La double vie de Napoléon - Hervé Guillaumont - E-Book

La double vie de Napoléon E-Book

Hervé Guillaumont

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Beschreibung

De Dunkerque, en 1940, à Dresde et Saint-Jeures, au début des années 90, des vies se croisent et des destins s’entrelacent. À travers des lettres oubliées et des secrets enfouis, des personnages découvrent la vérité cachée de leur passé. Bien que cette œuvre ne soit pas une suite directe de "La Lettre oubliée" publiée en 2017, elle explore le devenir des hommes et des femmes qui, marqués par leur histoire, portent le poids de ce qu’ils ont vécu. Et Napoléon, ce personnage énigmatique, sans véritable identité, cherche à percer le mystère de son propre passé, espérant un jour découvrir qui il est vraiment.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Guillaumont a d’abord fait carrière en tant qu’informaticien, passant près de vingt ans dans ce domaine. Ensuite, il devient pigiste et se passionne pour la musique, la peinture, la photographie et le théâtre. Encouragé par sa compagne, il réalise son rêve d’écrire et publie cinq romans, ainsi que des biographies et des réécritures. Grâce à son fils, il reprend la plume et offre aujourd’hui cette « double vie ».

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Seitenzahl: 225

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Hervé Guillaumont

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La double vie de Napoléon

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Hervé Guillaumont

ISBN : 979-10-422-7211-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Wie es Auch sei, das Leben ist gut.

Goethe1

 

 

 

 

 

 

1940

 

 

 

Il n’y avait plus que le sifflement des bombes allemandes et le crépitement des mitrailleuses ennemies tout aussi teutonnes, qui lui parvenaient aux oreilles quand, comme un animal, il s’était terré dans un trou d’un obus. Il paraît qu’il était impossible ou plutôt improbable qu’une deuxième ne tombe au même endroit. Dans cette ville assiégée en ce 4 juin 1940, il ne verrait même pas la croix gammée flotter sur le phare du port de Dunkerque. Ce n’était pas un engin explosif qui venait de lui tomber sur la tête et encore moins le ciel, mais un pan de mur des restes d’une demeure bourgeoise, non loin de la plage où gisaient de nombreux corps laissés à l’abandon par des survivants qui, comme ce nom l’indiquait, avaient voulu survivre en fuyant cette apocalypse. Et sans doute sur la mer d’huile de ce jour de juin, les plus téméraires se disaient : « Nous reviendrons un jour armés de force et d’envie, non pas pour venger leurs camarades d’infortune, mais pour libérer leurs démons de cette fuite ». Certes, jamais ils n’avaient fait preuve de lâcheté. Ils auraient combattu jusqu’à plus de vie, sans espoir de vaincre, mais il était bien plus préférable un repli pour mieux revenir, plutôt que de mourir sans espoir de retour.

 

« Je n’avais plus rien dans ma tête, si ce n’est des fragments de pierres », se rappelait seulement celui que ceux qui l’avaient accueilli en terre ennemie avaient baptisé Napoléon.

Des souvenirs, il lui restait aussi ces heures à marcher sans connaître la destination finale. La résistance commençait pour bon nombre de soldats français devenus des prisonniers de guerre, pour devenir ensuite de la main-d’œuvre pour de la basse besogne, avec pour certains, chose incongrue s’il en est une, de travailler dans des usines de fabrication d’obus qui serviraient à bombarder leur propre maison et tuer leurs femmes et leurs enfants. D’autres auraient la chance d’œuvrer en pleine nature à l’abri de cette guerre, dans des fermes, pour remplacer les hommes partis à la guerre. Napoléon était de ceux-là, de ces veinards qui en prime mangeraient à leur faim. Et en marchant sans but des jours entiers avec la nuit pour repos, tout en voyant tomber ses frères d’armes épuisés, Napoléon ne savait pas qu’une deuxième vie allait s’offrir à lui. Était-il chat pour bénéficier de ce luxe ? Il ne comptait pas les heures qui défilaient, il n’avait qu’un seul objectif : vivre.

