La légende de l’incunable - Chiara Ello - E-Book

La légende de l’incunable E-Book

Chiara Ello

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Beschreibung

Quel est le lien entre l’hospitalier, Prast Gesnet, de retour des croisades en 1355 et Ugo Giada, libraire à Chambéry en 1997 ? La légende de l’incunable est un fabuleux livre qui voyage au cours des siècles. Le secret qui y est dissimulé engendre intrigues, crimes, suspens pour tous les personnages historiques ou imaginaires, avec en toile de fond l’épopée du Saint Suaire du Christ et l’histoire de la Maison de Savoie.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Passionnée de littérature et d’histoire, Chiara Ello est également artiste amateur et architecte d’intérieur. Elle dévoile toutes les facettes de sa personnalité dans cette aventure historique.

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Seitenzahl: 432

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Chiara Ello

La légende de l’incunable

Roman

© Lys Bleu Éditions – Chiara Ello

ISBN : 979-10-377-8377-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Janine et Arduino

À Maud, Sylvain, Pierre, Patrice, Alexis, Gabriel et Antoine

À Christian, Philippe et Jean Michel

Prélude

Ce roman est sorti de mon imagination pendant la période de mon licenciement « dit » économique courant l’an 2000. Laissée à l’abandon au sein d’une entreprise en perdition qui ne voulait pas licencier à la régulière, j’ai tenu deux mois avant de négocier mon départ. Pendant ce laps de temps, j’ai fréquenté la machine à café, j’ai passé du temps avec mes collègues en sursis et j’ai pianoté sur le clavier de mon ordinateur parmi les méandres d’Internet.

Au fur à mesure de mes investigations, un fil de la toile s’est détaché pour obtenir une grosse pelote d’informations relatives à la Savoie, mon pays de cœur.

Ce roman a pris forme rapidement, avec ses imperfections. Après lecture auprès de mes proches, que je remercie beaucoup, cette histoire s’est étoffée. C’est pourquoi vous rencontrerez des styles pluriels, des écrits simples, d’autres plus compliqués…

La chaîne de ce roman est tissée par des personnages historiques ayant existé et par des faits réels aux dates bien précises. Quant à la trame qui sert à confectionner le tissu de ce roman, elle est entrelacée, par des personnages fictifs vivant à des époques différentes, par des objets qui voyagent jusqu’à nos jours et, par une quête dirigée par un libraire de Chambéry travaillant dans la vieille boutique, aujourd’hui disparue (actuellement, c’est un hôtel).

De nos jours

Je m’appelle Gabriel. Pensionnaires pour la semaine dans un lycée international parisien, mon frère Antoine et moi-même, comme tous les vendredis soir, cartable sur le dos, valise à la main, nous allons visiter notre grand-mère, Marie, avant de rentrer chez nous pour le week-end. Elle est hospitalisée depuis plusieurs mois. À moitié aveugle, elle a encore toute sa tête tandis que son corps souffre de mille maux. Nous l’adorons. Et puis, elle raconte bien les histoires, et, malgré mes 17 ans, je reste un enfant bercé par les contes de mon enfance.

Façades blanches trouées par des fenêtres où des silhouettes défilent, grand hall d’entrée où valides et malades se côtoient, multiples ascenseurs où brancardiers et visiteurs se pressent, couloirs interminables où les portes colorées avec variation de peinture selon les étages décorent les murs, l’hôpital de mamy Marie est un véritable labyrinthe. Depuis plusieurs mois, nous connaissons par cœur notre chemin. Nous laissons notre valise à l’entrée. Les gardiens en blouse blanche nous ont accordé cette faveur. Quatre à quatre, nous montons par les escaliers pour signifier à tous que nous sommes en bonne santé.

Mamy Marie nous attend, impatiente. Elle reçoit régulièrement la visite de nos parents, mais nous savons qu’elle préfère le vendredi. À notre arrivée, c’est la fête. Nous avons droit à notre verre de jus d’orange réservé par le personnel qui nous a pris en affection et une part de gâteau sauvée des gaspillages des plateaux-repas. Ce n’est pas le meilleur gâteau, mais il a une saveur incomparable et inoubliable, nappé par le récit de notre grand-mère.

Aussitôt servis, aussitôt installés, mon frère et moi contemplons notre mamy aux yeux vissés dans le vide qui nous demande où nous en sommes depuis la narration de la dernière fois. Avec brio et efficacité, nous lui résumons sa prose et posons le démarrage de l’histoire. Mamy a le don du suspens. Elle a le chic pour nous faire languir et nous laisser toute la semaine à deviner la suite de son récit. Pour nous perdre, elle jongle avec différentes périodes historiques et lointaines, elle invente des personnages plus ou moins attachants, elle suscite des situations à partir de faits réels de l’Histoire, avec un grand H. Parfois, elle lance des citations et poèmes. Souvent, elle parle sans ponctuation avec des phrases aux sujets pluriels. Toujours, elle nous captive et elle nous happe dans son délire.

Elle ne le sait pas, mais j’active mon enregistreur de téléphone pour ne pas perdre une miette. Puis, pendant les soirées froides au pensionnat, je retranscris le récit rocambolesque de mamy.

Il faut dire que son imagination est débordante, mais que sa culture l’est aussi. Après chaque visite, mon frère et moi discutons longuement sur la véracité de ses dires. Nous essayons d’échafauder la suite en anticipant les destins de ses héros. À chaque fois, nous nous trompons. Elle sait rebondir sur des dénouements invraisemblables et cela nous plaît.

J’ai déjà rempli des petits carnets et répertorié en fonction des dates, les divers découpages de l’histoire. Je me surprends d’avoir des amitiés et complicités avec certains personnages fictifs du roman, et, dès qu’ils disparaissent, de ressentir un pincement au cœur, comme si j’avais perdu des amis. Pour d’autres, ils ont le sort qu’ils méritent. Comme Mamy, je me suis investi dans le parcours chaotique de chacun comme s’il avait existé, peuplant mes rêves de fantastiques et de fantaisies.

Allons-y ! Commençons par le récit le plus lointain, avec la faconde de Mamy Marie.

Chapitre I

Khan et Taïdjou

Les cavaliers du sultan

An 1355 Quelque part en pays latins établis en Grèce

01 – Le Monastère Saint Anselme

Les dieux doivent être en colère !

Le ciel gris foncé, moiré, strié par une pluie battante impose sa loi sur les éléments terrestres.

