puisqu’il ouvrit les yeux et balbutia quelques mots que ni le prêtre ni le médecin ne comprirent. Comme le père Innocent lui demandait ce qu’il pouvait faire pour lui, le pauvre bougre mendia une aumône de quelques pièces. Imaginant que ces quelques thalers ne pourraient servir au malheureux qu’à s’enivrer à nouveau et ne voulant pas se rendre complice de ce vice, le curé prétexta ne pas avoir sa bourse sur lui, mais il assura le mendiant qu’il allait prier pour son âme. Cette réponse provoqua la colère de l’inconnu, qui se mit à crier que les prières d’un cul béni n’allaient pas lui remplir la panse et qu’il n’avait qu’à aller au diable ! Comme il continuait à vociférer des injures, le prêtre s’éloigna, bientôt suivi par le médecin, lequel avait pris soin de glisser une pièce dans la poche du misérable. Ils étaient déjà à la fin de la ruelle qu’ils l’entendaient encore hurler. Le père Innocent leva les yeux au ciel, fit le signe de croix et dit : « Cette créature de Dieu eût pu devenir un brave homme, il porte en lui tant de capacités ! » Le docteur Harthmann ne répondit pas. Les deux hommes continuèrent à marcher sans mot dire et, comme il était déjà tard, le médecin raccompagna le père Innocent jusqu’au presbytère avant de regagner, lui aussi, son logis.

Un autre soir, leurs pas les avaient menés jusqu’à un endroit de la ville où le père Innocent ne passait jamais, mais que le Docteur Harthmann connaissait assez bien pour y avoir déjà visité certains de ses malades. La nuit sans lune était particulièrement obscure et seuls quelques réverbères offraient aux passants leur lumière blafarde. Comme à leur habitude, le prêtre et le médecin étaient absorbés par leur conversation, si bien qu’ils ne remarquèrent tout d’abord pas la femme qui, à quelques pas d’eux, se tenait adossée à l’un des réverbères. Lorsqu’ils l’eurent dépassée, elle leur lança d’une voix fluette : « Alors, Messieurs, on cherche un peu de distraction ? » Ils se retournèrent et aperçurent une jeune fille à la chevelure ébouriffée et au visage émacié, vêtue d’un long manteau noir râpé qui descendait presque jusqu’à ses bottines à lacets. Aussitôt, elle écarta les pans de son manteau pour offrir aux deux hommes le spectacle de sa poitrine. La lumière du réverbère permettait de voir la blancheur de sa peau et ses jolis mamelons qui pointaient, émergeant de son corps famélique. Le père Innocent, une fois revenu de sa stupeur, dit à cette malheureuse qu’il allait prier pour elle. Quant au docteur, il lui adressa un sourire rempli de compassion. Les deux hommes s’éloignèrent quelque peu, mais, comme le prêtre souhaitait observer encore le manège de cette fille perdue, il attira le docteur Harthmann vers une porte cochère toute proche dont l’obscurité leur permettrait de l’épier sans se faire remarquer. Ils n’eurent pas à patienter bien longtemps. Déjà, un homme s’approcha de la jeune fille, échangea quelques mots avec elle et la suivit dans une maison située à quelques pas seulement du réverbère. Toujours dans l’obscurité de sa cachette, le père Innocent commença un long discours sur l’œuvre de chair qui ne peut être que l’œuvre de Satan, sur l’âme de cette malheureuse pécheresse qui était vouée aux flammes éternelles de l’enfer et sur la repentance de Marie-Madeleine qui devrait inspirer cette misérable. À peine avait-il terminé qu’on vit l’homme ressortir de la maison et s’éloigner d’un pas rapide. Il fut suivi peu après par la jeune fille, laquelle retrouva sa place contre le réverbère. Comme le père Innocent et le docteur Harthmann sortaient de la porte cochère, un homme en redingote noire, portant un haut de forme et tenant une canne à la main, s’approcha du réverbère. Il adressa quelques mots à la jeune prostituée et la suivit dans la maison. Le père Innocent fit le signe de croix et dit : « Cette créature de Dieu eût pu devenir une brave fille, elle porte en elle tant de capacités ! » Le docteur Harthmann ne répondit pas. L’heure était déjà bien avancée et les deux hommes décidèrent de rentrer. Comme toujours, le médecin raccompagna le prêtre jusqu’au presbytère avant d’aller également se coucher. Cette nuit-là, il eut bien du mal à trouver le sommeil. Il repensa à la jeune prostituée ainsi qu’au mendiant qu’ils avaient rencontré quelque temps plus tôt et il médita longuement sur les nombreuses capacités que les « Créatures de Dieux » portaient en elles et sur l’usage qu’elles en faisaient.

