La disparue du Haut Atlas - El Hassane Aït Moh - E-Book

La disparue du Haut Atlas E-Book

El Hassane Aït Moh

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Beschreibung

Lorsqu’elle s’échappa en pleine nuit de son mariage, Zahra ne se doutait pas un instant qu’elle allait s’embarquer dans une aventure si périlleuse, mettant sa propre vie en danger. Promise à un vieux militaire, odieux et solitaire, la jeune fille se résolut à fuir cette liaison forcée et à se réfugier chez sa sœur aînée à Marrakech. Au cœur de la nuit, elle débarqua seule dans la ville. Là commença sa descente aux enfers.


À PROPOS DE L'AUTEUR 

El Hassane Aït Moh, titulaire d’un diplôme en sociologie de l’université Lyon 2, se passionne pour l’observation de la société, ce qui l’amène souvent à écrire des romans inspirés par des enquêtes et des études sociologiques. Ses textes explorent des sujets tels que l’identité, les rencontres et les conflits culturels. Parmi ses œuvres figurent Le Thé n’a plus la même saveur, Le Captif de Mabrouka et Les Jours de cuivre, publiés respectivement aux éditions l’Harmattan en 2009, 2010 et 2013.

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Seitenzahl: 168

Veröffentlichungsjahr: 2023

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El Hassane Aït Moh

La disparue du Haut Atlas

Roman

© Lys Bleu Éditions – El Hassane Aït Moh

ISBN : 979-10-377-9789-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Au moment où le soleil se leva sur le Haut Atlas, ses rayons inondèrent d’un éclat doré les sommets majestueux de la montagne ; comme si, d’un geste nonchalant, une main invisible les avait saupoudrés d’une fine couche de safran. Dans la vallée frappée par une sécheresse prolongée, rien ne poussa sur les champs qui bordaient la rivière asséchée. L’hiver fut glacial et sec. Les nuages, avares en pluie, ne lâchèrent que quelques gouttes, pas assez pour revigorer les arbres, ressusciter la terre morte et la féconder. S’ensuivit alors la fournaise d’un été aride et plus chaud que d’habitude. Depuis quelques années déjà, le village ne cessa de subir de plein fouet les effets dévastateurs d’une telle catastrophe qui propagea dans les cœurs lassitude et désespoir.

Seul le vieux militaire sembla sortir glorieux de cet épisode funeste, car il était enfin parvenu à dénicher sa future épouse. Zahra lui fut promise au mariage. Jeune et charmante, elle se targuait d’être la plus belle fille de la vallée, d’ailleurs, son prénom ne signifie-t-il pas fleur en arabe ? À vrai dire, elle en était une, douce et fragile comme ses congénères, toutes dotées d’une beauté resplendissante que seul l’air de la montagne était capable d’engendrer. Mais malheureusement, la vie est capricieuse, car bien qu’elle les ait immodérément gâtées dans leur paraître, elle n’a pu leur éviter le malheur d’éclore dans ce désert au milieu des cactus épineux. En grandissant, elles s’épanouissaient vite et leur beauté sautait aux yeux. Alors les hommes les arrachaient brutalement, les humaient un instant, puis les jetaient par terre et les écrasaient avec leurs gros sabots crasseux.

Zahra avait déjà l’air d’une vraie femme malgré son jeune âge. Grande et mince de taille, elle avait de grands yeux noirs, un nez fin et le visage ovale à moitié caché par une abondante chevelure noire tombant sur les épaules. Ah, quelle grâce émanait d’elle, telle une fleur délicate se balançant doucement au gré du vent.

Depuis que le vieux militaire l’avait aperçue, son cœur s’emballa, une idée lui traversa l’esprit et ne cessa de grandir jusqu’à devenir une obsession : s’emparer de la fille à tout prix. Après une rude bataille qu’il avait menée pour persuader les parents, il finit par triompher, comme si la famille de l’adolescente venait de concéder un territoire définitivement conquis au vieux soldat aguerri. Le père finit par dire oui, consentant ainsi à prendre l’ancien combattant comme gendre et époux digne de sa jeune fille.

Au village, tout le monde parlait de cette ultime prouesse de l’ancien soldat comme d’une gloire qui vint couronner son parcours de combattant. Il n’avait pas gagné la guerre, certes, mais il avait gagné le gros lot : la plus belle demoiselle du village, la plus convoitée aussi, pas seulement dans le village, mais dans toute la vallée.

