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La disparition de l’avenir est le carnet de bord d’un observateur qui, fidèle à l’héritage de Rousseau, interroge dans ces chroniques l’accélération des changements techniques et sociaux contemporains au regard du gain, mais également de la perte que chacun occasionne, faisant souvent de nous des apprentis sorciers dans un monde frappé du sceau de l’hybris, la démesure, et dont l’avenir ne cesse de s’obscurcir. Son horizon s’est en effet brutalement refermé avec la crise du changement climatique et la chute de la biodiversité, et ainsi l’épée de Damoclès qu’elles font peser sur les jeunes générations.
À PROPOS DE L'AUTEUR
L’écriture que nous propose Christophe Roche-Ford dans ce nouveau livre – comme pour son journal du confinement paru en 2020 aux Éditions Spinelle, Rose Bonbon, le covid et moi – est une tentative de déchiffrement de quelques-unes des facettes, parfois déroutantes, de notre monde en ce début de XXIe siècle. Et, pourquoi pas, l’amorce d’une résistance face à ses errements.
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Seitenzahl: 223
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Christophe Roche-Ford
La disparition de l’avenir
Chroniques inquiètes
© Lys Bleu Éditions – Christophe Roche-Ford
ISBN : 979-10-377-6878-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
En souvenir de mon père Gérald
Meunier tu dors
Ton moulin ton moulin va trop vite
Meunier tu dors
Ton moulin ton moulin va trop fort
Ton moulin ton moulin va trop vite
Ton moulin ton moulin va trop fort
Meunier tu dors
Et le vent souffle souffle
Meunier tu dors
Et le vent souffle fort
Ton moulin ton moulin va trop vite
Ton moulin ton moulin va trop fort.
Comment déchiffrer notre monde déroutant ? Je reprends mes travaux d’écriture interrompus voilà maintenant un peu moins de deux ans, en mai 2020, à la fin du premier confinement, lors des prémices de cette interminable pandémie du coronavirus. Depuis lors, il s’est passé bien des choses. La pandémie certes. Mais aussi l’invasion stupéfiante du Capitole par des émeutiers refusant la défaite de Trump le 6 janvier 2021. Et enfin, tristement, au moment où j’achève ces réflexions, la guerre déclenchée par Poutine en Ukraine.
L’écriture comme déchiffrement. Nos ancêtres défrichèrent le monde. À l’heure de l’épuisement de notre modèle d’arraisonnement de la planète, mais aussi du changement accéléré de nos sociétés sous l’influence de la prolifération des technologies numériques, il nous appartient plutôt aujourd’hui de tenter de déchiffrer une situation à bien des égards indémêlable. Et la pente dangereuse sur laquelle glisse notre monde. La crise du virus qui bientôt sera un souvenir n’est-elle pas une opportunité, celle de marquer un temps d’arrêt ? De reconnaître et mieux accepter nos limites, notre interdépendance, notre absence de maîtrise absolue ? De regarder notre monde, ce qu’il devient, avec d’autres yeux ? Une crise incite à faire un pas de côté, à rechercher une autre perspective. Et, autant que possible – c’est un véritable défi – à penser hors des schémas connus, to think out of the box.
Avec des sentiments mêlés. Des eaux claires qui se mêlent à des eaux noires dans ce monde de promesses et de menaces.
Avant de tremper la plume dans l’encre noire – cela viendra, hélas – demandons-nous avec quelles lunettes porter notre regard sur ce monde.
À des degrés divers, nous sommes tous les témoins éloignés d’une histoire qui nous échappe. Comment en serait-il autrement ? Le bruit du monde nous parvient en partie assourdi, filtré, intermédié, appauvri. La diversité du réel est inassimilable, seul l’Omniscient qui voit et entend tout peut, si toutefois il existe, en rendre compte. Ainsi donc non seulement nous ne sommes pas, à de très rares exceptions près, les acteurs de l’histoire de notre monde, mais qui plus est nous n’en percevons que quelques bribes. C’est là le tribut à payer pour notre singularité et notre finitude. Soit, acceptons-le.