Les jours passaient et le père Innocent prenait toujours le plus grand soin des âmes dont il avait la charge : il priait pour elles. Quand il ne jouait pas de l’orgue, pour répéter ou pour accompagner les offices, le docteur Harthmann continuait de prodiguer les meilleurs soins possibles à ses malades. Un matin, il se leva particulièrement tôt, car une mission inhabituelle l’attendait. Il prit un copieux déjeuner, fit sa toilette et revêtit son plus bel habit. Il mit ses bottes, qu’il n’avait pas manqué de briquer la veille, et se mit en route. Il faisait encore nuit et un froid glacial engourdissait la ville. Arrivé sur la Grande place, il héla un fiacre et se fit conduire jusqu’à la prison. Une dizaine de minutes plus tard, le sinistre bâtiment se dressait devant lui. Après avoir justifié de son identité auprès des sentinelles qui en gardaient l’entrée, le docteur Harthmann pénétra dans la prison. Il traversa un long couloir sombre et se retrouva dans la cour où étaient déjà rassemblés les hommes les plus influents de la ville. Au centre de la cour, on avait installé une potence derrière laquelle, tout de noir vêtu, le bourreau attendait. Ce matin, on allait pendre un misérable condamné pour avoir occis une demi-douzaine de femmes après les avoir séduites, déshonorées et dépouillées de tous leurs biens. Le condamné apparut, accompagné de son geôlier, des deux aides du bourreau et… du père Innocent. Ils étaient escortés par deux rangées de gardes. Une fois dans la cour, ces derniers s’écartèrent et le geôlier, suivi du prêtre, accompagna le condamné jusqu’au pied de la potence. Dans sa cellule, on lui avait attaché les bras dans le dos au moyen de solides liens en cuir noir. Le Maître d’exécution procéda à la lecture de la condamnation et dit : « Bourreau, fais ton office ! » Les deux aides libérèrent le condamné de ses liens, lui firent monter les quelques marches de la potence et l’installèrent sur un tabouret. Le bourreau passa alors une corde de chanvre autour de son cou. Avant que le nœud ne se resserrât, le criminel s’écria : « Si je vais en enfer, vous m’y retrouverez un jour ! Soyez tous maudits ! » Le bourreau donna un coup dans le tabouret, qui se renversa, et le corps du misérable se balança au bout de la corde. Après un instant, l’homme en noir déclara que la sentence avait été exécutée et le docteur Harthmann s’approcha pour constater la mort. Le public venu assister au châtiment de l’assassin se retira. Un rapport précis de l’exécution fut rédigé, puis signé par le Maître d’exécution, le bourreau, ses deux aides, le prêtre et le médecin. Enfin, tout le monde quitta la prison. Le père Innocent et le docteur Harthmann décidèrent de prendre le même fiacre pour rentrer. À peine étaient-ils installés dans la voiture que le prêtre déclara : « Cette créature de Dieu eût pu devenir un brave homme, car il portait en lui tant de capacités ! »

Chapitre II

Des capacités inexploitées

Le docteur Harthmann avait beaucoup de sympathie pour le père Innocent, car, même si la générosité de ce dernier avait parfois tendance à se limiter à des prières, la sincérité de celles-ci ne faisait aucun doute. Le médecin commençait toutefois à ressentir un certain agacement en raison de ce commentaire, qui revenait régulièrement, dès que l’occasion s’y prêtait, et qui semblait être un point final à la discussion : « Il portait en lui tant de capacités. » Non seulement cette affirmation prétendait clore le débat, mais elle semblait également détourner le regard de la médiocrité, quand ce n’était pas pire encore, qui caractérisait, bien souvent, la condition humaine. Cet aveuglement de la part du père Innocent finissait par irriter le docteur Harthmann. Celui-ci s’était longuement interrogé sur ces « capacités » et, surtout, sur ce que pouvait bien être leur intérêt quand elles n’étaient nullement exploitées. Il était d’avis que, si elles pouvaient être, a priori, impressionnantes et admirables, seul importait l’usage que l’on faisait de ses capacités, quelles qu’elles fussent, et que seul comptait le résultat qui en découlait. Il était bien décidé à en faire, le plus tôt possible, la démonstration au père Innocent.