 

Il entendait des mots étrangers auxquels il n’aurait su répondre que par un hochement de la tête de haut en bas. Il ne les comprenait pas, devinant que ceux-ci n’étaient qu’invective et ordre et que, si par malheur, il ne s’y soumettait pas, un coup de pied ou de crosse du fusil l’obligerait à des efforts quasi inhumains pour parvenir au but de cette longue marche. Où allait-il ? Il n’en savait rien, si ce n’est que, le soleil se levant à l’est, c’était dans cette direction que se dirigeait ce troupeau de moutons géré par une meute de loups. Et gare à celui qui tenterait de sortir du rang, aucune brebis ne devait s’égarer. Il en avait vu plus d’un recevoir une balle dans le dos, ne mourant même pas sur le coup. Parfois, avec un peu de chance, un de ceux portant une casquette plutôt qu’un casque sortait son arme de service pour achever l’agonisant, non pas par pitié, mais plus comme par envie d’accrocher un nouveau trophée. Et les hommes en vert-de-gris riaient aux éclats alors que ceux dont les vêtements n’étaient que loques, les chaussures battant parfois de l’aile, mais sans risque de s’envoler loin de ces horreurs, avaient des regards apeurés, surtout au début de ce long périple, avant qu’ils ne s’y habituent, n’y prêtant plus aucune attention. Et puis, même si ce fut son meilleur ami abattu là, mieux valait ne pas bouger, ni même pleurer afin de ne pas subir le même sort. Dans sa tête, certes parfois, il eut envie de sortir du rang et de mourir sans croiser le regard de son bourreau. Il aurait souhaité plus d’une fois soulager sa souffrance, mais il marchait encore et encore avec toujours ces mêmes questions : qui était-il ?

Il n’avait plus aucune idée de qui il avait été auparavant. Il parlait peu désormais, bafouillant quelques mots de français d’après ce qu’il avait pu comprendre. Certains de ses camarades d’infortune le questionnaient lors des pauses déjeuner où chacun avait le droit de boire un gobelet d’eau et de croquer dans du pain dur. Il ne répondait pas aux interrogations des autres qui ne cherchaient en fait que réconfort en montrant des bouts de lettres de leurs proches, un morceau de photo épargnée avec parfois quelques taches de sang. Cela les réconfortait de penser à ceux qui espéraient encore un éventuel retour de leurs maris, de leurs fils, de leurs pères. Et lui, était-il un de ceux-là ? Certes, par évidence, il avait eu ou avait encore une mère. Mais une femme ? Un enfant ? Rien ne lui revenait en mémoire. Puis un de ses compagnons lui fit remarquer son alliance. Il avait donc une femme. Mais où ?

Enfin, après des jours et des nuits de marche où, à l’inverse de Corneille avec son Rodrigue : « Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort, Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés reprenaient de courage ! J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ; Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant d’impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit ; Passe une bonne part d’une si belle nuit ». Ils ne furent guère nombreux à arriver dans un camp dit de prisonniers de guerre. Ainsi, il aurait été plus adéquat d’écrire : « Nous partîmes trois mille (et sans doute plus) ; mais par un vain effort, Nous nous vîmes cinq cents (et peut-être moins) en arrivant au port, Tant, à nous voir marcher avec un tel visage, Les plus épouvantés perdaient de courage ! J’en perds les deux tiers, aussitôt qu’arrivés, Dans le fond des caniveaux qui lors furent trouvés ; Le reste, dont le nombre diminuait à toute heure, Brûlant d’impatience, autour de moi demeure, Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit ; Passe enfin une bonne part d’une si belle nuit qui se meurt ».

Dès l’entrée du camp, des hommes en armes firent le tri comme dans un parc à bestiaux. Selon l’état physique, trois groupes se créèrent et Napoléon fut invité à celui qui paraissait encore sur pied. Le deuxième paraissait moins en chair, et enfin le troisième monta directement dans des wagons de marchandises.

Enfin, un quatrième groupe composé uniquement d’officiers fut constitué et se rendit alors dans un Oflag. La chance était quand même de mise en étant Français ou plutôt non-Russe.

Alors que l’Allemagne « respectait » largement la Convention de Genève en ce qui concerne les prisonniers de guerre d’autres nationalités, elle ne la respectait pas pour les prisonniers de guerre soviétiques. Environ trois millions des six millions de prisonniers capturés moururent, principalement de faim et de maladie, mais aussi d’exécutions, tout comme, d’ailleurs, d’autres Français, à savoir ceux dont la couleur de peau n’était pas blanche.

Napoléon partit deux jours plus tard du camp accompagné de quelques-uns de ses camarades d’infortune. À bord d’un camion et au gré de la campagne sillonnée, un ou deux éléments étaient invités à descendre à l’entrée d’une ferme. Bien plus tard, il apprit que d’autres n’eurent pas sa chance et se retrouvèrent dans des usines pour participer à l’effort de guerre allemand.