Mais il y a pire. Notre regard est orienté. On le sait, la somme de nos expériences, de nos désirs, nos émotions, et de nos actes déforme – je devrais plutôt dire forme – notre cortex cérébral et nos facultés de représentation du réel. De sorte que les perceptions des mêmes réalités sont différentes d’un sujet à l’autre, et que les mêmes évènements ne se traduisent pas par les mêmes expériences vécues. La phénoménologie husserlienne a thématisé cela sous le registre de l’intentionnalité de la conscience.
Nous sommes ainsi tous des aliénés séparés du monde par nos propres facultés de perception. Cette aliénation répond à un principe d’utilité, elle est orientée et pratique, sans elle sans doute ne pourrions-nous pas vivre.
Comment, dans ces conditions, prétendre au statut d’observateur ? Péguy disait de façon pénétrante : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit »1. Paradoxale et significative tautologie. Sans compter tout ce que l’on ne voit pas, c’est-à-dire inévitablement l’essentiel de ce qui arrive en ce monde.
Dire ce que l’on voit, principe d’honnêteté, parfois aussi de courage ; voir ce que l’on voit, principe de lucidité ou d’objectivité. Je ne peux que le constater, l’objectivité est une utopie rectrice, mais en aucune façon un objectif réaliste à notre portée. Essayons d’être honnêtes et autant que possible lucides, ce serait déjà beaucoup.
Dans ses très émouvantes chroniques de La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement,2 Svetlana Alexievitch nous dit l’impossibilité pour ceux qui ont vécu sous le communisme de retrouver une vie libérée de leurs lunettes d’homme soviétique. Le communisme s’est effondré, l’URSS n’existe plus, l’économie de marché s’impose dans toutes les anciennes républiques soviétiques, les spéculateurs deviennent millionnaires, l’inflation prospère, la misère guette les petits retraités, et ses personnages les plus touchants, souvent des personnes âgées, errent comme des zombies inadaptés. Nous ne pouvons qu’aimer les protagonistes de ses chroniques, dans leur touchante humanité, qui vivent dans un monde qui leur est devenu étranger. Nous changeons, certes, mais il se peut aussi que le monde change plus vite encore que nous.
N’est-ce pas aussi ce qui nous arrive à nous, aujourd’hui ? Les « boomers » de ma génération confrontés à la prolifération des technologies numériques et à la multiplication de leurs applications sociales sont-ils vraiment dans une situation plus enviable à cet égard que les personnages quelque peu hagards de Svetlana Alexievitch ?
Ne plus voir le monde, risque permanent. Vieillir, dans un monde qui change rapidement, c’est souvent devenir étranger, inactuel dans notre propre monde, n’en maîtrisant plus les codes. Dans notre monde où l’espérance de vie dépasse désormais 80 ans, les générations des anciens à la vie prolongée sont condamnées à l’inactualité. Moi qui par exemple ne vais pas sur les réseaux sociaux, j’ignore ce qui s’y dit, s’y trame ou s’y déchaîne. Le sexagénaire que je suis assume, voire revendique, cette part d’inactualité et d’aliénation : après tout, certains décalages peuvent même être féconds.
Prenons deux bons exemples relativement récents à cet égard : l’élection de Trump ou le référendum optant pour le Brexit. Beaucoup d’observateurs lointains dont je suis, influencés par les sondages, tout en s’inquiétant de l’étroitesse des fourchettes d’intentions de vote, n’avaient pas vraiment vu venir le coup. Mais non plus, bien des plus proches, y compris parmi les états-majors politiques ou les professionnels des médias. Trump lui-même, ainsi que Nigel Farage, le maître d’œuvre de la campagne en faveur du Brexit, n’y ont apparemment pas cru jusqu’à la dernière nuit. Une grande partie des campagnes se serait décidée sur les réseaux sociaux, avec des messages touchant des dizaines de millions d’électeurs, et dont l’impact sur les votes le jour J était extraordinairement difficile à évaluer.