Perturbés par ce déluge, fatigués, éprouvés, accablés, des pèlerins peinent à avancer. Engoncés dans de grands manteaux qui lèchent le sol, souliers gonflés d’eau, alourdis par la boue collante comme aspirés, les marcheurs titubent à chaque enjambée en mouvements chaloupés et saccadés. Vêtements mouillés. Membres engourdis par cette pluie froide qui glace le sang. Visage mitraillé par les projectiles liquides, qui ruissellent le long des joues, qui s’engouffrent par le cou, qui trempent les lainages.

Quatre hommes à pied encadrent une charrette bâchée tirée par deux ânes robustes. Les lourdes roues du tombereau s’enfoncent jusqu’aux essieux et labourent le chemin boueux tandis que les sabots crottés de terre des bourricots s’enfouissent dans le sol. Tenant les rênes péniblement, un moine-soldat guide l’équipage. Vacillant de son siège, jeté tantôt à droite, tantôt à gauche, éclaboussé de boue, balancé par le roulis du véhicule.

Juché sur le chariot, il se sent privilégié. Il est le chef.

Épuisés par tous ces efforts, hommes et bêtes y compris, tous désirent que ce calvaire finisse.

Au loin, une forteresse imposante se dessine sur la voûte céleste telle une dentelle irrégulière ourlant l’horizon. Le contour crénelé de la bâtisse marque la fin de leur tourment. L’espoir renaît. Chacun lorgne, comme hypnotisé, l’imposante porte encadrée par deux grosses tours élevées en avant du castrum1, signe que les déités ne les ont pas oubliés. Ce refuge est un don du ciel malgré cette colère divine ressentie comme un châtiment.

Depuis quelques jours, ces cinq hommes traversent le territoire byzantin aux vallées plurielles et aux sommets couverts de forêts de pins nymphaea. Ce paysage somptueux dévoile une terre au sol rocailleux revivifiée par des touches colorées. Le blanc pur des monastères byzantins disséminés dans les montagnes de Rhodope et de Papikio. Le vermillon des lacs saumâtres. Le miroir des rivières transparentes et captivantes. Le bleu profond de la mer. Le rouge des falaises truffées de touffes vertes d’herbes folles et fines. Le beige des petites criques crayeuses soutenues par d’abrupts rochers rougeâtres. L’ocre des sables fins des plages entaché par l’arc-en-ciel des galets.

Le groupe emprunte la via Egnatia, la route qui relie les cités comme celle de Komotini et de sa forteresse byzantine. En temps normal, la vallée est paisible, bordée de collines verdoyantes avec vue sur le mont Ismaros.

Le ciel continue de gronder et de pleurer. L’hostilité ne vient pas que de la terre et des éléments, mais aussi de ses habitants. Cette patrie est le théâtre de guerres intestines, de nombreux soulèvements, de villes en concurrence et surtout de la présence des ottomans aux frontières redessinées à chaque affrontement. Cette contrée si loin de la France attire toutes les calamités apportées par ceux qui y habitent, par ceux qui la franchissent et par ceux qui s’y installent. Peste, invasions, guerres… qui drainent désolation et incompréhension.

Au-delà de ces désastres, les perpétuelles croisades bouleversent les faibles équilibres et amènent, errance de combattants usés et affaiblis, affrontement pour défendre chacun leur religion, tortures morale et physique.

Les peuplades à convertir sont confrontées à deux sortes de croisés, les latins et les orthodoxes, qui s’affrontent mutuellement. Ces soldats de Dieu, rutilant sous leurs armures éclatantes, se détruisent aux chocs des combats. Dans un dernier sursaut, ils s’abandonnent, s’étonnent d’être encore en vie, s’écrasent de tout leur poids lors des combats rapprochés, fendent l’air avec leur lourde épée, se protègent avec leur solide bouclier. Affaiblis, ils luttent jusqu’au bout par orgueil et ferveur religieuse.

Hospitalier, plus guerrier que religieux, Prast Gesnet conduit le groupe. Il a offert son épée et son honneur à des Grands de cette contrée. Au tout début, comme tous ceux de sa congrégation, il a apporté aides et soins aux malades, sa vocation initiale. Plus tard, devant un déficit inquiétant des combattants lors des guerres saintes, il a pris les armes. Il porte donc son appartenance sous l’habit d’une robe rouge frappée d’une grande croix blanche, cachant son uniforme militaire, cotte de mailles depuis les épaules jusqu’aux pieds, ceinture de cuir ceignant sa tunique et supportant épée et dague nécessaire pour le corps à corps. Grand, costaud, épaules larges et cuisses épaisses, ce gaillard en impose par son allure de sbire. Le port de son uniforme ajoute à ce géant altier un certain respect et une autorité intrinsèque. Son visage révèle les souffrances de son long périple. Plusieurs cicatrices strient sa peau ravagée par la petite vérole. Son gros nez couperosé s’accroche au-dessus d’une bouche fine qui laisse entrevoir deux rangées de dents jaunes et noires, dont certaines sont cassées. Il connaît la peur, la faim, la haine et le désespoir. Il connaît les nuits d’insomnie, la solitude devant les débandades de ses compagnons d’armes, le tourment dû aux blessures et maladies. Il s’est battu contre des adversaires aguerris et belliqueux, des guerriers loyaux pour leur clan. Mais son ennemi le plus farouche est cette faucheuse collée à son ombre, à la fois compagne, rivale et ennemie. Il la supporte, l’encourage, la défie et l’affronte. Depuis qu’il a croisé son regard dans les yeux restés grand ouverts de son regretté ami François, qui a eu la tête tranchée nette lors d’un engagement à Constantinople, il la fuit. De cet instant, il n’oubliera jamais ce qu’il a vécu sur cette terre byzantine. Des démons l’assaillent dans son sommeil émaillé par des souvenirs d’événements terrifiants imprimés à jamais dans sa mémoire.

Il voit, revoit les champs de bataille, les multiples combattants étendus criblés de flèches, les enchevêtrements de corps mutilés.

Il sent le frôlement de la lame du grand sabre courbe fendant l’air, l’odeur du sang frais et de la sueur.

Il entend les cris de rage et de ralliement, les bruits de métal des carapaces et boucliers bosselés, fracassés par les fers épais.

Il se souvient du froid du pommeau de son épée au creux de sa main, se changeant en brûlure sur sa peau calleuse au fur et à mesure du combat.

Il a sur sa langue le goût du sang mêlé à l’alcool ingurgité avant le combat pour se donner du courage.

