Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Extrait: "— Maintenant je vais vous conduire près de vos collègues. Maître Boblique, le notaire le plus occupé de la petite ville de Bay, ouvrit la double porte matelassée qui séparait son cabinet de l'étude, et poussa devant lui Joseph Toussaint, son nouveau clerc. — Messieurs, commença le notaire, voici M. Toussaint..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :
• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 349
Veröffentlichungsjahr: 2015
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
EAN : 9782335102239
©Ligaran 2015
– Maintenant je vais vous conduire près de vos collègues.
Maître Boblique, le notaire le plus occupé de la petite ville de Bay, ouvrit la double porte matelassée qui séparait son cabinet de l’étude, et poussa devant lui Joseph Toussaint, son nouveau clerc. – Messieurs, commença le notaire, voici M. Toussaint…
Au même moment, dans l’étude, quatre têtes curieuses se levèrent au-dessus des pupitres et dévisagèrent le nouveau-venu, qui se tenait immobile près du patron. – C’était un grand garçon de vingt-cinq ans, solidement découplé et membru, mais dont la figure rêveuse contrastait avec cette massive charpente. Sous son front martelé de bosses intelligentes, ses yeux bleus avaient une expression étonnée et mélancolique ; sa barbe blonde dissimulait mal une bouche naïve, largement fendue, aux bonnes lèvres épaisses et légèrement boudeuses ; ses cheveux châtain clair, mal coupés, et ses habits de gros drap, confectionnés par un tailleur de village, trahissaient une complète indifférence en matière de toilette. – Il est drôlement ficelé ! chuchota le petit clerc à l’oreille de l’expéditionnaire son voisin. – Ce sera un piocheur, pensa le vieux Sénéchal, qui, depuis bientôt trente ans, cumulait les fonctions de premier clerc et de caissier. – Quant à Joseph Toussaint, assez peu à l’aise sous les rayons visuels de ces quatre paires d’yeux qui le toisaient, il contemplait silencieusement ses souliers ferrés, rougis par la glace fondante, car on était en janvier, et la neige floconnait dru dans les rues.
– M. Toussaint, continua maître Boblique, prendra la place de Jacquemaire. Vous le mettrez au courant de sa besogne, Sénéchal. – Tout en parlant, le notaire allait d’un pupitre à l’autre, feuilletant une grosse, fouillant un carton, lisant par-dessus les épaules des clercs et ne tenant guère en place. Petit, grêle et trottant sans bruit comme un chat maigre, redressant sa tête chafouine sur un coup sans cesse cravaté de blanc, il portait des lunettes bleues et avait un teint couleur de vieux papier timbré. Sa figure était de glace, et ses clercs, qui l’avaient constamment sur le dos, prétendaient que jamais ses lèvres minces ne s’étaient desserrées pour rire franchement. – À propos ! reprit-il en se tournant vers Toussaint, avez-vous déjà loué une chambre ? Non !… Eh bien ! Sénéchal, qui logeait votre prédécesseur, vous prendra sans doute aux mêmes conditions. Arrangez-vous ensemble, je vous donne campos pour cette après-midi ; mais je compte sur vous demain à huit heures. Je suis ponctuel, et j’exige de mes clercs la même ponctualité.
Le notaire rentra dans son cabinet, laissant Joseph planté au milieu de l’étude et encore tout ébaubi. Pour se donner une contenance, le nouveau clerc fit quelques pas vers une table isolée, dont la chaise vacante semblait attendre un occupant ; il allait s’y asseoir quand un geste de Sénéchal l’arrêta. – Non, non, dit ce dernier en souriant, c’est le bureau de M. Des Armoises, le clerc amateur. Il est vrai qu’il n’y use guère ses manches, mais enfin c’est sa place. La vôtre est près de moi, mon camarade ; asseyez-vous là et lisez l’annuaire afin de vous mettre dans la tête les noms des officiers ministériels de l’arrondissement. Dès que j’aurai terminé mes comptes, nous nous occuperons de votre installation.
Le ton affable de M. Sénéchal rasséréna un peu le jeune homme, qui s’assit à ses côtés et se mit à feuilleter l’annuaire. Ses yeux abandonnaient de temps en temps les pages du livre pour examiner cette grande salle sombre, dont la physionomie austère contrastait si fort avec la petite étude de village qu’il venait de quitter. Les quatre plumes avaient recommencé à grincer sur le papier timbré ; dans la niche poudreuse, le poêle de faïence ronflait doucement, tandis qu’au dehors la neige tourbillonnait et se tassait par plaques aux angles des fenêtres. Le jour, tamisé par des vitres verdâtres, éclairait d’une lumière maussade les bureaux peints en noir, les têtes courbées des clercs, les casiers bourrés de paperasses d’où pendaient des franges de fil rouge, et les lambris garnis du haut en bas de cartons volumineux sur lesquels étaient inscrits en ronde les noms des prédécesseurs de maître Boblique. De son coin, Joseph pouvait déchiffrer la liste des notaires qui s’étaient succédé dans cette vieille étude, et dont les plus anciens, représentés par une dernière rangée perchée à la hauteur des corniches, disparaissaient sous les toiles d’araignée. Pendant ce temps, à l’autre bout de l’étude, l’expéditionnaire collationnait un acte à mi-voix avec son voisin. Accompagnée du ronron du poêle, la psalmodie de l’expéditionnaire arrivait à Joseph par lambeaux et donnait à chaque instant un nouveau tour à ses réflexions. – « Par-devant Me Simon-Saturnin Boblique et son collègue, bredouillait le clerc, ont comparu : 1° dame Renée-Armande de Lencloître, veuve de Joseph-Xavier Des Armoises, demeurant à Bay, et 2° Xavier-René Des Armoises, son fils majeur, demeurant avec elle, lesquels aux qualités qu’ils agissent et pour l’intelligence du présent inventaire, nous ont exposé que René-Armand de Lencloître, chevalier de Saint-Louis, leur frère et oncle, est décédé le 20 novembre 1868 en son domaine de Rembercourt, et qu’aux termes d’un testament olographe, déposé en l’étude et enregistré, il a institué pour son légataire universel ledit sieur Xavier-René Des Armoises… »
– On ne le verra plus souvent à l’étude, le beau René ! interrompit le clerc chargé de la collation, le voilà riche.
