La femme immortelle - Pierre Alexis de Ponson duTerrail - E-Book

La femme immortelle E-Book

Pierre Alexis de Ponson duTerrail

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Beschreibung

Au moment où minuit sonnait, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants et un chambellan annonça que le souper de Son Altesse royale, monseigneur le duc Philippe d’Orléans, régent de France, était servi.
Les convives étaient peu nombreux, mais choisis.
Madame de Sabran, maîtresse de Son Altesse, faisait les honneurs ; M. de Nocé et M. de Simiane, les deux favoris par excellence, avaient été chargés des invitations, et le cardinal Dubois avait bien voulu les prier d’en adresser une à un gentilhomme de province, son parent, qui n’était pas venu à Paris depuis quarante années, mais que monseigneur Gaston d’Orléans, frère du feu roi et père de Son Altesse royale, avait eu à son service.

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Pierre Alexis de Ponson du Terrail

La femme immortelle

roman

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742928

Prologue

La maison enchantée

I

Au moment où minuit sonnait, les portes de la salle à manger s’ouvrirent à deux battants et un chambellan annonça que le souper de Son Altesse royale, monseigneur le duc Philippe d’Orléans, régent de France, était servi.

Les convives étaient peu nombreux, mais choisis.

Madame de Sabran, maîtresse de Son Altesse, faisait les honneurs ; M. de Nocé et M. de Simiane, les deux favoris par excellence, avaient été chargés des invitations, et le cardinal Dubois avait bien voulu les prier d’en adresser une à un gentilhomme de province, son parent, qui n’était pas venu à Paris depuis quarante années, mais que monseigneur Gaston d’Orléans, frère du feu roi et père de Son Altesse royale, avait eu à son service.

Le Régent, à qui on avait soumis la liste, voyant ce nom, s’était écrié :

– Mais, compère, que veux-tu que nous fassions de ce sexagénaire ?

– Il est fort gai, avait répondu Dubois ; et puis il sait une foule d’anecdotes sur l’ancienne cour.

– Et tu dis qu’il a servi mon père ?

– En qualité de valet de chambre.

– Il y a quarante ans ?

– Peut-être quarante-cinq, monseigneur.

Le Régent n’avait pas insisté.

Or donc, à minuit on se mit à table.

Cependant deux places demeuraient vides, et madame de Sabran observa qu’on avait mis deux couverts de trop.

– Non pas, ma chère belle, répondit Philippe d’Orléans. L’un de ces couverts est destiné au parent de Dubois, et l’autre est celui de ce pauvre chevalier d’Esparron.

Ce nom, prononcé mélancoliquement par le Régent, répandit une vague tristesse parmi les convives.

– Pauvre d’Esparron ! dit madame de Sabran ; un si gai compagnon, un garçon si spirituel !

– C’est pour cela, mes amis, que, pendant six mois il aura son couvert ici, bien que nous nous soyons tous résignés à ne plus le revoir.

– Hélas ! monseigneur, fit le cardinal, Votre Altesse royale trouvait plaisant, au commencement, de conserver le couvert du chevalier ; elle disait même que le chevalier ne pouvait manquer de revenir prendre sa place un jour ou l’autre... Mais, d’après le rapport de police que j’ai reçu il y a trois jours, je crois qu’on peut enlever le couvert, et que le seul et dernier service qu’on puisse encore rendre au chevalier est de lui faire dire des messes.

– Vraiment, cardinal, dit la marquise de Sabran, vous croyez que le chevalier est mort ?

– Un homme de la cour ne disparaît pas, madame. Il est assassiné, répliqua Dubois.

– Mais par qui ?

– Voilà ce que tous mes limiers ont vainement cherché.

Le Régent soupira :

– Voici quatre mois que d’Esparron nous a quittés, un soir, et que nous ne l’avons jamais revu. Où est-il ? qu’est-il devenu ? Par le Béarnais mon aïeul ! continua Philippe d’Orléans, c’est chose plaisante, en vérité, moi régent, qu’on fasse disparaître, en plein Paris, un homme que j’honorais de mon amitié.

– Mais enfin, dit M. de Nocé, qui n’avait pas desserré les dents jusque-là, que savez-vous au juste, cardinal ?

– Ce que je vous ai déjà dit, et pas autre chose, répondit Dubois.

– Excusez-moi, observa Simiane, j’arrive du fond de mes terres, et je ne sais absolument rien, moi.

La porte s’ouvrit en ce moment, et le convive prié sur la demande de Dubois fit son apparition sur le seuil.

Dubois alla le prendre par la main et le présenta à Son Altesse royale en disant :

– Monsieur le marquis de la Roche-Maubert.

C’était un homme de haute taille, un peu voûté cependant, les cheveux entièrement blancs, mais le visage jeune encore, l’œil vif, la lèvre sensuelle, et d’une parfaite distinction de manières.

Pour un homme qui vivait depuis quarante ans en province, en un vieux manoir de Normandie, le marquis n’était, certes, ni ridicule, ni emprunté.

Ses habits étaient au goût du jour, et il salua les dames en homme qui les avait beaucoup aimées et qui les aimait encore peut-être.

– Pardieu ! fit le Régent, votre nom, marquis, était sorti de ma mémoire, mais non votre personne. Je vous reconnais maintenant, vous étiez chez mon père.

– Oui, monseigneur.

– Et c’est vous qu’il appelait familièrement Maubertin ?

– Précisément, monseigneur.

Le marquis s’étant mis à table, M. de Simiane renouvela sa question :

– Mais dites-moi donc comment le chevalier a disparu ?

– Eh bien, reprit Dubois, le chevalier d’Esparron nous est arrivé un soir encore de plus belle humeur que de coutume.

– Ah ! ah !

– Il nous a montré un billet qu’il avait reçu dans la matinée. Ce billet, ambré, parfumé, tracé par une main de femme, et ne portant aucune signature, lui assignait un rendez-vous au bord de l’eau, dans un cabaret bien connu, qui est sur l’emplacement de l’ancienne tour de Nesles. Le rendez-vous était pour deux heures du matin.

– Et il y est allé ?

– Oui. Le lendemain, nous l’avons attendu. Nous étions fort curieux de savoir si la personne était de la cour ou de la ville, et nous avions même engagé de nombreux paris là-dessus. Mais, le lendemain, ni les jours suivants, d’Esparron n’est revenu. Alors, monseigneur s’est ému, et il m’a commandé de mettre la police en campagne.

– Et la police n’a rien trouvé ?

– Elle n’a pas retrouvé d’Esparron, mais elle a pu suivre sa trace pendant vingt-quatre heures.

– Comment cela !

– Le cabaret où était le rendez-vous se nomme la Pomme d’Or ; il est tenu par une femme qu’on appelle la Niolle.

– Singulier nom, observa madame de Sabran.

– Nos limiers sont donc allés à la Pomme d’Or, et ils ont menacé la Niolle de l’emprisonner si elle ne révélait où était passé le chevalier d’Esparron. La Niolle a raconté alors, et tous les gens à son service ont appuyé son dire, que le chevalier était arrivé le premier ; puis une femme qui portait un loup de velours noir sur le visage, mais qui paraissait fort belle, est venue un quart d’heure après, en bateau, et son bateau, que deux mariniers, pareillement masqués, conduisaient, est demeuré amarré sous les fenêtres du cabaret.

« Le chevalier et l’inconnue ont soupé tête à tête.

« Au petit jour, la dame au loup est sortie seule de la chambre, et, mettant une poignée d’or dans la main de la Niolle, lui a dit :

« – Il dort... ne le réveillez pas... Je reviendrai la nuit prochaine.