Il est ainsi des transformations silencieuses3 qui nous échappent jusqu’au jour où soudain elles font un grand tintamarre. À l’image de ces barrages qui se fendillent doucement, imperceptiblement, jusqu’au point de rupture où ils s’écroulent. Processus qui ont été modélisés par le mathématicien René Thom dans la théorie des catastrophes4 sur le passage de processus continus à un état discontinu.
Chausser les bonnes lunettes, mais aussi rechercher les changements, les évolutions les plus pertinentes. Mon souci de démêler tant bien que mal l’écheveau des fils du présent est donc une gageure, j’en ai bien conscience. Je m’en sors par un principe de hiérarchisation, en me disant que certains parmi les faits les plus saillants ou les plus exemplaires finiront par faire leur chemin jusqu’à ma conscience. Hypothèse de travail dont le lecteur sera juge.
Mobilisons donc nos modestes ressources pour nous guider dans ce monde présent. Au fil de l’écriture, sans l’avoir vraiment prémédité, il m’est apparu que trois fils conducteurs m’aidaient à garder un cap sans trop dériver au gré des courants. Ils seront les uns après les autres explicités en temps voulu, mais pour faciliter la lecture des pages qui suivent, annonçons la couleur.
Tout d’abord, je demeure profondément convaincu de la contingence des affaires humaines, soulignant en cela l’actualité de la vision du politique d’Aristote qu’avait revisitée Hannah Arendt. Dans le monde sub-lunaire d’Aristote, recherchons des explications rationnelles, mais renonçons à toute illusoire nécessité surplombante ou immanente. Comme le disait Nietzsche, « La nécessité d’airain est quelque chose dont les hommes s’aperçoivent au cours de l’histoire qu’elle n’est ni d’airain ni nécessaire. »5 On le verra, ce principe aristotélicien d’interprétation des affaires humaines – leur contingence, leur incertitude – est une forme d’anti-boussole, si je puis dire, qui reste très pertinente pour nous éviter bien des errements.
Et puis, interrogeant notre modernité là où elle en est, cette post-modernité en panne de grands discours dont nous parlait Lyotard, notamment l’idéologie positiviste du progrès qui a sombré dans les horreurs d’Auschwitz et d’Hiroshima et qui à l’heure de l’anthropocène6 a perdu tout ce qui pouvait lui rester encore de crédibilité, la vision rousseauiste des « progrès des sciences et des arts » m’est apparue toujours juste, non pour condamner les progrès – Rousseau est plus subtil que l’on a voulu le faire croire –, mais pour interroger leur face cachée qui se dévoile bien souvent alors qu’il est déjà trop tard et fait de nous, pour l’avoir méconnue ou avoir voulu l’ignorer, des apprentis sorciers.
Enfin, comprendre notre monde, c’est aussi comprendre son langage et ses discours, notamment dans la sphère publique qui est celle qui m’intéresse le plus. Il m’a semblé particulièrement approprié de convoquer à cette fin l’analyse du langage telle qu’elle s’était renouvelée dans les années cinquante avec Austin. Bien que n’étant ni un spécialiste de la philosophie d’Austin et du langage ni de l’évolution du discours politique, un décryptage de la sphère publique et de ses discours au regard de l’apport d’Austin m’est toutefois apparu très éclairant. Je l’aborde non de manière théorique, mais à partir de quelques exemples.
Voilà pour cet attelage de fils conducteurs pour tenter de démêler les fils du présent. J’en conviens, assez hétéroclite : j’assume la liberté de ce choix très peu académique.