Dès qu’il en eut le loisir, le docteur Harthmann se rendit au presbytère et demanda au curé de bien vouloir l’accompagner à l’église, où il avait quelque chose de la plus haute importance à lui montrer. La curiosité étant l’une des nombreuses qualités du père Innocent, celui-ci se hâta d’enfiler son manteau et de suivre le médecin. Lorsqu’ils furent arrivés dans l’église déserte, que le prêtre connaissait parfaitement et où rien ne semblait avoir changé, sa curiosité était à son comble. Les vitraux étaient intacts, la chaire ne semblait avoir subi aucun outrage, pas plus que l’autel. Tout au plus quelques fleurs commençaient-elles à flétrir, mais cela justifiait-il l’empressement du docteur Harthmann ? Que pouvait-il donc bien avoir de si important à lui montrer ? « Eh bien, Docteur, me direz-vous donc cette chose de la plus haute importance que vous vouliez me montrer ? » lui demanda-t-il. Le regard malicieux, le médecin répondit : « L’orgue, monsieur le Curé, l’orgue ! » Le père innocent se retourna et regarda l’instrument avec attention. Lui non plus n’avait pas changé. Toujours plus intrigué, il demanda : « Ah, mais, Monsieur l’organiste, me direz-vous enfin ce qui se passe ? » La réponse du docteur Harthmann ne se fit pas attendre : « Rien, Monsieur le Curé, il ne se passe justement rien ! L’orgue ne chante pas ! » L’incompréhension du père Innocent était à son comble. Où l’organiste voulait-il en venir ? Le docteur Harthmann estima que le moment était venu de faire sa démonstration au père Innocent, dont la curiosité et l’incompréhension l’avaient d’ailleurs assez amusé. Il expliqua donc au prêtre que l’orgue devant lequel ils se tenaient et qui restait muet disposait pourtant, lui aussi, d’innombrables « capacités », lesquelles permettaient de produire des sons merveilleux, pour le plus grand bonheur de ceux qui l’écoutaient. Quelle autre utilité un instrument de musique pouvait-il bien avoir, si ce n’était celle de faire naître des sons qui réjouissaient les auditeurs ? Assurément aucun ! Si l’orgue restait muet, comme c’était d’ailleurs le cas avant l’arrivée du docteur Harthmann à Finsterseelheim, les « capacités » de l’instrument, quelle que pût en être l’étendue, n’avaient pas le moindre intérêt ! Le père Innocent dut reconnaître que l’affirmation du docteur Harthmann était pleine de bon sens. À quoi servirait, en effet, un instrument de musique, aussi élaboré fût-il, dont on ne jouerait point ? À rien, si ce n’était à prendre la poussière ! Le curé se rappelait d’ailleurs le triste état dans lequel se trouvait l’orgue avant l’arrivée du docteur : il avait fallu non seulement réaccorder l’instrument, mais aussi le dépoussiérer entièrement, ce qui n’avait pas été une mince affaire ! Après un court instant, le docteur Harthmann ajouta : « Il en va de même pour l’être humain ! »

