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Un peuple ancestral d’hommes et de femmes loups, réparti en dix nations, côtoie le genre humain à son insu. Après un Moyen-âge troublé et violent, quelques individus éclairés sont parvenus à imposer une paix durable connue de tous comme « La Grande Trêve ». Au milieu de ce monde régi par un équilibre fragile, Kala Vallet, orpheline, fait une découverte inattendue qui l’oblige à se plonger dans son passé. Elle ira, dans sa quête d’elle-même, à la rencontre des siens et s’engagera à leur côté dans une guerre sans merci pour préserver une valeur universelle : la liberté.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Pour
Katia Elkaim, raconter des histoires est bien plus qu’une passion, c’est une nécessité. "La légende d’Uka" est le fruit d’un défi personnel, celui de repousser ses propres limites pour offrir un récit à la hauteur de ses aspirations.
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Seitenzahl: 660
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Katia Elkaim
La légende d’Uka
Roman
© Lys Bleu Éditions – Katia Elkaim
ISBN : 979-10-422-6315-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Aux miens…
Il était un temps où l’homme, en proie à une mère Nature immense et indomptée, ne pensait qu’avec sa peur et ses besoins primaires, une époque où la compassion, la pitié ou la bienveillance n’étaient que des embryons de sentiments.
Quelques familles, à la recherche d’un lieu paisible, s’étaient installées dans un vallon au pied d’une montagne. L’endroit regorgeait de ressources. Une petite rivière alimentait la terre en riches nutriments, propices à la culture, et attirait des troupeaux faciles à traquer. Au fil des années, d’autres âmes se joignirent aux premières et cette petite communauté tranquille s’agrandit au point de devenir une bourgade. Il fallut très vite nommer un chef à sa tête, car les convoitises des uns ne parvenaient plus à garantir la sécurité des autres.
La présence de ces humains avait déséquilibré l’ordre naturel de ce lieu serein, de sorte que le gibier adopta un comportement nomade, comprenant assez vite que le printemps et l’été, les chasseurs engrangeaient des provisions pour l’hiver. Aussi, dès la fonte des neiges, les troupeaux se mettaient en route vers des cieux plus cléments, entraînant à leur suite, les dizaines de meutes de loups qui peuplaient la montagne.
Les villageois, inspirés par d’obscurs présages, avaient associé le départ des loups au le tribut printanier qu’ils leur offraient chaque année.
C’est ainsi qu’un Conseil de sages choisissait parmi les citoyens, une victime sacrificielle, le jour qui suivait la nouvelle lune, après l’équinoxe de printemps. La sagesse de cette haute assemblée n’allait toutefois pas jusqu’à sélectionner les membres les plus illustres de la communauté ; ils piochaient chez les faibles et les pauvres. L’élu était ainsi mené en grand cérémonial aux tréfonds des bois et mourait généralement de froid et de faim, abandonné à son méchant sort, lorsqu’il n’était pas dévoré par un animal sauvage.
Une année, le Conseil désigna un jeune garçon d’à peine quinze ans, nommé Achar. Il était le fils unique d’un homme, connu pour sa paresse et mort en tombant d’un arbre. La mère d’Achar, en pleurs, vint plaider la cause de son enfant devant le chef du village. Elle supplia et se proposa en remplacement, mais rien n’y fit. L’adolescent fut conduit, tremblant dans une petite clairière au cœur de la forêt. Sa mère, au désespoir, maudit le village tout entier et le Conseil plus encore. Elle fut aussitôt condamnée et exécutée pour ses propos inconsidérés.
Achar essaya de retrouver son chemin dans les bois, mais fut rejoint par quelques loups solitaires, visiblement affamés par l’hiver. Il se mit à fuir, ce qui ne fit qu’exacerber les instincts de ces prédateurs. Après une longue et pénible course-poursuite, il tomba à genoux et, voyant la meute prendre une position circulaire autour de lui, pria pour que la mort l’emporte vite. Alors qu’il attendait le premier assaut, le cercle se brisa, livrant le passage à une louve noire. Celle-ci s’approcha de l’enfant, le renifla et lui lécha le visage. Grondant en direction de ses congénères, elle emmena Achar avec elle, agrippé à sa fourrure. Elle s’appelait Uka.
Pendant plusieurs années, la louve solitaire et l’humain sillonnèrent les bois et les sommets, chassant et pêchant. Au fil de leurs pérégrinations, ils croisèrent d’autres loups solitaires et formèrent avec eux une meute hétéroclite, avec à sa tête une louve et son curieux fils adoptif.
Une nuit, Achar rêva que la déesse Kayla, la Mère de toute la nature, venait à lui. Elle parla doucement : « Achar, depuis plusieurs années maintenant, tu vis au milieu des loups, au rythme de la nature que tu célèbres avec sagesse par tes actes. J’ai décidé de te faire un don. À partir de maintenant, tu pourras choisir d’être loup ou d’être homme. Lorsque tu seras loup, ton nom sera Amrak. » À son réveil, il se rendit au lac pour se baigner. Son reflet lui révéla qu’il avait désormais la forme d’un immense loup blanc. Amrak, il était devenu. Il poussa un long hurlement, auquel répondirent les hurlements de centaines de loups à la ronde qui vinrent à sa rencontre. Tous reconnurent en lui l’Alpha et l’acceptèrent comme chef.
Une décennie s’écoula au rythme des saisons et de la chasse. Uka s’était éteinte doucement, entourée de sa meute et d’une complainte modulée en son honneur par ses compagnons de route. Quelques mois plus tard, un jour de printemps, alors que la meute évoluait non loin d’une clairière, Amrak entendit des pleurs. Il s’avança à couvert et vit, au centre de l’étendue herbeuse, une jeune fille agenouillée, en larmes. Elle était habillée d’une robe blanche. Ses longs cheveux roux recouvraient ses épaules et ses joues ruisselantes. À cette vision, Achar ressurgit et le loup blanc se transforma à nouveau en jeune homme. La jeune fille, d’abord effrayée, fut vite fascinée par celui qu’elle vit. Ce dernier comprit immédiatement que les antiques et barbares pratiques du village se poursuivaient. Zaïna, c’était son nom, raconta à Achar comment elle avait été arrachée à son père et à ses sœurs. Elle lui dit aussi le destin funeste de sa mère, lorsqu’il lui demanda des nouvelles de cette dernière. Achar prit la jeune fille dans ses bras et la ramena à sa famille. Les gens du village furent d’abord stupéfaits de les voir avant d’en être furieux. Les moins hostiles leur crièrent de s’en aller. Achar tenta, par des paroles apaisantes et sages, de les faire revenir à la raison. Il leur expliqua que les loups partaient au printemps pour suivre les troupeaux et que ces sacrifices n’y étaient pour rien. Ceux qui s’enrichissaient sur le dos des pauvres gens qui payaient des fortunes chaque année pour être épargnés, des personnalités influentes, le traitèrent de menteur, invitant la population à se saisir d’eux. Achar essayait encore de les raisonner quand il vit une escouade s’en prendre à Zaïna et la jeter au sol avant de la cribler de pierres. Il perdit alors son sang-froid et se transforma sous les yeux médusés des villageois. Il appela ses frères. Cette nuit-là, les loups massacrèrent tous les êtres humains de ce village, sans distinction de sexe, d’âge ou de degré de culpabilité.
Au petit matin, Achar, debout au milieu des cadavres, les bras recouverts de sang, vit la Déesse Kayla lui apparaître. Elle était drapée d’une robe de lin, une peau de loup lui recouvrait la tête et les épaules.
— Achar, tu m’as trahie. Tu as dévoyé le don que je t’ai fait en répandant le sang d’innocents.