Il fut accueilli par des femmes, une d’un âge certain, autrement dit dans la quarantaine bien sonnée, l’autre plus jeune dans la vingtaine, mais toutes les deux blondes. Elles saluèrent le soldat allemand qui accompagnait Napoléon. L’uniforme indiqua par de simples mots ce que devait faire désormais le prisonnier de guerre : « Hier arbeiten ». Il salua à son tour les deux « Fraülein » sans oublier de porter un regard plus appuyé en direction de la plus jeune. Mais il n’avait guère le loisir de batifoler. Il lui restait trois autres fermes à visiter pour y déposer de quoi travailler la terre, et ainsi nourrir cette conquérante nation. La plus ancienne des femmes, sans doute la matrone de ces lieux, tendit un paquet entouré de papier journal au soldat. Il la remercia comme il se doit, non sans répéter « arbeit, arbeit… ansonsten pan pan pan pan », en mimant avec son fusil un tir en rafale en direction de Napoléon. Celui-ci comprit en hochant de la tête et demeura figé dans l’attente d’un ordre guttural de la « vieille ». Alors que pendant la présence du soldat, son visage était resté figé, elle sourit à l’encontre de ce qui serait désormais son homme de main. Elle tendit sa main et se présenta :

— Mich, Magda, dit-elle en pointant son doigt sur son sternum avant de le diriger vers la jeune femme et d’indiquer son prénom : Cornelia. Sie ist fast meine wunderschöne Tochter.2

Napoléon comprit les prénoms, mais, pas la dernière phrase. Il tenta vainement de prononcer un prénom, mais, ne sachant plus qui il était. Il marmonna que sa tête n’était plus très claire et montra sa blessure en accompagnant de gestes afin d’expliquer qu’il n’avait plus toute sa mémoire. Les femmes, semblant avoir compris, l’affublèrent alors du prénom de « Napoléon » selon une idée soufflée par Cornelia qui se rappelait vaguement un cours d’histoire faisant référence au petit caporal, un Français qui avait combattu en son temps la Prusse.

Ce ne furent que des gestes pour se comprendre et Napoléon suivit les deux femmes qui lui montrèrent directement l’étable, les outils, les bêtes et aussi sa paillasse où il dormirait. Une pièce attenante à l’étable lui servirait désormais de chez-lui. Sachant qu’un prisonnier « franzosisch », ou du moins parlant la langue de Molière, allait arriver, Magda avait, avec l’aide donc de sa belle-fille ou du moins devait le devenir, préparé « la chambre ». Pas question de voir cet étranger ennemi de leur pays pénétrer dans la demeure, certes modeste. Pour Napoléon, cela était mieux que les derniers jours et même ceux d’avant du côté de Dunkerque, mais ceux-là, il les avait pour ainsi dire effacés de sa mémoire.

Les jours passaient au rythme du travail harassant des travaux de la ferme qui avait aussi besoin d’être rafraîchie. Au début, il fut presque étonné de savoir si bien œuvrer dans cette ferme. Ses gestes étaient ceux d’un véritable paysan et il venait de découvrir et comprendre que, sans doute, il avait exercé ce métier dans le passé. Alors, après le bétail et les champs, il n’était pas rare que Napoléon prenne le marteau et les clous pour redonner du lustre au bâtiment agricole. Il n’était toujours pas question de visiter l’intérieur de l’habitation de ces deux femmes. Le soir, après un bol de soupe, un morceau de pain et parfois un verre de vin, il n’avait aucun mal à trouver le sommeil. Mais celui-ci était chaotique, empli de cauchemars. Napoléon entendait le bruit des canons, le crépitement des armes à feu, le cri des hommes blessés, agonisants. Sa tête le faisait souffrir encore et toujours, comme si des milliers d’éclats, de fragments d’obus, transperçaient son cerveau. Alors, faute de souvenirs, il s’en construisait de nouveau, pensant surtout à cette jeune femme allemande. Il la voyait dans ses songes en train de traire les vaches, de ramasser les légumes dans le jardin ou même de cueillir des fleurs pour composer un beau bouquet. Elle l’aidait beaucoup dans ses tâches, alors que Magda était plus affectée au jardinage, aux repas. Déjà un hiver de passé et Napoléon tentait de retrouver ne serait-ce que son vrai prénom. Il se décida alors à prendre les lettres de l’alphabet une par une et à trouver tous les prénoms commençant par cette lettre. Il n’avait, hélas, pas le calendrier des postes pour l’aider.

