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"La fille du tombeau ovale" retrace le parcours de Salima Madhour, une femme complexe et révoltée, en quête de liberté dans une société corsetée par les normes sociales et familiales. À travers ses souvenirs, elle revisite une enfance marquée par l’amour inconditionnel pour un père idéalisé et les tourments infligés par une mère tyrannique ; ses relations tumultueuses, ses choix de vie audacieux, comme celui de devenir mère hors mariage. Ce roman aborde des thèmes tels que la sexualité, les inégalités de genre, les tabous de la société tunisienne et la lutte contre les diktats patriarcaux.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Maher Abder-Rahman est un écrivain et journaliste tuniso-britannique qui mêle avec talent analyse et fiction. En 2015, il publie "Carnets d’un porteur de micro : secrets de la politique dans les coulisses des médias". Sa carrière littéraire prend véritablement son essor avec "Le Colibri et l’Acacia" (2023), prix de la meilleure œuvre arabe traduite en espagnol, décerné par l’éditeur espagnol SIAL-Pygmalion. "La fille du tombeau ovale" est son quatrième roman.
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Seitenzahl: 355
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Maher Abder-Rahman
La fille du tombeau ovale
Roman
© Lys Bleu Éditions – Maher Abder-Rahman
ISBN : 979-10-422-6129-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
• Un livre de mémoires : Carnets d’un porteur de micro : Secrets de la politique dans les coulisses des médias, Éditions Spectrum, 2015 ;
• Un livre de recherche : La crise de l’audiovisuel public en Tunisie, Alkitab Éditions, 2021.
Romans
• Le Faucon cherchant son nid, (version arabe) Masciliana Éditions, 2020 ;
• Le Vestibule des fantômes, (version arabe) Masciliana Éditions, 2022 ;
• Le Colibri et l’Acacia, SIAL-Pygmalion, 2023, Prix de la meilleure œuvre arabe traduite en espagnol.
... Et s’il y avait davantage de tristesse en moi, je l’aurais augmentée.
Tout a changé depuis ton départ,
Je ne vois plus le monde comme je l’ai toujours connu.
Imad al-Din al-Isfahani
Mon amie,
Pardonne les trahisons que commet ma plume. Tes secrets sont trop puissants pour être enfermés dans la mémoire et y mourir. Ceux qui les liront auront du mal à croire qu’ils sont réels, car la plupart vivent dans une illusion de pureté, les yeux fixés sur le vide du ciel, incapables de voir les immondices collées aux talons des chaussures.
Ici, tu n’es pas entièrement toi-même. C’est seulement une partie de toi, tandis que le reste est la conséquence de l’élan d’une plume indomptable qui galope sur la piste de la création littéraire, difficile à freiner, même si nous nous efforçons à tirer sur la bride des mots. Et pourtant, elle n’atteint pas toujours la ligne d’arrivée de toutes les vérités.
La sincérité littéraire n’existe que lorsque les mots se déploient librement, glissant sur les pages en suivant les reliefs des émotions et des interactions. Si nous empêchons leur expansion, alors la littérature ne devient qu’une coloration de récitsfades…
Je suis une femme que la vie a piétinée jusqu’à violer mon honneur. En retour, je me suis rebellée contre elle, violant l’honneur de tous les hypocrites en son sein. J’ai vécu pendant qu’elle urinait sur moi, alors j’ai uriné sur ses traditions et ses coutumes sans jamais me retourner pour voir les saletés que je laissais derrière moi, jusqu’à ce que tous les horizons se ferment devant moi.
Et malgré mon combat contre la vie, je l’ai aimée et je m’y suis lancée, vivant avec l’ombre de mon défunt père pour continuer à faire vivre sa mémoire, et faire que tout le monde se souvienne de lui, afin que l’éclat de son esprit qui m’habite ne s’éteigne jamais.
Oui, j’aime la vie, malgré ses nombreuses trahisons et son avarice à mon égard. Je l’ai défiée en la vivant avec avidité, autant que mes désirs et mes forces me l’ont permis. Pourtant, j’ai toujours eu cette sensation qu’une pierre rugueuse repose dans mon estomac, se réveillant parfois pour déclencher des spasmes et des nausées, m’empêchant de me nourrir pendant des jours. Mais jamais je ne me suis laissé abattre. La résignation n’a jamais eu sa place dans mon vocabulaire, même dans les pires moments de ma chute.
J’ai été ce que j’ai été et je n’ai jamais accepté que quiconque me juge sur mes convictions et mes choix. Je suis moi. Je ne suis pas née pour plaire à qui que ce soit ni pour recevoir des leçons de qui que ce soit. La seule personne qui comptait pour moi, dont je voulais obtenir l’admiration, l’approbation et l’affection, c’était mon père, et personne d’autre.
Ai-je raison ou tort ? Je ne le savais pas et je ne voulais pas le savoir. Je ne suis pas de celles qui se plaisent à confesser leurs erreurs en public. À mes yeux, les péchés, dans leur essence morale, ont leurs propres raisons d’exister, et ces raisons sont parfois profondes. Elles ont façonné ma personnalité et dicté mes comportements, influencés par les flux hormonaux incontrôlables de mon cerveau. Peut-être que cette vision n’est qu’une excuse sans fondement pour éviter d’entrer en conflit avec moi-même à propos de mes actions, mais j’étais convaincue de sa véracité.