« Comme une partie de la journée s’était écoulée sans qu’on eût entendu le moindre bruit dans la chambre du chevalier, reprit Dubois après un silence, la Niolle a fini par entrer.

« Le chevalier dormait, sa chemise ouverte, et la Niolle a remarqué qu’il avait au cou comme une piqûre d’épingle...

Comme le cardinal donnait ce détail, le marquis de la Roche-Maubert fit un brusque mouvement sur son siège.

– Qu’avez-vous donc ? lui demanda son voisin.

– Oh ! rien... un souvenir... Excusez-moi, balbutia le vieillard, vivement ému.

Mais cet incident passa presque inaperçu tant le récit de Dubois intéressait.

Le cardinal poursuivit :

– Il dormait de si bon cœur que la Niolle se retira sur la pointe des pieds.

« Le soir, la dame revint avec ses deux bateliers, masqués comme elle.

« La Niolle servit un second souper, qui se prolongea fort avant dans la nuit ; puis la dame quitta le cabaret, emmenant, cette fois, le chevalier d’Esparron, qui était fort pâle, mais dont les yeux étincelaient comme ceux d’un fou.

« Le chevalier prit place à côté d’elle dans la barque et depuis on ne l’a plus revu.

« J’ai fait menacer la Niolle de la question, on l’a même conduite devant un juge criminel pour essayer de lui arracher des aveux ; mais elle n’a rien dit, par l’excellente raison qu’elle ne savait rien de plus.

– Et la femme n’a pas ôté son masque devant elle, ni devant personne du cabaret ? demanda le marquis de la Roche-Maubert avec un redoublement d’émotion.

– Personne n’a vu son visage.

Alors le vieux gentilhomme s’adressant au Régent :

– Monseigneur, dit-il, voici quarante-cinq ans que pareille aventure m’est arrivée.

– Mais pas avec la même femme, j’imagine ? fit le Régent.

– Hé ! hé ! qui sait ? dit le vieux gentilhomme. Ce serait la même que ça ne m’étonnerait pas...

Cette fois quelques-uns des convives se récrièrent, tandis que les autres, et avec eux le Régent, regardaient le marquis avec un étonnement qui aurait pu se traduire par ces mots : Aurions-nous affaire à un fou ?

– Vous ne me croyez pas, je le vois bien, dit gravement le vieillard ; mais si monseigneur le permet, je vous dirai une bien étrange histoire, allez, et vous verrez que la femme vampire n’est point une fable.

– Comment ! elle était vampire ?

– Elle s’est nourrie de mon sang pendant trois mois.

– Mais parlez donc, marquis, fit le Régent, pris d’un accès de curiosité.

Et les convives se suspendirent, haletants, aux lèvres du vieux marquis de la Roche-Maubert.

II

Les cheveux blancs du marquis de la Roche-Maubert et son visage ému et grave excluaient toute idée de mystification.

Il était évident que ce qu’il allait raconter était vrai.

– Monseigneur, dit-il, s’adressant toujours au Régent, je supplie Votre Altesse royale, quelque extraordinaire que puisse lui paraître mon récit, de daigner l’écouter jusqu’au bout.

– Allez, marquis, répéta le Régent.

Alors le vieillard commença ainsi :

– C’était à la fin de l’année 1675, et j’étais encore page de monseigneur Gaston d’Orléans, le père de Votre Altesse.

« J’avais dix-neuf ans, mais j’étais grand et fort, et je paraissais plus âgé de trois ou quatre années.

« Un soir que je courais les rues de Paris, cherchant aventure, je passai auprès d’une litière dont les rideaux étaient hermétiquement fermés.

« J’entendis une voix de femme qui disait :

« – Oh ! le beau petit gentilhomme !

« Intrigué, je voulus regarder au travers des rideaux ; mais il me fut impossible d’apercevoir celle à qui j’avais fait faire cette remarque flatteuse.

« Alors, intrigué, je suivis la litière.

« Elle longeait la rue Saint-Honoré et je me tenais à distance respectueuse, espérant qu’elle s’arrêterait à la porte de quelque noble maison et que celle qu’elle renfermait en sortirait.

« Mais la litière parcourut la rue dans toute sa longueur, dépassa le charnier des Innocents, gagna la place du Châtelet et arriva ainsi au bord de l’eau.

« La nuit approchait, le soleil avait disparu depuis longtemps et une brume légère couvrait le fleuve.

« Les porteurs s’arrêtèrent à cent pas environ du pont au Change.

« Alors j’entendis un bruit aigu, qui ressemblait à un coup de sifflet.

« Tout aussitôt une barque se détacha de la rive opposée et traversa le fleuve en droite ligne.

« Puis les rideaux de la litière s’écartèrent, une des portières s’ouvrit et je vis une femme de taille moyenne et d’une tournure enchanteresse mettre pied à terre.

« Elle était masquée ; mais son abondante chevelure noire, mais les yeux noirs qui brillaient au travers du loup, mais la blancheur de son col de cygne, disaient qu’elle était jeune et belle.

« Elle sauta lestement dans la barque et les deux bateliers, qui étaient masqués aussi, poussèrent aussitôt au large.

« J’étais demeuré à la même place, fasciné, ébloui, suivant du regard la barque qui s’éloignait en remontant le courant et qui finit par disparaître derrière le terre-plain de l’église de Notre-Dame.

« Alors seulement je songeai à regagner la place du Châtelet.

« La litière et les porteurs s’étaient éloignés sans que je fisse attention à eux.

« Cependant, comme je reprenais la rue Saint-Honoré pour rentrer au Palais-Royal, une main s’appuya sur mon épaule.

« Je me retournai et je crus reconnaître un des deux porteurs.

« – Mon gentilhomme, me dit-il, si vous me voulez dire votre nom et l’adresse de votre logis, je puis vous affirmer que vous ne vous en repentirez pas.

« – Je m’appelle Paul de la Roche-Maubert, répondis-je un peu ému, et je demeure au Palais-Royal, où je suis attaché à Son Altesse le duc d’Orléans.

« Cet homme s’éloigna.

« Le soir même, une main inconnue déposa dans ma chambrette de page un billet dans lequel on me disait :

« Vous êtes beau et je vous aime. Êtes-vous discret ? êtes-vous un vrai gentilhomme ? Brûlez cette lettre et trouvez-vous demain en aval du pont au Change, à l’entrée de la nuit. »

« Je ne pouvais douter un seul instant que ce billet ne me vînt de la femme masquée.

« Qui donc a hésité, à dix-neuf ans, quand on lui assignait un rendez-vous d’amour ?

« Je fus discret, je ne parlai à âme qui vive de mon aventure, et j’attendis le lendemain soir avec impatience.

« À l’heure indiquée, j’étais sur la berge, une minute après, une barque fendait l’eau et je reconnaissais mes deux bateliers masqués.

« Mais la dame n’était pas dans le bateau.

« Je pensai qu’elle m’envoyait chercher et je m’embarquai hardiment.

« L’un des bateliers me dit alors :

« – Mon gentilhomme, il faut que vous vous laissiez bander les yeux.

« Cette condition pleine de mystère acheva de me tourner la tête.

« J’avais affaire à quelque grande dame jalouse de sa réputation, sans aucun doute.

« On me mit, non un bandeau, mais une sorte de capuchon qui me descendit sur les épaules et me plongea dans une obscurité complète.

« Puis la barque s’éloigna.

« Il s’écoula bien une heure. Où me conduisait-on ? Je l’ignorais.

« Mais pour revoir la belle inconnue, je me fusse donné au diable.

« Enfin je sentis que la barque s’arrêtait.

« Un des bateliers me prit à bras le corps et me déposa sur le sable de la berge.