A comme Antoine, non, comme Alfred… non plus, Albert, Auguste, Alphonse, Alain, marmonnait-il en se rasant ce matin-là. Demain, j’attaque les B, se disait-il encore, tout en cherchant d’autres A comme Anatole, Adam, Augustin, Antonin, Alexandre… À ces prénoms s’ajoutaient parfois des noms de famille appris sur les bancs de l’école, prouvant que sa mémoire n’était pas complètement absente de son cerveau. « Alexandre Dumas », pensa-t-il ou encore « Anatole France », comme peut-être son pays d’origine, car cela sonnait bien. Ses pensées divaguaient loin de son but premier de savoir qui il était.

Le printemps était arrivé et il profitait de ces premiers rayons de franc soleil pour apprécier ce rasage dehors avec un bout de miroir au-dessus d’une vieille bassine d’eau froide puisée dans le lavoir. Il était torse nu et, sans savoir non plus son âge, il se laissait à estimer celui-ci à la quarantaine maximum. Il avait, depuis sa longue marche, repris des forces et du muscle. Cornelia avait bien voulu également lui couper les cheveux qui, durant l’hiver, avaient bien poussé. Il détestait cette saison et il essayait d’imaginer celles d’avant. Là, en ce pays, le froid était piquant et la neige fréquente avec des bourrasques tempétueuses poussées par un vent du Nord glacial. Il appréciait donc ce renouveau de la nature et se sentait bien en ce lieu, avec pour avantage de son trouble de la mémoire de ne pas avoir de comparaison à effectuer.

De temps en temps, un side-car avec à son bord deux soldats, toujours les mêmes, s’arrêtait à la ferme avec les mêmes conseils que le premier jour : « arbeit arbeit ». Chaque fois de leur venue, Cornelia affichait un visage inquiet, tout comme Magda, mais dans une moindre mesure, s’étant sans doute préparée au pire, ses voisines de la région l’ayant informée de la disparition d’un tel ou d’un autre, inondant de chagrin une ferme. Grâce, tout d’abord, à des gestes, Napoléon comprit aisément que le fils de Magda, tout comme son mari, était parti en guerre. Pour Napoléon, ce n’était que le cadet de ses soucis, se disant à lui-même qu’ils n’avaient qu’à tous désobéir, ces Allemands face aux nazis, et ainsi lui, serait sans doute tranquille dans son beau pays. Enfin, il l’imaginait ainsi.

Pour ce qui était de ces deux soldats, ils n’effectuaient en fait qu’une ronde pour surveiller les prisonniers de guerre et attester de leur présence. Ils saluaient au fil du temps non seulement les femmes de la maison, mais aussi Napoléon, avec leur drôle d’accent teuton. L’un d’entre eux souriait plus que de raison à l’encontre de Cornelia, mais jamais n’osait s’aventurer à lui conter fleurette. Elle était la future femme d’un camarade. Même s’il ne le connaissait pas, il fallait respecter. Mais pas sûr que ce Gunther aurait résisté si Cornelia lui avait fait de quelconques avances. Fritz, le second, celui qui était le passager de l’engin motorisé, un peu plus âgé, semblait plus attiré par Magda. À chaque visite, il n’était pas rare de voir ce soldat pénétrer dans la maison. À travers le carreau de la fenêtre de la seule pièce du bas, Napoléon avait pu le voir siroter sans doute un café bien chaud dans une tasse en métal blanc. Il n’entendait rien d’une éventuelle conversation, et quand bien même, il n’aurait compris aucun mot. Pendant ce temps, Cornelia parlait un peu avec le conducteur et, comme Napoléon avait pu le noter, le prénom de Heinrich revenait souvent. Il avait pu se faire expliquer par la jeune fermière qu’il s’agissait de son fiancé. En tout cas, Gunther était refroidi par les mots de la belle qui ne parlait que de son Heinrich dont elle avait des nouvelles par courrier auquel elle s’empressait alors de répondre.

Heinrich lui parlait alors de ses périples qui l’avaient conduit en Pologne, puis en Belgique et bien plus tard en France. Cornelia se sentait aussi rassurée, car il n’était pas au front, réussissant grâce à son ami de toujours, Frantz, et surtout au père de celui-ci, à ne pas être en première ligne. Heinrich aimait la vie, celle d’artiste. Mais l’argent manquait. Issu d’une famille modeste et rurale, il avait dû se résoudre à incorporer l’armée, tout en continuant de dessiner, de noircir des pages de croquis. N’ayant pas assez d’argent pour acheter de la couleur, il se contentait de fusain, souvent fabriqué par ses soins, avec du bois brûlé.