J’ai toujours essayé de ne pas regarder en arrière pour éviter de voir les saletés que j’aurais pu laisser derrière moi, sans être prête à perdre du temps à les effacer. Je suis une femme en tension permanente, probablement en raison de la vie bohème que j’ai choisie, cette vie qui est devenue l’emblème de mon existence, mon image de marque…
(Un moment de silence et d’hésitation…)
Je ne sais pas exactement ce que je vais raconter sur moi-même… Il sera difficile de parler sans questions précises, car mes histoires sont nombreuses et complexes. Je vais essayer de m’exprimer librement, peut-être même jusqu’à l’insolence, car on me qualifie souvent de femme insolente, ma mère la première. Je suis franche et je ne reconnais pas les tabous, alors je dis tout ce qui me passe par la tête…
Est-ce que le fait d’accepter de parler est un signe que je commence à changer, maintenant que j’ai dépassé la quarantaine ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que j’ai commencé à avoir peur de moi-même et pour moi-même. Ce sentiment est nouveau pour moi, quelque chose que je n’avais jamais ressenti auparavant. C’est pourquoi je vais essayer de dévoiler tout ce qui se cache dans ma mémoire, sans détours, malgré l’angoisse qui m’envahit.
(Un raclement de gorge, une profonde respiration, puis un silence qui dure plusieurs secondes)
Commençons par le début, cela rendra les choses plus faciles à suivre. Je m’appelle Salima Madhour, mais ma mère « Bakhta » m’a surnommée « la graine du diable » depuis que j’avais quatre ou cinq ans. À une époque, elle ne m’appelait que par ce nom, au point qu’elle en oubliait presque mon vrai prénom, celui que mon père, par amour pour sa grand-mère, avait choisi pour moi.
Mon père… Que Dieu te fasse miséricorde, papa… Tu me manques tellement…
Ma mère a vieilli, son corps s’est affaibli, et elle ne vit désormais qu’à travers les souvenirs du passé. Ses récits récurrents sur les jours heureux d’autrefois, avant la mort de mon père, « Mongi », m’étouffent. Elle ne raconte ces histoires que lorsque nous sommes en bons termes, lors de rares moments de trêve entre nous. La seule chose sur laquelle je suis d’accord avec elle, c’est que la vie avec mon père représentait, pour moi, une sorte d’âge d’or, rien de plus. Après sa disparition, alors que j’avais quatorze ans, la vie a perdu toute saveur, toute sa beauté s’est évaporée. Tout en moi a changé après lui…
Je ne suis pas comme ces vieilles femmes que je connais, qui idéalisent le passé, même lorsqu’il était misérable, en le peignant comme un âge de bonheur. Leurs récits sur le « bon vieux temps » me répugnent, surtout quand je sais qu’elles vivaient dans la misère. Peut-être est-ce leur nostalgie d’une jeunesse envolée, d’une force perdue avec les années, ou simplement en raison de leur démence.
L’une d’elles, une femme dans la cinquantaine, venait parfois aider ma mère dans les tâches ménagères, du temps où elle pouvait encore se permettre de la payer, lorsque mon père était encore en vie. Elle avait émigré à Tunis avec son mari et d’autres personnes après que l’État eut confisqué leurs troupeaux de brebis dans la région de Siliana, lors de la tentative de collectivisation des terres à la fin des années soixante. Ils avaient fini par s’installer dans une maison délabrée à « la Maalga », près de Carthage.
Cette femme était le principal soutien de sa famille. Pourtant, elle ne cessait de soupirer en évoquant « les jours heureux » d’antan. Elle regrettait le pain « tabouna » cuit au four traditionnel qu’elle pétrissait de ses mains, et les herbes qu’elle cueillait dans la forêt pour préparer les repas, considérant ces gestes comme des symboles d’un temps unique. Mais intérieurement, je riais quand elle oubliait ses éloges du passé et racontait à ma mère à quel point leur vie à la campagne était misérable : les poux qui infestaient les têtes, la gale qui couvrait les peaux, et les kilomètres que les femmes devaient parcourir pour aller chercher de l’eau ou ramener du bois sur leurs dos.
Ma grand-mère maternelle était pareillement ancrée dans le passé, refusant de comprendre les avancées du monde moderne et ce que la science apporte pour améliorer la vie des gens. Elle ne voyait pas que le niveau de vie des gens s’était amélioré et que leurs enfants allaient à l’école, autrefois réservée aux plus fortunés. Elle n’a jamais cru que l’homme avait marché sur la lune, considérant cela comme un défi à la grandeur de Dieu. C’est ainsi qu’elle voyait et jugeait les avancées scientifiques. Elle ne reconnaissait pas non plus les progrès de la médecine, même si les gens mouraient jadis de la tuberculose ou de la fièvre.
Pour ma grand-mère, chaque être humain avait une destinée inscrite sur son front, peu importent les progrès scientifiques. Quand j’étais petite, je fixais mon front dans le miroir, terrifiée, cherchant à voir ce qui y était écrit avec de l’encre invisible, espérant ainsi savoir si je mourrais bientôt… (léger rire)… Je me souviens avoir frotté mon front avec une serviette et du savon, encore et encore, espérant effacer cette encre secrète et tromper la mort pour vivre éternellement.
Je ne sais pas pourquoi j’ai commencé à parler de ces vieilles personnes… Peut-être est-ce parce que leur entêtement et leur rejet de notre époque m’exaspèrent au point de m’étouffer, même si parfois, j’essayais d’en rire ou de les comprendre avec une certaine indifférence. Peut-être est-ce parce qu’elles n’ont pas su s’adapter à ce monde qu’elles ne comprennent plus et qu’elles ne supportent pas la pression intellectuelle qu’il impose.
