La fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains - Catherynne M. Valente - E-Book

La fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains E-Book

Catherynne M. Valente

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Beschreibung

Pour les amoureux du Pays des Merveilles, de Narnia, d'Oz et encore d'autres…

Septembre est une jeune fille qui aspire à l’aventure. Quand elle est invitée en Féérie par le Vent Vert et le Léopard des Petites Brises, bien sûr, elle accepte. Qui ne le ferait pas à douze ans ? Mais Féérie est dans la tourmente, sous le règne écrasant d’une Marquise maléfique.
Cheminant en compagnie d’un vouivre amoureux des livres et d’un étrange garçon bleu, presque humain nommé Samedi, elle perdra : son ombre, sa chaussure, son cœur et bien sûr son chemin. Mais dans l’aventure, elle trouvera le courage, l’amitié, une cuillère un peu spéciale et bien plus encore. Elle seule détient la clef qui rétablira l’ordre et le bonheur en Féérie…
Il n’y avait pas eu de monde si envoûtant, de personnages si originaux depuis Alice au pays des Merveilles ou le pays d’Oz. L’héroïne grandit au cours de cette aventure. Septembre est intelligente et très logique avec pourtant une forme de naïveté que nous voudrions garder toute notre vie, dans un monde plus complexe qu’il n’y paraît où tout n’est pas que soleil et magie.

Partez à l'aventure dans l'univers fantastique de ce roman jeunesse, rehaussé de superbes illustrations !

EXTRAIT

Il était une fois une petite fille appelée Septembre qui en avait vraiment assez de la maison de ses parents, où chaque jour elle lavait les mêmes tasses à thé rose et jaune et les mêmes saucières assorties, dormait sur les mêmes coussins brodés, jouait avec le même petit chien affable. Puisqu’elle était née en mai, et puisqu’elle avait un grain de beauté sur la joue gauche, et puisque ses pieds étaient très grands et dégingandés, le Vent Vert la prit en pitié et vola jusqu’à sa fenêtre, un soir, juste après son douzième anniversaire. Il portait une veste d’intérieur verte, un manteau de cocher vert, un jodhpur vert et des bottes de neige vertes – car il fait très froid au-dessus des nuages, dans les bidonvilles où habitent les Six Vents.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Un roman prodigieux à ne pas manquer. Une lecture intelligente, envoûtante et profonde qui va plaire aux petits/es ainsi qu’aux grands/es rêveurs/ses d’aventures féériques ! - Balad' en page

Dosage calibré entre tendresse et émotions, ce bijou de poésie est en outre une véritable invitation à l'imagination qui séduira les lecteurs de tous âges ! - Carnet de lecture d'une lectrice à fleur de mots

À PROPOS DE L'AUTEUR

Catherynne M. Valente est l'auteur à succès de plus d'une douzaine d'œuvres de fiction et de poésie, dont Palimpseste, la série des Contes de l'orphelin ( Orphan Tales), Immortel ( Deathless), et le phénomène La fille qui navigua autour de Féérie dans un bateau construit de ses propres mains. Elle a remporté les prix Andre Norton, Tiptree, Mythopoeic, Rhysling, Lambda, Locus et Hugo. Elle a fait partie des finalistes pour les prix Nebula et World Fantasy Awards. En France, La fille qui navigua autour de Féérie sur un bateau construit de ses propres mains a reçu le Prix des Imaginales 2016 Catégorie Roman Jeunesse.

Elle vit sur une île au large de la côte du Maine aux Etats-Unis avec une petite mais croissante ménagerie de bêtes, dont certaines sont humaines. Elle a commencé les aventures de Septembre comme un récit secondaire d’un de ses romans adultes, puis l’a développé et publié sur internet. Ce fut la première fois qu’une œuvre auto-publiée gagna une récompense littéraire majeure. Ses différentes oeuvres publiées à ce jour en France ont été traduites par Laurent Philibert-Caillat.

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Dramatis Personae

Septembre, une Fillette

Sa Mère

Son Père

Le Vent Vert, un Âpre Air

Le Léopard des Petites Brises, sa Monture

Bonjour, une Sorcière

Aurevoir, sa Sœur, également Sorcière

Mercibien, leur Mari, Sorcier lui-aussi mais également Lou-garou

A-à-L, un Vouivre

Lessive, une Golem

La Bonne Reine Mauve, Ancienne Souveraine de Féérie

Charlie Crasecrabe, un Féau

Plusieurs Glashtyns

La Marquise, Souveraine Actuelle de Féérie

Iago, la Panthère des Rudes Tempêtes

Samedi, un Marid

Calpurnia Farthing, une Fée

Penny Farthing, sa Pupille

De Nombreux Velocipèdes

Docteur Jachère, un Spriggan

Rubedo, un Élève Diplômé, également Spriggan

Citrinitas, Génie de l’Alchimie, elle aussi Spriggan

La Mort

Deux Lions, bleus tous les deux

M. Mappe, Cartographe Royal

Ni, une Nasnas

Un Infortuné Poisson

Un Requin (En Réalité une Pooka)

Hannibal, une Paire de Chaussures

Éclat, une Lanterne

Pour tous ceux qui ont suivi cette étrange route avec moi et m’ont tendu la main quand j’ai faibli. Ceci est le bateau que nous avons construit de nos propres mains.

CHAPITRE ISortie en léopard

Dans lequel une fillette nommée Septembre est enlevée au moyen d’un léopard, découvre les lois de Féérie et résout un puzzle.

Il était une fois une petite fille appelée Septembre qui en avait vraiment assez de la maison de ses parents, où chaque jour elle lavait les mêmes tasses à thé rose et jaune et les mêmes saucières assorties, dormait sur les mêmes coussins brodés, jouait avec le même petit chien affable. Puisqu’elle était née en mai, et puisqu’elle avait un grain de beauté sur la joue gauche, et puisque ses pieds étaient très grands et dégingandés, le Vent Vert la prit en pitié et vola jusqu’à sa fenêtre, un soir, juste après son douzième anniversaire. Il portait une veste d’intérieur verte, un manteau de cocher vert, un jodhpur vert et des bottes de neige vertes – car il fait très froid au-dessus des nuages, dans les bidonvilles où habitent les Six Vents.

« Tu me sembles bien grincheuse et irascible, mon enfant, dit le Vent Vert. Aimerais-tu venir avec moi et chevaucher le Léopard des Petites Brises et gagner le grand océan qui ceint Féérie ? J’ai bien peur de ne pouvoir m’y rendre, car les Âpres Airs n’y sont pas admis, mais je serai heureux de te déposer sur la Perverse et Périlleuse Mer.

— Oh, oui ! » souffla Septembre, qui n’aimait guère les tasses à thé rose et jaune et les petits chiens affables.