Sa terrible angoisse lors de ses nuits agitées se farde sous les traits de ce géant de deux mètres, arme blanche brandie au-dessus de sa tête s’apprêtant à lui trancher la gorge. Avec son fidèle François, pour couvrir leurs arrières, ils se déplaçaient dos à dos, simulacre d’une danse macabre bien orchestrée où chacun faisait face à son adversaire. Simultanément, ils plantaient avec force la longue lame de leur épée dans le corps de leurs ennemis et faisaient volte-face avec une agilité de robot bien huilé. Le jour où Prast Gesnet perdit son ami, il se retourna et se retrouva nez à nez avec son double. Campé sur ses jambes, le colosse allait lui donner un coup mortel. Instinctivement, l’hospitalier brandit son écu triangulaire. Le choc lui fit perdre l’équilibre. Il se retrouva à genou, sans défense. Il pria et remercia Dieu de l’aider à rejoindre son frère d’armes. Une flèche salutaire venue de nulle part se planta dans le cœur de son assaillant qui stoppa net son geste. Le géant tomba sur les genoux avant de s’effondrer, écrasant de tout son poids Prast Gesnet qui perdit connaissance. La bataille finie, laissé pour mort, il reprit petit à petit ses esprits et en perdit son âme. Sauvé par l’ennemi, il est l’ultime rescapé de cette boucherie. Défaite cinglante pour les croisés.

Prast Gesnet, juché sur son chariot, regarde ses compagnons. Il les connaît à peine.

Les deux qui marchent à côté des ânes arrivent d’Aragon. Ils se sont présentés sous les noms de Le Bègue et Le Balafré, surnoms évocateurs. Mercenaires qui offrent leurs services à qui veut les payer, sans foi ni loi, aventuriers, pillards, assassins, ou violeurs, prêts à tout selon la demande. À l’appel des empereurs byzantins, les Paléologues, ces Aragonais du corps francs des Almogavares2 sont venus en aide pour refouler les Turcs présents aux frontières. Faute d’être payés et reconnus pour services rendus, Le Bègue et Le Balafré désertent, traversent la Thessalonique, la Macédoine, la Thessalie, la Béotie et l’Attique semant exactions, meurtres et dévastations. C’est dans cette contrée que les deux compères ont rencontré Prast Gesnet qui les a recrutés.

Quant aux deux autres, Jean Bouvier et Godfray, ce sont des opportunistes sans patrie, maniant bien l’épée, filous, roublards et vivant au jour le jour, profitant des biens des autres et détroussant les marchands nomades. Prast Gesnet les a aidés à sortir d’un mauvais pas. Condamnés à la pendaison pour recels, il a organisé leur évasion en soudoyant les gardiens. Une manière de leur faire sentir qu’ils lui sont redevables par ce geste altruiste.

***

Enfin arrivés !

Prast Gesnet saute à terre, se dirige vers la lourde porte. L’ouvrage est constitué de deux vantaux tenus par de simples plaques de métal, pentures découpées dans du fer battu et façonnées au marteau. L’huisserie est composée de simples planches de bois épaisses disposées dans le sens de la largeur et de grosses traverses. De gros clous en fer forgé transpercent les planches et traversent pour un maintien de la structure tout en finissant en pointes rabattues à l’intérieur du bâtiment. Apparentes extérieurement, les têtes des clous sont en forme de goutte de suie, simples décorations ou symboles impressionnants et intimidants. Un fenestron à hauteur d’yeux entaille un des vantaux.

Hommes et bêtes s’abritent sous l’immense avancée de toit qui casquette l’entrée. Prast Gesnet visse son regard sur le groupe. D’une voix sèche et percutante, il les harangue. Il leur explique qu’il connaît bien cet ordre et qu’il sait comment les rallier à leur cause de pauvres hères, car, sales et débraillés comme nous sommes, nous n’inspirons pas confiance.

Être au sec, se réchauffer et manger un peu. C’est tout ce que demande l’équipage. L’hospitalier tire plusieurs fois sur la chaîne qui pend le long du mur côté gauche. Malgré le martèlement des gouttes de pluie, tous entendent un tintement de cloche. Immobiles, œil riveté sur le fenestron.

L’attente est interminable. Enfin, la fenêtre s’entrouvre. Protégé par des barreaux métalliques, le portier toise un à un les visiteurs à l’allure spectrale sous leur cape trempée. Il marque un léger mouvement de recul. Aussitôt, il engage la fermeture du volet. Lestement, Prast Gesnet empoigne de sa main gantée le rebord de l’ouverture pour interrompre le verrouillage définitif.

— Bonjour, frère. Je reviens de guerre sainte… (silence) avec mes compagnons (de sa main libre, ils les présentent à la ronde). Nous sommes épuisés et cherchons seulement l’hospitalité pour cette nuit. Nous partirons à l’office des laudes3.
— Bonjour, frères pèlerins. Notre ordre ne reçoit aucun étranger à notre communauté.

Le visage glacial et suspicieux quadrillé par les barreaux avertit Prast Gesnet de tenir un discours beaucoup plus pieux.

— Frère, un peu de charité. Votre Seigneur est le mien. Nous avons froid. Notre Seigneur nous a conduits vers vous, il sait que vous êtes charitable, il sait que vous tendez la main aux humbles qui marchent dans la voie de Dieu, Notre Père à tous.

Un long silence s’en suit.

— Notre arrêt sera bref. Nous sommes attendus tôt demain matin dans le port de Maronia où un bateau appareillera dès notre arrivée.

Le mutisme du portier dérange.

— Soyez chrétiens, mon frère, nous venons en paix. Juste cette nuit, pas plus.

Après plusieurs minutes de palabres, de plaidoiries, de discours, Prast Gesnet parvient à faire fléchir son interlocuteur. Le frère cède.

— Je ne suis pas habilité à prendre de telle décision. Je vais en parler à notre Prieur, Léon De La Roche. Qui dois-je annoncer ?
— Pierre De Santis, hospitalier.

Prestement, le religieux ferme le fenestron. Le bruit de ses pas sur la pierre résonne jusqu’à disparaître.

Groggys, les marcheurs ne réagissent pas et attendent. Les minutes s’égrènent. Enfin, du bruit derrière la porte, des cliquetis, un grincement strident, puis la lourde porte cède. Les cinq voyageurs s’engouffrent, transis et soulagés, dans cette grande et lugubre bâtisse.