Peut-être aussi ont-elles raison… Je ne sais pas. La multiplication des connaissances et l’inflation des besoins créés par la science, ajoutées à la contradiction des théories et des recherches, engendrent parfois un grand stress qui reste difficile à gérer à tel point qu’on peut tomber dans la dépression.
En vérité, ce qui attise vraiment ma colère, c’est de voir ces vieilles personnes, y compris ma mère, se dresser comme gardiennes du temple de la moralité, malgré leur position inférieure dans une société patriarcale. Les hommes sont les prophètes et les législateurs, et les femmes sont celles qui appliquent strictement les enseignements et les lois, même si elles leur portent atteinte.
Je connais les aventures sentimentales, et même sexuelles, de certaines d’entre elles lorsqu’elles étaient jeunes. Mais une fois vieillies, les mères, grands-mères et tantes se transforment en gardiennes sévères, scrutant le comportement des jeunes filles de la famille. Elles se mêlent de leur vie, dictent ce qu’elles doivent dire, comment s’habiller, quand sortir et avec qui entretenir des relations. Elles prétendent que la débauche est omniprésente aujourd’hui, tout en passant sous silence les vices qui existaient déjà derrière les murs des maisons scellées à leur époque. Je pense qu’elles agissent ainsi, dans les derniers instants de leur vie, pour prouver à Dieu un repentir de ce qu’elles ont fait dans le passé.
Ce qui me met en rage, c’est qu’elles justifient tout ce que les hommes font, que ce soit leurs soirées d’ivresse ou leurs escapades amoureuses. Elles répètent sans cesse que « ce sont des hommes, et rien ne peut entacher un homme », comme s’il leur était permis de tout faire, contrairement aux jeunes filles, qui ne doivent en aucun cas adopter le même comportement. Aux yeux de ces vieilles femmes, la fille incarne l’honneur de la famille, un honneur qui se réduit à nos organes sexuels. On nous interdit tout geste ou parole susceptibles d’éveiller chez quiconque l’envie de puiser dans nos récipients.
C’est pour cette raison que je n’entretiens aucune relation avec mes tantes, sauf une qui a mon âge et que j’aime beaucoup, car je ne permets à aucune d’entre elles de s’immiscer dans ma vie.
En tout cas, je reviens à ma relation avec ma mère.
La trêve entre nous ne durait jamais longtemps, car rapidement, nous finissions par nous disputer, et c’est toujours moi qui déclenchais les hostilités, comme d’habitude. Malgré nos conflits incessants, ma mère m’a plusieurs fois suppliée, avec une certaine fierté, de revenir vivre avec elle dans sa grande maison aux nombreuses chambres pour combler sa solitude. Mais j’avais toujours trouvé des excuses pour refuser.
Il m’était impossible de passer plus d’une nuit dans la maison familiale, même si j’y avais une chambre qui m’était réservée. Et même lorsque j’étais dans une situation financière difficile et que je perdais l’appartement où je vivais, faute de pouvoir payer le loyer, je préférais séjourner chez un ami ou une amie plutôt que de retourner chez ma mère. Je m’étais habituée à une vie de bohème et d’errance, mais je me sentais plus à l’aise loin de la maison familiale, et surtout loin de ma mère.
Je me considérais une fille de la ville. J’aimais l’atmosphère de la capitale, ses grandes avenues avec ses multiples cafés et restaurants où je retrouvais mes amis. J’allais voir les nouveaux films, j’assistais à des pièces de théâtre, et je connaissais de nombreux acteurs et metteurs en scène. Plus jeune, quand j’avais un peu d’argent ou que quelqu’un m’invitait, je passais mes soirées dans des boîtes de nuit et dansais jusqu’à l’aube au son du rock and roll et de la techno. J’aimais aussi la musique populaire lors des fêtes privées, et sans m’en rendre compte, je me laissais entraîner sur la piste de danse et ne savais plus m’arrêter de danser jusqu’à ce que je m’essoufflais.
Je ne me privais pas, après ces soirées, d’une aventure d’une nuit. Je n’avais jamais vécu avec une seule personne plus de quelques mois, parfois quelques jours, ou même une seule nuit, si je ne me sentais pas à l’aise avec la personne et que je découvrais rapidement qu’elle était superficielle dans ses relations et ses comportements.
J’avais refusé de quitter le centre-ville pour aller vivre en banlieue avec ma mère. Je n’avais pas de voiture, et je détestais les transports en commun de toutes sortes. Les taxis me coûtaient cher, bien plus que je ne pouvais me permettre la plupart du temps, car la maison de ma mère se trouvait au Kram, à une vingtaine de kilomètres de mon quartier. J’avais toujours rêvé d’avoir une petite voiture rose avec des motifs de fleurs ou d’animaux mignons dessus, mais ce rêve était resté hors de ma portée.
De plus, vivre avec Bakhta, ma mère, pouvait transformer la maison en enfer à cause de nos disputes continuelles depuis mon enfance. Aucune de nous deux ne cédait sur ses opinions ou ses désirs.
À ses yeux, j’étais un échec comparé à mon frère aîné et à ma sœur, tous deux mariés et parents d’enfants devenus adultes, voire même comparé à mes cousines, qui avaient épousé des hommes riches ou qui vivaient à l’étranger.