« Puis une main petite, mignonne, s’empara de la mienne, et une voix de femme me dit :

« – Suivez-moi, ma maîtresse vous attend.

« J’entendis en même temps le bruit des avirons qui retombaient à l’eau et je compris que la barque s’éloignait.

« La main qui m’entraînait me fit marcher pendant quelques instants sur le sable, puis j’entendis le bruit d’une porte qui s’ouvrait et je sentis sous mes pieds les dalles d’un corridor.

« Un peu plus tard, une autre porte s’ouvrit encore, et je fus enveloppé d’une atmosphère tiède et parfumée.

« En même temps, la voix de ma conductrice me dit :

« – Maintenant, ôtez le capuchon que vous avez sur les yeux.

« Vous pensez bien que je ne me fis pas prier, et tout aussitôt je me trouvai dans un joli boudoir tendu d’étoffes soyeuses aux tons éclatants, éclairé par des lampes à globes d’albâtre et je me vis assis auprès de la dame masquée qui me prit les deux mains et me dit :

« – Tu t’appelles donc Paul ? C’est un bien joli nom, sais-tu ?

« En même temps son masque tomba.

« Je poussai un cri d’admiration, tant elle était belle.

*

– Combien d’heures s’étaient écoulées, combien de jours peut-être ? reprit le marquis de la Roche-Maubert après un silence.

« Dieu ou le diable seuls le savaient.

« Mais je m’étais endormi ivre de vins généreux, de parfums et de volupté.

« Une petite douleur me réveilla, quelque chose comme une piqûre d’épingle.

« Je rouvris les yeux ; j’étais dans les bras de mon inconnue et elle me disait avec transport :

« – Je t’aime, oh ! je t’aime !

« Cependant j’avais porté ma main à cet endroit où je venais d’éprouver une douleur, c’est à dire à mon cou, et je la retirai tachée d’une goutte de sang.

« Et comme je pâlissais, elle me dit :

« – C’est une épingle de ma coiffure qui t’aura égratigné.

« L’explication était si naturelle qu’une autre ne me vint pas à l’esprit.

« Cependant la nuit suivante, j’éprouvai la même douleur et, éveillé en sursaut, je sentis les lèvres de mon adorable inconnue appliquées sur mon cou.

« Je la repoussai, je vis encore du sang sur ma main et je jetai un cri.

« Alors elle se mit à mes genoux et me dit :

« – Pardonne-moi, mais tu as le sang si rose et si frais que j’ai voulu en boire.

« Une horreur indicible s’était emparée de moi. J’aimais un vampire !

À ces derniers mots, le marquis de la Roche-Maubert s’arrêta encore.

Les convives du Régent ne mangeaient plus, ne buvaient plus et se regardaient entre eux avec stupeur.

– Mais c’est un conte bleu que vous nous faites-là, marquis, dit le prince.

– Un conte à donner le cauchemar, ajouta la belle madame de Sabran.

– Madame, répondit le marquis, tout cela n’est rien encore. Vous allez voir où commence le merveilleux et l’invraisemblable, et je vous jure, cependant, que tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai.

– Par tous les diables ! monseigneur, s’écria le cardinal Dubois, la Roche-Maubert est mon parent, mais, au risque de me brouiller avec lui, je lui dirai que nous avons déjà bien assez de peine à croire au ciel, pour que nous prenions encore celle d’ajouter foi à ses sornettes.

Le marquis regarda Dubois de travers ; mais le Régent lui dit :

– Continuez : on vous croit, marquis.

Et le marquis reprit son étrange histoire de femme masquée et de vampire.

III

Le marquis de la Roche-Maubert reprit :

– Vous tous qui m’écoutez ici, vous savez quelle est l’éloquence âpre et sauvage de la passion. On aime parce qu’on aime, et l’amour est sans excuse, comme il est sans remède.

« J’aimais un vampire, la chose était certaine, et cependant je ne me ruai point sur mon épée, que j’avais posée sur un guéridon, à la portée de ma main.

« Que se passa-t-il entre elle et moi ? Dieu le sait.

« Mais quand le jour vint, j’étais à ses genoux, priant, pleurant, suppliant, et elle me regardait avec tendresse et me disait :

« – Tu m’aimes, et cependant tu as horreur de moi. Ah ! si tu savais !

« Alors, comme je tenais ses mains dans les miennes, les portant à mes lèvres avec une frénésie furieuse, elle me fit le récit suivant :

« – J’ai près de cent ans, me dit-elle, et cependant tu me trouves belle, et on dirait, à me voir, que je n’ai pas vingt ans. Sais-tu bien que j’ai connu le roi Henri IV et que je suis née sous son règne ? Veux-tu savoir mon histoire ? Tu comprendras alors pourquoi j’ai bu une gorgée de ton sang, cher mignon que j’adore.

« Et je l’écoutais avec extase, à mesure qu’elle parlait.

« – Je suis Italienne d’origine, me dit-elle. Ma mère vint en France à la suite de la reine Marie de Médicis, et elle était la favorite de la maréchale d’Ancre.

« Quand Éléonore Galigaï fut assassinée, ma pauvre mère partagea son sort ; et je ne crois pas, mon mignon, que la politique et la fureur du peuple fussent pour quelque chose dans ces terribles meurtres.

« Non, mais ma mère avait dédaigné l’amour d’un gentilhomme, le chevalier de Flavicourt, et le chevalier se vengea.

« Ce fut lui qui guida les assassins. J’avais dix ans alors, mais je le vois encore excitant les misérables et se repaissant de la vue du cadavre de ma pauvre mère.

« Celle-ci, en mourant, avait prononcé ces mots : « Tu me vengeras ! »

« Quand je fus devenue une femme, je me souvins de l’ordre que ma mère m’avait donné.

« Le meurtrier avait changé de nom ; il avait fait à la cour une immense fortune et le roi l’avait créé duc.

« Cependant ma vengeance le poursuivait dans l’ombre. Pendant quinze ans, une main invisible le frappa dans sa fortune, dans ses affections, dans son amour. Une nuit, le chevalier, fou de désespoir et ne sachant d’où lui venaient tous ces coups terribles, prit la vie en dégoût et se tua.

« Un autre aurait cru sa tâche accomplie. Mais l’ombre de ma mère me poursuivait, et je m’en allais trouver un nécromancien de mon pays qui passait pour avoir le pouvoir d’évoquer les morts du fond de leur tombe.

« Cet homme qui logeait en un taudis, rue de l’Arbre-Sec, accepta l’argent que je lui offrais, traça sur le sol de sa chambre des cercles magiques, prononça des paroles mystérieuses, et tout à coup je me trouvai plongée dans une obscurité profonde.

« Alors, ma mère m’apparut.

« Elle était telle que je l’avais vue le jour de sa mort ; vêtue d’une robe blanche et la poitrine ensanglantée.

« – Je ne suis pas vengée, me dit-elle.

« Et comme je m’inclinais devant cette ombre redoutable et vénérée, elle me dit :

« – Pour que mes mânes soient satisfaites et jouissent du repos éternel, il faut que tu puisses frapper l’arrière-petit-fils de mon meurtrier, lequel naîtra dans cent ans.

« – Mais, ma mère, m’écriai-je, dans cent ans, il y aura bien longtemps que je serai morte.

« – Non, me dit-elle, car je t’apporte le secret de vivre, sinon éternellement, du moins jusqu’au jour où tu auras accompli mon œuvre.

« Je l’écoutais avec stupeur, elle poursuivit :

« – Non seulement tu vivras, mais tu seras jeune et belle jusqu’à l’heure dont je te parle, et voici le moyen de conserver ta beauté :

« Tous les dix ans, tu chercheras un homme jeune et beau et tu l’aimeras ; puis, la nuit, quand il dormira, tu lui feras au cou une légère piqûre, avec une épingle et tu suceras quelques gouttes de son sang.