Le père Innocent le regarda. Dans ses yeux, on pouvait discerner un mélange de surprise et de curiosité. Comment pouvait-on comparer l’Homme à un orgue ? Comment osait-il comparer la créature de Dieu à un instrument de musique, fût-ce le « Roi des instruments » ? Comment cette idée lui était-elle venue ? Le médecin, qui s’attendait à cette réaction, lui raconta alors l’anecdote suivante : il y a quelque temps déjà, il avait perdu une de ses malades, et ce malgré les bons soins qu’il lui avait prodigués, car le mal qui la rongeait était tout simplement incurable. Le lendemain, il était allé présenter ses respects à la défunte ainsi que ses condoléances à sa famille éprouvée. Il s’était approché de la malheureuse qui reposait sur son lit, un crucifix entre ses doigts entrelacés. Ses lèvres étaient fines et son teint déjà cireux. Le docteur avait posé sa main sur le front de la vieille femme et, bien qu’il eût eu affaire à de nombreux cadavres depuis l’époque lointaine de ses études, il fut impressionné par le froid de ce corps que la vie avait quitté. Après une dernière caresse, il s’en était allé. Plus tard dans la journée, n’ayant plus aucun malade à visiter, il avait eu l’idée d’aller jouer un peu d’orgue. Il avait cependant dû y renoncer, n’ayant pu trouver un assistant qui actionnât les soufflets pour fournir du vent à l’instrument. Il était malgré tout monté à la tribune pour y reprendre quelques partitions oubliées après une récente répétition. Au passage, il avait fait une caresse à son orgue, pour lequel il avait beaucoup d’affection et qui, ce jour-là, ne pouvait chanter. Quand ses doigts avaient effleuré les tuyaux en alliage d’étain et de plomb, le froid du métal lui avait fait repenser au front de la malade défunte qu’il avait visitée dans la matinée. Comme cette vieille femme, le matin, c’était maintenant son orgue qui était mort et froid. C’est ainsi que, pour la première fois, le docteur Harthmann avait comparé un orgue à un être humain. Le père Innocent avait écouté le médecin avec la plus grande attention et cette anecdote semblait l’avoir ému et quelque peu troublé. Il reconnut qu’aussi inattendu que cela pût paraître, cette histoire permettait, peut-être, d’établir un parallèle entre cette misérable femme et l’orgue de leur église. Il s’empressa cependant d’ajouter que cette comparaison entre un être humain et un instrument de musique s’arrêtait certainement là, car, tout de même, une créature de Dieu avait bien d’autres capacités. D’ailleurs, si la démonstration du docteur concernant les capacités inexploitées d’un instrument de musique, l’instant d’avant, était assez convaincante, elle ne pouvait certainement pas s’appliquer à un être humain.

Plutôt que de lui fournir une longue explication, le médecin proposa de lui donner un ou deux exemples qui, immanquablement, l’éclaireraient. Il se souvenait d’un homme qu’il avait soigné longtemps auparavant et qui avait une famille assez nombreuse. L’aîné de ses fils, quand il avait commencé à fréquenter l’école, avait montré d’excellentes dispositions : il avait appris à lire, à écrire et à compter sans la moindre difficulté et bien plus vite que les autres enfants de son âge. Il était studieux et son maître nourrissait pour lui de réels espoirs. Il le voyait promis à un avenir brillant. Sans doute eût-il pu, avec de la persévérance, devenir maître d’école, lui aussi, ou avocat, ou médecin. Ou même, qui sait, prêtre. En tout cas, il en avait les capacités. Le docteur Harthmann adressa au père Innocent un sourire espiègle. Ce garçon avait même commencé à apprendre la musique et semblait avoir les dispositions nécessaires pour devenir un pianiste talentueux. Malheureusement, l’enfant changea soudain et, pour une raison totalement inexplicable, devint paresseux. Il n’étudiait plus et préférait s’amuser. Il ne faisait plus ses exercices de piano et même les menaces de son père de lui coller une raclée n’y changèrent rien. Les prières de sa mère affligée non plus. Quelques années plus tard, le docteur avait revu le père du jeune paresseux et il lui avait demandé ce que celui-ci était devenu. Le père avait baissé la tête et avoué au médecin que son fils n’avait jamais voulu apprendre un véritable métier et qu’il s’était finalement engagé comme domestique.