« Eh bien, viens donc t’asseoir à côté de moi, et ne tire pas trop sur la fourrure de mon léopard, parce qu’elle mord. »

Septembre sortit par la fenêtre de la cuisine, laissant derrière elle un évier plein de tasses rose et jaune savonneuses au fond desquelles s’agrippaient des feuilles de thé qui dessinaient des motifs lourds de présages. L’un ressemblait un peu au père de Septembre, vêtu de sa longue gabardine couleur café, qui était parti en mer avec son fusil et des choses brillantes fichées sur son couvre-chef. L’autre ressemblait à sa mère, penchée sur un moteur d’avion récalcitrant dans sa combinaison de travail, les bras hérissés des bosses de ses muscles. Un troisième ressemblait à un chou écrasé. Le Vent Vert tendit une main altière revêtue d’un gant vert, que Septembre prit en même temps qu’une profonde inspiration. L’une de ses chaussures se détacha alors qu’elle franchissait le rebord de la fenêtre, et le fait aura quelque importance ultérieurement ; prenons donc le temps de dire au revoir à cette babies guindée, avec sa boucle de laiton, tandis qu’elle tombe bruyamment sur le parquet. Au revoir, chaussure ! Tu manqueras très bientôt à Septembre.

« À présent », dit le Vent Vert lorsque Septembre fut bien installée dans le creux d’une selle émeraude, les mains serrées dans la fourrure mouchetée du Léopard, « sache qu’il y a des lois très importantes en Féérie – des lois dont je serai un jour exempt, lorsque mes papiers seront enfin en règle et que je posséderai l’anneau d’or de l’immunité diplomatique. Cela dit, si tu bafoues les lois, je crains de ne pouvoir te venir en aide. Tu risques d’écoper d’une amende, ou d’une exécution, selon l’humeur de la Marquise.

— Est-elle si terrible que ça ? »

Le Vent Vert fit la grimace dans sa barbe de ronces. « Toutes les petites filles sont terribles, admit-il enfin. Mais la Marquise, au moins, porte un très beau chapeau.

— Dis-moi les lois », répondit Septembre avec fermeté. Sa mère lui avait appris à jouer aux échecs lorsqu’elle était toute petite, et elle estimait que puisqu’elle se rappelait comment déplacer un Cavalier, elle n’aurait aucun mal à mémoriser les lois de Féérie.

« Tout d’abord, le fer n’est toléré sous aucune forme. Les douanes sont très strictes sur ce point. Si tu portes une balle, un couteau, une masse ou une matraque, elle te sera confisquée et fondue. Ensuite, la pratique de l’alchimie est interdite, hormis pour les jeunes dames nées un mardi…

— Je suis née un mardi !

— Il est très possible que j’en sois conscient, répondit le Vent Vert avec un clin d’œil. Troisièmement, la locomotion aéronautique n’est autorisée que par le biais d’un Léopard ou d’une Tige de Séneçon approuvée. Si tu n’as ni l’un, ni l’autre, reste bien gentiment au sol. Quatrièmement, tout trafic doit s’effectuer dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Cinquièmement, le ramassage des ordures a lieu un vendredi sur deux. Sixièmement, les Changelins sont tenus de porter des chaussures permettant de les identifier. Septièmement, et c’est le plus important, tu ne dois en aucun cas traverser la frontière de la Forêt Feutrée, sous peine de mourir dans d’atroces douleurs ou de devoir aller prendre le thé chez de vieilles Hamadryades célibataires particulièrement ennuyeuses. Ces lois sont sacro-saintes, hormis pour les dignitaires en visite et les Spriggans. Comprends-tu ? »

Septembre – je vous le promets – essaya de toutes ses forces d’écouter attentivement, mais les vents ne cessaient de rabattre sa chevelure sur son visage. « Je… je crois…, bafouilla-t-elle en chassant ses boucles de sa bouche.

— Naturellement, manger ou boire de la nourriture de Fée constitue un contrat liant qui t’obligera à revenir au moins une fois l’an, en accord avec le cycle des mythes saisonniers. »

Septembre sursauta. « Quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? »

Le Vent Vert caressa la pointe bien taillée de sa barbe. « Ça veut dire que tu peux manger tout ce que tu veux, ma délicieuse cerisette ! » Il rit avec le bruit de l’air qui siffle dans les hautes branches. « Douce comme les cerises, vive comme les baies, la lumière de mon ciel luneux ! »

Le Léopard des Petites Brises s’envola paresseusement des toits d’Omaha, Nebraska, auxquels Septembre ne lança pas même un signe d’au revoir. Qu’on ne la juge pas : tous les enfants manquent de cœur. Car leur cœur n’a pas encore poussé, c’est pourquoi ils montent aux arbres et disent des choses choquantes et sautent si haut que le cœur des adultes, lui, papillonne de terreur. C’est que ça pèse lourd, un cœur. C’est pour cela qu’il faut du temps pour en cultiver un. En outre, comme en lecture et en calcul et en dessin, chaque enfant évolue à sa vitesse propre (il est bien connu que la lecture favorise plus que toute chose la poussée du cœur). Certains petits sont terribles et sauvages, Complètement Sans Cœur. D’autres sont doux et tendres et Presque Pas Sans Cœur. Septembre, d’une manière générale, se situait entre les deux, le jour où le Vent Vert la prit : Un Peu Sans Cœur, et Un Peu Avec.

Ainsi, elle ne dit pas au revoir à sa maison, ni à l’usine de sa mère qui soufflait sa fumée blanche loin en dessous d’elle. Elle ne fit même pas signe à son père lorsqu’ils survolèrent l’Europe. Vous et moi pouvons en être choqués, mais Septembre avait lu beaucoup de livres et savait que ses parents ne lui en voudraient que jusqu’au moment où ils comprendraient que leur petite aventurière était partie à Féérie et non au bar du coin de la rue, et que tout allait bien. À la place, elle regarda fixement les nuages jusqu’à ce que le vent la fasse larmoyer. Elle se coucha sur le Léopard des Petites Brises, dont la fourrure était rêche et claire, et écouta les battements tonitruants de son immense cœur.

« Si je peux vous demander, monsieur Vent, dit-elle après qu’un temps respectable se fut écoulé, comment se rend-on à Féérie ? Une fois que nous aurons dépassé l’Inde et le Japon et la Californie, nous serons simplement revenus chez moi, sûrement, non ? »

Le Vent Vert s’esclaffa. « Tu aurais raison, je suppose, si la Terre était ronde.