À cette nouvelle, son visage ridé s’illumina d’une joie intense, son cœur battit si fort qu’il faillit en perdre la raison, et son corps que les longues nuits glaciales des casernes avaient flétri fut submergé soudain d’une chaleur intense.

Le village fut partagé sur cette affaire. Les jeunes, animés d’un sentiment de jalousie, déplorèrent la différence abyssale d’âge des futurs mariés ; les hommes, eux, imbus de la sagesse ancestrale selon laquelle on devient femme dès ses premières règles, furent favorables à une telle décision. « Et alors, répondirent-ils à leurs opposants, quel est le problème ? Un militaire qui épouse une jeune fille, qu’y a-t-il de plus normal ? »

Quant aux femmes, elles gardèrent le silence dans leur coin, et comme d’habitude, demeurèrent recroquevillées sur leurs certitudes, avec l’air de murmurer : « Mais non, rassurez-vous messieurs, nous n’avons rien contre tout ça, il n’y a pas l’ombre d’un problème, pas du tout. Certes, la fille est un peu plus jeune pour lui, c’est tout. Mais ce n’est pas grave, nous, on tient à nos coutumes. »

Depuis la nuit des temps, les choses se passaient ainsi dans ce coin du bout du monde. Personne n’osa contester les coutumes au risque de passer pour un mécréant. L’héritage, fût-il désuet et contestable, demeura néanmoins sacré. C’était pourtant clair, elle aurait pu être sa petite-fille, mais, hormis les jeunes du village, tous les hommes s’accordèrent à dire qu’il avait fait une belle affaire, on lui avait donné en mariage la fille dont la beauté enflammait le cœur des jeunes.

Au début de cette histoire, Driss, touché par les sanglots de sa femme, avait d’abord rejeté la demande du prétendant. « Non seulement, dit-elle, notre fille est encore jeune, mais de surcroît, l’autre est un gars en fin de vie. »

Ce n’était qu’après de multiples pourparlers et d’ardentes négociations que l’ancien nomade finit par céder ; le militaire retraité, désormais gendre, avait gagné.

Ce soir-là, une chaleur étouffante régnait au village, Driss revint à la maison, vaincu, mais serein. Dans la cour, il aperçut Zahra en train de s’amuser avec la fille des voisins. Il s’approcha d’elle, la fixa d’un air nerveux, puis d’une voix caverneuse, décréta.

— À ton âge, on ne joue plus, on se marie.

Zahra se leva brusquement et courut se réfugier dans les bras de sa mère. Celle-ci, résignée, la serra fort dans ses bras.

Dehors, des femmes adossées au mur de la mosquée profitant des derniers rayons de soleil s’indignèrent en secret.

— Encore un carnage, soupira l’une d’elles, comment se fait-il qu’il donne la pauvre gamine à ce vieux démon ?

— Il est à ce point cruel, son père, marmonna l’autre, furieuse.

— Chut, alerta la première, j’entends des pas, quelqu’un arrive.

Elles se turent. Un homme passa près d’elles, sans se soucier de leur présence.

— Ton indignation ne changera rien, relança la première, c’est notre destin. Notre parole ne pèse rien. Ici, il y a d’un côté, les hommes et de l’autre, nous les femmes : deux peuples distincts, différents et comme dressés l’un contre l’autre.

— Pire encore, rectifia l’autre ; des peuples, il n’y en a qu’un seul, celui des hommes, le reste n’est que néant.

Le même jour, le vieux militaire fêta sa victoire en grande pompe. La soirée fut bien arrosée à l’eau-de-vie de figues. Les jeunes désœuvrés, qui pourtant s’en étaient pris à l’ancien soldat, y furent présents en masse. La boisson alcoolisée, c’est chose connue, adoucit les mœurs et rend les humeurs plus agréables. Ainsi, comme par magie, les garçons devinrent moins critiques et se montrèrent même un peu plus bienveillants à l’égard du vieil homme.

La maison grouillait de monde. Dans la cour arborée et éclairée par la lune fourmillait une foule d’invités. Au fond du jardin, la flamme dansante d’une bougie propageait une clarté jaune et chancelante donnant à la scène une allure surréaliste. Comblé, le vieux militaire contempla le spectacle de ce peuple gagné par la folie, béat devant les offrandes, heureux de s’offrir une cuite aux frais de la princesse.