Le docteur Harthmann se souvenait également de la fille d’un autre de ses anciens patients. À l’époque, la petite accompagnait ses parents à l’office tous les dimanches et elle était fascinée par le son de l’orgue qu’elle entendait. Son père l’avait raconté un jour au docteur et lui avait confié que le rêve de sa fille était de voir, ne fût-ce qu’une seule fois, les touches qui produisaient une musique si merveilleuse. Attendri, le docteur Harthmann avait alors invité la petite fille à monter avec lui à la tribune. Il lui avait non seulement montré les claviers avec les touches blanches et noires ainsi que le pédalier, mais il s’était assis sur le large banc en bois et il avait joué, seulement pour elle, quelques mesures d’un chant traditionnel bien connu des enfants. La petite avait regardé les doigts de l’organiste courir sur le clavier, puis elle avait fermé les yeux tant son bonheur était grand et tant elle se laissait envahir par la musique. Quand l’organiste avait fini de jouer, la petite avait sauté sur le banc, à côté de lui, et avait rejoué, de mémoire, le morceau qu’elle venait d’entendre. Le père Innocent, très impressionné, dit que cette chère enfant avait des capacités et demanda ce qu’elle était devenue. Une grande organiste, sans doute ? Le docteur Harthmann, qui n’avait osé espérer une telle question de la part du prêtre, lui répondit que cette petite fille, assurément très douée, n’avait jamais étudié la musique et qu’elle n’était même guère allée à l’école. Certainement deviendrait-elle, comme sa mère, une épouse dévouée et une mère aimante. Le père Innocent, bien qu’il eût beaucoup d’admiration pour les épouses dévouées et les mères aimantes, ne put s’empêcher d’exprimer ses regrets pour cette bien chère enfant qui n’avait pu cultiver le don que la Divine Providence avait placé en elle. Pour la première fois, il n’avait pas utilisé le mot « capacités », ce qui n’échappa évidemment pas au médecin. Ce dernier considéra que l’exemple de ces deux enfants suffisait pour démontrer que les seules capacités, qu’on les appelât don, disposition ou talent, ne servaient absolument à rien si elles n’étaient pas utilisées et que seul comptait le résultat qui découlait de l’utilisation de ces mêmes capacités. Ces dernières ne suffisaient en aucun cas pour vouer à l’être humain une admiration sans bornes ni pour justifier à son égard une indulgence aussi aveugle qu’illimitée.

Le docteur repensa aussi à une jeune fille qu’il avait connue dans sa jeunesse. Elle était grande et ses vêtements ne parvenaient pas à dissimuler les courbes harmonieuses de son corps. Ses cheveux bruns tombant jusqu’aux épaules encadraient un visage aux contours réguliers. Ses yeux verts débordaient de tendresse et ses lèvres charnues semblaient promettre les baisers les plus délicieux. Son cœur était des plus généreux et elle se montrait particulièrement vaillante dans toutes les tâches qui lui étaient confiées. Il ne faisait nul doute que cette jeune personne possédait les meilleures dispositions pour faire le bonheur d’un époux, choyer des enfants et devenir la plus parfaite des maîtresses de maison. Le docteur Harthmann, à l’époque, n’était d’ailleurs pas resté insensible à tous ces charmes. Cependant, cette jeune fille brûlait de dédier sa vie à Dieu. Elle prononça ses vœux de pauvreté, chasteté et obéissance et devint religieuse contemplative. Ses cheveux bruns disparurent sous son voile et sa féminité sous les vêtements de son ordre. Elle vécut recluse et consacra sa vie à la prière. Pour le docteur Harthmann, que la foi avait abandonné il y avait bien longtemps, un tel choix restait inconcevable, car il signifiait que cette « créature de Dieu » renonçait à exploiter « tant de capacités qu’elle portait en elle ». Toutefois, il préféra ne pas mentionner ce souvenir au père Innocent, car son propos n’était ni de provoquer le prêtre ni de le blesser.

L’amour inconditionnel que le père Innocent vouait à l’être humain ne lui permettait pas d’être convaincu par les arguments ni les démonstrations du docteur Harthmann. Tout au plus pouvait-il admettre que l’exemple des deux enfants était assurément regrettable, mais il estimait tout de même qu’un domestique zélé, une épouse dévouée et une mère aimante méritaient autant de respect que n’importe quel avocat, maître d’école, médecin ou organiste. Sur ce dernier point, sans doute n’avait-il pas tort. Le prêtre soupçonnait le docteur de ne plus remarquer la magnificence de la créature divine et de ne voir dans les êtres humains que des misérables. Étaient-ce les rencontres des mendiants, des prostituées et des criminels ainsi que les visites de ses innombrables malades qui avaient fait de lui un tel pessimiste ? Le curé ne manqua pas de faire part de ses craintes au docteur Harthmann ni de lui rappeler que Dieu avait un projet pour ses plus misérables créatures. Notre Seigneur Jésus n’avait-il pas dit, comme le relatait Matthieu, « Plusieurs des premiers seront les derniers et plusieurs des derniers seront les premiers » ? Le médecin se tut, mais il imaginait déjà comment il allait s’y prendre pour répondre au prêtre et lui exposer l’idée qu’il se faisait de l’être humain.