Ces pauvres hères remercient inconsciemment la pluie d’avoir été leur avocate auprès de ce religieux pointilleux plus respectueux des règles prononcées par sa hiérarchie que des Hommes. Précédé par le portier, le groupe traverse une grande cour pavée de pierres polies par le temps. Sur les indications de leur hôte, Godfray installe les ânes dans une petite étable attenante au grand mur d’enceinte. Le Bègue et Le Balafré parquent la lourde charrette à proximité, sous un auvent dont les poutres de soutènement s’adossent au rempart du fort. Les pèlerins laissent leur chargement tel quel. Dans un lieu saint, rien ne peut arriver. Prast Gesnet récupère délicatement sa besace restée à l’abri sous le banc du chariot et rejoint le groupe effiloché en file indienne derrière le guide. Ce dernier traverse le cloître pour les conduire auprès du Prieur.

Pour être crédible, Prast Gesnet s’est identifié avec une fausse identité. Il va faire de même pour ses compagnons de route. Devant le prieur, il les présente un à un en leur attribuant des noms empruntés à des combattants nobles de sa connaissance, morts sur le champ de bataille.

— Merci pour votre hospitalité. Je m’appelle Pierre De Santis, hospitalier servant la religion de notre Bon Roi. Je suis accompagné de mes fidèles compagnons, Jean D’Orval, Luca del Torro, Piest de la Touraine et Nicola della Fontana.
— Bienvenus à tous. Que Dieu soit avec vous ! Notre communauté est honorée de recevoir les représentants de Dieu et défenseurs de la cause chrétienne. Nous vous acceptons en tant que pénitents. Frère Mathieu va vous accompagner dans votre installation. Nous avons fait vœu de silence. Nous vous demandons de respecter cette règle.
— Merci encore. Nous suivrons les préceptes de votre ordre. Comme prévu, nous partirons tôt demain matin tout en discrétion. Avez-vous un message pour notre Roi ?
— Dès que vous le verrez, dites-lui que Frère Léon De La Roche, Prieur du monastère de Saint Anselme le bénit et lui souhaite longue vie. Bonne nuit. Que Dieu vous garde.

***

Amenés dans un immense réfectoire, les cinq rescapés du déluge s’installent au bout de l’immense table en bois flanquée de bancs solides. Mathieu leur sert un bouillon chaud et un morceau de pain à chacun. Humblement meublé, cet endroit est un lieu de recueillement. Dans un angle de la pièce se trouve un lutrin tout en bois ciselé, tenu par un socle taillé en pleine masse, composé d’un pilier carré enchâssé sur sa hauteur dans un tétraèdre ajouré de volutes et de feuillage stylisé. Une des faces reçoit le recueil de prières, récemment ouvert sur la page lue par un religieux. L’ordre impose le silence pendant les repas pour que le lecteur soit entendu. Nourriture spirituelle.

Plus tard, Mathieu les conduit dans une même cellule où le dénuement se résume à des litières en paille posées à même la dalle et un crucifix planté au-dessus de la lourde porte. Lieu rude, sobre et glacial, sans fenêtres, sans meubles, spartiate et austère. Des couvertures leur sont offertes. Nos voyageurs s’installent tant bien que mal, se bousculent pour avoir la meilleure place. Entassés comme dans un cachot, ils s’endorment vite. Les murs s’imprègnent des sons qui remplissent l’espace, musique dissonante des ronflements qui se propagent et résonnent comme le râle d’une vieille bête essoufflée et mourante.

Seul, Prast Gesnet ne trouve pas le sommeil, dérangé par l’odeur de chien mouillé dégagée par ses compagnons et lui-même. Il s’éclipse, besace à l’épaule et commence à visiter le monastère. Silencieusement, il marche sans but précis. Il connaît ce monastère, il voulait l’éviter pour la simple raison que Cantacuzène a élu domicile ici après son abdication.

Mais le diable, sous les traits du mauvais temps, s’est invité dans la partie.

Son esprit vagabonde. Il songe depuis des années à retourner sur sa terre natale. Il est conscient que toutes ces prouesses religieusement chevaleresques n’ont abouti qu’à une honteuse déroute, à un échec désavoué, à une misère d’âme et à la ruine de ce pays byzantin. Pays qu’il va quitter avec regret, car il l’aime comme une maîtresse. Il s’est donné corps et âme pour apporter ce qu’il lui semblait juste.

Finalement, ses errements l’amènent vers le cloître éclairé simplement par une lame lumineuse d’une lune fière d’être la patronne de ces lieux. Elle seule, règne sur tous les territoires, sur toutes les religions, sur tous les hommes. Son âme est à elle, et elle seule. Reine de la nuit sans armée dictant à tous les hommes sa loi, ses caprices, ses fantaisies.

Perdu dans ses pensées, une voix venue de l’ombre réveille le chevalier.

— Bonsoir, Prast !

Se fiant à son instinct, il extirpe de son fourreau sa dague, se tourne lestement vers la masse sombre qui se détache des ténèbres. Après un court silence, il lance :

— C’est toi, Jean ?

L’homme s’avance. Son visage, partiellement éclairé, laisse apparaître un profil net surligné d’un nez bien marqué et d’une lèvre épaisse. Prast range son arme, se précipite vers son ami et l’enlace fortement.

— Comme je suis heureux de te revoir. Je voulais te saluer avant mon départ, mais…
— Alors ! C’est fait ! Tu as pris ta décision. Tu t’en vas !
— Que veux-tu que je fasse d’autre.
— Restez parmi nous ! Vivre une vie d’ascèse, comme nous l’enseignent nos ancêtres.
— Je veux vivre ! Apprécier cette vie qui nous est offerte. Je ne veux plus survivre et surtout ne plus vivre à travers les autres, à travers les décisions des Grands. Je suis las.
— Frère Prast, je te comprends. Ayant vécu parmi les Grands, j’aspire à la sérénité. Si tu restes, nous pourrions discuter sans fin comme nous l’avons déjà fait.
— Merci Jean. Ta proposition est tentante. Mais… (un long silence), J’ai tout perdu sur cette terre byzantine, mes compagnons de guerre, mes amis, mes connaissances, mes amours, je n’ai plus aucune attache. Cette terre m’a donné beaucoup, mais elle m’a également pris beaucoup. Mon âme n’est plus ici.
— J’ai vu que tu étais accompagné. J’ai cru reconnaître des Aragonais… ! Que fais-tu avec ces gibiers de potence ?
— Observateur ! Tu ne changes pas. Plus de charges ministérielles, mais toujours vigilant sur ton entourage. Et oui, comme tu l’as vu, je suis obligé de faire la route avec des renégats, des meurtriers pour m’échapper de ma condition d’indésirable.
— Tu me déçois ! Pourquoi cette escorte ?
— Ah ! Ah ! Je ne rentre pas les mains vides. Quelques pacotilles, des souvenirs. J’ai besoin de mercenaires pour préserver mes biens !
— Ah ! Mon ami, tu m’as aidé dans ma tâche de chef des armées. Tu as toujours été à mes côtés au moment où ma garde rapprochée se défilait et portait allégeance à mes ennemis et adversaires. Tu as été de bons conseils quand mes généraux me fourvoyaient. Tu as été un ami fidèle. Cela n’a pas de prix. Alors, fais attention ! Ces hommes sont des mercenaires et restent des mercenaires. Ils n’hésiteront pas à te transpercer, te dépecer, t’arracher les yeux et partir avec tes biens.
— J’ai mon arme fétiche.