Toute la nuit, le brouhaha se perdait dans un immense nuage de fumée, l’odeur des grillades régnait dans la maison, les voix s’élevaient à l’unisson comme pour bénir le bienfaiteur et le remercier de sa générosité.

— Vous n’avez encore rien vu, dit-il en s’adressant à la foule d’une voix tonitruante, ce n’est que le début ; à mon mariage, vous allez être vraiment gâtés, je vous promets que les meilleures danseuses du Moyen Atlas seront de la partie.

Stupéfaits par une telle promesse si exaltante, les jeunes demeurèrent bouche bée, les yeux écarquillés, ne sachant quoi dire.

En fin stratège, il ne s’arrêta pas là. De succulents tajines d’agneau aux pruneaux furent servis aux invités. Tout avait été prévu pour faire avaler la pilule en douce à ses opposants et éviter ainsi les effets destructeurs des mauvaises langues.

Tard dans la nuit, en pleine beuverie, il se dressa au milieu de la foule, tituba, faillit s’écrouler, puis se mit à s’agiter en exécutant une danse spontanée au rythme d’une musique improvisée avec des ustensiles de cuisine. Au beau milieu de sa danse effrénée, son corps chancela comme un navire piégé par les vagues d’une mer déchaînée, puis s’effondra de tout son poids. Il ne bougea plus, mais continua à réclamer de l’eau-de-vie malgré son état d’ivresse manifeste.

À l’aube, plus aucune goutte d’alcool. Au pied de la table s’amoncelait un amas de bouteilles vides comme des cartouches usées après une longue fusillade. Autour de la table s’étendaient les corps immobiles des fêtards surpris par le sommeil dans des positions assez burlesques. Dans leur profonde inertie, ils étaient pareils à des cadavres gisant à même le sol après une bataille meurtrière.

2

Un jour, ce fut donc le mariage. Rares étaient les événements heureux qui venaient égayer la vie monotone des gens. Et ce jour-là, justement, l’un d’eux était en train de se profiler à l’horizon.

C’était une belle journée, le soleil régnait en maître absolu malgré quelques nuages passagers. Mais cela ne dura pas longtemps, car le ciel devenait de plus en plus gris. Soudain, un orage menaçant éclata, chose très rare en cette période de l’année. Finalement l’averse ne dura que quelques minutes, ayant à peine mouillé la terre. Il se forma alors là-haut un arc-en-ciel. Au village, on appelait ce phénomène météorologique : le mariage du chacal. Ironie de la nature.

Partout régnait une ambiance de fête, la maison de Driss grouillait de monde, et lui, vêtu d’une djellaba blanche, arborant un sourire malicieux, il sautillait de joie, fier de voir enfin sa fille Zahra engoncéedans ses beaux accoutrements de future mariée.

Dans la cour, de jeunes garçons, excités, se mouvaient au rythme d’une musique endiablée ; plus loin, d’autres criaient et se chamaillaient, des femmes parées de bijoux riaient et parlaient à haute voix.

Sur une estrade surélevée se dressait Zahra, la jeune mariée. Habillée d’un caftan en velours pourpre à motifs floraux, le visage recouvert d’un voile de soie rouge et transparent, elle trônait, telle une reine, au milieu d’une armada d’adolescentes. Les jeunes filles s’amusaient en caressant les poils dressés du caftan, se regardaient puis s’esclaffaient comme si elles tenaient dans leurs mains une poupée grandeur nature. Zahra demeurait immobile, indifférente à leur manège. Sa beauté naturelle épanouie à l’air de la montagne n’avait besoin pour se révéler ni de cosmétique sophistiqué ni de maquillage excessif. Une simple touche de produits naturels suffit à la rendre sublime. La jeune fille fascinait avec sa mine éblouissante et radieuse comme un matin de printemps. Ses lèvres tracées à l’écorce du noyer en guise de rouge à lèvres flamboyaient d’un orange exquis et palpitant de fraîcheur. Ses yeux immenses aux contours finement dessinés au khôl brillaient d’un vif éclat terni néanmoins par le léger reflet d’une larme qui coulait sur sa joue.