Mon frère Mustapha est directeur des ressources humaines dans un hôpital public et dispose d’une voiture de fonction. C’est un de ces hommes qui veulent apparaître comme respectables et réussis, mais il reste très traditionnel dans ses interactions sociales, agissant comme si les hommes devaient avoir le contrôle de la famille. Pourtant, il a hérité de mon père le goût des veillées tardives et de l’alcool. En vérité, il est affectueux avec ses deux fils et il est fier d’avoir engendré deux garçons. Un jour, il m’a choquée en déclarant, juste devant moi, après la naissance de son premier fils : « Les hommes donnent des hommes ».
Je lui ai répondu : « Alors, est-ce que cela veut dire que notre père n’était pas un homme parce qu’il a eu deux filles ? » Il m’a rétorqué avec arrogance : « Il était un homme parce qu’il m’a eu, moi, son fils aîné. » Je l’ai maudit à cet instant et je suis partie.
Mustapha a épousé une femme conservatrice, une voisine qui travaille comme employée dans une agence de la société d’électricité et de gaz dans la région d’El Kram. C’est une de ces fonctionnaires bureaucrates sans ambition professionnelle autre que d’obtenir des augmentations de salaire pour un travail routinier, où sa productivité ne dépasse pas une à deux heures par jour.
Ma belle-sœur n’a jamais lu un seul livre dans sa vie, et je ne me souviens pas que mon frère soit jamais allé avec elle au cinéma, au théâtre, ou qu’il ait voyagé avec elle à l’étranger. Elle n’est capable de discuter sérieusement sur aucun sujet et se contente d’ajouter des commentaires futiles sur les affaires publiques ou de critiquer les autres. Je déteste écouter ses histoires qui tournent toujours autour de ses relations avec ses collègues, de l’éducation de ses enfants, de ce qu’elle leur cuisine ou de ce qu’elle leur achète lorsqu’ils le demandent. Elle se considère comme vivant une vie conjugale heureuse, bien qu’elle soit soumise à son mari, qu’elle ne mentionne que sous l’appellation de « Monsieur Mustapha », et elle appelle ma mère « Tante Bakhta ».
Quant à ma sœur Samia, elle a terminé ses études de Droit et travaille toujours dans un cabinet spécialisé en arbitrage commercial international. Samia avait vécu avec son petit ami pendant cinq ans, depuis l’université, avant qu’ils ne se marient. Bakhta était au courant de leur relation et ne s’y est pas opposée, la voyant comme une étape normale avant le mariage pour mieux se connaître. Pourtant, Samia était tombée enceinte lors de la troisième année de sa relation avec son futur mari et a avorté une première fois sans que ma mère ne le sache. À l’époque, l’idée d’une grossesse en dehors du mariage était impensable, sans parler de l’embarras qu’elle pouvait apporter à notre famille.
J’avais, en ce temps-là, supplié ma sœur de garder le bébé et de l’élever. Après tout, quelle différence cela ferait-il si elle accouchait avant de se marier, tant qu’elle épouserait le père de son enfant par la suite ? Mais elle m’a traitée de folle et a insisté qu’elle n’aurait pas d’enfant avant d’être mariée, disant : « Je ne vais pas me présenter à mon mariage avec un bébé dans les bras. Ce serait une honte pour moi et pour la famille ».
Lors de sa deuxième grossesse alors qu’elle était toujours célibataire, Samia et son petit ami ont décidé de se marier en urgence. Ma mère fut surprise par cette décision, car elle n’était pas prête à organiser un mariage en deux semaines. Quand elle a protesté contre cette précipitation, ma sœur l’a convaincue qu’elle se contenterait de signer le contrat à la mairie et d’organiser une petite réception pour leurs amis proches et la famille, rien de plus.
Bakhta a cédé, bien qu’elle avait passé des mois à préparer le mariage de mon frère, s’immisçant dans tous les détails, de la salle des fêtes aux artistes qui sont venus chanter. Elle voulait en faire autant pour Samia, mais s’est trouvée impuissante. Peut-être a-t-elle soupçonné que quelque chose s’était produit entre ma sœur et son petit ami, mais elle a préféré ne pas chercher la vérité. Il était plus prudent pour l’honneur de la famille que Samia se marie rapidement.
Ce n’est que bien après le mariage, quand Samia a eu son premier enfant en moins de huit mois, que ma mère a découvert les histoires de grossesse et d’avortement de ma sœur. C’est moi qui les lui ai révélées, sans préambule, lors d’une de nos disputes. Elle a gardé le silence et m’a fixée d’un regard glacial. Je ne savais pas alors si elle avait essayé de comprendre la vérité ou si elle savait déjà quelque chose, mais elle n’a pas apprécié que je l’avoue ouvertement. Elle s’est contentée d’une réponse sèche : « Elle est meilleure que toi de toute façon. Elle est mariée maintenant et a une famille, contrairement à d’autres filles perdues qui finissent comme une chienne errante montée par tous les chiens de la rue. » Elle me visait évidemment, ce qui m’a mise hors de moi, et nos voix s’étaient élevées dans une nouvelle dispute.
Aujourd’hui, je suis au début de la quarantaine et je ne me suis jamais mariée. Je suis une mère célibataire. Oui, j’ai un fils naturel, et je ne l’ai jamais caché à personne. Mon fils est le fruit d’une relation avec un ancien compagnon. Mais, faute de moyens et de temps, je n’ai pas pu l’élever. Ses grands-parents paternels l’ont adopté, car son père, qui était acteur de cinéma et metteur en scène de théâtre, est parti vivre à l’étranger.