Chapitre III

Le meilleur et le pire

Quelques jours plus tard, alors qu’il avait déjà effectué ses visites auprès des quelques malades qui l’avaient fait appeler et qu’il pouvait disposer librement du reste de la journée, le docteur Harthmann alla trouver le père Innocent. Celui-ci s’était acquitté de toutes ses obligations à l’église et plus rien ne l’y retenait de façon impérative ce jour-là. Le médecin lui proposa alors de l’accompagner jusqu’à une ville voisine, où il souhaitait lui faire découvrir quelque chose de tout à fait exceptionnel. Il ne pouvait malheureusement pas lui en dire plus. Le docteur savait que sa proposition quelque peu mystérieuse éveillerait immanquablement la curiosité du prêtre, lequel ne pourrait alors refuser de l’accompagner. Tous deux se mirent en route et se dirigèrent vers la Grande place, où ils prirent un fiacre. À nouveau absorbés par leur conversation, ils furent surpris d’être déjà arrivés. Le docteur Harthmann fit arrêter la voiture devant une église. Elle était bien plus grande que celle de la Charité. Ils entrèrent. Il faisait un temps superbe et les rayons du soleil, à travers les vitraux, inondaient de lumière la nef et le chœur. L’orgue, aux dimensions exceptionnelles, fit immédiatement l’admiration du père Innocent en raison de son buffet en chêne massif richement décoré et du nombre impressionnant des tuyaux de sa montre. Le docteur se dirigea vers un homme en habit sombre qu’il semblait connaître. Assis sur une des chaises près de l’escalier menant à la tribune de l’orgue, il avait l’air de les attendre. Le docteur le salua, lui dit quelques mots et revint vers le père Innocent qui était resté en retrait. Ils avancèrent encore dans la nef, puis le médecin proposa au prêtre de s’asseoir un instant. L’homme en habit sombre avait disparu. Le père innocent ferma les yeux et se mit à prier. Sans doute ne perçut-il pas le léger bruit provoqué par la soufflerie de l’orgue. Soudain, la voix de l’instrument rompit le silence qui, l’instant d’avant, régnait encore et un solo au pédalier emplit l’église tout entière. Les notes étaient puissantes et descendaient parfois si loin dans les graves que chaque recoin de l’édifice devait en ressentir les vibrations. Le père Innocent semblait impressionné. À la bombarde de cette introduction tonitruante succédèrent les flûtes pour une fugue d’une grande beauté. Leurs sons étaient d’une extrême douceur et certains si aigus qu’ils devenaient à peine perceptibles pour l’oreille humaine. Le docteur Harthmann se tourna vers le prêtre. Une larme sur sa joue trahissait sa vive émotion. Le riche plein-jeu de l’instrument vint conclure le morceau et quand l’interprète eut fini de jouer, les dernières notes résonnaient encore dans la nef. Le père Innocent s’était agenouillé et, les yeux clos et les mains jointes, il semblait remercier Dieu. Quelques instants après, l’homme en habit noir réapparut. Le Docteur Harthmann s’approcha de lui, il lui dit à nouveau quelques mots et lui serra la main chaleureusement. Ensuite, le médecin et le prêtre sortirent de l’église. Alors qu’ils étaient encore sur le parvis, le père Innocent demanda au docteur si l’audition d’un orgue aussi magnifique était cette chose tout à fait exceptionnelle dont il lui avait parlé et qu’il souhaitait lui faire découvrir. Le docteur Harthmann retrouva son regard malicieux et répondit : « En partie, monsieur le Curé, en partie seulement. » Comme l’avait imaginé le docteur, cette réponse ne fit qu’aiguiser encore plus la curiosité du père Innocent qui brûlait maintenant d’impatience de savoir où le médecin voulait en venir. Le prêtre le pria donc d’avoir pitié de lui, de ne pas le torturer plus longtemps et de lui montrer sans plus tarder la chose en question. Le docteur Harthmann ne laissa rien paraître du plaisir qu’il éprouvait en constatant que son stratagème fonctionnait au-delà de ses espérances. Il pensait certes éveiller la curiosité du père Innocent, mais il n’imaginait pas susciter une telle impatience.