Last but not least, à la relecture il m’est apparu que la question de l’hybris courait tout au long de ces chroniques. Que nous apporte-t-elle dans une interrogation quant aux maux de notre modernité ? La terminologie des maux et du mal me semble lourdement lestée par la tradition chrétienne et la référence au péché. Le mal suppose une intentionnalité et a pour corrélat une culpabilité qui ne sont pas nécessairement pertinentes pour expliquer bien des dérives de notre monde, tant les chaînes de causalité peuvent être complexes. Et puis, au regard du commandement originaire de la Genèse – remplissez la terre et soumettez-la7 –, la tradition biblique instaure un rapport de domination de l’homme sur la terre et le déleste de sa responsabilité vis-à-vis de la nature. L’hybris quant à elle est une rupture de l’ordre du monde, l’introduction d’un déséquilibre qui ne peut que générer de graves troubles. Comme j’essaie de le montrer dans la chronique qui porte spécifiquement sur ce sujet, elle dépasse le cadre des relations entre les hommes – et avec les dieux – et nous permet aussi de penser un certain rapport de rupture avec la nature. Mieux que le mal, elle nous aide à l’heure de l’anthropocène à penser les maux de notre monde.
Voir le monde, dire le monde : comme la femme dont rêve Verlaine, notre monde n’est jamais ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre, et, difficilement saisissable, nous file entre les doigts, entre fixité et changement. Ainsi le veut notre langage même qui dit notre monde8, dans le pli qui unit l’être et l’évènement.
Venons-en à l’encre noire, il le faut bien. Un choc a plus que d’autres contribué à me faire reprendre la plume. Un sondage sur la perception de l’avenir réalisé entre mai et juin 2021 par l’institut Kantar auprès de dix mille jeunes âgés de 16 à 25 ans dans dix pays, du Nord comme du Sud9, nous livre des résultats sans appel, publiés en septembre 2021. 75 % des jeunes sondés jugent que l’avenir est effrayant, 56 % considèrent que l’humanité est condamnée, 55 % pensent qu’ils auront moins d’opportunités que leurs parents, 39 % hésitent à avoir des enfants, seuls 30 % se déclarent optimistes. Les chiffres varient d’un pays à l’autre, mais la tendance est partout la même. Et 64 % des sondés pensent que leur gouvernement leur ment sur l’impact des mesures prises pour limiter le réchauffement climatique.
Quoi somme toute de surprenant pour une génération, celle des millennials née au tournant du siècle, qui vit avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête ? Et qui ne peut que constater, an après an, que rien n’arrête le réchauffement en cours de la planète et la disparition de la biodiversité.
Le monde actuel n’offre pas de perspectives d’avenir aux plus jeunes, l’avenir leur a en quelque sorte été confisqué, et la pandémie ne fait qu’accentuer le désarroi. « Le futur – au sens que nous projetions à partir du présent – se dérobe désormais pour nous laisser face à l’incertain radical de l’a-venir, dont nous n’avons pas la maîtrise »10.
Notre génération de boomers qui a grandi dans les Trente Glorieuses avait l’avenir devant elle, le futur allait être, nous le croyions candidement, mais fermement, meilleur que le présent, la parenthèse tragique du XXe siècle s’était refermée avec le triomphe des démocraties. Ce diagnostic sembla se confirmer avec la chute des dictatures en Espagne, en Grèce, au Portugal, en Amérique latine, et puis surtout en 1989 lors de la chute du mur de Berlin et du communisme.
Autant d’étapes qui sollicitèrent notre adhésion et notre enthousiasme. La démocratie triomphait, le monde allait vers un long XXIe siècle de prospérité et de libertés. Francis Fukuyama pouvait candidement célébrer la fin de l’histoire11 en mobilisant une eschatologie hégélienne.