Mon fils, Salim, est maintenant adulte et vient d’entrer à l’université. C’est moi qui ai choisi son prénom à sa naissance. Je ne le vois que rarement, lors de quelques occasions où je suis dans un bon état d’esprit et que j’ai assez d’argent pour l’inviter à déjeuner dans un restaurant. Mais cela fait plus de deux ans que je ne l’ai pas rencontré. En vérité, je suis heureuse qu’il ait été élevé par ses grands-parents… (tousse)… il a été élevé par… par ses grands-parents.
(Une pause, puis prise d’une gorgée d’eau suivie d’un silence avec un air pensif.)
Mon fils est poli, calme et réussit bien dans ses études. Je reconnais qu’il n’aurait probablement pas eu cette chance s’il avait grandi avec moi, car je n’aurais pas su comment l’éduquer ni quoi lui transmettre. Bien que je sois attachée à ma vie de bohème, je ressens au fond de moi une forme d’égarement… Je n’ai jamais eu d’objectifs clairs dans la vie, à part vivre libre et défendre mes convictions dans une société qui refuse les droits des femmes et les traite avec bien moins d’indulgence que les hommes.
À un moment, j’ai senti que mon fils n’était plus très enthousiaste à l’idée de me voir. Quand il était petit, il acceptait volontiers de sortir avec moi, attiré par ce que je lui offrais. Mais en grandissant, il a commencé à refuser sous prétexte d’avoir des rendez-vous avec ses amis ou de devoir étudier. Il ne répond plus à mes invitations qu’à contrecœur, souvent après l’intervention, pour le convaincre, de sa grand-mère paternelle, qu’il appelle « Maman ».
Il sait que je suis sa mère biologique, mais il ne semble pas y accorder d’importance. Sa relation avec moi ne dépasse pas celle qu’il pourrait avoir avec une tante éloignée, rien de plus… Il ne m’a jamais demandé qui était son véritable père… non, jamais. Peut-être a-t-il posé la question à ses parents adoptifs, mais je ne sais pas ce qu’ils ont pu lui dire… Mais je sais qu’il se contente d’appeler son grand-père « papa ».
(Je tremble, excusez-moi… ma voix vacille… J’ai besoin de respirer profondément et continuer…)
Lorsque je ressentais de la nostalgie pour Salim après un certain temps sans le voir, et que j’essayais de le prendre dans mes bras pour l’embrasser, il se détournait, comme s’il refusait mes baisers. J’essayais de lui rappeler que j’étais sa mère, mais cela ne signifiait rien pour lui. Sa mère, c’était celle qui l’avait élevé, et il ne reconnaissait personne d’autre dans ce rôle.
Quand il était petit, il m’appelait « maman », et ce simple mot suffisait à me remplir de bonheur, au point que mes yeux se mouillaient de larmes de joie… « maman »… quel mot magnifique ! Avec ses petits doigts, il montrait qu’il avait deux mamans : moi, et sa grand-mère qui l’a élevé. Mais à partir de ses douze ou treize ans, il a commencé à éviter de prononcer ce mot. Quand je l’ai interrogé à ce sujet, il a haussé simplement les épaules sans répondre. Je lui ai alors proposé de m’appeler par mon prénom, et il a accepté. En vérité, j’ai fini par apprécier qu’il m’appelle Salima. Après tout, je n’appelle ma propre mère que par son prénom, Bakhta, depuis que j’étais enfant. Alors cela ne me dérangeait pas que mon fils fasse de même après m’avoir appelée « maman » tant de fois.
Ma mère, Bakhta, m’a coupée de sa vie pendant presque deux ans, après que ma sœur lui a annoncé que j’étais enceinte alors que j’étais en deuxième année d’université, et que j’avais décidé de devenir mère célibataire. Au début, j’ai caché ma grossesse à toute la famille pour éviter les problèmes avant l’accouchement. Mais quand ma sœur a remarqué que mon ventre s’arrondissait, je n’ai eu d’autre choix que de lui dire la vérité. Samia a poussé un cri de surprise et a tenté de me réprimander, mais je l’ai confrontée avec fermeté en lui rappelant ses deux grossesses avant son mariage.
J’ai dit à ma sœur que j’étais plus courageuse, et que je n’étais pas hypocrite comme elle, et que je n’avais pas l’intention d’avorter par peur des ragots. Samia, sans aucune délicatesse, a révélé la nouvelle à ma mère avec arrogance, en ma présence, espérant provoquer une réaction, comme si elle voulait se venger. Il semble que ma mère avait confronté Samia à propos de sa propre grossesse avant le mariage, mais je ne connais pas les détails de leur conversation.
« Ta fille est enceinte et refuse d’avorter. Elle dit qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut et se moque de ce que diront les gens. »
Ma mère a été choquée par cette révélation. Elle s’est frappée le visage et les jambes en signe de désespoir. Elle m’a demandé si c’était vrai et si j’étais vraiment décidée à avoir cet enfant hors mariage. Je lui ai répondu avec un calme feint, essayant de paraître détachée : « C’est vrai, et alors ? ».
Elle a hurlé, en sanglotant : « Espèce de pute ! Je savais que tu étais une pute depuis ton enfance, maudite soit l’heure de ta naissance ! Si seulement j’ai pu t’avorter avant que tu ne viennes au monde… Quelle honte devant les gens… Et pourquoi cet homme misérable ne t’épouse-t-il pas ? ».