– Peuh ! riche ! murmura l’expéditionnaire, cela dépend… D’abord la mère a l’usufruit de tout.
– N’importe, il n’attendait que cet héritage pour décamper, et il ne remettra guère les pieds ici.
– Le patron n’en sera pas fâché, lui qui ne supporte pas les amateurs, et qui gardait celui-ci uniquement à cause de la clientèle de l’oncle.
– Il y a des gens qui ont de la chance ! soupira le clerc, Des Armoises va retourner à Paris faire des pièces de théâtre et souper avec des actrices.
– Elle le mènera bon train ! avec cela qu’il a le diable au corps et que l’argent lui fond dans les mains… Il aura bientôt fricassé la succession.
– Chut ! chut ! messieurs, s’écria Sénéchal, qui s’embrouillait dans ses comptes.
La collation fut reprise sur le même ton de mélopée nasillarde, tandis que Joseph pensait à ce jeune homme auquel un héritage tombé du ciel venait de donner la clé des champs. Involontairement il lui portait envie, car il s’avouait tout bas que le notariat n’était guère non plus la profession de son choix. Ayant une âme tendre et un esprit contemplatif, que cinq ans de séminaire avaient encore teintés de mysticisme, il était plus épris de lectures et de méditations philosophiques que de discussions juridiques ou fiscales. – Toujours paperasser, songeait-il, ne voir que les intérêts les plus mesquins et les plus vulgaires aspects de l’âme humaine, misérable besogne pour laquelle je n’ai aucun goût ! À chaque article du code, j’ai envie de m’écrier : Qu’est-ce que cela me fait ?… Oui, mais j’ai promis de m’y faire, et d’ailleurs que dirait mon frère l’abbé ?
Le poêle poursuivait sa chanson assoupissante ; au dehors, les flocons ne cessaient de frôler les vitres avec un léger bruit d’ailes, et le nouveau clerc de maître Boblique continuait à méditer sur toute autre chose que l’annuaire. Ses rêves s’étaient envolés du côté de son village lorrain perdu au fond de la Meurthe. Il revoyait les maisons d’Albestroff pressées autour de l’église, la petite chambre de la ferme où il lisait saint Augustin avec l’abbé, le jardin plein d’herbes où il faisait de la botanique avec sa sœur Geneviève. L’expéditionnaire ânonnait toujours de la même voix atone sa collation, et peu à peu la songerie de Joseph s’en revint vers cet oncle à succession couché maintenant sous la neige d’un cimetière où il n’avait emporté avec lui ni inscriptions de rente, ni créances actives, ni aucune des précieuses reliques décrites dans l’inventaire. Un neveu étourdi et prodigue allait vendre tous ces vieux meubles et en semer l’argent par les chemins. – Voilà la vie ! pensait Joseph, qui avait l’esprit enclin aux comparaisons philosophiques, chacun de nous croit y jouer un rôle devant un monde de spectateurs attentifs, et, en définitive, ne joue que pour lui seul une petite pièce bien bête que la mort vient interrompre, et au bout de tout cela il y a une bière mal faite, suivie d’une vingtaine d’indifférents, et déposée dans un trou loin de tous regards amis…
– Eh bien ! jeune homme, vous vous étiez endormi sur l’annuaire ?
Joseph confus releva la tête et vit devant lui le maître-clerc, qui s’apprêtait à partir. Il s’était enveloppé d’un ample manteau orné d’un grand collet de peau de renard, et il enfonçait ses doigts dans de gros gants de laine tricotée. Son cou, un peu court, disparaissait sous la fourrure qui encadrait un visage coloré et jovial. Tout riait dans cette bonne figure de M. Sénéchal : les yeux bleus, ronds et émerillonnés, le nez aux ailes mobiles, la bouche petite aux lèvres vernissées et charnues, laissant voir deux rangées de dents bien blanches. Il avait quelque chose de la physionomie gourmande et éveillée du bouvreuil, ce grand mangeur de fruits. – Midi moins un quart ! continua-t-il de sa voix de fausset, nous aurons le temps de passer à votre auberge pour vos bagages ; de cette façon vous pourrez vous installer après dîner.
Ils sortirent. La neige avait cessé, et, chemin faisant, M. Sénéchal informa Joseph Toussaint des conditions auxquelles il donnait la table et le logement à son prédécesseur ; elles étaient douces et cadraient avec le modeste budget du jeune homme, qui s’empressa de les accepter. La question des bagages fut vite expédiée ; la garde-robe de Joseph était en harmonie avec sa bourse. En quittant l’auberge, ils revinrent par la place du marché, et tout à coup M. Sénéchal, qui jusque-là avait hâté le pas, car la neige fondait et le froid piquait, s’arrêta net devant l’étalage d’une marchande de comestibles. Il resta un moment en contemplation silencieuse devant les galantines marbrées de truffes, les saucissons d’Arles, les chapelets d’alouettes dodues, et un pâté de Strasbourg dont on entrevoyait la croûte dorée à travers la boîte de sapin. Ses yeux ronds se dilataient, ses narines se gonflaient, un sourire épanouissait ses lèvres humides : – Eh ! eh ! jeune homme, cela ne vous dit-il rien ?