— Je suis raisonnablement sûre qu’elle l’est…

— Tu devrais arrêter de penser de manière aussi vieux jeu et primitive, tu sais ? Le conservatisme n’est pas un trait plaisant. Féérie est un endroit très Scientifick. Nous sommes abonnés aux meilleures revues. »

Le Léopard des Petites Brises poussa un léger rugissement. Plusieurs petits nuages décampèrent en haletant de son chemin.

« La Terre, ma chère, est globalement trapézoïdale, vaguement rhomboïde, elle ressemble légèrement à un tesseract et se montre très grincheuse quand on la caresse à rebrousse-poil ! En gros, ma chère acquisition automnale, c’est un casse-tête, un puzzle, un peu comme les anneaux d’argent entremêlés que ta tante Margaret t’a rapportés de Turquie quand tu avais neuf ans.

— Comment savez-vous, pour ma tante Margaret ? » s’écria Septembre en se tenant les cheveux d’une main.

« Il se trouve que, ce jour-là, je me livrais à mon époussetage de midi dans les parages. Elle portait un chemisier noir ; tu avais ta robe jaune, celle avec les singes. Les Âpres Airs gardent un souvenir très précis de ce qu’ils ont ébouriffé. »

Septembre lissa le giron de sa robe orange, à présent toute froissée et chiffonnée. Elle aimait tout ce qui était orange : les feuilles, certaines lunes, les soucis, les chrysanthèmes, le fromage, les citrouilles – en tourte ou non –, le jus d’orange, la marmelade. L’orange est vif et exigeant. Impossible d’ignorer quelque chose d’orange. Une fois, elle avait vu un perroquet orange, dans une animalerie, et elle n’avait jamais rien désiré aussi fort de toute sa vie. Elle l’aurait appelé Halloween et nourri de caramel. Sa mère lui avait dit que le caramel rendait les oiseaux malades et que, de plus, le chien l’aurait certainement mangé. Septembre n’avait plus jamais adressé la parole au chien, par principe.

« Le puzzle n’est pas si différent de ces anneaux », continua le Vent Vert en la regardant par-dessus ses bésicles vertes. « Nous allons démêler la Terre et la remêler, et quand nous en aurons fini, nous nous trouverons sur un autre anneau, c’est-à-dire Féérie. Nous n’en avons plus pour très longtemps, à présent. »

Et, de fait, un grand nombre de toits émergea peu à peu des nuages bleu glacial perchés au-dessus du monde. Tous étaient grands et très bancals : des clochers de cathédrales faits de planches clouées les unes aux autres, des coupoles de métal rouillé, des obélisques de feuilles en lambeaux et guère plus, d’immenses dômes pareils à ceux que Septembre avait vus dans un livre sur l’Italie, mais dont maintes briques avaient été arrachées, détruites ou étaient retombées en poussière. Exactement le genre de bâtiments où le vent souffle le plus fort, siffle le plus fort, hurle le plus fort. Toutes ces pointes, tous ces faîtes étaient gelés – tout comme les gens qui voletaient et papillonnaient à travers la ville, chaudement vêtus à l’instar du Vent Vert, avec leur jodhpur et leur veste noire ou rose ou jaune, leurs joues gonflées et rondes, tels les chérubins qui soufflent dans les coins des vieilles cartes.

« Bienvenue, Septembre, dans la ville d’Ouestrelet, mon chez-moi, où vivent les Six Vents dans ce qui n’a rien à voir du tout avec de l’harmonie.

— C’est… très joli. Et très froid. Et j’ai bien l’impression d’avoir perdu l’une de mes chaussures. »

Le Vent Vert toisa les orteils de Septembre, qui commençaient à légèrement virer au violet. Étant au moins un peu gentilhomme, il se dégagea de sa veste d’intérieur et l’aida à passer ses bras dedans. Les manches étaient beaucoup trop longues, mais la veste avait appris un brin de bonnes manières au cours de ses nombreux voyages et s’ajusta d’elle-même au petit corps de Septembre, se gonflant d’abord, puis se resserrant jusqu’à ce qu’elle l’enveloppe comme une seconde peau.

« J’ai l’impression de ressembler un peu à une citrouille, chuchota Septembre, secrètement ravie. Je suis toute verte et orange. »

Elle baissa les yeux. Sur son large revers émeraude, la veste avait fait pousser une petite broche orange rien que pour la fillette, sous la forme d’une clef ornée de joyaux. Le bijou scintillait comme s’il était fait de rayons dérobés au soleil en personne. La veste se réchauffa timidement, espérant plaire à Septembre.

« Je ne te mentirai pas, ta chaussure est une grande perte, gloussa le Vent Vert. Mais il faut savoir consentir à des sacrifices pour entrer dans Féérie. » Sa voix baissa d’un ton, se fit conspiratrice. « Ouestrelet est une ville frontalière, et le Vent Rouge est affreusement rapace. Ta chaussure t’aurait probablement été volée de toute façon. »

Le Vent Vert et Septembre entrèrent dans Ouestrelet sans heurts ; le Léopard des Petites Brises prit grand soin d’atterrir très doucement. Ils descendirent l’avenue Squamish, où les joufflus Vent Bleu et Vent Doré faisaient leurs emplettes, les bras chargés de boules d’amarantes pour préparer de grosses salades épineuses. Les nuages virevoltaient et descendaient l’avenue comme le font les vieux journaux dans les villes que vous et moi avons visitées. Ils se dirigeaient vers deux piliers faméliques plantés au bout de l’avenue, des piliers si hauts que Septembre ne comprit pas tout de suite qu’il s’agissait d’êtres incroyablement grands et maigres, au long et immense visage. Elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’hommes ou de femmes, mais ils étaient à peine plus larges qu’un crayon et plus grands que tous les clochers et toutes les plate-formes d’Ouestrelet. Leurs pieds descendaient directement dans les nuages et disparaissaient dans une bouffée de cumulus. Tous deux portaient de fines lunettes rondes, teintées pour les protéger du vif soleil d’Ouestrelet.

« Qui est-ce ? demanda Septembre.

— C’est Latitude, avec sa ceinture jaune, et Longitude, avec sa cravate au motif paisley. Sans elles, nous n’irions pas très loin, alors soyons polis.

— Je croyais que latitude et longitude n’étaient que des lignes sur les cartes.

— Elles n’aiment pas être pris en photo. C’est ainsi avec les célébrités. Tout le monde veut vous clic-clic-cliquer. C’est très agaçant. Elles ont passé un accord avec la Guilde des Cartographes voilà des siècles : on ne peut les représenter que symboliquement, par respect, tu comprends. »

Face à Latitude et Longitude, Septembre devint très silencieuse. Étant enfant, elle avait l’habitude que la plupart des gens soient plus grands qu’elle. Mais c’était d’une tout autre échelle, et elle n’avait pas mangé depuis son petit-déjeuner, et voyager en Léopard s’avérait très éprouvant. Elle ne se pensait pas tenue de faire une révérence – c’était trop vieux jeu – aussi s’inclina-t-elle simplement. Le Vent Vert, amusé, l’imita.