Je me suis défendue en affirmant que je ne croyais pas en l’institution du mariage, mais que j’avais quand même le droit, en tant que femme, d’exercer la maternité. Elle m’a supplié d’avorter, comme Samia l’avait fait avant moi, mais j’ai refusé et lui ai expliqué que le père de mon enfant était parti s’installer en Italie. Peut-être que nous nous marierions s’il revenait dans le pays, ou peut-être que je le rejoindrais s’il obtenait ses papiers de résidence.
En ce temps-là, je ressentais une forte connexion émotionnelle avec le bébé dans mon ventre. En réalité, je voulais défier tout le monde, défier les valeurs d’une société hypocrite qui prétend défendre l’honneur tout en imposant des règles sévères aux femmes, alors que les hommes sont libres de faire ce qu’ils veulent, multipliant les conquêtes, laissant derrière eux des enfants non reconnus, et personne ne leur demande des comptes. « Ce sont des hommes, et c’est aux filles de ne pas ouvrir les jambes », disait souvent l’une de mes tantes.
J’ai donné naissance à mon fils à la fin des vacances d’été, après avoir réussi mes examens de deuxième année en lettres françaises. Après cela, j’ai dû abandonner mes études. Je n’ai même pas terminé la moitié de ma troisième année à l’université. Je me persuadais que tomber enceinte hors mariage était une forme de lutte pour les libertés individuelles. Je ne me voyais pas passer toute ma vie avec un seul homme.
J’aime la virilité des hommes, mais je suis d’humeur changeante, et je ne pouvais pas supporter un seul partenaire trop longtemps. De plus, je refusais de signer un contrat de mariage qui aurait fait de mon corps la propriété exclusive d’un homme, pouvant même me reprocher mes moments d’intimité solitaire, lorsque j’avais besoin de combler mes désirs.
Ma mère n’a rencontré mon fils qu’à l’âge de trois ans. J’avais délibérément décidé de la surprendre un jour pour voir sa réaction. À cette époque, je pensais qu’il n’était pas juste de priver une grand-mère de voir son petit-fils.
J’ai pris Salim par la main et nous avons franchi la porte de la villa. Ma mère se tenait dans l’entrée, curieuse de savoir qui arrivait. Quand elle a aperçu Salim, elle l’a regardé avec de grands yeux, puis a tourné son regard vers moi, visiblement perplexe, sans dire un mot. J’ai souri et lui ai dit : « Devine qui est cet enfant ? ».
Elle a compris immédiatement qu’il s’agissait de Salim. L’ampleur de la surprise était telle qu’elle n’a pas su comment réagir ni quoi dire. Elle s’est ressaisie rapidement et s’est exclamée : « Bienvenue, mon fils, bienvenue, bienvenue ! » Elle s’est penchée pour le prendre dans ses bras et l’a embrassé.
Elle l’a emmené au salon et s’est assise avec lui, lui caressant les cheveux tout en le regardant. D’une voix tremblante, les larmes aux yeux, elle lui a dit : « Mon petit, j’aurais tellement aimé te connaître dès le premier jour et te recevoir à ta naissance… Mais ta mère en a décidé autrement. Je voulais qu’elle soit mariée selon la tradition, et que tu sois élevé dans l’honneur de ton père… Mais que pouvais-je faire ? ».
Je l’ai interrompue alors : « Inutile de pleurer sur le passé ou sur mes choix. Je suis ce que je suis, et il n’y a rien à reprocher. Vivons en paix et sois heureuse d’avoir retrouvé ton petit-fils. » Elle a hoché la tête sans me regarder, en disant simplement : « C’est ce que Dieu a décidé pour nous ».
Depuis, ma mère me demandait des nouvelles de mon fils chaque fois que nous nous voyions. Lorsque j’étais dans de bonnes dispositions, je l’emmenais chez elle. Mais au fur et à mesure que Salim grandissait, surtout à l’adolescence, il s’éloignait peu à peu de moi.
Mes libertés me tenaient profondément à cœur, et c’est pour elles que je militais dans plusieurs organisations de défense des droits humains. Je participais également à des manifestations et des rassemblements, au point que la police m’avait fiché comme agitatrice. J’avais d’innombrables histoires avec cette police que je raconterai plus tard.
Tous les jeunes militants des Droits de l’Homme me connaissaient, et j’avais noué des amitiés dans le milieu des intellectuels, des écrivains et des journalistes. Personne en ville ne m’ignorait. Je connaissais tout le monde, même ceux qui ne le savaient pas, et je les surprenais dès notre première rencontre avec mes nombreuses informations à leur sujet. Je retenais leurs histoires et parfois quelques-uns de leurs secrets. Je suis passionnée par la découverte de ces secrets, convaincue que je n’ai rien à cacher de ma propre vie. Alors pourquoi dissimulent-ils des choses qu’ils jugent personnelles, tant que nous partageons tous les mêmes expériences ? C’est de l’hypocrisie, et je déteste l’hypocrisie.
Quand je suis dans un bon état d’esprit, j’aime échanger avec mes amis et amies. Je passe parfois de longues heures à discuter avec eux sur divers sujets, juste pour ne pas me sentir seule. Je ne me limite pas aux rencontres en face-à-face, et je continue à maintenir la relation en échangeant des emails ou en publiant des opinions sur les réseaux sociaux pour susciter le débat. En même temps, je surveille le nombre de personnes qui interagissent avec mes publications, qui sont souvent provocantes.