« Tu recommenceras pendant dix nuits de suite, et tu auras ainsi, pour une demi-pinte de sang que tu auras prise à un homme qui t’adorera, recommencé pour dix autres années une vie nouvelle.

« – Mais, lui dis-je, si je dois attendre plus de cent ans pour vous venger, ma mère, où trouverai-je le descendant du meurtrier dont vous me parlez ?

« – Quand l’heure sera venue, me dit-elle, je t’apparaîtrai une nuit, pendant ton sommeil, et je te dirai ce que tu dois faire.

« Voilà mon secret, ô mon mignon adoré, me dit-elle en terminant cet étrange récit. Voici près de cent ans que j’existe, et depuis cent ans j’ai eu dix amants qui, tous, ont accepté ce sacrifice de me nourrir de leur sang pendant dix nuits.

« Mais je ne les aimais pas, et toi, je t’aime ; et si tu le veux, je mourrai sans avoir accompli mon œuvre : je suis riche, j’ai de grands trésors enfouis en un coin du globe que seule je connais et que je t’indiquerai. Dis, veux-tu que je vive encore, ou bien veux-tu que je meure ?

« Et elle me présentait sa poitrine et me disait en souriant :

« – Frappe !

« Vous devinez la suite, n’est-ce pas ? je me mis à ses genoux, heureux que mon sang pût éterniser sa jeunesse.

« Qu’était-ce d’ailleurs que quelques gouttes par nuit ?

« Le dixième jour je m’éveillai en proie à une fièvre ardente et à une extrême faiblesse. Je n’étais plus un homme, j’étais un cadavre qui marchait.

« Où étais-je ? Je ne le sus pas d’abord.

« Cette chambre mystérieuse, emplie de parfums, où elle m’avait aimé, ne m’entourait plus de ses murs capitonnés et réfléchissant une voluptueuse clarté. J’étais couché sur un grabat, dans une maison de pêcheur, au bord de la Seine, auprès de Saint-Cloud.

« Quand je pus demander où j’étais et ce qui m’était arrivé, les gens grossiers qui m’entouraient me répondirent qu’ils m’avaient trouvé dans une barque qui s’en allait à la dérive, emportée par le courant et veuve de ses bateliers.

« Pendant six mois, je fus entre la vie et la mort.

« Enfin, la vie triompha ; mais à mon ardent amour avait succédé une haine violente pour le vampire, et j’avais résolu de me venger.

– Ah ! ah ! fit le Régent.

– Monsieur le marquis, dit la belle madame de Sabran, j’aurai le cauchemar, tant pis pour vous ! mais je veux tout savoir...

– Hélas ! madame, répondit le marquis, je n’ai pas l’intention de vous rien cacher. Mais ce que je viens de vous raconter n’est rien auprès de ce qu’il me reste à vous dire.

Et le marquis vida mélancoliquement son verre.

IV

L’accent d’autorité avec lequel parlait le marquis de la Roche-Maubert avait fini par dominer les convives ; et les plus sceptiques d’entre eux commençaient à l’écouter avec une religieuse attention.

Il reprit :

– La haine n’est que la conséquence de l’amour, quand elle n’est pas l’amour encore.

« Je haïssais le vampire !

« Mais pourquoi ?

« Était-ce pour ces quelques gouttes de sang, provoquées à l’aide d’une épingle d’or et dont ses lèvres s’étaient abreuvées ?

« Non.

« Je le haïssais parce qu’il avait mis lui-même un terme à cette âpre et délirante volupté dont il m’avait abreuvé.

« Je le haïssais, parce qu’il m’avait expulsé de cette demeure mystérieuse où l’on m’avait conduit et où j’avais connu les délices inénarrables.

« Je m’étais endormi dans ses bras et je me réveillais dans une hutte de pêcheur.

« Je quittai donc cette dernière demeure, la rage au cœur, ayant fait le serment de me venger à tout prix.

« Mais comment ? j’ignorais non seulement le vrai nom de cette femme, mais encore celui de la rue où l’on m’avait conduit les yeux bandés.

« Cependant, rentré au Palais-Royal après une absence de plusieurs jours, j’allai trouver le capitaine des pages et je lui contai mon aventure.

« Il m’écouta le sourcil froncé.

« – Ce que vous me dites-là, me répondit-il, est fort extraordinaire. Cependant, je suis tenté de vous croire...

« Et comme je le regardais, cherchant à deviner sur quoi il pouvait baser sa confiance, il poursuivit :

« – Connaissez-vous Raoul de Berny ?

« – Mon camarade aux pages ?

« – Oui.

« – Mais sans doute, puisqu’il est mon intime ami.

« – Eh bien, Raoul a disparu comme vous.

« – Depuis quand ?

« – Depuis dix jours, et moins discret que vous, il a raconté son aventure avant d’aller au rendez-vous, et il a dû être enlevé de la même manière que vous.

« – Ah ! fis-je avec une âpre curiosité.

« – Cela étant, poursuivit le capitaine des pages, je vais faire mon rapport au roi. Donnez-moi les plus minutieux détails par écrit.

« J’obéis, et j’écrivis quatre longues pages dans lesquelles je racontai tout ce qui m’était arrivé.

« La police fut prévenue et se mit en campagne.

« Mais la police ne trouva rien.

« Huit jours s’écoulèrent.

« Tout à coup Raoul reparut.

« Comme moi, il s’était éveillé loin de la dame au masque, car, comme moi, il avait eu les preuves de son amour ; comme moi, il avait une piqûre au cou, preuve évidente que le vampire s’était pareillement abreuvé de son sang.

« Mais, de plus que moi, il était complètement fou.

« Alors un accès de jalousie forcenée s’empara de moi.

« Ma haine n’était, au fond, que de l’amour ; et cette femme était d’autant plus coupable, à mes yeux, qu’elle m’avait trompé !

« J’aurais voulu tuer Raoul.

« La police se livrait à de nouvelles recherches, auxquelles je m’intéressais avec acharnement, et elle ne trouvait absolument rien, lorsque le hasard me servit.

« Il y avait bien un mois que j’avais quitté la maison du pêcheur, et j’avais retrouvé toutes mes forces et toute mon énergie.

« Un soir, je quittais le Palais-Royal et je me dirigeais vers la place des Victoires où M. le duc de la Feuillade faisait construire un hôtel magnifique, lorsque je croisai un homme qui cheminait à grands pas.

« Cet homme, en me voyant, voulut prendre la fuite ; mais je courus après lui, je le saisis au collet et j’appelai à mon aide deux soldats aux gardes qui passaient par là.

« Or cet homme n’était autre que l’un des deux porteurs de litière, celui-là même qui m’avait remis le billet sans signature dans lequel on me donnait rendez-vous au bord de la Seine, en aval du pont au Change.

« Cet homme, arrêté sur mes instances, fut conduit au Châtelet.

« Là, un juge criminel l’interrogea.

« Mais il prétendit que je me trompais, qu’il n’était pas l’homme dont je parlais, et qu’il me voyait pour la première fois.

« Alors on le mit à la torture.

« Il supporta, sans faiblesse, le supplice du brodequin ; puis il se laissa tenailler le gras des jambes et des bras ; mais son courage s’évanouit devant la question par l’eau.

« Comme son ventre enflait et que le bourreau s’apprêtait à lui entonner une nouvelle cruche d’eau, il demanda grâce et promit de faire des révélations.

« Or, voici ce qu’il raconta :

« – La femme masquée qui de temps à autre, enlevait un jeune et beau gentilhomme et le conduisait en une retraite mystérieuse, n’était pas un vampire, mais une personne qui cherchait la pierre philosophale.