Latitude bâilla. L’intérieur de sa bouche était bleu clair, la couleur de l’océan sur les cartes d’école. Longitude poussa une sorte de soupir ennuyé.

« Tu ne t’attendais tout de même pas à ce qu’elles parlent ? » Le Vent Vert semblait légèrement embarrassé. « Ce sont des célébrités ! Elles restent très secrètes.

— Vous aviez dit qu’il y aurait un puzzle », dit Septembre en notant le bâillement de Latitude. Le Vent Vert tira sur sa manche, comme s’il était agacé que la fillette ne soit pas plus impressionnée que ça.

« Quand tu fais un puzzle, répondit-il, comment t’y prends-tu, ma petite citrouille ? »

Septembre frotta les dalles bleues de l’avenue de son pied froid. « Eh bien… On commence par les coins, puis on assemble les bords pour former un cadre, puis on progresse vers l’intérieur jusqu’à ce que chaque pièce soit à sa place.

— Et, traditionnellement, combien de vents existe-t-il ? »

Septembre repensa à son livre de contes, qui était orange vif et, du coup, l’un de ses trésors préférés.

« Quatre, je crois. »

Le Vent Vert sourit, ses lèvres vertes s’incurvant sous sa verte moustache. « Absolument : Vert, Rouge, Noir et Doré. Bien sûr, ce sont de simples et vagues patronymes, tels que Smith, ou Gupta. De fait, il existe aussi l’Argenté et le Bleu, mais ils ont fait du rififi au large de la Tunisie et ont été envoyés au lit sans manger. Ainsi, les faits demeurent : aujourd’hui, nous sommes les coins. » Il désigna les placides Latitude et Longitude. « Elles, ce sont les bords. Et toi, Septembre… » Il dégagea doucement l’une des mèches de la fillette de sa broche. « Tu es les pièces du milieu, avec leurs drôles de formes et leur obstination.

— Je ne comprends pas, monsieur.

— Bah, tout est dans la formulation. L’une des pièces est Une fille à cloche-pied neuf tours dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Une autre est Porte des couleurs bariolées. Une autre est Pose la main sur son œil. Une autre est Cède quelque chose. Une autre est Est accompagnée d’un félin.

— Mais, c’est facile !

— Pour l’essentiel, oui. Mais Féérie est un vieux pays, et les vieilles choses ont d’étranges appétits. L’une des dernières pièces est : Du sang doit couler. Et aussi : Dit un mensonge. »

Septembre se mordit la lèvre. Elle n’avait jamais trop aimé les puzzles, même si sa grand-mère les adorait et avait collé des milliers de pièces dans toute sa maison en guise de papier peint. Lentement, essayant de tout se remémorer, elle posa une main sur son œil. Elle leva une jambe et sautilla à cloche-pied, dans ce qu’elle espéra être le sens inverse des aiguilles d’une montre, autour du Léopard des Petites Brises. Sa robe orange claquait contre la veste verte qui luisait au soleil. Lorsqu’elle s’arrêta, elle ôta la clef orange de son revers et se piqua vivement le doigt sur son aiguille. Le sang perla et tomba sur les dalles bleues. Puis Septembre posa délicatement la clef aux pieds des impassibles Latitude et Longitude, et prit une profonde inspiration.

« Je veux rentrer chez moi », mentit-elle à mi-voix.

Latitude et Longitude pivotèrent sans accroc l’une vers l’autre, comme posées sur un piédestal. Elles commencèrent à se pencher et à se plier comme des escaliers, tendant les bras l’une vers l’autre et se serrant, entremêlées, le pied sur le genou, les mains sur les hanches. Elles exécutèrent mécaniquement une curieuse danse de cirque saccadée, leurs articulations oscillant comme des membres de poupées. La rue trembla légèrement, puis redevint immobile. Très brièvement, Latitude et Longitude s’embrassèrent, et lorsqu’elles se séparèrent, il y avait entre leurs bouches un espace juste assez grand pour laisser passer un Léopard chargé d’un Âpre Air et d’une petite fille. De l’autre côté, Septembre n’apercevait que des nuages.

Solennellement, le Vent Vert tendit sa main gantée à la fille en orange.

« Bravo, Septembre », dit-il en la hissant sur la selle émeraude du Léopard.

On ne sait jamais ce qui va se passer quand on fait sa sortie en Léopard, car cela va à l’encontre des règles du théâtre. Mais tricher a toujours été le domaine des fées, et puisque nous nous apprêtons à entrer dans leur pays, nous ferions bien de nous plier aux coutumes locales.

Car, voyez-vous, lorsque Septembre et le Vent Vert eurent franchi le puzzle du monde sur leur gros félin, la clef se redressa et bondit à leur suite, aussi silencieusement que vous le voulez.

CHAPITRE IILe placard entre les mondes

Dans lequel Septembre passe entre les mondes, pose quatre questions, obtient douze réponses, puis est examinée par un agent des douanes.

Lorsqu’une dame atteint le beau crépuscule doré de sa vie, elle a accumulé quantité de choses. Vous le savez bien : quand vous rendez visite à votre grand-mère au bord du lac, l’été, vous vous étonnez de voir des portraits de gens que vous ne connaissez pas suspendus aux murs, ainsi que la foule de canards en porcelaine et de poêles en cuivre et de livres et de cuillers de collection et de vieux miroirs et de bouts de bois et de tricots inachevés et de jeux et de tisonniers qu’elle a remisés aux quatre coins de sa maison. Vous n’arrivez pas à comprendre ce qu’elle peut bien fabriquer avec toutes ces vieilleries, ni pourquoi elle les a conservées tout ce temps, alors qu’elles perdent lentement leurs couleurs au soleil pour prendre cette teinte de parchemin brun. Vous vous dites que votre grand-mère est un peu folle d’avoir une telle collection de hiboux en verre ou de sucriers en porcelaine.

Voilà à quoi ressemble l’espace entre Féérie et notre monde. Il est pareil au grand et sombre placard d’une grand-mère, au cabanon derrière sa maison, à la cave encombrée des trucs et bidules de millénaires passés. Le monde ne savait pas où les mettre, voyez-vous. La terre est économe : elle ne jetterait pas des casques en bronze en parfait état, ni des rouets, ni des clepsydres. Il se pourrait bien qu’elle en ait de nouveau l’utilité un jour. Quant aux portraits, quand vous aurez vécu aussi longtemps qu’elle, vous aurez vous aussi besoin d’un petit coup de pouce pour vous remémorer tous vos petits-enfants.