Tout en parlant, il entrouvre son manteau, extirpe de son fourreau une magnifique dague. La longue et large lame fine étincelle sous les rayons de la lune. Quant au pommeau, le travail d’orfèvre est remarquable. Un trèfle y est repoussé sur une boule de fer de Damas à l’aspect veiné. Chaque feuille est dessinée différemment : l’une est gravée en volutes, la suivante en forme de gouttes d’eau, la troisième en forme d’un dragon aux pieds avant comme ceux des chevaux et une queue interminable enroulée en tir bouchon. Enfin, la quatrième feuille est minuscule, représentant un poisson aux mille écailles.

— Oui ! Je me souviens de ce bijou. C’est Anne qui te l’a offert le jour où tu nous as prêté main-forte contre les ottomans. Belle pièce ! Tu la mérites amplement. Je te souhaite bon vent et longue vie, Prast !
— Je ne t’oublierai pas, tu as été un Grand, un Seigneur. Ta tâche n’était pas facile. Des ennemis aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, comment as-tu fait pour rester en vie ?

Après un long silence, Jean Cantacuzène4 enchaîne :

— Tu vois où j’en suis, après avoir gouverné, d’abord en tant que Grand Domestique sous le règne de mon cousin Andronic III Paléologue et ensuite sous le nom de Jean VI, je n’ai laissé que désolation, rébellion populaire, insurrections des villes, jalousie et envie, assassinat des adversaires… (long silence). Je ne suis pas digne de ce que j’ai fait, mais j’en suis fier. L’impératrice Anne de Savoie5 m’a convaincu de rester en place pour préserver la succession de la famille Paléologue. J’ai réussi. Ensuite, l’impératrice m’a désavoué. C’est le jeu de la politique et j’y étais préparé. Voilà où est ma force. Maintenant, comme toi, je suis fatigué de tout cela. Je me suis retiré pour vivre et non survivre. Et toi, Prast, avec tes gardes inconstants, sois prudent. Je te le répète, en ami, une lame bien effilée peut te fendre le ventre et te laisser le nez dans la poussière.
— J’ai pris mes dispositions pour que cela n’arrive pas. Bonne vie et bonne retraite, Ami !
— Puisque tu le veux ainsi. Adieu, Prast.

Ils s’étreignent une dernière fois, Jean Cantacuzène s’éloigne sans se retourner.

Prast suit du regard son ami qui se fait avaler par la pénombre pour disparaître à jamais dans l’immensité noire de l’oubli.

Il ne lui a pas avoué la véritable raison de son départ vers la France, la délivrance, la fuite avec de quoi vivre sans souci du lendemain. Il a fréquenté cette cour impériale, où il naviguait entre la délicatesse de la princesse de Savoie et la dureté du Grand Domestique. Ami, ennemi. Il savait qu’il ne devait pas choisir en regard de ses intérêts, mais il avait un faible pour l’impératrice, dont la munificence le ramène à la genèse de son Ordre. Mais le prétexte généreux et officiel de son départ est effectivement d’être le messager d’Anne de Savoie.

Il se souvient, quand elle l’a sollicité pour être un envoyé auprès du Pape avec le devoir de remettre une relique au nom de la Maison de Savoie et de l’Empire byzantin et au nom du Basileus, Jean V6.

Il va accomplir cette mission pour le respect qu’il porte à cette belle Dame, dont la personnalité s’est forgée au cours des ans.

Toutes ces pensées l’empêchent de dormir. Au bout d’une heure d’errements, il change son plan initial. L’arrêt au monastère n’était pas prévu. Il le transforme en atout. Il rejoint ses compagnons, les réveille et exige discrétion.

Prast leur explique ce qu’il a admiré dans le chœur de l’église au cours de sa visite nocturne : ciboires ciselés sertis de pierres précieuses, de la vaisselle d’argent, dizainiers et chapelets en perles et or, d’autres objets de piété… Allons-y ! Soyez discrets, marchez à pas feutrés pour ne pas réveiller les habitants du monastère. Ouvrant la porte de la cellule avec délicatesse, le moine-soldat apparaît le premier dans l’immense couloir, s’échappe vers l’extérieur sans se retourner.

De leur côté, les quatre hommes, sans se concerter, pillent sans sourciller et sans se demander pourquoi le chevalier leur a parlé de ces trésors. Quelle belle aubaine pour ces mercenaires en recherche de richesse. Des va-et-vient au sein du monastère comblent le silence de plomb. Tout se passe à merveille quand, au cours d’une de leurs déambulations, Le Balafré lâche malencontreusement un sac. Un bruit sourd se répercute sur les murs, se répand comme une onde de choc. Après un court moment, deux portes grincent et deux religieux pointent leur visage encore endormi. Sans réfléchir, Le Bègue sort un poignard de sa ceinture, l’enfonce avec dextérité dans le cou du premier noctambule et dans le cœur du second. Assistant à la scène, Jean Bouvier tire les corps à l’intérieur des cellules et referme les portes délicatement.

— Le Bègue, vite, vite... ! Évite de faire encore du bruit !
— C’ c’ c’est pas moi ! C’est Le Balafré !
— Tu vas te taire, Le Bègue ! rétorque Le Balafré.
— Arrêtez de vous quereller, faites c’que je vous dis !

À cet instant, d’autres moines se manifestent en sortant de leur cellule. Ils n’ont pas le temps de hurler que Le Bègue et Le Balafré se précipitent et leur tranchent la gorge avec habileté. Pour finir la besogne, ils prennent les moines par les pieds, les traînent à l’intérieur des cellules, referment les portes en laissant des traces rouges sur les pierres polies du couloir. Jean Bouvier reste impressionné et paralysé tandis que Le Balafré ramasse le sac comme si de rien n’était.