Joseph, qui était en gastronomie aussi primitif qu’en fait de toilette, ne comprenait mot à l’enthousiasme de son compagnon, et restait froid en présence de ces victuailles.
– Voyez-moi ces pyramides de poires fondantes, continua M. Sénéchal, l’eau en vient à la bouche ! et ces pieds truffés… Oh ! oh ! et une bécasse ! C’est la première. – Il resta un moment indécis et comme en lutte avec lui-même. – C’est le gibier que je préfère, reprit-il, et vous ?
– Oh ! moi, répondit Joseph, qui avait les pieds gelés et s’impatientait, je ne sais… À table, je n’ai jamais pu faire la différence d’une perdrix et d’un pigeon.
– Est-ce possible ? En ce cas, cela me décide ; attendez-moi !
M. Sénéchal se précipita dans la boutique et en revint triomphant au bout de quelques minutes.
– Ma foi, je l’ai achetée, dit-il en montrant un paquet d’où pointait le long bec de l’oiseau, nous en ferons ce soir un salmis pour fêter votre bienvenue.
Ils se remirent en marche, mais à mesure qu’on approchait de la rue de Savonnières, où demeurait M. Sénéchal, le maître-clerc ralentissait le pas et sa figure trahissait une certaine inquiétude. Comme ils traversaient le petit pont qui fait face à l’église des Augustins, le bonhomme montra à Joseph une habitation dont le soubassement était baigné par l’eau du canal. – Voici, dit-il, l’une des façades de notre maison, et vous pouvez voir d’ici la fenêtre de votre chambre. L’endroit n’est pas très gai, mais on s’y habitue, et le dimanche on peut entendre chanter les vêpres de chez soi.
Joseph s’était arrêté, et examinait avec intérêt ce coin singulièrement pittoresque de la petite ville de Bay. Le bras de rivière qui traverse ce quartier dans sa largeur alimente tout un monde d’usines disséminées sur ses bords : moulins, buanderies, tanneries et fabriques de toiles de coton. De chaque côté de l’étroit canal, les vieux logis riverains allongent leurs toits à auvent, ornés de gargouilles sculptées, et baignent leurs assises dans l’eau noire qui tantôt fuit sous l’arche d’un pont, tantôt bouillonne autour de la turbine d’une filature. Les rangées parallèles de ces antiques façades ventrues, verdies par l’humidité et percées de rares fenêtres, forment un obscur couloir au-dessus duquel surplombent çà et là des balcons de bois vermoulu, des passerelles moussues et de hauts châssis à claire-voie où sèchent des mottes de tan. L’été, quand le soleil du soir visite un moment cette obscurité, il y prodigue pour sa bienvenue des merveilles de coloration. La lumière fait de longues trouées d’or sous les arches, sillonne de rouges éclairs le cours de l’eau sombre, danse en reflets fantasques sur les murs noircis, et se blute en fine poussière bleue jusque sous les voûtes des déversoirs. – Dans les journées d’hiver semblables à celle qui éclairait la venue de Joseph Toussaint, le spectacle est tout autre, mais non moins original. De sveltes stalactites glacées frangent les chéneaux des toits et les bouches des gargouilles ; le givre accroche des guirlandes de filigrane aux aubes des roues immobiles ; la neige tapisse les corniches des murs, et tout le canal baigné d’une clarté bleuâtre ressemble à une mystérieuse grotte norvégienne.
– L’endroit me plaît, fit gravement Joseph avec un léger accent lorrain-allemand.
– Dépêchons-nous, dit M. Sénéchal, voici le dernier coup de midi, et nous ne sommes pas en avance !
La maison avait son entrée sur la rue de Savonnières. Au bruit des pas des deux clercs, une porte s’ouvrit au fond du corridor, quelqu’un se précipita vers M. Sénéchal, et dans l’obscurité Joseph entendit deux baisers résonner sur les joues du bonhomme, puis une pure voix de contralto s’écrier : – Comme tu es en retard ! La soupe est trempée depuis la belle heurette !
Quand Sénéchal eut libéralement répondu à cette caresse, il s’écarta, et par la baie de la porte entrouverte Toussaint aperçut une jolie fille dans la pleine beauté de ses dix-neuf ans. – Voici ma fille Angèle, dit le maître-clerc. – Le jeune homme surpris put à peine ébaucher un salut fort gauche, ébloui qu’il était par deux grands yeux couleur de bluet qui brillaient en face de lui.
– Je te présente M. Toussaint, continua M. Sénéchal ; il remplace Jacquemaire à l’étude, et il le remplacera aussi chez nous. On va tout à l’heure apporter sa malle.
La jeune fille jeta un rapide coup d’œil sur le nouveau-venu, et un sourire retroussa d’une façon originale un seul des coins de ses lèvres rouges.
– Il arrive de son village, poursuivit le bonhomme en tirant brusquement la bécasse de dessous son manteau, et il a eu l’amabilité de nous en rapporter cet oiseau, que nous mangerons ce soir en salmis.
À ces mots, Joseph fit un haut-le-corps et eut peine à retenir un cri de surprise. Il ouvrit de grands yeux étonnés, tandis qu’Angèle regardait alternativement la bécasse et son père d’un air malicieusement incrédule.