Napoléon commençait à bafouiller quelques mots germains grâce à Cornelia qui s’était muée en professeur d’allemand. En échange, il lui apprenait quelques mots de français.

Ainsi, quand les deux soldats débarquaient, il leur adressait un bonjour allemand, puis laissait les deux femmes à leur conversation. Napoléon tournait les talons pour retourner à l’ouvrage, non sans avoir prononcé à son tour un « arbeit, arbeit » auquel Gunther répondait alors par un éclat de rire et un « Ja, Ja » presque amical.

 

 

 

 

 

1941

 

 

 

En mai 1941, le travail ne manquait pas à la ferme, mais lorsque le programme de la journée le permettait, Napoléon avait obtenu le droit de s’aventurer dans la campagne environnante. Son calendrier lui avait permis de retenir enfin un prénom, celui de Louis. Il n’en était pas sûr, mais cela sonnait bien dans sa tête. Il en fit part à Cornelia et aussi à Magda, mais les deux préférèrent l’appeler de son nom de baptême allemand : Napoléon. Cornelia lui confia que le mari de Magda s’appelait Ludwig et qu’il était mort lors d’une bataille proche de la frontière franco-belge. Sachant que la traduction française est Louis, elle avait sans doute ressenti une certaine consonance entre ces deux prénoms qui, par paradoxe, signifiaient « renommée aux combats » ou encore « gloire ». La veuve qui ne le paraissait donc pas au regard de ses habits, comme l’avait constaté Napoléon, était donc libre comme l’air. Mais pour éviter de montrer son veuvage et être ainsi peut-être une proie pour les rares hommes du coin, elle s’habillait de façon « normale », comme si elle attendait le retour du mari. Magda, malgré le travail et le chagrin, était encore d’apparence jeune. Elle avait fêté ses 45 ans. Cornelia lui avait cueilli un beau bouquet de fleurs pour marquer cet anniversaire. Elle avait eu Heinrich très jeune, à 21 ans. Belle femme qui, bien que son métier de fermière ne facilitât pas la tâche, tenait toujours à être propre sur elle, était encore attirante comme le laissaient supposer les regards doux de Fritz, le contrôleur allemand. Mais Magda ne voulait sans doute pas d’un soldat pour nouveau compagnon, même si elle n’était pas insensible à son chevalier servant. Chose étonnante, un dimanche, un véhicule arrivait au loin. Ce n’était pas l’habituel side-car, mais bien une automobile de l’armée allemande avec sa croix noire significative. À son bord, seul Fritz, assis au volant, débarquait tout sourire, une bouteille de vin à la main, ainsi que du pain et même un gâteau strudel aux pommes, ou apfelstrudel. Ce dessert autrichien traditionnel est un délicieux gâteau composé de pâte feuilletée, de pommes, d’amande et de raisin sec, le tout parfumé notamment à la cannelle et au rhum. Certes, ce n’était pas de saison, dessert d’automne et d’hiver, mais, à en voir les mines réjouies des femmes de la ferme à l’idée de le déguster, Fritz avait fait mouche. Pour l’occasion et certainement au fait de cette visite, Magda avait sacrifié une volaille. Elle avait sans doute aussi demandé à Fritz de venir seul, et non pas accompagné de son complice habituel, pour éviter un rapprochement éventuel et non souhaité, et encore moins par Cornelia, ce dont Magda ne doutait pas, mais préférait ne pas tenter le diable, entre sa future belle-fille et Gunther.

Fritz aidait Cornelia à sortir une table rangée dans un appentis ainsi que quatre chaises. Il n’était pourtant que trois. Même le dimanche, Napoléon était en campagne pour une clôture à arranger, des vaches à parquer et quelconques tâches inhérentes à la vie d’une ferme. Il avait, comme chaque jour, emporté un morceau de pain, avec quelques tranches de saucisses et un restant de fromage, sans oublier son quart de vin.