Je n’ai jamais pu me fixer dans un travail depuis que j’ai abandonné l’université à cause de mes activités militantes et de ma grossesse, qui m’avait énormément épuisée à cause de la malnutrition. Je consommais souvent des sandwichs bon marché, je détestais les légumes et je ne prenais pas de compléments vitaminiques. Je buvais de la bière pour fortifier mon corps jusqu’à en être ivre. Je pensais souvent à reprendre mon master à l’université, car il ne me restait que deux ans pour le terminer. Je pouvais passer des mois à chercher un emploi, et quand j’en trouvais un, je ne m’y stabilisais jamais.
J’avais travaillé dans des boutiques de vêtements et de parfums, ainsi que comme serveuse puis gérante dans des restaurants et des cafés où je faisais de nombreuses rencontres. Mon problème était que je ne restais jamais longtemps dans aucun travail, je n’y passais jamais plus de quelques mois. On me reprochait souvent d’être insolente, certains disaient même que j’étais vulgaire, mais mon souci était que je ne transigeais jamais sur mes principes.
Je rendais visite à ma mère après qu’elle m’avait appelée plusieurs fois, ou quand ma sœur m’informait qu’elle était malade. J’allais alors la voir, mais en vérité, je lui rendais visite surtout lorsque sa cuisine me manquait ou quand j’étais complètement fauchée. Elle restait une cuisinière hors pair et préparait toujours mes plats traditionnels préférés. Je gardais la clé de la maison familiale, et j’y entrais tard dans la nuit sans prévenir, pour trouver Bakhtha regardant son feuilleton télévisé habituel. Je lui adressais un rapide salut, accompagné d’un baiser furtif sur la tête, avant de me précipiter vers les casseroles sur le feu. Elle me répondait souvent de manière froide, sans véritable accueil, pour me faire sentir qu’elle se moquait de ma visite, mais je savais qu’elle ne disait pas la vérité et qu’elle m’attendait toujours. Et même lorsque je lui demandais comment elle allait, elle me répondait sèchement qu’elle survivait.
Je me dépêchais d’entrer dans la cuisine, soulevant les couvercles des casseroles, poussée par ma curiosité, ou j’ouvrais le vieux réfrigérateur dont le bruit s’apparentait à celui d’une moto, espérant y trouver un peu de nourriture. Bakhtha avait toujours des réserves de nourriture, ce que je considérais comme du gaspillage inutile, mais elle répondait à chaque fois que mon frère et ses enfants pouvaient lui rendre visite à tout moment, et qu’ils devaient trouver de quoi manger, ou que si elle tombait malade et ne pouvait pas cuisiner, elle aurait de quoi se nourrir.
Mon frère aîné lui rendait visite le dimanche, soit seul, soit avec ses deux enfants. Ma sœur faisait de même n’importe quel jour de la semaine, parfois avec sa fille et son fils. Quant à moi, j’évitais les visites les dimanches pour ne pas croiser mon frère que je n’avais pas vu depuis plus de deux ans. Même lorsque nous nous rencontrions, nous échangions à peine quelques salutations.
Notre relation s’était refroidie depuis ma grossesse et la naissance de mon fils. Il me considérait comme une honte pour la famille et jugeait que mon émancipation dépassait les limites des traditions. Cela avait conduit à des disputes verbales entre nous, que ma mère finissait par arrêter en criant pour nous séparer.
Mon frère se sentait investi d’une responsabilité morale envers la famille depuis la mort de notre père, mais je refusais qu’il s’immisce dans ma vie privée. Je savais que sa femme l’incitait constamment à se retourner contre moi. Elle me détestait et me traitait avec condescendance parce qu’à ses yeux, j’étais trop libérée. Sa haine pour moi avait augmenté lorsque j’avais donné naissance à mon fils, à une époque où elle s’était elle-même tournée vers la religion et portait désormais le voile. Même sa relation avec ma mère s’était presque rompue, et elle ne venait la voir que rarement, lors des fêtes religieuses, accompagnée de son mari pour les salutations. Ma mère, consciente de l’hypocrisie de sa belle-fille, ne l’appelait que « la sournoise ».
Je restais en contact constant avec ma sœur Samia. Je l’aimais beaucoup, mais notre relation avait toujours été aussi tendue que mes conflits avec ma mère. Nos disputes portaient souvent sur des broutilles, que je déclenchais principalement lorsque Samia empruntait certains de mes vêtements ou utilisait un parfum que m’avait offert un ami, alors que moi, je ne demandais jamais la permission pour prendre ses affaires. Si une robe de sa garde-robe me plaisait, je la portais pour sortir, juste pour l’agacer.
En réalité, ce qui alimentait nos querelles, c’était ma jalousie. J’étais toujours, et je le suis encore aujourd’hui, jalouse de Samia. Il faut reconnaître qu’elle avait une beauté saisissante et attirait bien plus les regards des hommes que moi. Une étrange fièvre s’emparait de moi lorsque quelqu’un faisait des compliments sur sa beauté en ma présence. Il m’arrivait même de refuser de l’emmener au café où se trouvaient mes amis, de peur de les entendre lui lancer des louanges. Dans mon enfance, je faisais de véritables crises de colère chaque fois que mon père la caressait ou l’embrassait en disant qu’elle était jolie. Je m’interposais violemment, affirmant que j’étais plus belle qu’elle et je ne voulais pas qu’il complimente qui que ce soit d’autre que moi.