– C’est lui qui l’a tuée, affirma M. Sénéchal en pinçant violemment le bras du pauvre garçon, qui finit par comprendre. – Oui, oui, balbutia-t-il, et en même temps il rougit jusqu’aux oreilles.
– Porte-la au garde-manger, reprit timidement le maître-clerc, et n’en parle à ta mère que lorsque je serai parti.
Mlle Angèle regarda son père en dessous, haussa légèrement les épaules, et dit en prenant la bécasse : – Ma mère est allée chez mes tantes, et elle ne rentrera qu’à la nuit.
Tout en parlant, elle avait mis un troisième couvert sur la table, tandis que M. Sénéchal, rasséréné par la nouvelle de l’absence de sa femme, se débarrassait en sifflotant de ses gants et de son manteau. Le dîner fut silencieux malgré les efforts du maître-clerc. Angèle étudiait le nouveau pensionnaire ; celui-ci, encore intimidé, mais mourant de faim, mangeait beaucoup et parlait peu. Quand on se leva de table, M. Sénéchal emmena Joseph, lui fit visiter la maison de la cave au grenier, et ne le quitta qu’après l’avoir solennellement installé dans sa chambre. Cette pièce, que dans la famille on appelait la chambre des clercs, était haut perchée et assez pauvrement meublée, mais Joseph, qui n’avait jamais été gâté sous le rapport du luxe, la trouva très habitable. L’unique fenêtre à croisillons de pierre, donnant au-dessus du canal, laissait apercevoir les bas-côtés de la vieille église. Ce pieux voisinage et le perpétuel bruit d’eau qui montait jusqu’au second gagnèrent le cœur du jeune homme et achevèrent de lui faire prendre en gré son nouveau gîte. Il vida sa malle, rangea sur la table sa modeste bibliothèque : – le Manuel du notariat, un code, Pascal et la Bible, – puis il suspendit au trumeau de la cheminée ses photographies de famille. Quand tout fut en ordre, il s’aperçut que son feu s’était éteint. Alors, se trouvant un peu esseulé et transi dans cette pièce froide, il descendit pour se dégourdir les jambes en flânant par la ville.
Comme il traversait le corridor, il vit la porte de la salle à manger entrouverte ; Angèle, installée près de la fenêtre, repassait du linge sur une haute table, tout en fredonnant. Joseph s’arrêta, luttant entre le désir de causer avec sa jeune hôtesse et la crainte de paraître indiscret. Il allait passer quand la jeune fille le pria d’entrer. – Monsieur, lui dit-elle à brûle-point, je voudrais vous demander une chose. Avouez que c’est mon père qui a acheté la bécasse ?
– Plaît-il ?… balbutia Toussaint décontenancé.
– Avouez-le. Je connais toutes les ruses de papa. La gourmandise est son péché mignon, et, quand j’étais petite, je lui ai plus d’une fois servi de complice, comme vous ce matin.
– Mon Dieu, mademoiselle, répondit-il de sa grosse voix, puisque vous le voulez, j’en conviens, et même je ne suis pas trop fâché de n’avoir plus à soutenir un mensonge.
– Il faut le soutenir au contraire, s’écria Angèle, et hardiment, sans quoi nous aurons une scène à souper. Maman me gâte, elle mangerait du pain sec pour me donner une robe ; mais elle est féroce sur l’article friandise. Promettez-moi de mentir effrontément devant elle.
– Je le promets.
– Surtout, reprit-elle en levant un doigt, n’allez pas rougir comme ce matin ! J’ai tout deviné rien qu’en vous voyant, et maman est encore plus fine que moi.
– Vraiment ! – Ils se regardèrent et partirent ensemble d’un long éclat de rire.
La glace était rompue, et le jeune homme se félicitait intérieurement de cette demi-complicité qui établissait entre eux un commencement de familiarité. Angèle l’invita à s’asseoir près du poêle, et Joseph ne se fit pas prier, car il avait les doigts glacés. Seulement il ne savait comment renouer le fil interrompu de la conversation. Tout en caressant de ses larges mains la faïence brûlante du poêle, il se creusait la tête. Angèle s’était remise à son repassage. Tantôt elle se baissait vers le réchaud ; tantôt, se haussant sur ses petits pieds, elle inclinait sa taille souple pour promener lentement le fer jusqu’à l’extrémité d’un long rideau. La lumière de la fenêtre, tombant sur les épaisses torsades brunes de son chignon, piquetait un bout d’oreille et se jouait dans de petits cheveux fous, bouclés à la naissance de la nuque. À mesure qu’un rideau était repassé et plié, elle se tournait à demi vers une crédence pour l’y poser, et Joseph voyait se découper, comme le profil d’une médaille, son front haut, sa paupière mi-voilée, son nez aquilin, le modelé moelleux de sa bouche espiègle et un menton gras, légèrement proéminent. Elle était grande, bien faite et très vive. Il y avait dans toute sa personne une harmonie de mouvements à la fois hardis et chastes, une franchise, une plénitude de vie, dont la séduction était irrésistible.
Angèle était toute en dehors, très démonstrative, très causeuse. Aussi ce fut elle qui vint en aide au taciturne Joseph et qui rompit de nouveau le silence.
– Est-ce la première fois que vous habitez la ville, monsieur Toussaint ? lui demanda-t-elle en soulevant son fer à la hauteur de sa joue pour s’assurer s’il était chauffé à point.
– J’ai l’air campagnard, n’est-ce pas ? fit Joseph avec un accent de curiosité naïve ; j’ai pourtant vécu cinq ans à Nancy, mais j’ai passé le reste du temps au village, chez mes frères.
– Votre famille est nombreuse ?