Septembre s’émerveilla des monceaux de bizarreries entassées dans ce placard entre les mondes. Le plafond était très bas, avec des racines passant au travers, et tout affichait une déliquescence raffinée : les vieilles dentelles et les antiques machines à décrypter, les ancres et les lourds cadres photo, les os de dinosaures et les mobiles représentant le système solaire. Tandis que le Léopard empruntait des passages chichement éclairés, Septembre admirait les yeux peints des pharaons et des poètes aveugles, des chimistes et des philosophes sereins. Elle devinait qu’il s’agissait de philosophes parce qu’ils étaient drapés dans des sortes de rideaux. Toutefois, la plupart des portraits représentaient des gens ordinaires, habillés comme ils aimaient l’être de leur vivant, ramassant du foin ou écrivant leur journal ou cuisant du pain.

« Monsieur Vent », demanda Septembre lorsqu’elle se fut retrouvée et que ses yeux se furent habitués à l’obscurité. « J’aimerais vous poser une question, et je veux que vous me répondiez sérieusement, sans m’affubler d’adorables surnoms ni vous moquer de moi.

— Bien sûr, ma… Septembre. Et tu peux m’appeler Vert. Je pense que nous nous connaissons de mieux en mieux.

— Pourquoi m’avez-vous emportée d’Omaha ? Emportez-vous beaucoup de filles ? Est-ce qu’elles viennent toutes du Nebraska ? Pourquoi vous montrez-vous si gentil avec moi ? »

Septembre n’en aurait pas juré, mais elle eut l’impression que le Léopard des Petites Brises riait. Mais ce n’était sans doute qu’un reniflement.

« Cela fait plus d’une question. Du coup, je pense qu’il n’est que justice que je t’offre plus d’une réponse. » Il s’éclaircit ostensiblement la gorge. « Un : Omaha n’est pas un endroit pour qui que ce soit. Deux : non, mon emploi du temps est assez chargé comme ça. Trois : voir ci-dessus. Quatre : pour que tu m’aimes et n’aies pas peur. »

Devant eux, une file de gens en longs manteaux colorés avançaient lentement, consultant leur montre, lissant leurs cheveux sous leur chapeau. Le Léopard ralentit.

« J’avais dit : pas de moquerie, insista Septembre.

— Un : je me sentais seul. Deux : je ne vais pas te mentir, il m’est déjà arrivé d’enlever un enfant ou deux. Il est dans la nature des vents d’Agripper et d’Attraper les choses, puis de les Emporter. Trois : au Nebraska, il ne pousse pas tant de filles susceptibles d’aller à Féérie. Quatre : si je n’étais pas gentil, et ne connaissais pas le chemin de Féérie, et ne disposais pas d’un félin assez spectaculaire, tu ne me sourirais pas ni ne me dirais des choses amusantes. Tu me raconterais poliment que tu aimes les tasses à thé et les petits chiens et me prierais de repartir. »

Ils eurent bientôt rejoint la queue et y prirent place. Septembre était la plus petite de tous. Cette file de gens aurait aussi bien pu être courte que longue, Septembre n’en voyait rien. Elle sauta de la femelle Léopard et atterrit sur la terre sèche, tassée, du placard entre les mondes. Le Vent Vert se posa légèrement à ses côtés.

« Vous avez dit que j’étais grincheuse ! C’était vraiment pour ça ?

— Un : il y a dans Féérie tout un département voué à l’enlèvement des jeunes garçons et des jeunes filles (en général des orphelins mais, ces derniers temps, nous sommes de plus en plus libéraux), afin de constituer une solide réserve d’histoires à raconter quand l’hiver vient et qu’il n’y a rien d’autre à faire que de boire de la bière de fenouil en fixant la cheminée. Deux : voir ci-dessus. Trois : les endroits arides et bruns sont des endroits de choix où trouver des enfants qui souhaitent leur échapper. Il est beaucoup plus dur de trouver un enfant désœuvré et prompt à s’envoler en Léopard à New York, par exemple. Après tout, avec le Metropolitan Museum, ils ont de quoi s’occuper. Quatre : je ne suis pas gentil du tout. Vois-tu comme je te mens et la manière dont je t’amène à faire ce que je veux ? C’est pour que tu sois prête à vivre à Féérie, où ce genre de choses est tenu pour être le nec plus ultra des bonnes manières. »

Septembre serra les poings. Elle se retint de pleurer.

« Vert ! Arrêtez ! Je veux seulement savoir...

— Un : parce que tu es née au...

— … si je suis spéciale, termina Septembre, à mi-chemin entre le murmure et la plainte. Dans les histoires, quand quelqu’un apparaît dans une bouffée de fumée verte et demande à une petite fille de partir à l’aventure, c’est parce qu’elle est spéciale, parce qu’elle est maligne et forte et sait résoudre des énigmes et se battre à l’épée et déclamer d’excellents discours et... Je ne sais pas si je suis toutes ces choses. Je ne sais même pas si je suis si grincheuse que ça. D’accord, je ne suis pas terne ou autre ; je connais la géographie et les échecs, et je sais réparer la chaudière quand Maman est au travail. Mais ce que je veux dire, c’est que peut-être vous vouliez aller dans la maison d’une autre petite fille et la laisser, elle, monter le Léopard. Peut-être que ce n’est pas moi du tout que vous vouliez choisir, parce que je ne suis pas comme les filles des histoires. Je suis petite et mon père s’est enfui avec l’armée et je ne serais même pas capable d’empêcher un chien de manger un oiseau. »

La femelle Léopard fit pivoter sa prodigieuse tête mouchetée et regarda solennellement Septembre de ses grands yeux jaunes.

« Nous sommes venus te chercher, grommela-t-elle. Toi et personne d’autre. »

Le grand félin lécha la joue de l’enfant de sa langue râpeuse. Septembre sourit, juste un peu. Elle renifla et s’essuya les yeux avec la manche de la veste verte.

« SUIVANT ! » rugit une voix grave et sévère qui retentit dans tout le placard, si puissante qu’ils furent repoussés vers les gens qui s’étaient silencieusement glissés dans la file derrière eux. Le groupe qui les précédait, tout en mascara rose et cheveux étoilés dressés en pointes, s’éparpilla en dépassant une haute estrade dans une frénésie feutrée de papiers et de bagages.

Au sommet de l’estrade se dressait une immense gargouille au visage de bronze et de roche noire, aux épais et remuants sourcils de pierre et aux solides mâchoires de métal. Ses yeux crachaient des flammes rouges en roulant dans leur orbite. Ses bras pesants claquaient et vrombissaient, ses pistons graisseux pompaient. Le torse de la créature était plaqué d’argent martelé et bosselé, à moitié ouvert le long d’un gros joint qui exposait les palpitations d’un cœur blanc-violet.