Le médecin estima le moment venu de poursuivre ce qui allait devenir une nouvelle démonstration et, faisant mine de flâner dans les ruelles pittoresques, il conduisit le père Innocent jusqu’à une seconde église où l’organiste, un autre de ses amis, avait déjà pris place devant les claviers. Ils entrèrent sous le prétexte de la visiter. Cette église était beaucoup plus petite que la première. Le prêtre et le médecin en firent rapidement le tour, admirant successivement les vitraux aux riches couleurs, la chaire habilement sculptée et le superbe autel en marbre. Cette église disposait d’un orgue bien moins imposant que celui de la précédente. Même l’instrument de la Charité, pourtant assez modeste, possédait un buffet de plus grandes dimensions et des tuyaux de façade plus nombreux. Le prêtre s’assit sur un banc pour se recueillir un instant et le docteur prit place à côté de lui. Une cloche sonna cinq coups. Dès qu’elle se tut, l’organiste qui avait attendu ce signal se mit à jouer. La soufflerie étant par moments défaillante, le vent parvenait de façon irrégulière dans les tuyaux et la voix de l’orgue était faible. Les jeux choisis étaient criards et l’instrument, n’ayant pas été accordé depuis longtemps, sonnait faux. Sa traction mécanique faisait un bruit tel que, par moments, celui-ci couvrait les sons qui s’échappaient des tuyaux. Le père Innocent levait les yeux vers le ciel et semblait prier pour que la musique s’arrêtât. Il ne se rappelait pas avoir jamais entendu quelque chose d’aussi épouvantable et s’interrogeait intérieurement sur les raisons d’une telle horreur. Alors que l’instrument qu’il avait entendu tout à l’heure faisait naître une musique sublime au point de l’émouvoir aux larmes, comment cet orgue-ci pouvait-il infliger à l’auditeur des sons aussi détestables ? Peut-être l’organiste n’était-il pas particulièrement talentueux, mais il ne pouvait porter seul la responsabilité de cette offense faite à aux oreilles des auditeurs. L’église, plus petite que la précédente, ne permettait certainement pas aux sons de s’épanouir, mais cela ne suffisait pas non plus pour expliquer ce qu’il venait d’entendre. Le père Innocent en vint à la conclusion qui semblait s’imposer : l’orgue était exécrable ! Après que le prêtre avait été subjugué, un peu plus tôt, par la magnificence de la musique, le docteur Harthmann lui avait expliqué l’étendue des capacités de l’instrument, qu’il connaissait bien pour avoir eu la chance et le bonheur de le jouer. Il lui avait détaillé les différents jeux qui étaient à la disposition de l’organiste au Grand Orgue, au Positif, au Récit ainsi qu’au pédalier et lui avait avoué son affection particulière pour le bourdon de 16′, le hautbois de 8′, le prestant de 4′ ou encore pour la voix humaine. L’orgue qui maintenant ne daignait toujours pas se taire ne ressemblait en rien à cet instrument. Peut-être ne disposait-il même pas d’un pédalier ou celui-ci était-il hors d’usage. Possédait-il seulement plus d’un clavier ? Sa soufflerie fatiguée peinait à faire parler ses tuyaux. Le père Innocent pensa que ce misérable instrument avait été abandonné par Dieu et, n’en pouvant plus, il proposa au Docteur Harthmann de partir.

Ils sortirent de l’église et décidèrent de chercher un fiacre pour rentrer à Finsterseelheim avant la tombée de la nuit. Dans la voiture, le prêtre était plongé dans ses réflexions. Le second orgue qu’il venait d’entendre était assurément « exceptionnel » dans la mesure où en trouver un aussi pitoyable serait une véritable gageure. Mais n’avaient-ils pas découvert cet instrument tout à fait par hasard en flânant dans les ruelles pittoresques ? Il ne pouvait donc pas s’agir là de cette chose tout à fait exceptionnelle que le médecin souhaitait lui faire découvrir. Mais alors, de quoi pouvait-il bien s’agir ? N’y tenant plus, le père Innocent fit part de ses interrogations au docteur Harthmann.