Le jeune homme se jeta à ses pieds.
— Pardonne-moi, Kayla, Mère de toute la nature. Que puis-je faire pour me racheter ?
— Ta faute est trop grave pour une quelconque rédemption. Je te retire mon cadeau. Tu n’es plus digne d’être Amrak. Dès maintenant, tout lien avec le loup est rompu. Retourne chez les hommes et retrouve cette humanité qui te rendait si spécial.
Elle disparut, laissant Achar en proie au désespoir. Autour de lui, les loups n’étaient plus que des animaux dont le comportement lui était inconnu. Les regards et les postures n’avaient plus aucune signification. Zaïna surgit des décombres et, avec elle, Achar reprit le chemin de la civilisation. Le couple s’installa dans une autre agglomération où ils eurent dix enfants, neuf garçons et une fille, Ina. Pendant le reste de sa vie, Achar s’efforça de faire le bien. Il était considéré par tous comme un maître, toujours avisé, et ses sages conseils étaient fort recherchés.
Kayla lui apparut une dernière fois sur son lit de mort.
— Achar, tu as racheté ta faute. Tu as su retrouver ton humanité et la faire partager aux autres. Je voudrais te doter une dernière fois avant ton grand départ. Que souhaites-tu, mon ami ?
— Je suis ton humble serviteur et ne souhaite rien de plus que ton pardon.
— Il t’est déjà acquis et pour te prouver mon affection, je vais offrir à tes enfants et à leur descendance, le loup que tu as perdu. Toutefois, cela ne viendra pas sans condition. La première transformation sera douloureuse, pour qu’ils n’oublient jamais qu’ils sont humains. Les plus sages d’entre eux s’appelleront Amrak ou Zeev.
Après cette déclaration, la déesse disparut, emmenant Achar avec elle. Une espèce était née.
Kala dormait profondément lorsque retentit la sonnerie de la porte d’entrée. Elle faisait encore un de ces rêves étranges faits de sensations qui, au réveil, ne lui laissaient que des souvenirs de couleurs ou d’odeurs ; il n’y avait jamais d’histoire. Elle grogna. Qui pouvait bien venir la voir sans s’annoncer ? À l’aube ! Cela devait être pour Berta et celle-ci n’était pas là. L’esprit engourdi, Kala décida de ne pas répondre. De sa main, elle fit le geste d’entortiller ses longs cheveux foncés, avant de réaliser qu’elle en avait coupé un bon tiers et ne portait plus qu’une coiffure stylisée, agrémentée de deux mèches argentées sur les côtés.
La veille, elle avait eu vingt ans. Un anniversaire de plus qu’elle avait passé seule, plus seule encore que les précédents, car même Berta, son unique amie, n’était pas là.
Errant de bar en bar, elle avait décidé de s’offrir un peu de compagnie, plus pour flatter son ego que pour la distraction, mais ne s’était pas résolue à conclure, laissant sa conquête d’un soir suante et frustrée au beau milieu des préliminaires. Elle aurait pu appeler Mario. Il était jeune, bien fait et toujours disponible, mais il l’aimait un peu trop et Kala se satisfaisait amplement de leurs nuits épisodiques. Alors, devant le pathétique mini gâteau d’anniversaire qu’elle s’était confectionné, en soufflant cette bougie trop grande pour la pâtisserie, Kala avait fait un bilan de sa jeune existence et conclu qu’il fallait à tout prix prendre un nouveau départ. Pour marquer le début de cette nouvelle histoire, elle avait décidé d’adopter un style moins sage et coupé ses cheveux, en gageant que l’appétit viendrait en mangeant.
Cela faisait six mois que la jeune femme travaillait comme serveuse dans ce bar branché de Basbana, sous cette identité d’emprunt, censée la protéger des sbires de Louis. « Ina Aumanil », ce nom qu’elle n’avait pas choisi par hasard résonnait en elle comme une promesse. Il lui avait d’ailleurs porté chance puisque la pression semblait enfin être retombée et que ces derniers mois avaient été paisibles.
Depuis qu’elle avait quitté l’internat, onze ans après la disparition de ses parents dans ce stupide accident de montagne, la jeune fille n’avait enchaîné que des petits boulots sans avenir.
La nouvelle de leur décès s’était abattue sur elle alors qu’elle terminait tranquillement sa semaine au Collège de la Sainte Bonté, où elle était pensionnaire depuis qu’elle n’était pas plus haute que trois pommes. Kala s’était efforcée de ne jamais en vouloir à ses parents pour ce choix, mais parfois, dans le secret de son dortoir, son oreiller et Fifon le chiffon avaient recueilli ses larmes d’enfant.
Fillette, elle était menue, maigrichonne, timide et avide de plaire. Les religieuses, qui avaient pour consigne de ne pas trop s’attacher à leurs élèves, ne la rassuraient jamais. Elle avait néanmoins fini par les considérer comme sa vraie famille, ses parents ne venant plus la voir à la longue, qu’occasionnellement.
Le jour du drame, elle n’était âgée que de sept ans et n’avait pas la moindre parenté en dehors d’eux. Elle était en train de repeindre les barrières du jardin, lorsque Mère Maurice, la supérieure et directrice de l’école, l’avait appelée dans son bureau, une petite pièce ronde et austère, au sommet d’une tour qui surplombait la promenade du cloître. C’est ainsi debout dans ce lieu, les bras croisés dans le dos, qu’elle avait appris leur disparition. Un notaire chauve était présent et semblait plus ennuyé qu’attristé par la nouvelle.
— Mon petit, lui avait dit Mère Maurice, Aldus Hack va désormais s’occuper de vous ; votre avenir lui a été confié. Il nous a assuré que vous pourriez sans difficulté terminer au moins cette année parmi nous.
Dans les faits, Kala avait pu achever sa scolarité jusqu’à son terme.
La veille de la remise des diplômes, Mère Maurice l’avait à nouveau convoquée. Aldus Hack était présent une fois de plus. La vieille nonne avait invité Kala à s’asseoir d’un geste, un insigne honneur réservé aux hôtes de marque. Le notaire, plus boudiné chaque année, arborait un sourire forcé, qui le rendait plus suspect que sympathique. Kala, qui le connaissait mieux pour l’avoir côtoyé régulièrement depuis plusieurs années, avait été aussitôt sur ses gardes.
— Ma chère enfant, il est temps de parler de votre avenir. Maître Hack a eu la gentillesse d’y penser ; il a une proposition que, je crois, vous ne refuserez pas.
Le notaire s’était raclé la gorge et avait repoussé ses lunettes sur son nez. Il s’était approché de la jeune fille ; son haleine sentait le vieux fromage.
— Un bienfaiteur a généreusement pourvu à votre éducation jusqu’à ce jour, mais vous êtes encore très jeune et, sans l’encadrement avisé des excellentes personnes avec lesquelles vous êtes aujourd’hui, il est à craindre que votre futur ne soit compromis. Une connaissance m’a parlé d’un homme d’affaires, père d’une fillette pas encore sortie de l’enfance. Il aurait besoin d’une gouvernante et d’une secrétaire particulière. Il sait que vous n’avez à ce jour aucune qualification pour occuper ce poste, mais nous a assuré qu’il pourvoirait à votre formation. Kala n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’allait être sa vie, mais avait toujours pensé qu’elle poursuivrait ses apprentissages, comme nombre de pensionnaires de l’école avant elle.
— Je ne sais pas vraiment. J’envisage de continuer des études, peut-être de me présenter dans une école d’art…
Très petite, Kala s’était distinguée par la qualité de son trait, mais à la Sainte Bonté, ce talent était disqualifié. En cette fin de parcours, elle caressait plus ou moins le projet de se présenter à l’un des concours d’entrée de l’École des Beaux-Arts de Methel.