Dehors, l’aube commence à poindre. La pluie a cessé. L’air est humide et froid. Des fantômes s’animent dans l’enceinte du monastère. Impassible, clignant de l’œil à travers les nuages, la lune est le seul témoin de ce théâtre d’ombres. Sa lueur blafarde déchire les ténèbres et projette cette scène irréelle sur la toile improvisée d’un des grands murs de grosses pierres carrées. Les acteurs, à la silhouette fortement grossie par l’astre lunaire, ont un air énigmatique. Ils s’affairent avec ardeur, allant de la cour jusqu’à l’étable et de l’étable jusqu’à la cour en passant devant un puits qui abonde d’eau douce. Ils portent, transportent, déposent et entreposent des objets lourds. Le tout est rangé soigneusement dans la charrette sur laquelle se trouvent déjà deux coffres ventrus recouverts de cuir bouilli avec des couvercles bombés pour permettre l’écoulement de l’eau de pluie. Leurs forfaits accomplis, deux d’en eux ouvrent la lourde porte, tandis que les autres attachent fébrilement les ânes au fardeau roulant.

Prast Gesnet saute sur la charrette, émoustille discrètement l’attelage pour l’obliger à s’ébranler. Tout semble se passer sans encombre. Les voilà partis sur le chemin boueux menant vers la côte.

***

Au lever du jour, le convoi est presque aux portes de la ville portuaire de Maronia, écrin de verdure protégeant les myriades de minarets. Les voyageurs ont espoir de trouver un passeur qui puisse les emmener loin d’ici. Prast Gesnet est installé sur la charrette et tient les rênes. Il s’en va vers la liberté. Fini la misère, vive la vie. Il veut laisser son passé derrière, de religieux, de pèlerin et de chevalier. Il a monté cette expédition avec beaucoup de soin. Il a recherché des mercenaires, sans foi ni loi, dans le but de rentrer riche au pays. Tout est calculé. Il ne désire pas qu’un grain de sable vienne enrayer le mécanisme. C’est pourquoi il est troublé par un détail important. Il en fait part au plus ventru de ses compagnons.

— Le Balafré, ton manteau est maculé de sang !

L’homme concerné par cet aparté réplique :

— La mauvaise besogne ne se fait pas sans se salir !
— T’as jamais tué du mamelouk pendant les croisades, s’éclaffe Jean Bouvier.

Pour couper court à la discussion, Prast Gesnet lance :

— On fait une halte ! Les bourricots sont fourbus et moi aussi !

Il saute de la charrette, libère l’attelage et s’installe à l’ombre d’un platane. Godfray s’empare des deux ânes et les conduit vers un coin plus verdoyant. Il rejoint ensuite ses compagnons qui se sont rapprochés de leur chef. Ce dernier les encourage :

— Vous êtes riches, amis. Maintenant, vous devez être prudents. Le Balafré, enlève ton manteau et brûle-le ! Quant à toi, compère Le Bègue, bois peu pour ne pas parler comme une vieille femme. Allons, mangeons et reposons-nous !

Leur repas se compose d’un morceau de lard séché accompagné d’une galette de sarrasin rassise. Le plus laid des compères, bouffi comme une vessie remplie de vent, au ventre rond comme un tonneau, s’insurge :

— Y a rien d’autre à manger. Le sel me brûle le gosier. Y a quelqu’chose à boire ? quémande Le Balafré.
— Tiens, dit Le Bègue en tendant une outre pleine d’hypocras.

L’affreux la saisit et boit goulûment.

— Hé, compagnon, on a soif, aussi ! crie Godfray dont la bouche exhale une odeur fétide.
— Je bois d’abord, exige Jean Bouvier, salive collée aux commissures des lèvres. Pouach ! Il crache devant lui en éclaboussant ses compagnons. Quelle puanteur ! Ce goût aigre te brûle le gosier. Tu as pu boire cette saleté.
— Quand on a soif, on a soif, riposte Le Balafré qui se moque de manger et de boire n’importe quoi.

Prast Gesnet regarde de loin cette scène digne d’une taverne. Il les a bien choisis. Il cherchait des compagnons de rapine, sans scrupule et sans discernement et surtout sans sagacité et sans vivacité d’esprit. Tous ces critères réunis ne le réconfortent pas. Il se méfie de Jean Bouvier dont il perçoit une lueur d’intelligence qui pourrait le gêner pour la suite de son plan. Aussi grand que lui, corps d’athlète, sa nervosité guide ses gestes brusques et saccadés. Son ego dirige ses actes et son égoïsme lui dicte ses réactions qui, sur le champ de bataille, a dû lui sauver la vie plusieurs fois.

Après s’être restauré en retrait du groupe, l’hospitalier tire de sa grande besace, l’énorme livre offert par Anne de Savoie, fille d’Amédée V de Savoie mariée à Andronic III Paléologue. Cet ouvrage est un remerciement pour service rendu.

L’impératrice a demandé au Chevalier de remettre à Amédée VI dit le Comte Vert7, le Soudarion, linceul qui a enveloppé le corps du Christ, pour rappeler à la Maison de Savoie et à la papauté qu’elle est plus que légitime dans la vie politique internationale en pays byzantin. Au cours d’un cérémonial succinct, l’impératrice a remis l’objet de culte à Prast Gesnet qui a fait le sermon de l’amener en main propre au Comte de Savoie.

Le chevalier s’empresse de compulser cet incunable richement enluminé, magnifié par sa couverture en cuir repoussé. Il est vite dérangé par le plus sot de l’équipe.

— Ah ! Ah ! Le moine ! T’fais sem… sem… semblant sa… sa… savoir lire.

Le chef le toise et décide de le défier. Il se penche sur le feuillet et commence la lecture. Ensuite, il lève son regard vers le jeune prétentieux édenté, ferme brutalement le livre et lance à l’encontre du jeune niais :

— Le titre est « Khan et Taïdjou, les cavaliers du Sultan ». Cet ouvrage est une véritable œuvre d’art ! Maintenant, laisse-moi ! Va cuver, pauvre idiot !

Les quatre hommes n’osent plus s’approcher de celui qu’ils ont surnommé le moine.

Prast Gesnet a jugé inutile de leur donner son vrai nom, ce qui pourrait être néfaste pour la suite de son plan. Ces compagnons ignorent tout de lui. Ils l’observent avec mépris et ne comprennent pas ce qu’il fait.

L’hospitalier vient d’installer sur une pierre plate une sorte de pupitre sur lequel il pose délicatement le gros livre. À l’aide d’une plume d’oiseau taillée qu’il plonge dans une petite vessie remplie d’encre, il écrit sur un des feuillets. Cela fait des années qu’il a ce matériel de copiste qu’il trimbale dans toutes ses campagnes. Il a préparé lui-même son encre en faisant une décoction d’extraits de végétaux de la classe des tanins en mélangeant du sel métallique et un liant. Exceptionnellement, il utilise son calame pour gratter délicatement le support dans le but d’effacer une faute.