– Nous sommes onze frères et sœurs, dit-il un peu confus de l’aveu ; à part mon frère l’abbé et moi, tout ce monde habite Albestroff, un vrai nid solitaire au fond des bois.
– Oh ! que je m’y ennuierais ! s’écria sans façon Angèle.
– C’est que vous ne connaissez pas Albestroff, repartit Joseph avec conviction ; vous ne sauriez croire comme mon nid prend un homme et s’en rend maître ! Ce n’est pourtant qu’une ferme où toute la famille se couche à neuf heures et se lève à six ; mais c’est un logis fait pour le cœur, où il y a toujours des endroits bruyants et des recoins intimes, toujours de l’air, des fleurs et du soleil. L’eau vive y court de tous côtés ; le long corridor est toujours sablé d’un fin sable blond, et il y a un grand parloir où il est défendu de fumer, et où pourtant je fumais… Mon nid, voyez-vous, donne le mal du pays quand on n’y est plus.
– Vous ne ressemblez guère, en ce cas, à un de vos camarades de l’étude, qui grille de prendre sa volée, bien qu’il ait un nid chaudement capitonné.
– Comment s’appelle-t-il ?
– René Des Armoises.
– Ah ! le jeune homme à l’héritage… J’en ai entendu parler ce matin comme d’un cerveau brûlé.
– Vous changerez d’avis quand vous le connaîtrez ! s’écria Angèle en posant vivement son fer et en s’accoudant sur la table ; c’est un garçon ardent à la vérité, mais plein d’esprit. Il est excellent musicien, et il monte si bien à cheval !… Et puis c’est un poète ; il a composé sur la Vigne en fleurs de beaux vers que j’ai lus dans un journal et que je sais par cœur… Il aura un nom un jour, et il sera la gloire de la ville.
– La gloire ! dit sentencieusement Toussaint en hochant la tête, une étoile qui ne se lève que lorsque nous sommes dans la tombe. La belle avance !… Et puis les vers, par le temps qui court, cela ne mène à rien.
Au fond, Joseph était jaloux de l’animation avec laquelle la jeune fille avait parlé de René Des Armoises. Il en voulait à cet inconnu de l’admiration qu’il semblait inspirer à Angèle.
– Il ne fait pas que des vers, répliqua celle-ci, piquée du ton dédaigneux de son interlocuteur ; il écrit aussi des pièces de théâtre.
– Auteur ? continua Joseph, bah ! pour un qui réussit, combien font la culbute dans l’oubli !
Il se tut un moment, puis saisi d’un scrupule et un peu honteux de son humeur dénigrante, il reprit comme s’il se fût répondu à lui-même : – Certainement c’est une belle chose de mettre ses propres idées dans la peau de personnages vivants, et de les voir se promener en habits magnifiques devant des milliers de gens qu’on fait rire ou pleurer d’un seul mot…
– Oh ! oui, interrompit Angèle avec enthousiasme, et puis la musique de l’orchestre, et ces milliers de mains, qui applaudissent comme si elles appartenaient à un seul corps, c’est beau cela !
– Vous aimez le théâtre, mademoiselle ?
– À la folie ! – Elle ajouta en soupirant : – Pourtant je n’y ai pas mis les pieds depuis l’âge de neuf ans. Dans mon enfance, ma mère me menait parfois au petit théâtre d’ici. J’écoutais de tout mon cœur et de toutes mes oreilles. Ce n’était pas de la joie que j’éprouvais, c’était de l’extase. Tout ce que j’avais vu me trottait si bien par la tête, que j’en rêvais, et que la nuit je me levais tout endormie pour déclamer par la chambre… Papa eut peur pour mes nerfs, et on m’interdit à tout jamais le spectacle.
– Je le crois bien, dit Joseph, effrayé d’une pareille exaltation.
– Oh ! mais j’y retournerai, murmura-t-elle entre ses dents.
– Comment vous y prendrez-vous ?
– Cela, c’est mon secret ! répondit-elle d’un petit air important.
– Voyons ! s’écria le jeune homme avec un gros rire de bonne humeur, confiez-le-moi ; puisque nous sommes de moitié dans le secret de la bécasse, partageons encore celui-là.
– Vous me promettez de ne pas en souffler mot à mon père ?… Eh bien ! depuis le jour où on m’a défendu le spectacle, je n’ai plus eu qu’une idée : y retourner ; – mais y retourner à Paris pour voir de bons acteurs dans une salle qui en vaille la peine. Alors je me suis mise à économiser toutes les petites pièces d’or qu’on me donnait au nouvel an, à ma fête, ou quand la vendange était belle… il m’a fallu de la patience, allez ! Tout de même, en neuf ans cela a fini par faire une somme, et puis ma mère y a mis du sien.
– Savez-vous combien il y a dans la tirelire ? demanda Joseph, que l’histoire d’Angèle amusait.
– Je n’ai pas encore osé y regarder, mais je sais qu’elle est lourde, très lourde !… Le jour où j’aurai mes vingt ans, je l’ouvrirai, puis je câlinerai si bien papa, qu’il nous laissera partir pour Paris, ma mère et moi ; alors nous nous en donnerons du théâtre, je vous en réponds !
Elle agitait la tête avec animation et promenait nerveusement son fer sur la mousseline du rideau ; Joseph finissait par partager son enthousiasme.
– Pensez, continua-t-elle en se penchant vers lui, voir l’Opéra et les Français, entendre de beaux vers ou de belle musique dans une salle flambante de lumière et de toilettes !… Oh ! Paris, s’écria-t-elle comme grisée par ses propres réflexions, d’abord les cartes ont prédit que j’y trouverais ma fortune… Croyez-vous aux cartes, monsieur Toussaint ?