« La preuve en était, dit cet homme, que, lorsqu’elle avait bu quelques gorgées du sang de ses amants, elle se faisait saigner, à son tour, par un chirurgien qui était son complice, et que ce sang, qu’on lui tirait, servait à faire des expériences scientifiques, dont le but était de trouver le moyen de faire de l’or.

« Le porteur de litière ajouta même que ce secret elle l’avait trouvé.

– Et donna-t-il son adresse ? demanda le régent.

– Oui, monseigneur.

– Alors, on la retrouva ?

– Elle habitait, rue de l’Hirondelle, laquelle rue donne dans la rue Gît-le-Cœur, de l’autre côté de la Seine, une maison située au fond d’un jardin.

« Cette maison, le soir même, fut envahie par la police.

– Et on la trouva ?

– Oui, monseigneur. Elle était occupée à faire bouillir un mélange de sang et de drogues médicinales dans un réchaud d’argent, en une salle située dans les combles de sa maison, et qui était encombrée de cornues, d’alambics, de creusets et autres engins de chimie et de sorcellerie.

« Conduite au Châtelet, traduite devant la grande chambre criminelle, elle refusa de faire aucune révélation.

« On la mit à la torture, mais inutilement.

« Alors elle fut condamnée par le parlement à être brûlée vive.

– Et son supplice eut lieu ?

– Oui, monseigneur, j’y assistais. Et quand elle monta sur le bûcher, elle m’aperçut au milieu de la foule et me cria :

« – Tu savais pourtant bien que je suis immortelle !

« Un immense remords s’empara de moi.

« À cette heure, j’eusse donné tout mon sang pour la sauver, mais il était trop tard...

« Le bourreau mit le feu au bûcher et les flammes tourbillonnèrent autour d’elle, se faisant jour au travers d’un épais nuage de fumée.

« Une heure après, acheva le marquis de la Roche-Maubert, il ne restait plus du vampire qu’un monceau de cendres fumantes, et cependant cette femme n’était point morte...

Et le marquis couvrit son visage de ses deux mains et on vit des larmes jaillir au travers de ses doigts amaigris...

V

L’auditoire du marquis de la Roche-Maubert ne se composait pas précisément de gens crédules.

Autour de cette même table on avait souvent discuté jusqu’à l’existence de Dieu, et ce vieillard de province, qui venait raconter à ces roués de cour qu’une femme brûlée vive et réduite en cendres n’était cependant pas morte, ressemblait furieusement à un fou ou à un mystificateur.

Néanmoins personne ne se récria ; personne ne traita ce vieillard d’imposteur.

La curiosité, – une curiosité mélangée de terreur, – poussa tous ces gens-là à se taire.

Ils attendirent la suite du récit.

– Pardonnez-moi, dit le marquis en essuyant ses larmes, – mais à quarante années de distance, j’éprouve toujours la même émotion.

Puis il reprit :

– La rue de l’Hirondelle, vous le savez, est une des plus étroites de Paris, elle donne dans la rue Gît-le-Cœur, au couchant, et conduit, au levant, jusqu’au pont Saint-Michel.

« C’était au beau milieu de cette rue qu’était la maison où la femme masquée se livrait à son mystérieux et étrange commerce de sorcellerie.

« Chose bizarre ! les bourgeois, le menu peuple du quartier avaient à peine entendu parler d’elle.

« Elle sortait rarement et presque toujours le soir et en litière.

« Quand les archers du guet étaient venus pour l’arrêter, il y avait eu grande rumeur parmi les bonnes gens, dont la plupart ne l’avaient jamais vue.

« Mais dès le soir de son supplice, il se passa dans la rue de l’Hirondelle une chose fort extraordinaire, comme vous allez voir.

« On était alors en été, en plein mois de juin, et les habitants de la rue passaient la soirée sur le pas de leurs portes, cherchant un peu d’air frais, jusqu’à l’heure du couvre-feu.

« Le soir donc de ce jour où le vampire était monté sur le bûcher, son nom était dans toutes les bouches, et les privilégiés, ceux qui avaient été assez heureux pour approcher du bûcher racontaient complaisamment aux autres tous les détails du supplice.

« Or la maison de la sorcière avait été fermée le jour de son arrestation, et depuis portes et fenêtres étaient demeurées clauses.

« Eh bien, comme la nuit approchait, on vit déboucher par la rue Gît-le-Cœur une vieille femme qui portait, d’une main, un petit sac qui paraissait être plein de cendres, et conduisait de l’autre, tenu en laisse par un bout de corde, un grand bouc tout noir, dont les yeux étaient si brillants qu’on eût dit des charbons.

« Cette vieille avait un mauvais rire sur ses lèvres minces, et quand elle entra dans la rue de l’Hirondelle, les uns la regardèrent en frissonnant, les autres ne purent supporter l’éclat des yeux du bouc, enfin tout le monde l’évita avec une terreur superstitieuse.

« Où donc allait cette femme que l’on voyait pour la première fois ?

« Elle s’achemina ainsi jusque vers la maison de la suppliciée.

« Là, ce fut un redoublement d’étonnement, quand on la vit tirer une clef de sa poche et ouvrir la porte.

« La porte ouverte, le bouc entra le premier, puis la vieille le suivit, et tous deux demeurèrent dans la maison.

« On vit alors courir des lumières derrière les croisées et passer des ombres enlacées ; on entendit des bruits mélodieux, et chacun se sauva, car le bruit se répandit que Satan venait de prendre possession de la maison et qu’il donnait un bal aux gens de marque de l’enfer.

« Pourtant, un homme, plus brave et plus curieux que les autres, résolut de savoir au juste ce qui se passait dans la maison.

« C’était un ancien soldat qu’on appelait Pivoine et qui eût pris le diable par les cornes s’il l’avait rencontré.

« Il frappa donc hardiment à la porte, qui s’ouvrit devant lui.

« Au même instant la musique et le bal cessèrent, et les croisées illuminées rentrèrent dans les ténèbres.

« Mais Pivoine ne reparut pas ce soir-là.

« Ce ne fut que le lendemain, au petit jour, que les sergents du guet le trouvèrent assis sur une borne, à cent pas environ de la maison mystérieuse.

« Ses cheveux étaient devenus blancs et un rire idiot glissait sur ses lèvres.

« Pendant plus de huit jours, cet homme fut en proie à un délire effrayant, et on ne put rien tirer de lui.

« Enfin, au bout de ce temps, la raison parut lui revenir, et voici ce qu’il raconta :

« Quand il avait frappé à la porte, elle s’était ouverte. Alors un flot de lumières l’avait ébloui, et il s’était senti entraîner par une force mystérieuse vers une grande salle dans laquelle il y avait une trentaine de personnes.

« Ces gens-là dansaient, mais ne parlaient pas, et Pivoine avait remarqué avec terreur qu’ils étaient transparents comme du verre.

« Ce n’étaient pas des êtres humains, mais des fantômes.

« Les hommes portaient tous à la gorge une petite marque rouge, quelque chose comme un coup d’épingle, et Pivoine, qui avait suivi les débats du procès de la femme vampire, pensa que tous ces gens-là étaient ses victimes.

« Cette force mystérieuse qui l’avait attiré dans cette salle le contraignit à s’asseoir dans un coin.

« Tout à coup, un bruit métallique, comme celui d’un timbre sur lequel on frappe avec une baguette, se fit entendre.

« Alors les portes s’ouvrirent au fond de la salle, et Pivoine vit entrer la vieille femme, conduisant son bouc et portant son sac de toile grise.

« Les danses cessèrent.