Nous avons connu de belles – mais brèves – années d’euphorie et, il faut aujourd’hui bien l’admettre, d’illusions, d’autres dynamiques plus souterraines étaient à l’œuvre que nous ne percevions manifestement pas. La situation s’est rapidement inversée en l’espace de quelques décennies. Nous avons été rattrapés par plusieurs crises, notamment la montée des populismes qui mine les démocraties avec le retour au premier plan de l’intolérance et des discours d’exclusion. Et puis nos sociétés ont vu se développer des niveaux d’inégalité abyssaux, la fortune des grands milliardaires de la planète dépassant le revenu national de pays entiers.
Et surtout, la crise écologique du changement climatique et de la chute de la biodiversité surplombe désormais entièrement l’horizon dans lequel nous vivons, mettant en péril la vie même de l’humanité, ou du moins d’une partie d’entre nous. Le constat, encore incertain il y a vingt ans, est aujourd’hui irréfutable – le réchauffement a effectivement lieu, ce n’est plus une projection, mais une constatation – et les rares scientifiques de renom qui contestaient alors la réalité du réchauffement climatique se taisent aujourd’hui.
Le diagnostic sans appel du sondage de l’institut Kantar a beau malheureusement confirmer celui de l’optimiste reconverti en pessimiste que je suis au fil des ans devenu, il a néanmoins agi sur moi comme un électrochoc, comme une preuve de ce que je soupçonnais, mais ne voulais pas complètement admettre. Face à une humanité qui va droit au mur, comment pourrait-il en être autrement ?
Le pessimiste ne doit évidemment pas se mettre en travers de l’action, il est plus important que jamais d’agir ne serait-ce que pour limiter les effets de la catastrophe en cours, que ce soit en matière de dérèglement climatique ou de chute dramatique de la biodiversité. Baisser les bras dans un aquoibonisme coupable n’est pas une option. Chacun connaît la formule de Gramsci, « il faut allier le pessimisme de la raison à l’optimisme de la volonté ». C’est un bon leitmotiv pour un individu, mais qu’en est-il à l’échelle planétaire pour les nouvelles générations ?
La jeunesse des « millennials » me semble tout à fait lucide : la catastrophe n’est plus devant nous comme l’on pouvait encore le soutenir au tournant des années 2000 : elle a lieu et dans une large mesure a déjà eu lieu. La question qui suit est celle des conséquences que cette génération va tirer de la situation actuelle : sera-t-elle tentée par l’abstention comme beaucoup de jeunes électeurs qui aujourd’hui ne votent plus, ou bien par la radicalité ? Ou au contraire sera-t-elle, en raison de son haut niveau de conscience des enjeux, beaucoup plus pro-active pour modifier en profondeur notre modèle de société de façon plus soutenable ?
Or le régime d’historicité dans lequel a vécu notre Occident à travers la modernité nous tourne non seulement vers le passé, mais aussi vers l’avenir, objet d’une intense attente : il nous insère dans la flèche du temps. Comme le rappelle Marcel Gauchet12, en Occident la gauche avait investi l’avenir, la droite conservatrice s’arc-boutait sur le passé, et ce rapport dialectique passé-avenir était le moteur historique faisant avancer nos sociétés démocratiques au gré des alternances de pouvoir. Et en Union Soviétique l’avenir était célébré comme l’aboutissement radieux du communisme après la transition socialiste et la dictature du prolétariat, le dissident Zinoviev en avait fait la parodie caustique13.
Mais sans projet d’avenir qui puisse nous mobiliser et mobiliser la jeunesse – bien au contraire, l’avenir est devenu source d’effroi –, ce moteur est en panne et ceci n’est sans doute pas sans lien avec la droitisation de l’opinion publique dans nos démocraties et la montée des populismes. La fin des grands discours mobilisateurs de la modernité qui caractérise le passage à l’ère post-moderne selon Lyotard14 se traduit, nous le comprenons maintenant avec une génération de retard, par un rapport très problématique à l’avenir, exacerbé par la crise de l’anthropocène. Dans nos sociétés en perpétuel mouvement – les sociétés chaudes dont parlait Claude Levi-Strauss – l’absence de perspective d’avenir crée une incertitude qui est particulièrement anxiogène, et ce d’autant plus que le sentiment d’accélération du changement contribue à exacerber l’horizon d’attente que soulignait Reinhart Koselleck. « Plus un temps individuel est perçu comme une temporalité nouvelle, comme un “temps moderne”, plus l’exigence vis-à-vis du futur s’accroît.15 » Cette attente entre en collision frontale avec le pessimisme de nos contemporains et de notre jeunesse quant à l’évolution de la planète.