Comme Joseph allait répondre, une voix de femme retentit dans le corridor : – Voici ma mère, dit Angèle, et elle ajouta rapidement : – Souvenez-vous d’avoir de l’aplomb à souper.
Mme Sénéchal était une petite femme ronde comme une pelote et vive comme la poudre, ayant le teint encore frais malgré quelques piqûres de petite vérole, l’air commun, les yeux futés, et la langue prompte à la riposte. Nu-tête en toute saison, elle portait les cheveux relevés sur le front, à la chinoise, et deux petites mèches de bandeaux passées sur l’oreille venaient par derrière se renouer à un maigre chignon attaché tout de travers par une épingle à cheveux. Faisant peu de toilette, sans cesse trottinant et tracassant, on ne la voyait guère oisive, si ce n’est le soir, en hiver, quand, la taille flottante dans son ample caraco noir et les pieds sur son couvet, elle dévorait des romans. Cette lecture, qui l’enchantait, avait fini par donner à son esprit peu cultivé une teinture passablement chimérique. Elle n’avait qu’une grande passion : sa fille. Emportée, mordante, peu tolérante avec les autres, pour sa fille elle devenait douce comme un mouton. Elle l’admirait, la prônait et la servait sans jamais se lasser ni se plaindre. Rien n’était trop beau pour Angèle, et afin de lui donner une toilette neuve, Mme Sénéchal eût fait volontiers jeûner toute la maison pendant une semaine. – On conçoit les fulminantes explosions de colère qui accueillaient les gourmandes fantaisies de M. Sénéchal, et on devine avec quelles transes ce soir-là le bonhomme s’agita sur sa chaise lorsqu’Angèle apporta le salmis de gibier, d’où s’exhalait une appétissante odeur de citron.
– Ma bonne amie, fit-il d’une voix flûtée, c’est une bécasse de la Meurthe, la chasse de M. Toussaint.
Mme Sénéchal lorgna un moment la figure rêveuse de Joseph, qui n’avait rien d’un Nemrod, puis, lançant une œillade défiante vers son mari, elle dit au jeune clerc de son ton mordant et goguenard : – Mes compliments, monsieur, vous êtes bon tireur.
– Moi, madame ? murmura Joseph. – Troublé par l’accent ironique de cette terrible femme, il prit peur et s’embrouilla dès la première phrase.
– Il patauge ! pensait M. Sénéchal en baissant le nez et en frottant sa serviette contre ses lèvres.
Tout à coup Joseph, relevant la tête, vit deux yeux bleus qui le regardaient fixement comme pour lui crier : Courage ! dans leur langue insinuante. – Mon Dieu ! reprit-il d’une voix ferme, je l’ai tuée à la brune avant hier, près du ruisseau, mais c’est un raccroc, et je n’en suis pas moins un mauvais chasseur.
M. Sénéchal respira. Les regards d’Angèle remercièrent avec effusion Joseph, qui se sentit tout gaillard. Il lui semblait qu’il y avait maintenant entre la jeune fille et lui un lien déjà plus intime, et la nuit, sur son traversin, le nouveau clerc de maître Boblique rêva pour la première fois de deux beaux yeux couleur de bluet.
Une après-midi, à l’étude, Joseph Toussaint était occupé à minuter un acte. Tandis qu’il feuilletait les pièces du dossier, ses yeux tombèrent sur le bureau vacant du clerc-amateur. – Ne verrais-je donc jamais ce M. Des Armoises ? pensa-t-il. – Depuis son premier entretien avec Angèle Sénéchal, le souvenir du beau René lui trottait par l’esprit. Il éprouvait un vif sentiment de curiosité mêlé de prévention à l’égard de ce fils unique, noble, riche, qui faisait des vers, et « montait si bien à cheval ! » – Je suis sûr, se disait-il, que j’aurai une déception. C’est égal, je voudrais le connaître…
Tout à coup la porte de l’étude s’ouvrit comme poussée par un coup de vent, et un jeune homme, enveloppé dans une pelisse de fourrure, entra en riant, secoua cordialement la main de M. Sénéchal et salua lestement les autres clercs. – Bonjour, monsieur Des Armoises ! murmura le bonhomme.
Joseph ne put s’empêcher de tressaillir sur sa chaise, et ses yeux s’écarquillèrent pour contempler le nouveau-venu. René Des Armoises avait jeté sa pelisse sur une table ; il était allé s’adosser sans façon contre le poêle, à la porte duquel il présentait alternativement la semelle fumante de ses bottines, tout en distribuant des plaisanteries à droite et à gauche. Il pouvait avoir vingt-quatre ans. Svelte de taille, large des épaules, il était élégamment, mais simplement vêtu ; ses yeux bruns avaient le regard droit, vif et pénétrant ; son front large, ombragé d’une forêt de cheveux noirs, courts, et frisant naturellement, disait l’intelligence et la volonté ; l’expression impérieuse du haut de la tête était corrigée par le joyeux sourire d’une bouche aux lèvres sensuelles, cachée à demi sous une barbe noire et frisée ; l’ensemble rappelait la physionomie énergique et passionnée de certain buste de Lucius Verus qu’on voit au Louvre. Il y avait dans les manières du jeune homme une aisance, un entrain et une franchise qui plurent à Joseph, tout en le déconcertant.