« La vieille s’avança vers le milieu de la salle, délia le sac et en versa le contenu sur le sol.

« C’était un peu de cendre.

« – Voilà ! dit-elle, tout ce qui reste de celle que vous avez aimée.

« Elle prit alors un bâton et se mit à tracer tout à l’entour des cercles magiques, des lignes bizarres, puis elle fit un signe au bouc noir.

« Et celui-ci, se dressant sur ses pattes de derrière, se mit à exécuter une espèce de sarabande autour du monceau de cendres.

« Puis encore, tout à coup, le même bruit métallique se fit entendre et l’obscurité se fit, et quand Pivoine, qui était tombé à la renverse, se releva, se frotta les yeux et chercha à comprendre ce qui s’était passé, il se vit assis sur une ottomane, auprès d’une femme jeune et belle, qu’il reconnut pour celle-là même qui était montée sur le bûcher.

« – Je viens de renaître de mes cendres, dit-elle, et si tu veux m’aimer, je te ferai le plus heureux des hommes...

Le marquis de la Roche-Maubert en était là de son récit, lorsque le son d’une cloche arriva jusqu’à l’oreille des convives.

Or cette cloche ne tintait jamais que pour annoncer un hôte en retard, un invité qui ne se trouvait pas au Palais-Royal quand on s’était mis à table.

Et le Régent, regardant Simiane, lui dit :

– Mais qui donc attendons-nous encore ?

– Personne, monseigneur, à moins que ce ne soit ce pauvre d’Esparron.

– Il est mort, dit Dubois.

– Ou marié avec la femme vampire, fit un autre.

– Ni mort, ni marié, répondit une voix sonore et joyeuse sur le seuil de la salle.

Et les convives, de plus en plus étonnés, virent apparaître ce même chevalier d’Esparron dont la disparition avait tant occupé depuis quelques semaines la cour et la ville.

M. de la Roche-Maubert attachait sur lui un œil ardent et instigateur.

VI

L’apparition du chevalier d’Esparron était une surprise bien autrement grande encore que les fantastiques nuits du marquis de la Roche-Maubert, d’autant mieux que le jeune gentilhomme n’entrait point à la façon des revenants et des fantômes, qui glissent sans bruit sur le sol, et dont le corps est transparent comme du verre.

Le chevalier était bien un homme de chair et d’os parfaitement vivant, dont le talon rouge sonnait sur le parquet et qui jeta sur un fauteuil son manteau couvert de givre, preuve qu’il venait du dehors.

Le Régent s’était levé, et avec cette bonhomie toute spontanée, cette affabilité affectueuse qui caractérisait ce prince dont on a tant médit, il avait fait deux pas à la rencontre du chevalier et l’avait serré dans ses bras.

– Morbleu ! messieurs, dit-il, je vous jure bien qu’il n’est pas diaphane, et que ce n’est pas une ombre vaine que je viens d’embrasser.

Puis regardant le jeune homme :

– Mais d’où viens-tu donc, cher enfant ? Voici trois mois que nous te pleurons !...

– Je viens d’être amoureux, monseigneur, ou plutôt non, je le suis encore, car j’aime une femme divine, répondit le chevalier avec un accent plein d’enthousiasme.

C’était un beau et charmant garçon de vingt-huit ans que le chevalier d’Esparron.

Taille moyenne et bien prise, œil noir, cheveux châtains, dents éblouissantes, lèvres rouges, nez un peu busqué, petits pieds et petites mains, il résumait bien le type de beauté méridionale qui caractérise la race romaine devenue française, et dont l’aristocratie provençale était le plus pur échantillon.

Les pairs d’Angleterre tirent vanité de leur origine normande ; mais les nobles de Provence, la terre que Louis XI qualifiait de gueuse parfumée, disent avec orgueil : Nous sommes les fils des soldats de César, et les Francs étaient encore des barbares se nourrissant de chair crue, que nous étions depuis longtemps les maîtres, les viveurs et les philosophes du monde.

D’Esparron avait donc vingt-huit ans ; il était beau, il avait cette mélopée harmonieuse et un peu traînante qui du latin, et de l’italien, a passé dans le français des Provençaux.

Les femmes en avaient raffolé ; les hommes le tenaient en amitié et en estime, parce qu’il était brave.

Sa disparition, on a pu le voir, avait été un deuil à la cour.

Son retour détermina une explosion de joie.

Après monseigneur Philippe d’Orléans, ce fut à qui l’embrasserait et le presserait sur son cœur, et si le Régent n’eût été le plus indulgent et le plus philosophe des princes, il eût peut-être froncé le sourcil en voyant la marquise de Sabran subir l’élan général.

Puis, ce fut une avalanche de questions.

– As-tu encore un peu de sang ? dirent les uns.

– Le vampire t’a-t-il ménagé ? dirent les autres.

Un seul homme ne parlait pas et se tenait à l’écart.

C’était le vieux marquis de la Roche-Maubert.

Quant au chevalier, il demeurait comme ahuri sous cette avalanche d’interrogations, et paraissait ne pas en comprendre une seule.

Et comme le moyen de régler ce débat, de mettre un peu d’ordre dans cette conversation, était, pour lui, de s’adresser au Régent, il lui dit :

– Monseigneur, je ne comprends absolument rien à tout ce que l’on me dit, et je supplie Votre Altesse de me donner une explication.

Philippe d’Orléans fit un signe et le silence se rétablit.

– Mon ami, dit-il alors, nous t’avons cru mort.

– Vraiment ?

– Dubois a même prononcé ton oraison funèbre...

Le chevalier d’Esparron salua le cardinal.

– Mais monsieur le marquis de la Roche-Maubert, que voici, a pris soin de nous rassurer.

Le chevalier d’Esparron regarda le marquis avec cette indifférence qui indique qu’on voit une personne pour la première fois.

– J’ai donc l’honneur d’être connu de M. le marquis ? demanda-t-il.

– Non, répondit le Régent ; mais M. le marquis nous a affirmé, d’après les renseignements que Dubois tient de sa police, que tu étais amoureux de la femme immortelle.

Le chevalier eut un de ces beaux soupirs, pleins de mélancolie, qui sont l’or pur de la passion.

– Ah ! dit-il, je voudrais bien que la femme que j’aime fût immortelle, et qu’elle pût partager avec moi son immortalité, car un bonheur comme le mien ne devrait jamais finir.

– Peste ! fit le Régent.

– Mais, diantre ! fit Dubois, pour un homme à qui chaque nuit on tire une pinte de sang, vous n’avez pas la mine trop abattue, chevalier.

– Monseigneur, dit le chevalier, voici les énigmes qui recommencent. Si Votre Altesse m’honore encore de la moindre amitié, je la supplie de faire cesser ce quiproquo.

– Essayons, dit le Régent. Voyons, chevalier, quand nous as-tu quittés ?

– Il y a trois mois.

– Pour aller à un rendez-vous d’amour ?

– Certes, oui.

– À la Pomme d’Or, chez la Niolle ?

– Précisément.

– Une femme masquée est venue t’y rejoindre ?

– Une femme est venue me rejoindre, oui, monseigneur ; mais elle n’était pas masquée.

– Elle est venue en bateau ?

– Mais non, en carrosse.

– Tu as soupé ?

– Oui, monseigneur.

– Tu t’es endormi ?

– Pas que je sache. Après souper, je suis monté dans son carrosse, et elle m’a emmené.

– Rue de l’Hirondelle.

– Mais non. À son château, près de Sceaux.

– On t’a bandé les yeux ?

– Mais pourquoi faire, monseigneur ?

– Enfin, pendant la nuit tu t’es éveillé sous l’impression d’une légère douleur ; et tu as surpris le vampire...