L’homme de loi s’était empourpré avant de lui jeter un regard profondément contrarié.
— Ma chère, je crains que vous n’ayez pas ce choix. Comment comptez-vous payer ces écoles réputées où vous ambitionnez d’aller ?
La Mère supérieure, à qui ce futur employeur avait promis une belle récompense, avait saisi le bras de Kala avec juste un peu trop de dureté.
— Vous n’allez pas faire votre mauvaise tête, n’est-ce pas ? L’occasion qui vous est offerte est belle ; saisissez-la, ne nous faites pas honte.
Kala, les signaux en alerte, avait trouvé que quelque chose ne tournait décidément pas rond dans cette proposition ; tout en elle lui criait de ne pas l’accepter. Elle s’était tournée vers Aldus Hack.
— Aldus, à combien se monte le solde de mon héritage ?
L’homme, en sueur, s’était montré évasif, lui expliquant qu’il n’y avait pas de montant précis, que tout était réparti dans une sorte de fondation, dont elle n’avait pas à connaître les détails, mais qu’il était autorisé à lui donner une certaine somme par mois, à condition qu’elle trouve un emploi convenable.
— Je crois que dans ce cas, je préfère me débrouiller et trouver un travail par mes propres moyens.
La jeune fille avait arboré une expression butée qui contrastait avec le sage uniforme beige et gris dont elle était vêtue. La Mère supérieure, au comble de la frustration, n’avait même plus essayé de faire bonne figure. Elle s’était mise à vociférer en la traitant d’ingrate et de parasite de la société. Le notaire, embarrassé, avait senti la situation lui échapper et intimé à la religieuse l’ordre de se taire. D’un ton volontairement mielleux, il avait remis la conversation sur un plan moins émotionnel.
— Chère enfant, il n’est pas nécessaire de vous décider immédiatement. Prenez le temps d’y penser, je suis sûr que la personne dont je vous ai parlé sera d’accord d’attendre un peu. Nous nous reverrons dans les jours qui viennent.
La conversation s’était arrêtée là et chacun était retourné à ses occupations. Tandis que Kala réfléchissait à la tournure récente des évènements, Aldus Hack rencontrait l’émissaire de ce mystérieux bienfaiteur, un homme mince et sec, extrêmement déterminé, dans un café des faubourgs.
— Monsieur, j’ai relayé votre offre à Kala Vallet, mais celle-ci ne semble pas emballée à cette idée. Il va nous falloir trouver une incitation plus radicale, j’en ai peur.
— Je vous ai donné une somme plus que coquette pour la convaincre. Je vous laisse carte blanche sur les moyens, mais vous avez intérêt à faire en sorte qu’elle accepte. Vous pouvez aussi dire à la grenouille de bénitier que si elle compte effectivement améliorer son ordinaire, elle doit se montrer débrouillarde et irrésistible.
— Je lui transmettrai le message, monsieur, mais vous devez garantir ma sécurité, car je ne suis pas sûr que mon premier mandant me pardonne lorsqu’il réalisera ma trahison.
— Si tout se passe normalement et selon le plan, alors vous n’aurez aucun souci à vous faire. Il ne pourra pas vous atteindre.
Aldus Hack s’était levé et avait hélé un taxi.
Quelques jours plus tard, il retrouva Kala dans le café où il la rencontrait tous les vingt-cinq du mois pour lui remettre sa pension mensuelle. Profitant des quelques instants d’absence de l’homme de loi qui s’était éloigné pour répondre à un appel, Kala fouilla sa serviette et entrevit que la fondation, dont elle était apparemment bénéficiaire, s’appelait « Ina Sedna Akicha Aumanil ». Elle ne comprit pas du tout quel pouvait être le lien entre elle, Kala Brigitte Vallet et cette fondation au nom exotique. Lors de la rencontre suivante, qui fut aussi la dernière, Kala confirma à Aldus Hack qu’elle n’allait pas accepter l’offre et envisageait plutôt de voyager. Le notaire fut interloqué par sa persévérance.
— Kala, les conditions de la fondation sont strictes. Si vous n’occupez pas un emploi digne, je ne puis plus vous allouer votre pension mensuelle.
La jeune fille, convaincue qu’elle avait raison, ne fut pas prête à la plus petite concession. Du haut de ses presque dix-neuf ans, elle tint tête à l’homme de loi.
— Je suppose alors que je vais devoir gagner ma vie ! Qu’est donc « Ina Sedna Akicha Aumanil », Aldus ?
— Je ne sais pas de quoi vous parlez ma chère, cela ne me dit rien.
— Allons, je sais que vous me cachez quelque chose. J’ai bien vu ce nom dans vos papiers. Pourquoi ne rien me dire ?
Le notaire était resté silencieux quelques instants avant d’inspirer bruyamment.
— Fouiller dans les papiers de quelqu’un est très impoli, Kala Vallet, se mêler de ce qui ne vous regarde pas aussi.
Aldus Hack était très pâle.
— Je n’ai rien de plus à ajouter que ce que je vous ai dit et si je ne me hâte pas, et bien, je vais rater mon autobus. Je suppose que tant que vous n’aurez pas changé d’avis, nous n’avons plus de raisons de nous revoir.
L’homme avait recoiffé son chapeau et serré sa serviette contre lui, comme si elle était soudain devenue transparente. Il quitta le café sans un regard pour la jeune fille.
Le plus urgent pour Kala était de trouver un logement et de quoi se payer un loyer. Par chance, un studio était à louer dans les combles d’un vieil immeuble plein de charme du centre-ville et en moins de deux heures, elle s’était entendue avec le propriétaire, un vieux professeur à la retraite. Il avait été d’accord d’attendre quelques jours pour être payé. Kala avait encore quelques économies, mais il lui fallait rapidement trouver un emploi.
La gérante de la bibliothèque, avec laquelle il lui arrivait de bavarder, se plaignait souvent d’avoir trop de travail et lui avait confié qu’elle cherchait de l’aide. C’est donc vers celle-ci qu’elle se dirigea en premier, mais à sa grande déception, la femme avait changé d’avis et n’était plus sûre d’avoir les moyens de s’offrir une employée. À la piscine municipale où un panneau, en vue depuis des semaines, recherchait une caissière, il lui fut répondu que la place venait d’être repourvue. Finalement, c’est au pub irlandais, où elle avait déjà donné un coup de main, qu’elle trouva un emploi temporaire en remplacement de la serveuse, victime d’une très forte bronchite. En rentrant aux aurores, fourbue, Kala avait croisé son propriétaire à qui elle avait remis aussitôt une partie du montant de son loyer, lui promettant la suite pour la fin de la journée. L’homme avait évité son regard en lui disant qu’il ne pourrait finalement pas lui louer cet appartement à compter du mois suivant. Il lui demanda de chercher autre chose.
Le sort était décidément peu clément avec elle. Elle frappa à toutes les portes, s’inscrivit sur toutes les listes et chercha tous les emplois possibles, sans succès. Rien ne marchait comme elle voulait, et, alors que la fin du mois approchait, une sourde angoisse la saisit, à raison, car elle se retrouva bel et bien du jour au lendemain à la rue, sans solution et sans argent. Le peu de liquide qu’elle avait conservé dans une poche de veste avait fondu comme neige au soleil.
Kala, aux abois, avait alors appelé Aldus, mais le notaire n’avait pas daigné lui parler, lui faisant dire par une vague employée que, sauf à accepter la proposition, il ne pouvait rien faire pour elle.