Au même moment, maître Boblique ouvrit la porte de son cabinet, salua Des Armoises par-dessus ses lunettes et demanda brièvement à Toussaint si son travail était prêt. Après avoir jeté un coup d’œil sur l’acte rédigé par Joseph : – Bien ! dit-il, Beaurain est malade, il faudra lui porter le bail à signer, et ne revenir qu’avec l’argent. Préparez-vous à partir pour le Chânois avec M. Des Armoises, qui vous montrera le chemin. – Il fait beau temps, ajouta le notaire en se tournant vers ce dernier, et ce sera une promenade pour vous, Des Armoises.
Celui-ci s’inclina et rendossa sa pelisse, tandis que Joseph empochait l’acte. Ils furent bientôt dehors, et, après avoir dépassé les dernières maisons du faubourg, ils s’engagèrent dans la route pierreuse qui grimpe vers la plaine de Véel. Il gelait ferme, la neige de la semaine précédente était restée sur la terre et craquait sous les pieds des jeunes gens.
– Fumez-vous ? demanda Des Armoises à Toussaint en lui présentant un porte-cigares plein de londrès.
– Merci ! répondit ce dernier avec une gauche brusquerie, j’ai ma pipe.
Il la bourra lentement, tandis que René allumait un cigare d’un air dégagé, avec un mouvement d’épaules qui semblait dire : – C’est un ours, mais après tout ça m’est bien égal ! – Ils recommencèrent à marcher en silence. Joseph grillait de faire causer le clerc-amateur ; il s’était promis en partant de le disséquer, et il constatait déjà que la tâche n’était pas aussi facile qu’il l’avait cru. Quant à René, il paraissait s’occuper médiocrement de son compagnon de route ; il regardait le paysage, fredonnait de vieux airs d’opéra, et répondait par de brefs monosyllabes aux timides questions de Toussaint. C’est ainsi qu’ils atteignirent la ferme du Chânois, où demeurait le client de maître Boblique. C’était un fermier assez mauvais payeur, dont le bail prenait fin, et que son propriétaire menaçait d’un congé. Devant cette perspective d’un déguerpissement imminent, le débiteur, malade et alité, avait fini par s’exécuter. Dès que l’acte fut signé et les écus comptés, les deux jeunes gens quittèrent la ferme.
– Encore une victime de ce pince-maille de Boblique ! dit René d’un ton méprisant.
– Croyez-vous ? s’écria Joseph, à qui cette seule pensée fit monter le rouge au visage.
– J’en suis sûr ! Vous ne connaissez pas le pèlerin ; il a une charité ingénieuse pour recueillir chez lui l’argent des autres ; Boblique est le saint Vincent de Paul de la pièce de cent sous. On voit que vous êtes encore neuf à l’étude… Est-ce que ça vous va, ce métier de gratte-papier ?
– Oh ! non, répondit mélancoliquement Toussaint, je me suis laissé pousser dans le notariat par l’un de mes frères, mais je vous assure que le cœur n’y est pour rien.
– À la bonne heure ! C’est comme moi, je suis entré chez Boblique pour faire plaisir à un vieil oncle dont l’héritage était à ce prix ; mais le bonhomme est mort, et dans trois mois je retournerai à Paris mener la vie comme je la comprends.
– Et comment la comprenez-vous ? demanda Joseph avec une naïve curiosité.
– Comme elle doit être comprise : mouvementée, passionnée et sans cesse colorée par des émotions nouvelles. La nouveauté des choses m’est nécessaire comme le pain ; elle me donne une énergie que je ne trouve pas ici, où je n’ai d’autres spectacles que ceux auxquels je suis habitué depuis l’enfance.
– Comme les goûts diffèrent, reprit Joseph étonné, ce que je désire, moi, c’est une solitude profonde où je puisse sans cesse m’entretenir avec moi-même et quelques livres… Les villages sans nom, les fermes oubliées au fond des bois, où ne retentit que le chant des coqs, voilà mon lot. J’ai en moi, avec l’amour de la nature, un grand fonds d’étonnement que le retour des mêmes spectacles n’épuise jamais.
– C’est que vous êtes un rêveur, remarqua René en l’examinant avec plus d’intérêt.
– Et vous un poète ! repartit Toussaint avec un large sourire qu’il essayait de rendre malicieux.
– Qui vous l’a dit ?
– La fille de M. Sénéchal, qui a lu vos vers et les sait par cœur.
– Ah ! Mlle Angèle ! s’écria René avec un sourire de satisfaction ; c’est une jolie fille, j’espère que vous lui faites un doigt de cour.
– Moi ! murmura Joseph, stupéfait et rougissant, je ne me permettrais jamais…
– Et pourquoi pas ? interrompit Des Armoises, il faut adorer tout ce qui est adorable : les belles filles, les ciels lumineux, les couleurs éclatantes… Tenez, voilà aussi qui est admirable !
Il montra à son compagnon la plaine qui ondulait devant eux, blanche et ensoleillée. Dans un pli de terrain, la ferme du Chânois dressait ses toitures surmontées d’une légère fumée bleuâtre ; au-delà, les collines boisées s’enchaînaient mollement l’une à l’autre, et leurs derniers mamelons fuyaient, noyés dans une brume lilas. – Est-ce assez beau, reprit René, cette muette symphonie, où tous les blancs s’harmonisent dans un accord parfait ? Et ce bleu fin du ciel se fond-il assez tendrement avec le ton azuré des bois poudrés de givre ?… Oh ! la lumière, quelle ivresse !