– Quel vampire ?

– La femme en question, si tu veux, s’abreuvant de ton sang.

– Monseigneur, dit le chevalier d’Esparron, je crois ouïr un conte des fées de feu M. Perrault, l’architecte. Et si Votre Altesse me veut permettre de lui raconter mon aventure, elle pensera, j’en suis sûr, que M. le cardinal que voilà et M. le marquis que je n’ai pas l’honneur de connaître, se sont plu à mystifier le plus grand personnage du royaume après le roi.

Le chevalier parlait froidement, avec un grand accent de sincérité, et le Régent s’écria, en regardant Dubois avec colère :

– Compère, voici une énigme qui se complique, mais prends garde ! Si elle est expliquée à ton désavantage, je casserai ma canne sur les reins de ta singulière éminence.

La colère du Régent gagna Dubois, qui montra sans façon le poing au vieux marquis de la Roche-Maubert.

Mais celui-ci ne se déconcerta point.

– Monseigneur, dit-il au Régent, j’ai des cheveux blancs comme neige, et le fils de mon père n’a jamais menti !

Comme l’avait dit le Régent, l’énigme se compliquait.

VII

Quand les femmes ne jouent pas le rôle de la discorde, elles veulent absolument jouer celui de la conciliation.

Ce fut madame de Sabran qui rétablit la paix, en disant au chevalier :

– Mais continuez donc, mon cher d’Esparron, nous vous écoutons.

Le chevalier reprit :

– La femme que j’aime n’a rien de mystérieux. Elle est jeune, elle est belle, elle est riche, elle est veuve, et nous devons nous marier. Peut-être a-t-elle trempé quelquefois ses lèvres dans un verre de vin d’Aï, mais elle n’a jamais bu de sang humain.

– Ainsi, dit le régent, tu ne t’es pas endormi chez la Niolle ?

– Non, monseigneur.

– Pourquoi donc la Niolle, soumise à la question, a-t-elle dit le contraire ?

– Voilà ce que j’ignore.

– Et pourquoi, depuis trois mois, ne nous as-tu pas donné signe de vie ?

– Mais parce que les amoureux perdent la tête ; parce que ces trois mois ont passé comme trois jours ; parce que je n’ai pas même songé à la quitter une heure, et que ce n’est que ce matin que je me suis enfin souvenu qu’on soupait chaque soir au Palais-Royal, et que depuis trois mois on ne m’y avait pas vu.

– Ma foi ! dit le régent, je ne vois qu’un moyen de sortir de là.

– Lequel ? monseigneur.

– C’est que le marquis te raconte ce qu’il nous disait tout à l’heure.

– Volontiers, dit le vieillard.

Et il refit gravement, avec un accent non moins grand de sincérité, le même récit que les convives du régent avaient entendu déjà.

Plusieurs fois le chevalier se mit à rire et murmura :

– Absurde ! absurde !

Puis, comme le marquis finissait, M. d’Esparron répondit :

– Monsieur le marquis, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous soyez superstitieux, et même j’irai plus loin, et il se peut bien que votre histoire soit vraie de tous points. Mais que prouve-t-elle ? Une seule chose, c’est que la note de police remise à M. le cardinal Dubois est le point de départ de votre erreur. On vous a raconté que j’avais été enlevé dans une barque par une femme masquée, et vous en avez conclu que cette femme était le vampire de votre prunelle. Ceci est tout naturel, et ce n’est pas à vous que j’en ai. Mais...

Ici le chevalier s’arrêta un moment et regarda le cardinal.

Puis il reprit :

– Mais, monsieur le cardinal, avez-vous bien réfléchi que votre police est mal faite ?

– Je ne le crois pas, fit Dubois avec colère.

– Et que Votre Éminence a fort bien pu être mystifiée par des coquins qui ont voulu tirer faveur et profit du conte qu’ils vous ont fait.

– Mais on a mis la Niolle à la torture, dit le régent.

– La Niolle est une coquine qui s’est entendue avec les mystificateurs.

Cette dernière réponse avait quelque chose de logique qui frappa Dubois.

Après tout, il ne savait que ce que les gens de la police lui avaient dit.

– Tonnerre ! dit-il, en frappant du poing sur la table, je vais envoyer chercher la Niolle !

– C’est par là qu’il aurait fallu commencer, dit le régent. Et, en attendant qu’elle vienne, soupons.

Le chevalier d’Esparron s’était mis à table, et il se trouvait précisément à côté du marquis.

Celui-ci, pendant le souper, se montra d’une courtoisie parfaite pour lui.

Il lui servit constamment à boire, et le chevalier, qui était un rude compagnon, lui fit raison chaque fois.

Pendant ce temps, on avait envoyé un capitaine des gardes à la Pomme d’Or, avec ordre de ramener la Niolle de gré ou de force.

Une heure s’écoula. Le capitaine des gardes revint.

– Voici la Niolle, dit-il.

– Où est-elle ?

– Dans l’antichambre.

– Qu’elle entre, ordonna le régent.

– Ah ! oui... qu’elle entre !... balbutia le chevalier d’une voix avinée.

Et, ce disant, il se renversa brusquement sur le dossier de son fauteuil.

– Chut ! fit le marquis, tout à l’heure.

En même temps, le vieillard montra le chevalier qui venait de fermer les yeux :

– Il dort, fit-il tout bas.

– Il est ivre, dit le régent.

– Et j’ai un peu précipité son ivresse, ajouta le marquis.

En même temps, il posa sur la table sa main gauche, dont l’annulaire était orné d’une grosse bague.

– Tout à l’heure, dit-il, j’ai laissé tomber dans son verre trois grains d’opium renfermés dans le chaton de cet anneau.

Le régent eut un geste de surprise.

– Il dort, répéta le vieillard avec un accent d’autorité qui impressionna tout le monde. Vous ferez entrer la Niolle après, monseigneur.

– Pourquoi pas tout de suite ?

– Mais parce que je n’ai pas besoin d’elle pour vous prouver que j’ai dit la vérité.

– Comment ?

– Le chevalier est amoureux de la femme vampire.

– Ah ! par exemple !

– Et je vais vous le prouver sur-le-champ.

Alors le vieux marquis se leva ; il repoussa un peu le fauteuil dans lequel dormait le chevalier d’Esparron.

Puis, au grand ébahissement de tous, il se mit à desserrer la collerette de dentelle du jeune homme.

Et soudain les convives jetèrent un cri.

Le chevalier avait au cou une cicatrice encore sanglante, quelque chose comme une large piqûre, et le marquis dit avec un accent de triomphe :

– Voilà les traces du vampire. Douterez-vous, maintenant ?...

VIII

Il est difficile de peindre la stupeur des hôtes du Régent, à la vue de cette cicatrice que le chevalier d’Esparron portait au cou et que le marquis de la Roche-Maubert venait de découvrir.

Ainsi donc le marquis avait dit vrai ! il y avait une femme vampire, une goule affreuse qui se nourrissait de sang humain !

Et le chevalier d’Esparron aimait cette femme et il était sa victime et son complice, puisqu’il avait nié tout d’abord.

Le vieux marquis triomphait.

Mais ce triomphe ne lui suffisait pas encore ; il n’était pas assez complet, selon lui.

Et, s’adressant au Régent qui ne croyait à rien :

– Monseigneur, dit-il, si la femme qui l’a mordu au cou est bien celle qui se nourrissait de mon sang, il y a quarante années, nous allons le savoir tout de suite.

– Comment cela ? fit le Régent.

– En dénouant la collerette du chevalier, poursuivit M. de la Roche-Maubert, ma main a rencontré sur sa poitrine un objet dur et froid que je soupçonne être un médaillon.