Doron quitta son chalet et se dirigea vers le village. Il était encore très tôt et la plupart dormaient encore profondément. Comme à son habitude, après avoir fait le tour des lieux pour vérifier que rien ne sortait de l’ordinaire, il enjamba le petit fossé et se rendit dans la bâtisse en forme de grange qui renfermait le centre de surveillance du village et son arsenal. Il avait réussi à convaincre Reto de l’utilité d’un tel investissement, mais se demandait en même temps s’il n’en avait pas involontairement exagéré les besoins. La vie était calme et sans histoires à Farah.
En principe, après sa ronde, Doron part se dégourdir les jambes et courir, mais aujourd’hui, il a prévu de s’arrêter chez Alma avant d’aller en ville. Il salua deux, trois anciens, lève-tôt comme lui, et inspira profondément cet air tranquille et pur. Farah s’était construite au fil des ans le long de la rivière qui marquait la frontière entre les habitations et la forêt luxuriante qui la bordait sur des kilomètres sur sa rive opposée. Né et élevé dans ce village, Doron savait qu’il lui fallait maintenant le quitter. C’était de cela dont il voulait parler avec sa mère.
Il n’eut pas besoin de frapper à la porte. Alma lui ouvrit dès qu’elle le sentit arriver.
— Entre Doron, je t’ai préparé du café.
Elle versa le breuvage fumant dans une grande tasse et la tendit à son fils.
— Quelque chose te chiffonne ?
— J’envisage de m’installer en ville.
La femme s’arrêta dans son geste.
— Tu es sûr que c’est nécessaire, que c’est ce que tu veux ?
— Tu sais, comme moi, que je n’ai pas le choix. Reto est mon frère et je ne veux lui causer aucun tort.
Alma prit une boîte de gâteaux secs et la tendit au jeune homme. Elle l’observa quelques instants en silence, perdu dans ses pensées. Assis sur l’accoudoir d’un fauteuil, il avait les épaules légèrement voûtées et la tension se mesurait à la raideur de sa nuque. Il était grand de taille et dans ses yeux marron se reflétait tout le tiraillement qu’il vivait. Le bruit de deux enfants en train de se chamailler ramena la mère et le fils dans le quotidien. Doron se leva et, après avoir embrassé sa mère, sortit de la petite maison.
Kala avait épuisé toutes les ressources auxquelles elle avait pu penser pour ne pas se retrouver à la rue. Sans famille vers qui se tourner, la tâche s’était révélée impossible. Elle marcha sans but des jours durant, s’abritant la nuit comme elle pouvait, cherchant à vendre ses maigres propriétés pour survivre. Elle avait épuisé ses dernières cartouches pour s’offrir des provisions, mais l’angoisse et le stress avaient pris le dessus sur sa raison et elle avait englouti tout son stock en un seul repas. Au final, il ne lui restait vraiment rien.
Durant ses pérégrinations, elle avait repéré des affiches imprimées en rouge, placardées un peu partout qui rappelaient qu’être sans domicile fixe à Methel était une infraction passible d’enfermement. Elle avait même échappé de justesse à une sorte de rafle qui avait eu lieu dans un parc public, pas plus tard que la veille et réussi à rejoindre in extremis un immeuble des quartiers cossus, dont elle avait découvert qu’une des portes d’entrée fermait mal. C’est là qu’elle se dirigeait, l’estomac plein et le pas traînant. Un recoin derrière la cage d’escalier devait l’abriter des regards et elle se coucha à cet endroit, roulée en boule, utilisant son sac comme oreiller.
Aussi curieux que cela paraisse, Kala n’avait jamais dormi ailleurs que dans un lit en presque vingt ans d’existence, car à la Sainte Bonté, il n’y avait jamais d’excursions. Malgré la température fraîche, son corps était au chaud. Allongée, elle ressassa les derniers évènements de sa vie en essayant de comprendre comment d’élève dans une école de riches, elle était devenue mendiante et probablement voleuse, si son avenir ne s’éclaircissait pas radicalement et rapidement. Elle s’endormit.
Son sommeil fut brutalement interrompu par les coups de pied du gardien de l’immeuble et la lumière aveuglante d’une lampe torche.
— Allez, debout vermine. Tu ne sais pas qu’il est interdit de dormir parterre ? On n’est pas la Taupe ici.
— Arrêtez, vous me faites mal.
Kala se redressa.
— Vous n’êtes pas bien vous de donner des coups de pied aux gens.
Le gardien la regarda interloqué qu’elle ne se soit pas déjà enfuie. Il s’apprêtait à la corriger une fois de plus, mais fut retenu dans son geste par l’agent de police qui éclairait la scène. Un deuxième policier et un chien se tenaient en retrait. Le gardien d’immeuble échauffé prit les agents de la force publique à partie.
— Faites ce pour quoi vous êtes payés et débarrassez-moi d’elle.
Kala, à présent parfaitement alerte et debout, sentit une fièvre envahir ses membres. L’adrénaline pulsait dans ses veines et elle eut une furieuse envie de sauter à la gorge de cet excité et de se battre avec lui. Les agents de police écartèrent l’homme et demandèrent à Kala de les suivre. Il faisait de plus en plus froid, mais elle ne souffrait pas de la température, bouillante qu’elle était intérieurement et de rage.
— Tu ne sais pas que dormir dehors est interdit, tu as des papiers ?
Il aurait été si simple de rappeler Aldus et de lui dire qu’elle se rendait, de céder au confort et à la facilité ; mais la manipulation qu’elle percevait révulsait la jeune fille. Elle avait encore au fond d’elle-même, l’illusion que quelque chose ou quelqu’un allait lui sauver la mise, une pensée magique dont elle ne pouvait se défaire. Kala fouilla son fourre-tout et tendit sa carte d’identité.
— Kala Vallet ! Tu viens d’où, tu as de la famille ?
La jeune fille hébétée ne répondit rien.
— Tu as perdu ta langue ? Tu connais les règles ! Nous sommes obligés de te conduire à la Taupe. Tu y seras au moins nourrie.
À cette perspective, l’estomac de Kala répondit avec enthousiasme. Elle flairait bien chez ces hommes quelque chose d’un peu malveillant, mais sa fatigue et surtout sa faim chronique prenaient le dessus sur la prudence. Elle se laissa emmener.
La Taupe portait parfaitement son nom. C’était une sorte de grand hangar souterrain, géré par une association de bienfaisance sociale de la ville. La population troglodyte de ces lieux était abritée du regard des honnêtes gens d’en haut. La porte d’entrée que l’on n’atteignait que par un tunnel précédé d’une gigantesque volée d’escaliers très raides était gardée par un chauve. Il devait bien peser cent trente kilos.
— Boris, nous avons trouvé une fille.
Devant l’air peu intéressé du portier, l’agent de police insista.
— Louis est là ? Elle pourrait faire l’affaire pour le loft.
Le dénommé Boris jeta un nouveau vague regard sur Kala avant de refermer le guichet qu’il n’avait qu’entrouvert. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que la porte ne s’ouvre sur un homme de petite taille, vêtu avec une recherche vaguement ostentatoire. Son sourire froid acheva d’inquiéter la jeune fille.
— À la réflexion, dit-elle, je crois que je ferais mieux d’appeler mes parents. C’est bête, ils vont s’inquiéter si je ne leur donne pas de mes nouvelles. J’ai été stupide de fuguer pour une broutille ; je regrette de vous avoir causé tout ce dérangement.
Le policier eut un instant d’hésitation.
— Tes parents, dis-tu ?
Il échangea un regard avec Louis qui attendait en regardant ses ongles de mains parfaitement manucurés.