Notre perception du mouvement de l’histoire est également accentuée par le rythme du changement technologique auquel nous assistons avec la généralisation des technologies numériques et les transformations de la société qu’elles provoquent. Le sentiment d’accélération de l’histoire qui en résulte a été souligné par nombre d’auteurs, notamment récemment Hartmut Rosa16.Notre monde change ainsi de plus en plus vite, mais nous ne comprenons plus dans quelle direction. Ou plus exactement : nous craignons de découvrir dans quelle direction. Il nous faut désormais envisager de faire face à l’irrémédiable.
François Hartog le souligne, cet avenir confisqué nous ramène indéfiniment dans un rapport anxiogène au présent, dans ce qu’il appelle le présentisme17. Après avoir eu l’illusion de la maîtrise du temps grâce au progrès, nous ne savons plus où nos pas nous mènent et notre Occident n’a plus de boussole. Les grands discours de la modernité donnaient un sens à l’histoire que nous vivions, le nez sur le présent nous ne lui en voyons plus aucun. La pensée de la fin des temps nous hante à nouveau. D’ailleurs, l’obsession mémorielle qui s’est emparée de nos sociétés n’est-elle pas, elle aussi, un symptôme de ce mur de l’avenir qui s’est mis en travers de notre présent ?
Que peut donc offrir notre monde à cette nouvelle génération ? En m’inquiétant de la sorte je me borne à ce simple, mais terrible constat. La réponse, elle, est tout sauf simple.
Cette génération sans avenir des millennials a trouvé une icône en la personne de Greta Thunberg, jeune Suédoise imperméable aux compromis, dont la radicalité du discours interroge quand on sait qu’elle vient de l’un des pays, la Suède, parmi les plus exemplaires de la planète en matière de lutte contre le changement climatique : on aurait plutôt attendu dans cette posture une jeune Américaine ou une jeune Australienne dont les pays figurent parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre par habitant. Sa diabolisation des générations qui l’ont précédée – dont la mienne – n’augure rien de bon. Cette personnalité complexe et dépressive, diagnostiquée autiste Asperger, incarne-t-elle la dépression de cette génération, sa radicalisation effective, ou les deux à la fois ? Son visage fermé et inexpressif est-il le visage de l’avenir des plus jeunes ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais c’est un signe qui pourrait augurer d’un difficile dialogue intergénérationnel dans les prochaines décennies.
Un signe d’espoir toutefois dans ce tableau inquiétant : les jeunes générations ne jettent apparemment pas le bébé avec l’eau du bain. Selon un autre sondage récent18 réalisé dans cinquante-cinq pays, « avoir un système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle le gouvernement » reste l’option politique plébiscitée par plus de 80 % des sondés toutes classes d’âge confondues, y compris en particulier pour la classe d’âge de 18 à 34 ans. Il n’y a pas d’avenir souhaitable, nos contemporains le savent, hors d’un système démocratique.
Les nouvelles générations vivent ainsi à l’heure du pessimisme démocratique. C’est là notre horizon à tous, le nôtre comme le leur.