Après avoir mis le couvert afin donc de déjeuner, non pas sur l’herbe, mais dehors dans la cour de la ferme, fait des plus rares, Cornelia fut chargée par sa belle-mère d’aller chercher Napoléon. Celui-ci était donc le quatrième convive, désormais comme adopté par la famille, mais aussi par Fritz. Il ne fallait pas moins d’un bon quart d’heure pour aller prévenir Napoléon et autant pour revenir en sa compagnie. Magda avait stipulé à sa belle-fille de prendre son temps, le plat principal était encore en cuisson pour un bon moment, et ainsi Napoléon pourrait terminer, si besoin, son ouvrage. Cornelia obtempéra non sans adresser un coup d’œil furtif à Fritz. Ce dernier affichait une mine réjouie d’être enfin seul avec sa veuve loin d’être éplorée depuis tout ce temps. Son Ludwig était passé à trépas en mai 1940, soit un an tout pile, la durée standard d’un veuvage selon certaines règles établies, du moins chez les femmes, car chez les hommes, il n’était pas rare de voir des veufs se remarier rapidement après le décès de leur femme, sans doute pour que la nouvelle conjointe s’occupe des enfants orphelins de leur mère, mais aussi des tâches ménagères.

Cornelia se retourna quelques dizaines de mètres plus loin et sourit en regardant le beau Fritz se rapprocher au plus près d’une Magda séduisante dans une robe printanière, certes sage, mais pas trop, laissant son opulente poitrine invitée à la contemplation et plus si affinité. Fritz n’avait pas tardé à passer à l’attaque et il prit la main de Magda pour l’inviter à rentrer à l’abri de regards indiscrets, même si dans cette campagne, ils étaient pour ainsi dire seuls au monde. Dans la cuisine, pièce principale et unique de ce lieu, il l’embrassa d’un baiser fougueux, ses bras l’enlaçant fortement, comme s’il craignait que la belle ne s’enfuît. Bien au contraire, Magda était heureuse et n’avait aucune pensée pour son douloureux passé. La guerre était bien présente, même si la paix régnait en cette région, mais elle avait pris de force tant d’hommes, de ce côté du Rhin, qu’il ne fallait pas passer à côté de ces moments de bonheur. Les lèvres de Fritz descendaient alors dans le cou de Magda, qui basculait alors sa tête en arrière comme une invitation à plus encore. Fritz ne s’en privait pas au moment de déposer de doux baisers sur le haut de la poitrine de Magda. Il défait alors quelques boutons du haut de la robe, pour continuer de procurer du plaisir à sa conquête. Il sortit alors la poitrine de sa camisole pour encore mieux savourer cet instant. Magda frémissait et rougissait à vue d’œil, osant même des petites vocalises. Elle était alors presque allongée sur la table de la cuisine, résistant à ne pas basculer entièrement grâce à ses bras musclés par les efforts de son labeur. Elle reprit ses esprits quand elle sentit une main de Fritz, encore plus conquérante, remontant la robe et frôlant la peau de sa cuisse.

— Pas maintenant et pas là s’il te plaît, ordonna-t-elle à Fritz, car elle n’était pas femme à tout céder comme cela.
— Tu n’as pas envie ?
— Si, mais le temps passe vite et Cornelia va revenir avec Napoléon.
— Alors, quand ?
— Cet après-midi, je les enverrai aux champs préparer les prochaines fenaisons.
— Vivement.
— Oui, répondit-elle en déposant un baiser à son soupirant, un nom qui lui seyait bien, tant il soupirait d’envie.

Fritz reprit donc son rôle d’invité alors que Magda remettait de l’ordre dans sa tenue. Ils prirent la bouteille de vin que Fritz avait ouverte, puis, s’installant à table en attendant les deux autres hôtes, trinquèrent à leur santé.

Cornelia et Napoléon arrivèrent enfin et trouvèrent donc le couple face à face, attablé un verre à la main. Napoléon salua Fritz en allemand, montrant ses quelques progrès dans la langue de Goethe. Il s’assit à côté en quelque sorte de son geôlier face à Cornelia. Le repas se déroula presque joyeusement avec des rires et des sourires, même si la jeune fermière était absorbée de temps à temps dans ses pensées. Avec des progrès du côté de chez Molière, elle traduisait tant bien que mal les propos de Magda et surtout de Fritz qui avait fait part de la possibilité de libération de Napoléon et d’un retour chez lui, comme des milliers de prisonniers de guerre avaient pu en bénéficier à la signature de l’armistice en juin 1940, soit presque un an déjà.

— Mais où aller ? murmura Napoléon, je ne sais même pas de quel pays je viens, donc encore moins de quelles contrées.

Les trois autres ne comprirent aucun mot, et alors que Magda avait vu son visage pâlir à l’annonce d’un possible départ de son homme de main, alors que Cornelia avait interprété cet armistice signé comme la fin de la guerre et donc le retour de son Heinrich, Napoléon dit tout fort :

— Nein, ich bleibe hier.3