– Son portrait ?

– Oui, le portrait du vampire.

– Voyons-le, dit le Régent.

Mais le marquis secoua la tête.

– Oh ! pas encore, fit-il.

– Pourquoi ?

– Je désirerais, auparavant, que Votre Altesse m’accordât une minute de tête à tête.

– Soit, dit le prince.

Et s’adressant à madame de Sabran :

– Marquise, dit-il, on a servi le café dans votre boudoir, n’est-ce pas ? Voulez-vous y mener ces messieurs ?

La marquise se leva de table et tout le monde la suivit.

Il ne resta plus dans la salle du souper que le Régent, le vieux gentilhomme et le chevalier d’Esparron endormi.

– Voyons le médaillon, dit alors le Régent.

M. de la Roche-Maubert passa sa main décharnée entre la chemisette et la poitrine de d’Esparron, et cette main ramena un médaillon suspendu au cou par un cordon de soie.

Le marquis tremblait, du reste, et il détournait la tête, comme s’il eût craint que son regard ne se brûlât au contact de ce portrait.

– Voyez, monseigneur, dit-il.

Et il n’osait, lui-même, jeter les yeux sur le médaillon.

Le Régent s’en empara, l’approcha d’une torchère à trois bougies, et un cri d’admiration lui échappa :

– Ah ! marquis, dit-il, si cette ravissante jeune fille est une goule, je consens à être vampire moi-même.

En effet, le Régent avait sous les yeux une miniature représentant une femme blonde qui paraissait avoir dix-neuf ou vingt ans et dont la beauté avait quelque chose d’ingénu et de véritablement céleste.

C’était une tête de séraphin sur un corps de vierge.

L’exclamation du Régent força le marquis à regarder le médaillon à son tour.

– Oui, dit-il, avec une sombre énergie, c’est bien elle !

– Allons donc ! fit le Régent.

– Sur l’honneur, monseigneur.

– Mais ne voyez-vous pas que c’est une enfant ?

– Puisqu’elle est immortelle et qu’elle ne vieillit pas.

Le Régent regarda tour à tour alors d’Esparron endormi et dont les lèvres entrouvertes souriaient, le vieux marquis de la Roche-Maubert et le médaillon.

Ce portrait de femme, ce jeune homme au charmant visage formaient un singulier contraste avec le vieillard dont le front s’était subitement assombri, dont les lèvres se frangeaient d’une imperceptible écume et qui avait de fauves éclairs dans les yeux.

Sans cette petite marque rouge que le chevalier avait au cou, le Régent n’eût pas hésité à croire que le vieux marquis était fou.

En effet, depuis que les autres convives étaient sortis, le vieux marquis n’était plus le même homme.

Le calme qu’il avait tout à l’heure avait fait place à une agitation presque furieuse, et tout à coup il s’écria :

– Ah ! monseigneur, monseigneur, à quoi servent donc les cheveux blancs et les glaces de l’âge ? Il m’a suffi de revoir ce portrait pour que mon cœur se réveille et batte comme à vingt ans !

– Comment ! marquis, dit le Régent stupéfait. En admettant que cette femme fût celle que vous avez connue il y a quarante ans, vous l’aimeriez encore ?

– Oui, monseigneur.

– Mais c’est une goule ?

– Soit.

– Un vampire, c’est vous qui l’avez dit.

– Qu’importe !

– Alors pourquoi faire un crime à d’Esparron d’avoir obéi au même sentiment d’admiration ? fit le Régent avec une pointe d’ironie.

Le marquis ne répondit pas ; mais il laissa tomber sur le jeune homme endormi un regard de jalousie farouche.

Philippe d’Orléans était devenu tout à coup sérieux et son front avait pris un aspect sévère.

– Marquis, dit-il, tout ce que vous venez de me raconter m’intrigue au plus haut degré ; mais, en même temps, comme je porte une vive affection au chevalier d’Esparron que vous avez endormi un peu traîtreusement, vous me permettrez de vous demander un serment.

– Lequel, monseigneur ?

– Celui de ne souffler mot de tout cela à âme qui vive, avant que j’aie éclairé moi-même cette affaire ténébreuse.

– Mais, monseigneur, dit le marquis, toutes les personnes qui étaient là tout à l’heure...

– Je suis sûr de leur discrétion. Où logez-vous, marquis ?

– À la Croix-Jaune, rue des Nonnains d’Hyères, monseigneur.

– Eh bien, rentrez chez vous, marquis, et n’en bougez que lorsque je vous le ferai dire.

Ce disant, le Régent souleva une tapisserie qui masquait une porte qu’il ouvrit.

Cette porte donnait sur un escalier dérobé.

– Vous trouverez la cour d’honneur au bout, dit-il. Allez, marquis, et attendez mes ordres.

Le vieux gentilhomme s’inclina et sortit sans mot dire.

Alors, le Régent repassa le médaillon au cou du chevalier endormi et agrafa de nouveau la collerette, en ayant soin de renouer le ruban de soie qui était cousu après.

Puis il prit la sonnette qui se trouvait sur la table et l’agita.

Au bruit, les convives revinrent et se montrèrent quelque peu étonnés de voir que le marquis avait disparu.

– Mes amis, dit alors le Régent, je crois bien que M. de la Roche-Maubert n’a pas tout son bon sens.

– Je le crois aussi, dit le cardinal Dubois.

– Mais, enfin, continua le Régent, voilà certes une aventure qui a bien son mérite au point de vue de l’étrangeté, et je crois que nous aurions mauvaise grâce de ne pas nous en montrer friands. Combien sommes-nous ici ?

– Onze, répondit Dubois, y compris le chevalier.

– Reste à dix. Eh bien, poursuivit Philippe d’Orléans, nous allons faire un serment entre nous.

On attendit que le Régent s’expliquât.

– Le serment de ne rien dire à d’Esparron de ce que nous avons vu, acheva le prince.

– À quoi bon ? fit le cardinal.

– Parce que, mon compère, si d’Esparron se défend d’aimer une goule, c’est qu’il a ses raisons.

– Bon !

– Et dès lors il prendra ses précautions pour déjouer toutes nos investigations. Or, dit encore le Régent, nous ne nous amusons pas tous les jours, il faut en convenir, et voici peut-être la première occasion sérieuse qui se présente.

« Puisque d’Esparron est revenu, c’est qu’il veut être désormais des nôtres, tout en conservant ses amours.

« S’il se défie, nous ne saurons rien, et je veux savoir...

– Moi aussi, murmura la marquise de Sabran, curieuse comme toutes les femmes.

Et chacun prêta le serment demandé par monseigneur Philippe d’Orléans.

Puis celui-ci ajouta :

– Et maintenant, laissons-le dormir.

Et, sur un signe du Régent, Simiane et M. de Nocé prirent le chevalier à bras-le-corps et le portèrent sur une ottomane, où ils le couchèrent tout de son long.

Le chevalier dormait toujours.

 

IX

 

Le sommeil du chevalier d’Esparron ne fut pas de longue durée.

Soit que le narcotique, employé par le vieux marquis de la Roche-Maubert, fût à peu près inoffensif, soit que le calme et le silence, succédant tout à coup aux rires bruyants et aux conversations qui l’entouraient, eussent eu une action directe sur son système nerveux, le chevalier n’était pas seul depuis une heure, qu’il s’éveilla.

Il s’éveilla, non point à la manière des gens qui ont eu le cauchemar, se frottent les yeux, cherchent où ils sont, et dont la pensée ne se dégage qu’avec peine des brouillards du sommeil, retrouvant lentement et peu à peu sa lucidité, mais tout d’un bloc, tout d’une pièce, sans étonnement comme sans fatigue.