Venons-en à une actualité chargée en ces temps de pandémie : au moment où j’écris ces lignes, cela fait environ vingt-quatre mois que l’épidémie de coronavirus est officiellement apparue en Chine et s’est diffusée au reste du monde, provoquant une crise planétaire. Je ne me ferai pas l’épidémiologiste de cette crise qui est loin d’être achevée : nos pays ont d’ailleurs aujourd’hui quasiment autant d’épidémiologistes que d’habitants. Les ultracrépidariens ont en effet proliféré.
En revanche, un aspect m’intéresse particulièrement, c’est la prolifération de fausses nouvelles, de théories plus ou moins fantaisistes sur l’origine de la maladie et sa diffusion.
On a ainsi vu, et je ne puis vraiment pas être exhaustif19, la liste serait bien plus longue, des théories selon lesquelles :
Autrefois, en temps de pandémie – et il y en eut de bien pires, songeons aux pestes du XIVe siècle qui décimèrent plus du tiers de la population du pourtour méditerranéen – les rumeurs et théories du complot ont de tout temps existé. Rien de neuf à cela. Il fallait trouver un coupable, un bouc émissaire, une action sacrificielle.
Quoi de plus compréhensible dans un monde qui ignorait, jusqu’au XIXe siècle, virus et bactéries, et était tout au plus réduit aux conjectures sur les origines possibles du mal. Après tout, quand on est dans une situation d’ignorance totale, une fausse rumeur n’est qu’une hypothèse d’explication parmi d’autres et peut – sous bénéfice d’inventaire – dénoter une forme de rationalité.
Mais voilà, ce monde est révolu, les causes d’une maladie peuvent être identifiées en quelques semaines, le séquençage de l’ADN permet aujourd’hui, comme cela a été le cas début 2020 pour le coronavirus, un rapide signalement du virus au niveau international, l’OMS regroupe et diffuse ces données, la recherche démarre immédiatement dans des centaines de laboratoires privés et publics sur les médicaments ou vaccins permettant de contenir la pandémie ou ses effets sur la planète entière.
Cette prolifération de théories du complot ou de fausses nouvelles, les « infox », est donc à première vue aujourd’hui moins compréhensible. Il est vrai que nous vivons dans un monde où une minorité de la population croit encore que la terre est plate ou bien que le récit de la Genèse a une valeur scientifique. Ou bien continue malgré les faits qui s’accumulent an après an à nier la réalité du réchauffement climatique en cours.
De manière concomitante à la pandémie, un autre évènement a provoqué sidération et inquiétude, l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021 par une troupe de militants fanatisés par le président perdant, Donald Trump, convaincus qu’on leur avait volé leur élection. La répétition de cette contre-vérité, démentie par l’échec de toutes les procédures judiciaires lancées par les Républicains pour invalider l’élection de Joe Biden, y compris dans les États qu’ils contrôlaient, confirme si tant est que nécessaire que pour beaucoup la question de la vérité, la référence aux faits, sont devenues non pertinentes, « irrelevant ».
Comme l’avait un jour dit la porte-parole de la Maison Blanche sous Trump confrontée par la presse à un mensonge de Trump, « there are alternative facts » : il y a des faits faux qu’elle refusait de qualifier comme tels, préférant le vocable d’« alternatifs ».
Nietzsche, prophète lucide avant l’heure de notre post-modernité ne l’avait-il pas annoncé : « Überzeugungen sind gefährlichere Feinde der Wahrheit als Lügen », « les convictions sont des ennemis plus dangereux de la vérité que les mensonges »20.
Un an plus tard, début 2022, 71 % des électeurs républicains pensaient encore que la victoire leur avait été volée. Comme l’indique la politologue américaine Maya Kandel, le Parti républicain a fait sécession de la réalité. Fait très préoccupant pour l’avenir, 58 % de tous les Américains21 pensaient aussi, un an plus tard, que la victoire des Démocrates était le résultat d’une fraude électorale.
Il faut dire que les fakenews – infox – étaient devenues au fil des jours une marque de fabrique du mandat de Donald Trump. Le « Fact checker22» du Washington Post