Pendant que le moine gratte le vélin, les fourbes se sont assoupis, installés tant bien que mal, à même le sol. Ils ont compris que le silence était de rigueur. De toute façon, ils sont trop éreintés pour faire autre chose.

Au bout d’une heure, le cortège reprend la route. Au loin, après une longue marche sous le soleil, ils aperçoivent le petit port côtier de Maronia. Cette cité doit son nom au prêtre apollinien Maron. Les habitants vivent de la culture de la vigne et de l’huile d’olive. Cité de marchands en plein territoire byzantin abordée par les Génois et les Vénitiens. L’histoire de l’Odyssée retient qu’Ulysse a usé de ruse envers le cyclope en le soûlant avec le vin de Maronia.

Maronia, village de pêcheurs, accroché aux rochers, surplombe la baie où s’arrêtent les bateaux épuisés par leurs voyages. Les maisons paraissent petites et délabrées, aux murs blanchis à la chaux, aux fenêtres inexistantes et étroites, aux toits plats servant de terrasses sur lesquelles sont greffées des sortes de pergola et décorées de fils d’étendages. Les guirlandes de linge coloré et coruscant tachent la pureté du paysage urbain.

L’astre du jour est au zénith quand ils franchissent la porte ouest de la ville.

Quelques siècles plus tard, en Savoie

Mercredi 2 avril 1997 à Chambéry

02 – L’incunable

Étroite, la rue Basse du Château débouche au pied du château des Ducs de Savoie. Cette immense bâtisse reconstruite au XVIIIe siècle voile de ses tours et murailles la clarté du jour que seuls, prodiguent les commerces ouverts, donnant chaleur et lumière à cet endroit hors du temps.

De ce dédale de venelles, un vieil homme surgit. D’un pas rapide et mal assuré, chapeau sur les yeux et gabardine fermée, sans hésitation, il emprunte la rue de la Trésorerie et se dirige vers LA SAPAUDIA, librairie au charme moyenâgeux.

Le rebord bas et large de ses fenêtres est étudié pour y accueillir un éventaire en bois. Des volets en chêne, en forme de triptyques, protègent, à la nuit tombante, la vitrine. Au-dessus de la porte, accrochée au mur, se détache une enseigne en fer forgé représentant un parchemin enroulé, terne et sans éclat. En journée de grand vent, cet emblème visuel est articulé par des chaînes métalliques gémissant à chaque balancement.

Des milliers d’ouvrages s’offrent au public en s’exposant dans de grandes caisses à l’étal extérieur et sur des étagères et bibliothèques à l’intérieur du magasin. Attention de ne pas se prendre les pieds dans les petits cartons posés ici et là à même le vieux plancher en chêne ou, à ne pas recevoir des revues perchées sur les poutres les plus basses, prêtes à tomber à la moindre secousse.

En passant la porte basse, naturellement, notre visiteur est obligé de se courber légèrement. Ne pas manquer la marche d’escalier. Il s’engouffre dans la caverne d’Ali Baba ex-libris. Il en profite pour jeter un regard rapide sur les innombrables ouvrages présentés à l’entrée.

Des effluves particuliers, composés d’un mélange de poussière et de cire, confortent notre hôte sur les ressources étonnantes contenues dans cet endroit. Son œil exercé lui confirme qu’il ne s’est pas trompé quand il repère le jeune libraire, Ugo Giada. En compagnie d’une jeune femme, il ne peut l’aborder. Les quelques bribes de conversation récupérées en passant devant ce couple client/vendeur lui font comprendre que la jeune fille est une étudiante qui prépare une étude sur le droit romain. Pour étayer sa thèse, le libraire lui conseille deux ouvrages qui traitent d’Antoine Favre, dit Le Président Faber, jurisconsulte savoyard, spécialiste en droit romain au XVIIe siècle et père de Claude Favre de Vaugelas, célèbre grammairien.

Ce contretemps lui permet de faire le tour du magasin dont la profondeur et la surabondance l’impressionnent. Au fond, une alcôve insoupçonnée, invisible de la rue, regorge encore de livres et d’ouvrages plus ou moins récents. Le seul éclairage de ce recoin provient d’une porte entrouverte où passe un filet de lumière granulée où dansent de minuscules billes de poussières. Il lui semble reconnaître un bureau encombré de matériels informatiques et de dossiers empilés dans un désordre sans nom. À en juger par ce capharnaüm, notre visiteur a vite compris que Ugo Giada est un passionné. Il est bien son HOMME.

Pendant cette visite impromptue, deux clients sont entrés dans la librairie. Un homme d’une cinquantaine d’années en costume cravate qui feuillette quelques livres récents disposés le long de la caisse. Une femme aux lunettes noires coiffée d’un magnifique foulard Hermès à la façon Brigitte Bardot dans le film Mépris disparaît en se faufilant entre deux étagères.

Le bruit de la caisse enregistreuse l’informe que la vente est terminée. Il se rapproche afin de ne pas perdre son tour.

La jeune cliente glisse un sachet dans son grand cabas d’étudiante et s’en va.

— Au revoir, mademoiselle, et merci. Surtout, n’hésitez pas à venir en discuter s’enthousiasme le propriétaire de la boutique.
— Merci pour tous ces renseignements et à bientôt.
— Je crois que c’est à nous, Monsieur.

Ugo Giada sourit en regardant l’homme à la gabardine.

— Hum, oui… !

Le visiteur, surpris par cette volte-face vive du vendeur, reprend peu à peu ses esprits. Il réagit avec un sourire forcé.

— Je ne sais pas par où commencer ? Oui… je m’appelle Paul Berchtein et je suis professeur de théologie à l’université de BERNE. Vous m’avez été recommandé par mon confrère, le professeur Camille Prieur de l’Université de Savoie, qui m’a vanté votre excellence dans le domaine des ouvrages anciens. Sur le peu que j’ai vu, je pense que votre réputation n’est pas surfaite.

Le professeur marque une pause et en profite pour lorgner son interlocuteur d’un coup d’œil furtif. À cet instant, il y remarque une écoute doublée d’une vivacité certaine. Les sourcils droits couleur jais du libraire viennent de s’incurver, accentuant les fines pattes-d’oie qui mettent en valeur l’iris émeraude. Le visage allongé et pâle du libraire se pare de joues qui s’empourprent délicatement. La barbichette naissante cerclant la bouche fine rouge vermillon, frétille d’impatience. Le professeur est impressionné par l’allure de ce jeune homme qui s’impose par sa grande taille et sa minceur et par un certain charme qui doit sûrement plaire aux femmes.