— Tu peux me donner leur nom ? Je vais les appeler pour qu’ils viennent te chercher.
Kala piégée fit alors un demi-tour rapide, prête à prendre ses jambes à son cou, mais c’était sans compter la vitesse de réaction de Boris qui lui asséna un coup d’une force terrible dans le dos. En chutant au sol, elle heurta son nez qui se mit à saigner abondamment. Une fraction de seconde, sa vision se modifia comme si un voile coloré s’était abattu devant ses yeux et elle ressentit une explosion de sensations électriques dans sa tête. Une soudaine puanteur envahit ses narines dégoulinantes.
— Allez, mon petit, nous ne voulons que ton bien. Tu vas pouvoir manger et te reposer.
Louis la releva et lui tendit un mouchoir. Kala vaincue, les yeux hagards, se laissa entraîner derrière la porte massive.
L’intérieur faisait penser à un mauvais polar futuriste. La luminosité des lieux était faible et l’espace immense était cloisonné par des parois de fortune. Si l’on y regardait dans le détail, l’œil averti repérait des espèces de quartiers d’habitations délimités par des chaises bancales appuyées à des tables de guingois. Çà et là se dressaient des tentes de camping rafistolées de toiles de fortune.
Devant elle, Kala ne vit s’étendre qu’un bidonville souterrain démesuré peuplé de fantômes crasseux dont les yeux brillaient de convoitise. L’odeur qu’ils dégageaient était celle de la mort.
Louis la conduisit jusqu’à l’autre extrémité du hangar où une immense baraque de chantier surplombait le tout. Le bâtiment était érigé en hauteur sur des poutres, arrimées verticalement dans le sol. On y accédait par un escalier en bois.
Après avoir frappé deux coups très brefs à la porte, Kala fut introduite dans ce qui semblait être le cœur du commandement de ce lieu de désespérance. Une femme d’âge mûr, une ancienne gloire tirée à quatre épingles les rejoignit.
— Gerda, une nouvelle recrue pour le Loft. Elle a besoin d’une douche et d’un bon repas. Comment as-tu dit que tu t’appelais ?
— Je n’ai encore rien dit.
— Ah, mais c’est qu’on a une intelligente ! Tu vois, minette, ici je ne suis pas sûr que ce soit une qualité.
Il s’empara de son sac et après l’avoir fouillé, regarda sa carte d’identité.
— Kala Vallet ! Vraiment ? La chance nous sourit ! Gerda, c’est une très bonne trouvaille. Tu es vraiment la bienvenue, ma poulette.
Tandis que Louis la dépeçait du regard, la dénommée Gerda lui apportait une assiette fumante de ragoût et une miche de pain sur laquelle Kala se jeta, comme si son dernier repas ne datait pas de quelques heures à peine.
— Bien, reprit Louis, je crois qu’une fois douchée et décemment peignée tu pourrais avoir auprès de nos visiteurs, un joli succès, mais malheureusement un très bon ami à moi a d’autres projets te concernant.
— Merci, répondit Kala la bouche pleine, mais je ne compte pas rester. Je vais reprendre ma route.
— Ma chérie, ma chérie ! Ce n’est pas si facile, vois-tu ; pas de sans domicile fixe dans la ville. Il n’y a donc que deux possibilités : la première, tu nous démontres que tu as une adresse et des gens pour venir te chercher ou, la seconde, tu restes ici. Alors ?
Devant le mutisme de la jeune fille, l’homme poursuivit :
— C’est bien ce que je pensais ! Ici c’est bien simple ; soit tu restes avec la population d’en bas, soit tu fais sagement ce que l’on te demande et, si tu es une bonne fille et que tu nous fais très plaisir, alors ta vie peut être tout à fait confortable. À toi de choisir, mais je te préviens : en bas il n’y a pas de règles et chacun se débrouille comme il peut ; les plus chanceux se trouvent un protecteur. Avec ton joli minois, je me demande combien de temps tu tiendras. Il n’y a que peu de filles et que des vieilles, les jeunes ne survivent pas longtemps.
Rien n’avait préparé Kala à ce qu’elle venait d’entendre. Ses frasques au pensionnat lui parurent, en cet instant, aussi osées que la coiffe blanche de la Mère Maurice et elle n’était pas naïve au point de ne pas réaliser qu’elle l’était entièrement. Dans ses pires cauchemars, elle ne s’était jamais vue dans une situation aussi précaire. L’homme en face d’elle était le mal absolu, de ce mal diabolique dont on n’entend parler que dans les romans. À nouveau, elle ressentit une poussée de fièvre.
— C’est un choix cornélien, quel dilemme ! Me faire dévorer crue ou cuite…
Louis gloussa de contentement.
— Je vois que nous nous sommes parfaitement compris, poulette, alors, nous sommes d’accord ?
— Nous sommes en tout cas d’accord pour dire que vous êtes une ordure de la pire espèce. J’exige de sortir d’ici immédiatement.
Le front plus chaud que jamais, la vision de Kala fut soudain obscurcie par un voile jaune et elle n’eut pas le temps de secouer la tête pour éclaircir sa vue, car Louis la gifla durement la jetant au sol sans ménagement. Son récent repas lui remonta dans les tripes.
— Madame exige ! Eh bien, je te croyais plus maligne que cela. Gerda, mets-la en bas quelques jours et on verra si elle fera autant la fière après.
Louis cracha son ordre et avant même de réaliser le sens de ses paroles, Kala se retrouva au pied de la baraque. Son sac lui avait été confisqué ainsi que tous ses papiers. Louis la regarda s’éloigner, pensif. Puis, il prit son téléphone et appela Aldus Hack.
— Devinez qui est arrivée chez nous, et pas grâce à vos minables efforts. Vous pouvez renoncer immédiatement à la juteuse récompense que vous avez si fièrement négociée. Vos offices sont désormais inutiles. Vous êtes licencié.
Il raccrocha. Voilà une journée qui s’annonçait passionnante.
Arik rassembla ses documents. Il était l’heure de donner son prochain cours. Plus que quelques jours harassants de travail avant de se reposer. On frappa à la porte de son bureau. Il ne répondit pas, absorbé par le tri qu’il faisait de ses notes.
— Je peux ?
Une jeune femme blonde au visage agréable se trouvait dans l’entrebâillement. Arik hésita, mais lui fit signe de s’asseoir.
— Professeur, je ne vous dérangerai pas longtemps, mais je souhaiterais vraiment que vous supervisiez mon travail de diplôme.
Arik referma sa serviette.
— N’avons-nous pas déjà évoqué la question, mademoiselle ? N’avons-nous pas dit qu’il valait mieux que vous ne suiviez plus mon cours au profit de celui de madame Dallal, plus adapté à votre cursus ?
La jeune femme croisa les jambes et posa son sac sur le sol.
— Mais Professeur, Arik, je ne souhaite pas suivre le cours de madame Dallal et, si ce n’est qu’une question de cursus, je peux en changer…
Le chercheur se passa la main dans les cheveux. Il était l’enseignant le plus jeune de l’Université. Bel homme, il était le sujet de bien des conversations.
Quelques semaines auparavant, il avait accepté, contrairement à tous ses principes, d’aller boire un verre avec quelques étudiants. La jeune femme se trouvait parmi eux. La discussion avait tourné autour de ses voyages et des recherches récentes qu’il avait menées. Elle paraissait fascinée par ce qu’il lui racontait et, l’alcool aidant, Arik s’était détendu, acceptant même son invitation à danser. En fin de soirée, il ne restait qu’eux dans le bar et c’est alors seulement qu’il avait réalisé dans quel pétrin il s’était fourré.