« Papiers ! » tonna la gargouille. Le long des parois de terre, des portraits vacillèrent. Son haleine était chaude et fumante, et entre ses mâchoires métalliques, une langue d’acier cliquetait. Septembre se tassa contre le Léopard, le visage écrasé par la force du souffle de la créature.

« Betsy Basiltige ! Sors d’ici tout de suite ! » répondit le Vent Vert en criant, mais pas aussi fort que la gargouille, puisque ses poumons à lui n’étaient pas deux gros soufflets de cuir.

La gargouille de fer s’interrompit. « Non ! souffla-t-elle.

— Tu n’impressionnes personne, tu sais ? soupira le Vent Vert.

— Elle est impressionnée. Regarde, elle tremble et tout le tintouin, répondit la gargouille.

— Betsy, je vais te ficher une raclée, et tu sais que j’en suis capable. N’oublie pas qui a fouetté le Seigneur de Feuilleval et l’a chevauché comme un chien. Je ne suis pas un touriste et je refuse d’être traité comme tel, rétorqua le Vent Vert.

— Non, tu n’es pas un touriste », répondit une voix grasse et épaisse mais beaucoup moins forte. Une petite femme – pas plus grande que Septembre et même un peu plus petite – sortit de la gargouille d’un bond et atterrit sur l’estrade. Les yeux flamboyants de la gargouille s’éteignirent et ses grandes épaules retombèrent. Le torse de la petite femme était aussi large et musclé que celui d’un ours, ses jambes épaisses et noueuses, ses cheveux courts et gras dressés en pointes sur son cuir chevelu, comme des couteaux. Elle mâchonnait une cigarette roulée à la main ; la fumée avait une odeur douce, comme le rhum et la vanille et le sirop d’érable et toutes ces autres choses qui ne sont pas très bonnes pour la santé. « Tu n’es pas un touriste, répéta-t-elle d’une voix bougonne et rauque. Mais tu es sur liste verte, ce qui signifie bon à rien inutile, ce qui implique entrée interdite, sur Ordre de la Marquise.

— Betsy, j’ai rempli ma demande d’immigration avec le tampon des Quatre Clandestins il y a des semaines et des semaines. J’ai même une lettre de recommandation du Parlement des Seelie. Enfin, de son clerc. Mais sur du papier à en-tête officiel et tout, et je pense que nous savons tous deux que la papeterie a force de preuve », répondit le Vent Vert sur la défensive.

Betsy arqua un sourcil velu et remonta d’un bond dans sa gargouille-marionnette, aussi rapide qu’un clin d’œil. La créature reprit vie dans un rugissement, tout en regards fulminants et bras cliquetants.

« VA-T’EN OU TU VAS VOIR QUI VA RECEVOIR UNE RACLÉE.

— Vert ? chuchota Septembre. Est-ce une... une Gnome ?

— Ça oui », répondit Betsy en s’extirpant de nouveau de la marionnette qui, en son absence, s’avachit de nouveau. « Quelle perspicacité ! Qu’est-ce qui a bien pu me trahir ? »

Le cœur de Septembre battait encore à tout rompre à cause des hurlements de la gargouille. Elle leva une main tremblante un peu au-dessus de sa tête.

« Pointus, couina-t-elle avant de s’éclaircir la gorge. Les Gnomes ont... des chapeaux pointus. Je me suis dit... que des cheveux pointus valaient bien un chapeau pointu, peut-être ?

— C’est une vraie logicienne que tu as là, Vertounet. Ma grand-mère porte un chapeau pointu, gamine. Mon arrière-grand-mère aussi. On ne me prendra pas plus à en mettre un qu’on ne te prendra à porter une coiffe en dentelle. Les Gnomes sont modernes, de nos jours. Même plus encore. Tiens, regarde. » Betsy plia le bras pour qu’en ressorte un biceps très respectable, de la taille d’un baril de pétrole. « Folâtrer dans les jardins et bénir le seuil des maisons, ce n’est pas pour moi. Je suis allée dans une école de commerce, ça oui. Maintenant, je suis agent des douanes avec mon propre gros gorille, le gaillard que tu vois là. Et toi, qu’est-ce que tu as ?

— Un Léopard femelle, répondit rapidement Septembre.

— Vrai, reconnut Betsy. Mais tu n’as ni papiers ni deuxième chaussure, et c’est problématique.

— Pourquoi avez-vous besoin de ce gros truc ? Chez nous, même les aéroports n’en ont pas.

— Si, c’est juste que tu ne les vois pas, répondit Betsy Basiltige avec un sourire. Tous les agents des douanes en ont ; sans ça, pourquoi les gens accepteraient-ils de rester dans la queue, d’être inspectés et fouillés ? Nous vivons tous à l’intérieur du terrible moteur de l’autorité, et il broie et hurle et brûle afin que personne n’ose dire : “Les lignes sur les cartes ne servent à rien”. Là où tu vis, cette horrible machinerie est plus petite, plus difficile à voir. Moins honnête, voilà tout. Alors que Rupert, ici présent, est aussi honnête qu’on puisse l’être. Il a l’exact physique de l’emploi. »

Elle gratta l’immense habitacle de métal derrière ce qui était possiblement son oreille. La gargouille demeura sombre et immobile.

« Alors, pourquoi me révéler que tout ça n’est que marionnettes et moteurs ? Vous ne voulez pas que je vous laisse m’inspecter ? » demanda Septembre.

Betsy lui fit signe de s’approcher, jusqu’à ce qu’elles se tiennent nez à nez et que Septembre ne puisse plus sentir que l’odeur de vanille et de rhum et de sirop d’érable de la cigarette, qui émanait aussi de la peau de la Gnome.

« Parce que quand un humain se rend à Féérie, nous sommes censés le berner et le dépouiller et lui flanquer une bonne correction – mais nous sommes aussi censés le magifier afin qu’il puisse voir ce qu’il faut. Pas tout, juste assez pour qu’il soit ébloui par les chimères des champignons, et pas suffisamment pour qu’on ne puisse pas l’abuser deux fois avec un peu d’or des fées. C’est une science très rigoureuse. Avant, on faisait ça par onction. C’est dans le manuel.

— Allez-vous alors me mettre quelque chose de dégoûtant dans les yeux ?