Dans sa tête résonnaient encore les mots de la vieille Ijja, la voisine : « Il a fini par t’avoir, ce sacré vieux militaire », lui avait-elle lancé avec un rire sarcastique qui acheva d’anéantir ce qui lui restait de sa fierté d’adolescente, déjà largement bien entamée. Insensible au chaos qui l’entourait, la jeune mariée jeta un œil mi-clos à son corps enfoui dans le caftan, ce corps qui désormais n’était plus le sien, car donné au premier venu comme un morceau de viande jeté au chien.

Ce maudit projet d’union forcée qu’elle avait cru à jamais enterré a fini néanmoins par refaire surface, et elle eut du mal à l’admettre. Naïve, elle pensait que ce funeste plan avait été définitivement abandonné. Alors, elle s’était félicitée d’avoir échappé de justesse au mariage avec ce vieux militaire. Dans ses prières intimes, elle remerciait le destin d’avoir déjoué ce véritable complot monté contre elle par des gens pourtant si proches, son père en l’occurrence.

Depuis, plongée dans une profonde mélancolie, elle ne se fut pas vraiment remise de cette malheureuse épreuve – un vrai cauchemar – qui l’avait définitivement arrachée à ses rêves d’adolescente. Le jour où le prétendant s’était désisté, elle lâcha un profond soupir de soulagement, croyant avoir échappé à cette mascarade. Eh bien non, le projet avait seulement été mis en attente, car il y avait malentendu sur le montant de la dot. « Qui a perdu une bataille n’a pas perdu la guerre », se consola le vieux militaire.

Driss, le père de Zahra, aurait souhaité avoir un peu plus d’argent pour la dot, mais finit par céder. « Nous n’allons pas compromettre l’avenir de notre fille pour de pitoyables questions pécuniaires », se justifia-t-il. Le militaire, tout joyeux, revint à la charge, lui qui avait pourtant juré ne jamais revenir, très déçu qu’il était par l’esprit mercantile du père. Il avait même osé le parallèle : « On n’est pas au marché de bétail. »

Mais lorsque Driss lui envoya un messager pour le prévenir qu’il avait changé d’avis et qu’il acceptait la dot initiale, celui-ci, d’après le témoignage même du messager, sursauta d’un air triomphant et cria en levant les mains au ciel comme un chef de guerre qui venait de conquérir de nouveaux territoires. : « À moi la beauté, à moi la vie, à moi Zahra. »

Mise devant le fait accompli, la jeune fille se sentit prise en otage, avec la désagréable impression d’être dépossédée de sa propre volonté. Elle sombra dans une profonde tristesse, rongée par le dégoût d’être réduite à un simple corps à caser quelque part. Elle devait donc faire sa vie dans les bras de cet odieux militaire revenu au village pour y être enterré, comme il le disait lui-même. Elle n’avait pas la liberté de choisir, les autres l’ont fait pour elle, ils ont aussi pensé pour elle et décidé à sa place.

Et de toute façon, y avait-il au village des hommes qui auraient mérité une telle beauté ? Les plus malins avaient déserté ce trou perdu pour aller vivre ailleurs. Que restait-il dans cet enfer ? Quelques délinquants qui passaient leur vie à se soûler à l’alcool de figues. Et quand ils se réveillaient de leurs beuveries, ils ricanaient sans motif apparent.

L’un d’eux, totalement ivre, s’adressa un jour à l’ancien militaire.

— C’est à cet âge-là que tu te maries, toi, vieille loque ?

Le vieux, confus, se mit alors à se justifier en essayant d’inventer une petite blague dans l’espoir de détendre l’ambiance.

— Le mariage, dit-il, ça n’a rien à voir avec l’âge, il n’y a pas de mal à emprunter le chemin de Dieu, même à mon âge.

— Eh mon gars, rétorqua le gros buveur au ventre gonflé de gnôle, je déteste les gens qui fourrent la religion partout. Tu ne peux pas dire une phrase sans la bourrer de noms de Dieu ?

Le vieux militaire tenta de se rattraper :

— Vous savez, quand on est engagé dans l’armée, on ne pense plus à rien…

— On ne pense plus, tout court, rétorqua le ventru en s’esclaffant.

Il fit une grimace et les autres garçons éclatèrent de rire.