Beni fit irruption, fort opportunément, dans le bureau. Il entra quand il vit le regard suppliant d’Arik.
— Professeur, vous allez être en retard pour votre cours.
Arik se leva de son fauteuil et montra la porte d’un geste à la jeune étudiante en s’excusant de devoir couper court à la conversation. Une fois qu’elle fut partie, il se laissa retomber dans le fauteuil et se prit la tête.
— Merci, quel con ! Comment vais-je me débarrasser d’elle maintenant ?
Beni s’assit sur le bord du bureau et sourit.
— Et bien, tu n’as qu’à être clair, non ?
— Si tu crois que c’est simple ? C’est une de mes étudiantes, bon sang…
— Branche-la avec ton assistant, il est mignon et proche de toi, ça devrait lui plaire.
Arik lui lança un regard noir. Beni tapota sa montre.
— Là t’es vraiment en retard. Je pense aller me balader au parc en fin de journée. Tu viens ?
— Non, non impossible. Je dois prendre un avion en début de soirée. Je suis attendu à un congrès.
— Fais attention à toi, Arik. Le surmenage peut saisir les plus forts et les plus doués. Fais comme tu penses. Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
Arik grommela une réponse qui en substance se résumait à : « On ne fait pas tout ce qu’on veut dans la vie. »
Bien que la Taupe soit à l’intérieur, il y faisait un froid mordant. S’abriter fut la première préoccupation de Kala, car s’il fallait qu’elle survive à cet environnement nauséabond, elle devait se rendre invisible. Elle remonta sa capuche et avança dans l’ombre, rasant les parois et les meubles empilés. Elle voulait prendre un peu de repos avant de se mettre à chercher un moyen de sortir de là. Dans un coin un peu reculé, elle trouva une vieille bâche qui semblait inoccupée. Alors qu’elle s’allongeait à même le sol crasseux, une voix aigre l’apostropha :
— Tu te crois où, pétasse ?
Une femme d’âge indéfinissable la regardait d’un œil mauvais.
— C’est chez moi ici. Tu paies ou tu te casses !
Kala essaya de parlementer avec la harpie pour l’amadouer, mais les cris stridents de la teigne et le remue-ménage ainsi créé attirèrent rapidement une foule de morts-vivants à l’œil avide et peu amène. Un moustachu de haute stature se détacha du lot.
— Une nouvelle ! Vous avez vu les gars ? Une fraîche parmi nous. Vous cherchiez quelqu’un, Votre Altesse ?
Kala se confondit en excuses.
— Je ne savais pas que cet endroit était réservé. Je m’en vais !
Le grand moustachu harangua les autres : « Son Altesse ne savait pas que cet endroit était réservé. Vous avez entendu ? Qu’est-ce qu’on répond à Son Altesse, hein ? Où elle peut aller ? »
Un petit homme maigre aux cheveux longs, vêtu d’une veste de costume élimée, trop petite pour lui, répondit.
— C’est toi, le Duc qui peut dire où on se met. Pas vrai ?
— C’est exact ! Votre Altesse, t’as entendu la Fouine ? Y a pas d’endroit pour toi ici. À moins que je ne t’en donne la permission. Tu veux ma permission ?
Kala ne voulait qu’une chose et c’était quitter ce lieu au plus vite. Devant le monde soudain rassemblé, elle ne vit qu’une option, la plus simple. Elle fonça dans le tas pour tenter de mettre de la distance entre elle et ce caïd, mais, dans la confusion qui s’ensuivit, elle trébucha et tomba au sol. Alors qu’elle tentait de protéger sa tête des pieds qui menaçaient de la piétiner, un bras la ceintura et l’entraîna vers l’extérieur de la mêlée. Elle se débattit avec toute l’énergie qui lui restait, mais son ravisseur était physiquement plus fort et ne relâchait pas sa prise.
— Chut ! Arrête de bouger comme une anguille. Il faut te cacher du Duc vite fait si tu veux survivre ici. Je ne te veux aucun mal.
Kala surprise resta sur ses gardes, mais suivit la silhouette encapuchonnée qui semblait avoir l’intention de lui sauver la vie.
Son protecteur était un garçon juste encore adolescent. Malgré ses cheveux en bataille et ses ongles trop longs, il avait plutôt bonne allure par rapport à la moyenne de la population des lieux. Il entraîna la jeune fille derrière une tente, dans un recoin protégé par une bâche.
— Bon, tu es à peu près en sécurité ici. Je te conseille de ne pas sortir. Tu t’appelles Kala, pas vrai ? Moi, c’est Simon.
— Comment connais-tu mon nom ?
— Plus tard, je t’expliquerai tout plus tard.
Kala, désorientée, guigna à l’extérieur de la bâche.
— Est-ce que tu sais comment sortir d’ici ?
— P’têt que oui, mais c’est quand même très risqué.
Simon tendit l’oreille pour juger aux bruits ambiants, du danger à l’extérieur de l’abri précaire dans lequel ils étaient.
— Certains matins, ils ouvrent grandes les portes pour laisser passer de la nourriture et sortir des containers. Le mieux, c’est de se glisser dans l’un d’eux. Mais je te préviens, faut pas être délicate. Pour l’instant, la consigne, c’est de se faire oublier. J’irai nous chercher à manger quand toute cette agitation se sera calmée.
Kala se recroquevilla en tailleur, le dos contre une paroi de fortune et ferma les yeux. Simon entrait et sortait fréquemment. Elle l’entendait souvent converser avec l’un ou l’autre près de sa cachette, notamment avec le Duc et ses sbires. L’attente dura des heures, mais la journée finit par passer. Dans ce hangar mal éclairé, il était difficile de distinguer le jour de la nuit, car l’ensemble bourdonnait sans répit d’une activité crapoteuse. Ses poursuivants se résolurent à abandonner la partie, sachant sans doute qu’elle finirait bien par réapparaître. Lorsque Simon ressurgit enfin, l’estomac de Kala grognait si fort qu’il ressortit immédiatement pour lui trouver de quoi se sustenter. À la Taupe, la nourriture qui entrait était rapidement accaparée par les caïds et seuls les plus chanceux y avaient accès. Dans ce hangar de malheur, la chance ne se mesurait pas qu’en monnaie sonnante et trébuchante. Le plus simple, comprit-elle des explications données par Simon, était de se trouver un protecteur contre quelques services bien ciblés. Les autres, ceux qui n’avaient pas cette opportunité en étaient réduits à voler, sachant que celui qui se faisait prendre ne recommençait plus jamais.
Louis régnait sur tout ce monde. Il avait des yeux et des oreilles partout. Il était le trait d’union avec le monde d’en haut et les dames patronnesses qui parrainaient cette institution en toute naïveté. Ces braves épouses de notables voyaient en lui un homme de principe et de dévotion à la misère sociale. Quand il ne régentait pas son monde du sous-sol, il prenait la parole dans des soirées de gala et récoltait pour les pauvres un maximum qu’il s’empressait de fourrer dans sa poche.
Il y avait cependant, dans le monde d’en haut, des gens qui connaissaient les activités moins publiques de Louis et faisaient appel à ses nombreux services de l’ombre. Aux politiciens véreux et aux mafieux de tous bords, le roi du hangar fournissait assassins à la petite semaine et trafiquants en tout genre. Le secteur le plus lucratif restait néanmoins celui des Escort qu’il pouvait fournir pour toutes les bourses et tous les standings, le top du top étant la fille qui pouvait mettre un terme définitif à son client à la demande d’un autre.
Simon rapporta une miche de pain, du fromage et une bouteille de soda. Honteuse de sa gloutonnerie répétée, Kala s’efforça de modérer son appétit et voulut partager son repas avec lui, mais il refusa. Après s’être restaurée, Kala jeta à nouveau un œil à l’extérieur de la bâche. Son cœur battait la chamade.