Je réchauffais rapidement ce que je trouvais dans les casseroles ou le réfrigérateur, puis je mettais la nourriture dans une assiette que je rapportais au salon pour la manger sur le canapé, à côté de Bakhtha. Toutes les assiettes étaient vieilles, les bords ébréchés ou fissurés, et ma mère n’avait plus les moyens de les remplacer. Elle ne survivait qu’avec les revenus de la location de l’étage supérieur de la maison, ce qui lui suffisait à peine pour payer les factures d’eau et d’électricité, ainsi que pour acheter des légumes, de la viande ou du poisson afin de préparer ses plats traditionnels.
Nous, les trois frères et sœurs, nous étions mis d’accord pour ne pas réclamer notre part d’héritage de la villa après la mort de notre père afin que Bakhtha puisse y vivre et louer une partie de la maison pour subvenir à ses besoins. À l’époque, je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de renoncer à ma part, car j’avais besoin d’argent alors que j’étais encore lycéenne. Mais ma mère m’avait promis qu’elle continuerait de me soutenir financièrement autant qu’elle le pouvait. Depuis ma deuxième année à l’université, et avec mes emplois occasionnels ici et là, je ne lui réclamais plus rien, si ce n’est ce que j’appelais des « avances » que je ne lui avais jamais remboursées.
La cuisine, autrefois admirée par les visiteurs pour sa taille et ses murs décorés de faïence andalouse, tombait désormais en ruine. Le bois des armoires se fendillait, la peinture s’écaillait et de petites blattes avaient envahi les tiroirs. La cuisine dégageait une odeur nauséabonde à force de cuisiner sans jamais ouvrir les fenêtres. Bakhtha craignait les courants d’air en automne et en hiver, car cela lui provoquait des migraines insupportables, et l’humidité s’accumulait dans la maison, la rendant encore plus froide pendant l’hiver. Pour se réchauffer, elle allumait un petit radiateur électrique qu’elle plaçait près d’elle, tandis que le froid restait glacial dans ma chambre, restée vide à ma disposition.
Je comprenais que la cuisine et les feuilletons télévisés étaient les deux seules distractions de Bakhtha pour combler sa solitude. Nous nous disputions constamment à propos du fait que je mangeais dans le salon. Elle détestait cela et insistait pour que je mange dans la cuisine ou la salle à manger, mais j’avais pris l’habitude, depuis mon enfance, de manger uniquement devant la télévision, sur ce même canapé, et je continuais à le faire peut-être juste pour la contrarier.
Elle me dit : « Celui qui t’a enivrée ce soir n’a pas pu payer pour te nourrir ? » Elle avait senti l’odeur de l’alcool sur moi, bien que je fus parfaitement maîtresse de moi-même. En général, je ne rendais visite à ma mère que lorsque j’avais bu quelques verres.
Je riais et répondis : « Ah, Bakhtha, si seulement tu l’avais vu, c’est un véritable Don Juan ».
Elle a répliqué : « Et combien de temps vas-tu continuer à sauter d’un homme à l’autre ? N’y en a-t-il pas un parmi ces boucs qui veuille t’épouser ? ».
En vérité, je n’étais sortie avec personne ce soir-là. J’étais simplement passée au bar avec deux autres amis, où nous avions partagé deux bouteilles et grignoté quelques amuse-gueules qui ne m’avaient pas rassasiée. Ensuite, j’étais allée directement chez ma mère, mais je voulais simplement l’agacer en inventant cette histoire de Don Juan. J’ai répondu en la taquinant, encore légèrement sous l’effet de l’alcool :
« Combien de fois vais-je devoir te répéter que je refuse le mariage ? J’aime ma vie de papillon, volant de lit en lit. »
Elle me regarda en rétorquant : « Je connais bien tes débauches… ».
Je répliquai en souriant : « Allez, dis-le, Bakhtha… tu sais bien que je suis une traînée… ».
Elle haussa les épaules : « C’est toi qui l’as dit ».
Je poursuivis : « J’ai bien le droit de connaître des hommes, non ? Et combien d’hommes as-tu connus, toi, après la mort de papa ? Tu sais bien que je connais tout ».
Furieuse, elle me lança : « Que Dieu te maudisse. Ferme ta bouche ou va-t’en. Je n’ai pas besoin de tes idioties ».
J’ai pris un ton faussement innocent et murmurai, les sourcils dansant : « Dois-je te rappeler l’oncle Sadok, le plombier, qui venait te rendre visite quand nous étions à l’école ? ».
Elle s’est écriée : « Quelle menteuse ! Comment oses-tu accuser un homme pieux qui venait juste réparer le robinet ? Je te l’ai déjà expliqué mille fois ».
Je me suis esclaffée et ajouté : « Et ce robinet tombait en panne toutes les semaines, n’est-ce pas ? Et que dire du mari de ta tante défunte, qui passait souvent te rendre visite quand nous étions absents ? ».
Elle m’a répondu, indignée : « Et où est le mal à cela ? Il venait s’enquérir de la santé de la famille… Assez de vulgarité ! On dirait que tu as trop bu ce soir ».
J’ai répondu en riant : « Non, je te jure. Seulement deux verres. Mais je n’oublie rien, alors ne me juge pas pour ce que je fais en tant que femme célibataire ».