— Comme je te le disais, petite, les Gnomes sont modernes de nos jours. J’ai personnellement manifesté devant la pharmacie Saintemâche. Mais il existe bien d’autres façons d’ouvrir cette tête dure que tu as. Comme Rupert. Il sait s’y prendre avec les têtes dures. La plupart du temps, il suffit que je montre Rupert à quelqu’un pour qu’il voie tout ce que je lui dis de voir. Maintenant, tes papiers, s’il te plaît. »

Le Vent Vert jeta un regard de côté à Septembre, puis baissa les yeux. Septembre aurait juré qu’il rougissait, rougissait d’un vert plus sombre sous sa barbe. « Tu sais très bien, Betsy, chuchota-t-il, que les Enlevés n’ont pas besoin de papiers. C’est dans le manuel, page 764, paragraphe six. » Le Vent Vert toussa poliment. « La Clause Perséphone. »

Betsy lui lança un long regard qui disait très clairement : C’est donc de ça qu’il s’agit, vieux sac d’air ? Elle souffla son épaisse fumée sucrée à son visage et grogna.

Septembre comprit qu’elle n’était sûrement pas la première qu’il emportait.

« Mais ça ne s’applique pas à toi, grande asperge. D’accord, elle peut passer, mais pas toi. » Betsy mâchonna sa cigarette. « Et le matou non plus. Je n’enfreindrai pas la liste verte pour des gens comme vous. »

Le Vent Vert caressa les cheveux de Septembre de ses doigts longs.

« Il est temps de nous séparer, petite pousse. Je suis sûr que mon visa sera bientôt accepté... peut-être que, si tu glisses un mot à mon sujet à l’ambassade ? Entre-temps, souviens-toi des lois, abstiens-toi de te baigner durant au moins une heure après ton dernier repas et ne révèle à personne ton nom véritable.

— Mon nom véritable ?

— C’est toi que je suis venu chercher, Septembre, toi et personne d’autre. Je te souhaite le meilleur de ce que l’on peut espérer, et rien de pire que ce à quoi s’attendre. » Il se pencha tout près d’elle et lui embrassa la joue, courtoisement, doucement, aussi sèchement que le vent du désert. Le Léopard lui lécha passionnément la main.

« Ferme les yeux », chuchota le Vent.

Septembre obéit. Elle ressentit une brise chaude et ensoleillée sur le visage, chargée de parfums verts : menthe et herbe et romarin et eau fraîche, grenouilles et feuilles d’arbre et foin. La bourrasque lui envoya les cheveux en arrière et lorsqu’elle rouvrit les yeux, le Vent Vert et le Léopard des Petites Brises avaient disparu. Dans ses oreilles flottait encore son ultime soupir venteux : Jette un coup d’œil à tes poches, chère enfant-cheminée.

Betsy agita les mains comme pour dissiper une odeur déplaisante. « Il n’est qu’un tas d’ennuis ambulant. Tu es mieux lotie sans lui – les gens théâtraux ne sont rien qu’un ramassis de monologues et de migraines angoissées. »

La Gnome tira de derrière l’estrade un petit carnet de cuir vert et un tampon au manche de rubis poli. Elle ouvrit le carnet et commença à le tamponner avec une joie sournoise.

« Niveau de visa temporaire : Grenade. Domicile assigné : Néant. Catégorie de recensement : Humaine, Enlevée, Non-Changeline. Taille : Moyenne. Âge : Douze. Privilèges : Aucun, ou Autant que tu pourras en attraper. Quelque chose à déclarer ? »

Septembre secoua la tête. Betsy fit rouler ses yeux ourlés de rouge.

« Déclaration de douane : Une chaussure, Noire. Une robe, Orange. Une veste d’intérieur, Empruntée. » La Gnome fixa intensément Septembre depuis son estrade. « Un baiser, Extrêmement Vert », conclut-elle d’un ton ronflant en tamponnant violemment le carnet avant de le donner à Septembre. « Vous pouvez circuler, ne ralentissez pas la file ! »

Betsy Basiltige empoigna Septembre par ses revers, la souleva et la fit passer par-dessus l’estrade pour l’aiguiller vers un trou champignonneux, racineux, verdeterreux dans le mur du fond du placard entre les mondes. Au dernier moment, elle s’interrompit, cracha un juron de Fée comme une chique usagée et sortit une petite boîte noire de l’une de ses poches. Elle tira sur une baguette rouge et le couvercle s’ouvrit vivement. La boîte était pleine d’une gelée vaguement dorée.

« Par la gueule de bois de Pan, petiote. » Betsy jura de plus belle. « Les vieilles habitudes ont la vie dure. » Elle enfonça un doigt gras dans la gelée, qu’elle projeta sur les yeux de Septembre. L’onguent dégoulina de son visage comme du jaune d’œuf.

La Gnome semblait profondément embarrassée. « Eh bien, marmonna-t-elle en examinant ses orteils, imaginons que Rupert fasse une faute professionnelle, que tu arrives ici et que tu ne voies que des brindilles et des sauterelles et tout un gros tas de désert vide ? Ça ferait un sacré trajet pour ne voir que du désert. Bref, je n’ai pas à me justifier. Allez, file. »

Betsy Basiltige poussa fermement la fillette vers la paroi molle et verdoyante du placard. Septembre se contorsionna, se recroquevilla et, dans une légère détonation, glissa à reculons vers l’autre côté.

CHAPITRE IIIBonjour, Aurevoir et Mercibien

Dans lequel Septembre manque de se noyer, rencontre trois sorciers (dont un Lou-garou) et se voit confier la quête d’une certaine Cuiller.

L’eau salée frappa Septembre comme une muraille. Elle écuma en rugissant dans ses yeux, lui tira les cheveux, lui serra les pieds de ses froides mains pourpre-vert La fillette voulut reprendre son souffle et avala deux bouchées d’eau de mer dense et glacée.

Que cela soit dit, Septembre savait très bien nager. Elle avait même remporté la deuxième place au tournoi de Lincoln et elle avait reçu un trophée représentant une dame ailée – même si elle s’était toujours demandé quel était le rapport entre une dame ailée et la natation. La dame aurait dû au moins avoir les pieds palmés, Septembre en était sûre. Mais lors des cours qu’elle suivait après l’école, ses professeurs ne l’avaient jamais formée à pratiquer la brasse papillon après avoir été lâchée d’une hauteur considérable et sans la moindre cérémonie au milieu de l’océan. Avec de la gelée de Fée dans les yeux. Sans rire ? pensa Septembre. Comment ont-ils pu faire l’impasse là-dessus ?