— Vous pouvez rire, mais soyez sûr d’une chose, l’armée vous rend moins agréables, et les femmes vous fuient comme la peste.

Les badauds se regardèrent sans dire un mot, puis se dispersèrent. Le silence régna sur la place.

Connu dans le village pour ses bavardages interminables, souvent incohérents, et ses blagues qui n’amusaient personne, il parvint néanmoins à faire admettre à Driss qu’il était le seul époux capable de combler la jeune Zahra et la rendre heureuse. Quoique maigre et insignifiante, sa rente de militaire le plaçait au-dessus des autres, car personne au village n’avait une rentrée d’argent régulière.

On le disait sourd d’une oreille, « mais c’est à cause des bombardements », disait-il. Mon œil ! Quel menteur ! Depuis quand ce pays qui n’a jamais connu la guerre a-t-il été bombardé ?

À son retour au village, après de longues années d’absence, le vieux militaire se retrouva seul, sans famille et sans amis. Et pour combler le vide et gagner la confiance des gens, il se laissa pousser une barbe blanche comme la neige et se réfugia dans ses prières interminables, jusqu’à s’enfermer pendant des jours dans la mosquée. Il se mit à lire des livres anciens en aspirant à ressembler en tout point au prophète. Mais, rien de tout cela ne lui procura vraiment la paix intérieure dont il avait rêvé, alors il pensa à prendre femme, seul moyen, crut-il, de combattre l’ennui.

Lorsque Zahra eut appris qu’elle avait été promise à ce vieux détraqué, elle s’y opposa avec vigueur, fondant en larmes devant son père qui demeura de marbre, insensible à ses pleurs. Sa mère, ne pesant rien dans ce genre d’affaires, abdiqua. Zahra, désespérée, vit alors toutes les portes se fermer, un voile noir tomba sur ses yeux.

Tout à coup, une idée traversa son esprit comme un éclair : quitter le village, partir loin, se réfugier chez sa sœur à Marrakech. Mais, son projet de fugue fut retardé par l’espoir de voir le mariage annulé, ce qui lui semblait être le cas au début. Hélas, les choses tournèrent autrement.

Ce fut dans ces circonstances confuses que le mariage eut lieu.

3

Le village grouillait d’une effervescence inhabituelle, la maison de Driss s’anima soudain comme réveillée d’un long sommeil. Dans ce coin perdu, plongé dans une ambiance terne et lugubre, seuls les mariages apportaient un petit air de fête et, parfois, quelques rebondissements troublants par leur singularité. C’étaient des moments propices aux péripéties les plus spectaculaires. L’histoire du village regorgeait de ce genre d’affaires, tout le monde se souvenait encore du sort réservé à la pauvre Ijja, fille des voisins. Elle fut renvoyée par son mari le lendemain de son mariage. Motif invoqué : défaut de virginité. « Que faire d’une femme dont le chemin est déjà creusé et la route bien tracée ? Question d’honneur », a-t-il dit à ses amis et il la répudia. Une autre fois, un homme venu d’un village lointain tomba follement amoureux d’une jeune fille au premier regard. Il demanda sa main. Le jour du mariage, il découvrit la sœur aînée à la place. Surpris, il ne l’a pas approchée ; et le lendemain il la renvoya chez ses parents. Ces derniers avaient jugé plus sage de marier d’abord l’aînée, c’était la règle : jamais la cadette avant l’aînée.

Dans la maison de Driss, le mariage se déroulait jusqu’à présent sans encombre, la fête battait son plein, l’habillage de la mariée se poursuivait. Pendant que tout le monde s’affairait autour d’elle, la jeune mariée se laissait faire, impuissante, elle contemplait ce chaos autour d’elle, absorbée par le grognement silencieux qui la rongeait. Elle demeurait immobile comme une statue, insensible aux manœuvres incessantes de l’habilleuse, comme dépossédée de son corps qui ne lui appartenait plus. C’était l’habilleuse qui désormais en tenait les commandes et qui le maniait à sa guise. À elle d’en faire une jolie poupée, un petit bijou, c’était ça sa mission, un objet de désir, prêt à appâter le futur époux, à le faire succomber à ses charmes. Comme si la femme avait besoin de telles touches supplémentaires ou d’épaisses couches de crème et de poudre sur son visage pour être à la hauteur du goût de l’homme.