Et on voyait qu’il sentait comme il parlait ; ses yeux pétillaient d’enthousiasme, il enfonçait avec délices ses pieds dans la neige éblouissante ; toute sa sève vitale semblait avoir doublé d’intensité, il jouissait avec volupté de l’air pur, sonore et lumineux. Joseph le considérait et roulait de surprise en surprise. – À l’extrémité de la plaine blanche, deux femmes sortirent du bois, courbées sous le poids de fagots de branches mortes. On les voyait s’avancer lentement sur la neige, et lorsqu’elles traversèrent le chemin que suivaient les deux jeunes gens, l’une d’elles, haletante, s’assit pour souffler au revers du fossé. Elle était vieille et toute décrépite, de longues mèches de cheveux gris retombaient sur son front et son cou ridés ; ses yeux avaient le regard morne d’une bête de somme, et son maigre corps pliait sous la charge. – Joseph s’arrêta un moment pour la regarder d’un air attendri, puis il poursuivit son chemin tout songeur.
– Cette vieille femme a pourtant aussi une âme immortelle, dit-il tout à coup à Des Armoises, il faut convenir qu’elle fait une triste besogne sur la terre… Cela me confond toujours, et vous ?
René sifflotait sans répondre. – Quel singulier garçon ! pensait-il. – Bah ! reprit-il tout haut en faisant claquer ses doigts, la vie est trop courte pour qu’on se fatigue à deviner des rébus. Les problèmes philosophiques m’énervent l’esprit sans profit ; le spectacle des réalités sordides m’encrasse l’imagination ; il me semble que je patauge dans la boue avec de la pluie dans le dos.
– Bonté divine ! s’écria Joseph en levant au ciel ses yeux ébaubis, comme, vous autres artistes, vous rejetez sans pitié les cordes humaines qui ne vibrent pas à l’unisson de vos fantaisies ! Comme vous faites bon marché du devoir !
– Le devoir ! répliqua René, un épouvantail placé dans le champ des rêves pour épouvanter les poètes qui viennent y picorer le fruit défendu ! – Il s’était élancé sur le talus et regardait droit devant lui d’un air de défi. – Notre devoir, à nous, c’est l’art, et pour faire de l’art, il faut se monter l’imagination ; il faut piétiner sans vergogne dans les plates-bandes des conventions bourgeoises.
Joseph, à son exemple, s’était arrêté, et, debout de l’autre côté du chemin, il contemplait avec une sorte de crainte la silhouette énergique de René se découpant en noir sur le couchant. Malgré lui, il ne pouvait se retenir d’admirer ce garçon fièrement campé ; il était frappé de ses élans d’enthousiasme, de sa physionomie expressive et résolue, de sa parole mordante et passionnée. La force de volonté qui émanait de la riche organisation de René Des Armoises s’imposait à l’âme simple de Joseph et l’émerveillait. Cette admiration muette n’échappa point à René, elle le flatta et acheva de le prédisposer en faveur de Toussaint. Après un moment de silence, celui-ci reprit de sa bonne voix candide : – Ce que vous me dites me renverse ! Vous ne m’avez pas convaincu pourtant, mais je me tais. Je me fais l’effet d’un pauvre rebouteur de village qui voudrait discuter avec un docteur en Sorbonne.
René se mit à rire, et, lui frappant familièrement sur l’épaule : – Vous êtes un original, s’écria-t-il, et vous avez une naïveté qui me plaît… Soyons amis !
Ils avaient atteint la crête des vignes qui dominent Bay. Le crépuscule tombait doucement sur la neige ; tout au fond, dans le faubourg de Véel, des choses noires grouillaient et des métiers de tisserands bruissaient ; les vitres s’illuminaient, les toits fumaient, les collines au loin s’évanouissaient dans la brume ; un orgue de Barbarie errant par les rues se mit à jouer, et la musique monta vers eux avec la fumée des toits. – Soyons amis, continua René, et pour commencer venez dîner avec moi ce soir… Je vous présenterai à ma mère, je vous montrerai mes livres et vous ferai de bonne musique.
La tombée de la nuit agissait toujours sur le cœur de Joseph et le disposait à un attendrissement expansif. Cette promesse d’amitié, cette hospitalité cordialement offerte, le touchèrent ; il serra la main de René, en objectant seulement qu’il lui fallait au préalable remettre l’argent à maître Boblique, et prévenir Mme Sénéchal. – Je ne vous lâche pas, dit gaiement René. – Il l’accompagna à l’étude, puis au logis de la rue de Savonnières, et l’emmena ensuite triomphalement à son domicile, situé dans les hauts quartiers de Bay. – Ma bonne mère, s’écria-t-il en introduisant Joseph dans un salon où Mme Des Armoises travaillait au coin du feu, je te présente un camarade de l’étude, M. Toussaint. Nous venons de faire deux lieues dans la neige, et nous avons ébauché en chemin une amitié qui ne demande plus, pour se fortifier, qu’un bon feu et un bon dîner.
– Soyez le bienvenu, monsieur ! dit Mme Des Armoises en se levant d’un air où il y avait un mélange d’affabilité et de hauteur.
Des Armoises s’était approché et l’avait embrassée. Joseph restait silencieux sur le bord de son fauteuil. Ses yeux considéraient timidement cette grande femme imposante, encore fort belle dans sa maturité, et sur laquelle la cinquantaine n’avait marqué son approche que par un commencement d’embonpoint. Il retrouvait dans le front lisse, dans les yeux bruns et la bouche aux lignes fermes de Mme Des Armoises le même accent de volonté énergique, la même flamme intelligente que sur le visage de René. Seulement chez la mère le despotisme du regard n’était pas, comme chez le fils, tempéré par la mobilité joyeuse des lèvres et par le laisser-aller de toute la personne. Malgré ses efforts pour être affable, Mme Des Armoises restait impérieuse jusque dans ses moindres gestes.