— On ne peut pas rester ici plus longtemps ! J’étouffe ; il faut que nous trouvions un moyen de sortir et vite.
— Tu dois être patiente, plus d’un s’est fait prendre et punir d’horrible manière en étant imprudents.
Kala, renfrognée, se rassit. La claustrophobie la gagnait avec son cortège de nausées et de vertiges. Elle était au bord de la panique et Simon s’en rendit compte.
— Écoute, il y a peut-être un moyen.
Il entrouvrit le pan de la bâche et montra du doigt une grande tente éclairée de l’intérieur, dressée vers un des bords du hangar.
— C’est la tente du Duc. Derrière, il y a une porte. C’est sa sortie privée. Louis le laisse aller et venir à sa guise, en échange de quoi, il lui fait tous ses caprices.
— La porte n’est pas gardée ?
— Pas tout le temps. Elle l’est surtout quand le Duc est dehors. Personne ne se risquerait à se faire prendre en essayant cette issue. Le Duc y veille par toutes sortes de moyens. Il sait que si d’autres que lui empruntaient ce passage, Louis le fera fermer.
— Et comment, au juste, pourrons-nous passer par là, si cette issue est si bien protégée ?
— Pas nous, toi ! Je vais faire diversion et les occuper suffisamment longtemps pour que tu y ailles. Tu vas devoir faire vite et ne pas te faire remarquer sur le chemin.
— Jamais de la vie. Il n’est pas question que tu restes ici. On va y aller ensemble.
Simon la regarda avec un sourire triste et pensif.
— Kala, je n’ai pas été parfaitement honnête avec toi, parce que je craignais que tu ne me fasses pas confiance. Louis est mon père et personne à la Taupe ne se risquerait à me faire du mal.
La jeune fille eut un mouvement de recul.
— Attends, ne dis rien avant que je ne t’aie tout expliqué. Quand j’étais tout petit, je ne le connaissais pas. Je vivais avec ma mère, mais elle a eu des difficultés. Un jour, les services sociaux sont passés et ont menacé de l’emmener et de nous séparer. Louis nous a sauvé la mise en nous permettant de rentrer chez nous. Malgré cela, quelques semaines plus tard, elle nous a quittés. Je me souviens vaguement d’un homme qui parlait fort et de mon père qui tremblait de colère. Il m’a élevé seul depuis. Même s’il me fait faire quelques sales besognes, des trucs que tu n’aimerais pas savoir, il ne me fera pas de mal. À cause de cela, le Duc n’osera jamais toucher à un seul de mes cheveux. En plus, j’ai surpris plus d’une fois un des sales trafics auxquels il se livre à l’insu de mon père et je n’ai jamais cafté. Je le tiens aussi avec ça.
— Tout ça ne me dit pas pourquoi tu m’aides.
Kala mit de la distance entre elle et le jeune homme.
— Quand ils t’ont eue, j’étais dans la baraque. C’est là que j’ai entendu ton nom. Écoute, ta place n’est pas ici, comme la mienne aurait dû être avec ma mère, quelles qu’aient été ses difficultés. Chaque fois que j’essaie de savoir ce qu’elle est devenue, je me heurte à des silences et des portes fermées ; je ne crois pas qu’elle soit partie de son plein gré, seulement Louis a des yeux et des oreilles partout, spécialement dans les services de la ville, alors je n’arrive à récolter que des bribes d’informations. Je te propose un marché. Je t’aide à sortir et toi, quand tu seras dehors et en sécurité, tu m’aideras à retrouver ma mère.
Kala ne répondit rien. Elle n’avait pas vraiment le choix.
— C’est entendu. Je ferai ce que je pourrai pour t’aider. Quel est son nom ?
— Elle s’appelle Nicole, Nicole Vallet. Tu comprends pourquoi je pense que tu pourras m’aider.
Kala resta sans voix plusieurs secondes. Son histoire familiale semblait vouloir la rattraper à tout prix.
— Alors, on fait comment ?
Simon, accroupi, regardait par l’entrebâillement de la bâche.
— Je vais sortir et quand tu m’entendras crier « maintenant ! » tu partiras en courant en longeant les bords du hangar, sans te retourner. Derrière la porte, il y a des escaliers et tout en haut, un grillage avec une porte fermée à clé. Tu longeras le grillage sur la gauche. À un certain moment tu verras que ce dernier est découpé. Tu sortiras par là ; après, c’est toi et ta chance. Ne te fais pas avoir. Je ne pourrai pas les retenir des heures non plus.
— Comment ferais-je pour te joindre, si j’ai des nouvelles pour toi ?
Simon lui tendit la carte de visite d’un fleuriste du centre de Methel.
— Appelle ce numéro et demande à me parler. On te répondra que je ne suis pas là. Tu n’auras qu’à dire que tu as un message et laisser un numéro de téléphone. Je te contacterai.
Kala hocha la tête et mit sa veste.
Tandis que Simon sortait, la jeune fille s’accroupit en position de sprinter, prête à bondir au signal. Elle sentait son cœur s’accélérer. Au début, elle n’entendit qu’un brouhaha, mais le mot « maintenant » se détacha soudain avec netteté. Une vague d’adrénaline se répandit en elle et, tandis qu’elle se mettait à courir, sa vision se colora à nouveau. Elle atteignit la porte derrière la tente en quelques secondes à peine. Au sommet de l’escalier, il y avait bien le grillage décrit par Simon, mais le longer du côté gauche, c’était aussi marcher à flanc d’un coteau raide et glissant. Alors qu’elle n’avait fait que quelques pas dans la bonne direction, elle entendit distinctement des cris et des pas rapides qui montaient l’escalier. Pas de temps à perdre. Ses fines chaussures en toile glissaient sur cette boue mouillée. Elle les retira. Le contact du sol avec ses pieds était rassurant. Ceux-ci s’ancrèrent dans la terre. Elle se mit à courir et ne tarda pas à trouver le trou dans le grillage. Une fois celui-ci passé, il lui fallut grimper un immense talus au milieu d’un enchevêtrement de buissons et d’arbustes rêches et piquants, mais une fois au sommet, elle déboucha sur un chemin désert, en lisière d’une forêt. Essoufflée, elle s’arrêta quelques instants, le buste penché vers l’avant pour permettre à sa respiration de reprendre une allure normale. Soit elle poursuivait sur le chemin, soit elle s’enfonçait dans la forêt. Sans trop savoir pourquoi, elle choisit aussitôt la forêt. Elle se mit à courir dans la nuit noire et ce n’est qu’au bout de quelques centaines de mètres qu’elle réalisa qu’un autre de ses sens avait dû prendre le relais, car elle avait la sensation d’y voir presque comme en plein jour. Ses pieds flottaient sur l’humus mouillé et plus elle courait, plus elle sentait son énergie croître de manière exponentielle. Même son odorat semblait participer à son orientation. Elle se sentit revivre.
Kala erra dans cette forêt toute la nuit. Elle s’y trouvait étrangement en sécurité. Une petite bruine s’était mise à tomber de manière bienvenue, rafraîchissant cette fièvre qui ne la quittait presque plus. Aux premières lueurs du jour, la jeune fille trouva un abri derrière un gros tronc creux et s’endormit profondément. Dans son rêve, elle courrait à perdre haleine, dans des étendues sans fin, bordées d’arbres gigantesques. Elle se sentait suivie dans sa course, sans être pourchassée. La vitesse et le vent, qui sifflait à ses oreilles, l’enivraient et elle aurait voulu se retourner pour partager sa joie avec ses compagnons, mais ne le pouvait pas. Elle accélérait encore la cadence, sans se rendre compte qu’elle les avait semés. Là, l’angoisse la saisissait. Elle cherchait ses amis, mais ils étaient devenus invisibles. Elle était seule, rien d’autre que seule, comme à son habitude.