Elle battit des bras et disparut sous les vagues gigantesques pour en émerger aussitôt, crachant, respirant avidement. Elle battit des jambes, fort, pour les ramener convenablement sous elle et s’orienter vers le rivage – pour peu qu’il y en ait un – puis laisser la houle la ramener vers la terre – pour peu qu’il y en ait une – et non l’inverse. Chevauchant le sommet d’une affreuse vague qui enflait vertigineusement, elle tourna la tête aussi vite que possible et aperçut, à travers les dernières traces de l’onguent tenace, un bout de rivage flou, orange, vers l’ouest. Contre la volonté de l’eau, elle pataugea jusqu’à ce qu’elle se retrouve plus ou moins tournée vers la plage et nagea aussi vite que possible sur le renflement de la vague suivante, se laissant pousser et frapper et tirer – tout ce que la vague voulait, du moment que Septembre se rapprochait de la terre ferme. Ses bras et ses jambes brûlaient et ses poumons envisageaient sérieusement l’idée de tout abandonner, mais elle continua, encore et encore, jusqu’à ce que, de manière tout à fait inattendue, ses genoux touchent du sable et qu’elle bascule en avant tandis que les derniers brisants la dépassaient en remontant le rivage couleur de rose.

Septembre toussa et s’ébroua. À quatre pattes, elle recracha une bonne portion de la Perverse et Périlleuse Mer sur la plage. Elle ferma les yeux et frissonna jusqu’à ce que son cœur cesse de battre si vite. Lorsqu’elle les rouvrit, elle était plus calme, mais enfoncée jusqu’aux coudes dans cette plage où elle continuait de sombrer rapidement. D’épais pétales de rose rouge, des brindilles, des feuilles épineuses, des coques de noix jaunies, des pommes de pin et de minuscules clochettes en laiton rouillé jonchaient le rivage à perte de vue. Septembre se releva et tituba et pataugea au milieu de cet étrange dépotoir à l’odeur sucrée, essayant de trouver la terre ferme sous les ronces à mûres, les coquilles d’œufs de rouge-gorge, les champignons secs et flétris. Le sol n’était guère plus stable que la mer, mais au moins Septembre pouvait-elle respirer – en hoquets vifs et saccadés, car les ronces la griffaient et les brindilles lui tiraient les cheveux.

Je ne suis pas à Féérie depuis assez longtemps pour commencer à pleurer, pensa Septembre, puis elle se mordit sauvagement la langue. Voilà qui était mieux : elle réussissait à penser, et les déchets de la plage lui semblaient de moins en moins profonds à mesure qu’elle progressait. Enfin, elle n’en eut plus que jusqu’aux genoux, et elle réussit à les arpenter comme on fend une épaisse coulée de neige. À l’extrémité du rivage se dressaient de hautes falaises argentées, ponctuées de vaillants petits arbres têtus qui parvenaient à s’agripper au roc et poussaient droit, à l’horizontale de la falaise. À leur sommet, de grands oiseaux tournoyaient en criaillant, leur long cou luisant d’un bleu vif dans le soleil de l’après-midi. Septembre était seule sur la plage et respirait lourdement. Elle se frotta les yeux pour en essuyer les dernières traces de l’onguent de Gnome, qui avait séché comme de la poussière de sommeil. Lorsqu’elle eut fini de chasser sel et matière Gnome de ses yeux, elle se retourna vers la direction d’où elle était venue. Soudain, la plage ne semblait plus jonchée de pétales de rose et de bâtons et de coquilles d’œuf. Elle scintillait d’une lueur dorée, comme d’or véritable, dans toute sa largeur jusqu’à l’eau vert-violet. Des doublons et des colliers et des couronnes, des pièces de huit et des plats et des lingots et de longs sceptres rutilants. Tout cela brillait si fort que Septembre dut s’abriter les yeux de la main. Où qu’elle aille, vers la droite ou vers la gauche, le rivage restait résolument doré.

Septembre frissonna. Elle avait terriblement faim et se retrouvait assez dramatiquement trempée. Elle tordit ses cheveux et la jupe de sa robe orange autour d’une énorme couronne dorée ornée de croix. La veste, mortifiée d’avoir été distraite de son devoir par cette noyade temporaire, se gonfla avec empressement, claquant dans le vent marin jusqu’à ce qu’elle soit tout à fait sèche. Eh bien, pensa Septembre, tout cela est certainement très insolite, mais le Vent Vert n’est plus là pour me l’expliquer, et je ne vais pas passer la journée sur cette plage comme une touriste prenant le soleil. Faute de Léopard, une jeune fille a toujours ses pieds. Elle regarda une fois de plus les rouleaux vert-violet de la mer. Un élan qu’elle n’aurait su nommer frétillait en elle – quelque chose d’étrange et de profond, lié au ciel et à l’océan. Mais il y avait plus profond encore que cet élan : sa faim et son désir de trouver quelque chose qui porte des fruits ou vende de la viande ou fasse cuire du pain. Elle replia très soigneusement l’élan et le rangea au fond de ses pensées. Détournant les yeux des vagues tempétueuses, elle se mit en marche.

Au bout de quelques instants, elle s’agenouilla prudemment et ramassa un sceptre particulièrement orné de joyaux. On ne sait jamais, pensa-t-elle, je risque d’avoir besoin de vendre quelque chose, ou de corrompre quelqu’un, ou même d’acheter quelque chose. Septembre n’était pas encline au vol, mais elle n’était pas non plus stupide. Elle reprit sa progression sur la plage, se servant du sceptre comme d’un bâton de marche.

Le chemin ne fut pas aisé. L’or est tortueux quand on l’arpente et s’y entend à glisser en tous sens. Septembre se rendit compte que son pied nu était mieux adapté à la tâche que son pied chaussé, car il pouvait agripper de ses orteils les reliefs du sol luisant. Toutefois, chaque pas provoquait une petite avalanche de pièces. À la fin de l’après-midi, Septembre estimait avoir foulé l’équivalent de toutes les richesses de la Finlande. Juste quand cette pensée très adulte lui traversait l’esprit, une longue ombre insolite tomba en travers de son chemin.

À Omaha, les panneaux étaient d’un vert vif, rédigés en blanc, ou parfois blancs avec des lettrages noirs. Septembre connaissait ces panneaux-là et comprenait ce qu’ils indiquaient. Mais celui qui se dressait devant elle était fait d’un bois pâle, blanchi par les bourrasques, et la dominait de toute sa hauteur ; il s’agissait d’une sculpture représentant une belle femme aux cheveux ornés de fleurs, une longue queue de chèvre serpentant autour des jambes, et une expression solennelle sur son visage usé par les embruns. La riche lumière dorée du soleil de Féérie jouait sur ses cheveux soigneusement rabotés. Elle était affublée de larges ailes déployées, comme le trophée de natation de Septembre. Elle avait quatre bras, chacun tendu dans une direction différente qu’il désignait avec autorité. Sur son bras oriental, qui pointait dans la direction d’où venait Septembre, quelqu’un avait gravé en lettres élégantes et profondes :

PERDRE TON CHEMIN

Sur le bras septentrional, pointé vers le sommet des falaises, était inscrit :