Le réveil, plein de tristesse, ramena Kala à sa réalité alors que le soleil pointait très largement au-dessus de sa tête et qu’il devait être passé midi. La pluie s’était arrêtée. Ce rêve l’avait perturbée ! Comment allait-elle sortir de cette situation maintenant critique ? Elle devait appeler Aldus, lui demander de l’aide, le supplier. Elle allait céder et prendre cet emploi si cher à ses yeux qu’il était prêt à lui couper les vivres et la laisser moisir dans la rue sans personne, si elle ne se soumettait pas. Elle avait faim à nouveau et pas un sou pour se nourrir. Devant l’ampleur et l’étendue de ses difficultés, Kala se remit à sangloter. Elle pleura toutes les larmes retenues depuis qu’elle avait quitté ce foyer familial pour l’école. Toutes celles qu’elle n’avait pas versées à la mort de ses parents et tout le chagrin qu’elle avait ressenti, lorsque la Mère supérieure lui avait dit un au revoir, plein de soulagement. Elle était seule au monde et personne ne lui avait appris à se débrouiller. Le dos appuyé sur une souche, les jambes étendues devant elle, les pieds toujours nus, les mains enfoncées dans la terre humide recouvertes de feuilles, sentant le pouls de la forêt battre à l’unisson de sa respiration, Kala se reprit. En quelques minutes seulement, une formidable rage l’envahit. Il ne serait pas dit qu’elle n’allait pas se débrouiller. Au diable Aldus et ses exigences !
Il lui fallait un plan, un objectif, sur lequel elle allait s’appuyer dorénavant. Les Vallet étaient originaires du Nord. C’est donc dans cette direction qu’elle devait s’orienter. Elle pouvait peut-être faire d’une pierre deux coups. Trouver la mère de Simon et de la famille. Après avoir pris une profonde inspiration, Kala se releva, reprenant sa course à travers bois. Sans très bien savoir comment, elle sentit qu’en traversant droit devant, sur plusieurs kilomètres, elle allait en direction de son ancien chez elle. Il lui fallait bien un point de départ à sa nouvelle vie et celui-ci avait le mérite de symboliser un nouvel envol et un retour aux sources. En outre, elle espérait y trouver une vieille amie du voisinage, auprès de laquelle elle pourrait trouver un peu d’aide.
Kala n’avait pas revu la maison de son enfance depuis qu’elle avait été vendue au décès de ses parents.
Le quartier était un endroit très tranquille, où se côtoyaient des bâtisses de style très éclectique. Ce n’était ni un quartier chic, ni un quartier familial, mais plutôt un lieu habité par des gens de classe moyenne, retraités ou sans enfants. Petite fille, elle ne pouvait pas jouer dans la rue ou dans le jardin, car il lui était interdit de faire du bruit ou de courir, par crainte de déranger les voisins. La maison de ses parents était vide et à nouveau en vente. Le jardin qui bordait l’entrée était toutefois entretenu correctement. Kala reconnut les rideaux en dentelle qui ornaient les fenêtres de sa chambre à coucher et que personne n’avait changés. Tout semblait avoir été figé dans le temps. Elle se demanda ce qu’il était advenu du mobilier et des affaires personnelles de sa famille et supposa, non sans un soupçon de regrets, que tout avait été vendu avec les murs.
Sur place, Kala alla sonner chez sa voisine, Nadine Olson, une dame très âgée, qui était la seule personne qu’elle considérait comme une amie vraie.
Lorsqu’elle était petite, avant le pensionnat, Nadine l’invitait chez elle et lui faisait des gaufres saupoudrées de sucre glace, en la laissant caresser ses chats, qu’elle avait fort nombreux et poilus. Kala était mise à contribution chaque fois qu’il fallait en peigner un ou en baptiser un autre. Pendant de longues heures, pendant les grandes vacances, elles jouaient à toutes sortes de jeux, la vieille dame s’accroupissant sur le sol pour être au niveau de l’enfant, donnant vie, de bon cœur, à tous les personnages que l’imagination de Kala lui faisait endosser.
Son visage, d’abord méfiant, s’éclaira lorsqu’elle reconnut la jeune fille sur le pas de sa porte, expression remplacée aussitôt par une grande ride d’inquiétude lorsqu’elle constata dans quel état pitoyable elle était.
— Kala, c’est toi, c’est bien toi ? Ma chérie, dieu du ciel que t’est-il arrivé ? Ne reste pas ainsi sur le pas de la porte, entre ! Tu as l’air d’avoir besoin d’un bain chaud et d’un bon repas.
La jeune fille acquiesça doucement. Nadine était la même que dans son souvenir, fine, très longue, ses cheveux très blancs retenus par un ruban en queue de cheval. Elle franchit le seuil de la maison et y retrouva les odeurs de sa petite enfance. Sur la table de la salle à manger s’étalaient ciseaux, papier et colle. Nadine, très créative, était toujours en train de fabriquer ou de décorer un objet. Dans la salle de bain adjacente, l’eau se mit à couler et Kala sentit l’odeur d’un bain moussant depuis le salon. Nadine donna à son invitée une grande serviette éponge, encore chaude du sèche-linge et des vêtements propres. Tandis que Kala se délassait dans la baignoire, elle lui prépara un repas pantagruélique composé d’œufs brouillés, d’une tomme de chèvre et de crêpes à la confiture d’abricot. Un pichet de jus d’orange était posé sur la table à côté d’un bol de café fumant.
— Tu n’imagines pas comme je suis contente de te voir. Je pars en voyage et je ne sais pas si je reviendrai jamais par ici.
— Te voir réjouit mon vieux cœur qu’entre nous, plus rien ne peut impressionner. Je me demande quand même dans quelle misère tu t’es fourrée.
Kala lui résuma les dernières semaines de sa vie, en omettant les moments les plus durs pour épargner la sensibilité de la vieille dame.
— Cela aurait-il été si terrible de prendre cet emploi, mon petit ? Je comprends quand tu me dis que tout le monde a toujours voulu décider à ta place, mais parfois les conseils avisés de personnes plus expérimentées ne sont pas tous bons à jeter. À ce propos, il y a quelques semaines, un homme est venu sonner chez moi. Il m’a demandé si j’étais en contact avec toi et, quand je lui ai dit que ce n’était pas le cas, il m’a demandé de l’avertir si je te voyais. Je t’avoue que je n’ai pas apprécié son ton menaçant.
— De quoi avait-il l’air ? demanda Kala interloquée, pensant immédiatement à Aldus.
— Il était assez petit, âgé d’environ quarante ans, chauve et très désagréable. Il m’a dit que tu lui devais de l’argent et que tu trempais dans des affaires louches. Que t’arrive-t-il, mon enfant ? As-tu fait de mauvaises rencontres ? Je peux peut-être t’aider.
La description collait avec celle d’Aldus.
— Je crois savoir qui est cet homme, Nadine, mais je ne dois d’argent à personne. Je suis navrée que tu aies été importunée et je ne veux en aucun cas t’attirer des ennuis. Je voulais te remercier pour toute la gentillesse et la tendresse que tu m’as manifestées depuis toujours.
— Attends, chère petite, il y a une chose que je dois te dire avant que tu ne t’en ailles.
La vieille femme se leva avec difficulté de son fauteuil et prit une grande enveloppe jaune dans la cuisine.