Cet attrait, Paul Berchtein n’en a pas. La nature l’a doté d’un haut de crâne coquille d’œuf auréolé de duvet blanc. Cette chevelure à la Tournesol n’attire pas la gent féminine, pas plus son ventre bedonnant et ses petites jambes. Sa toison a déserté son crâne et s’est concentrée sur son torse, ses membres et surtout, elle bague tous ses doigts d’un anneau duveteux.

— Je fréquente assidûment les salles des ventes et j’ai acquis depuis peu, un livre ancien, apocryphe dont le titre est Khan et Taïdjou, les cavaliers du Sultan.
— L’avez-vous sur vous ?

Les prunelles vertes du libraire brillent de curiosité. Le professeur dégrafe les deux attaches du haut de son imperméable. Simplement immobilisé dans sa cachette par la fermeture des boutons et le serrage de la ceinture, un paquet entouré de papier kraft est mis à jour. Son geste est hésitant. De sa main velue, il tend l’objet vers Ugo.

Attention, cet incunable est très fragile. Les pages en vélin ne supportent guère la lumière.

Ugo s’empare du paquet.

— Venez avec moi.

Tous les deux entrent dans l’alcôve. Ugo allume une lampe à la lueur bleutée, tire une tablette située à hauteur d’homme et y pose ce mystère de l’histoire. Il écarte délicatement le papier kraft. Son cœur bat à cent à l’heure. Incroyable, il n’avait jamais admiré un tel ouvrage. Pourtant, ces recherches nombreuses et récurrentes de documents identiques à celui-ci ne devraient pas le perturber. Ugo ne peut dissimuler sa joie.

— FABULEUX ! Où avez-vous déniché ce joyau ? Oh ! Oui, c’est vrai, à une vente aux enchères. D’où vient cet ouvrage ?…

Le libraire n’arrête pas de poser des questions sans réponse à son visiteur. Le professeur coupe net cet interrogatoire.

— Justement, j’ai besoin de vous. Ouvrez-le. Son contenu est encore plus exceptionnel.

Ugo enfile des gants spéciaux en tissu et s’exécute. Il caresse avec une main de velours la reliure pastiche en veau fauve. Sa curiosité l’aiguillonne à examiner le reste. Il ouvre le livre à la première page. Son regard saute de page en page et sa stupéfaction monte graduellement comme le mercure d’un thermomètre affolé par une chaleur intense. Il dévoile tour à tour des enluminures d’une telle beauté, des immenses lettrines travaillées qui démarrent un texte écrit en latin. Tout l’émerveille. Après quelques minutes de découverte, Ugo reprend ses esprits et demande au professeur.

— Qu’attendez-vous de moi exactement ?
— De trouver simplement l’origine du document et de le traduire, confie sans ambages le professeur.

Dans l’intervalle, de nouveaux clients sont entrés dans la boutique et attendent. Contrarié devant cette affluence de visiteurs, Ugo décide d’écourter l’entretien.

— Clémentine, ma collaboratrice, a dû s’absenter. Hélas, je ne peux étudier cet incunable maintenant. Puis-je le garder ?

Le professeur acquiesce en hochant de la tête.

— Prenez-en soin, ce livre est rare. Nous pourrions nous revoir ce soir, après la fermeture du magasin ?
— Bonne idée, à 20 heures 30. Je vous attendrai dans l’arrière-boutique. Frappez fort, je viendrai vous ouvrir.
— À 20 heures 30, Monsieur Giada, à ce soir.

Satisfait, le visiteur quitte le magasin sans un au revoir.

Le libraire enferme le livre dans son écrin en kraft et le cache dans son bureau à l’abri des regards indiscrets. Bien que ses pensées soient entièrement vouées à cette découverte, sa conscience professionnelle l’oblige à s’occuper de sa clientèle délaissée. Encore un qui s’en va sans rien acheter, pense Ugo en regardant, impuissant, s’éloigner le visiteur endimanché de la semaine en costume cravate et chaussures vernies. D’un mouvement circulaire, Ugo scrute les allées bordées par les étagères, et repère la jeune femme au foulard dont le regard est caché derrière des lunettes noires stylisées.

— Puis-je vous aider ? dit-il en s’approchant de l’élégante altière.

Un parfum entêtant aux essences caractéristiques des eaux de toilette pour hommes, à la fois mélange de vanille et de lavande, s’infiltre dans les narines du libraire qui fait un geste imperceptible de recul.

— Non, merci. Au revoir.

L’inconnue s’empresse de quitter la boutique d’un pas alerte. Ugo est stupéfait, désorienté par ces visiteurs impulsifs qui rentrent et sortent de la librairie comme des curieux indécis, désinvoltes, blessant son ego.

Son catalogue imaginaire et figuratif ne l’a pas préparé à l’étrange réaction de la clientèle de ce mercredi. Il y a les acquéreurs du devoir stimulés par le corps enseignant désireux de décortiquer un roman ou un classique. Il y a les amateurs de primeur cherchant la nouveauté. Il y a les professionnels dont le livre est une seconde nature et un outil de travail. Il y a les fouineurs venus dénicher un morceau de paradis, en parcourant les allées et les rayons pour ressortir avec ou sans ouvrages. Il y a les amoureux des livres reconnaissables par leur manière de compulser les ouvrages, avec tendresse et délicatesse. Il y a…

Dès leur entrée dans le magasin, Ugo s’amuse à reconnaître le bon spécimen dont le profil est détaillé dans son traité fictif d’observation. Cette psychologie du client lui facilite les ventes.

Instinctivement, il essaie de répertorier ce professeur de BERNE. Son flair de libraire est émoussé. L’apparence de cet individu ne colle pas au personnage. Quant à la jeune ingénue au foulard, son côté cavalier est à l’opposé de son apparence de jeune Parisienne bien éduquée et branchée.

***

À la fermeture, il s’empresse de ranger tant bien que mal son étal extérieur en le répartissant de chaque côté du passage d’entrée, libérant ainsi l’espace indispensable pour attacher les volets triptyques. Ensuite, il verrouille la porte d’entrée, signe officiel de la fin de journée.

Pour compenser son absence de ce mercredi, Clémentine a proposé de venir bien avant l’ouverture pour s’occuper de la comptabilité. Le libraire range la recette du jour dans le coffre.

Il y a environ trois ans, une jeune étudiante, au nom de famille difficile à prononcer, était venue le consulter pour être guidée à travers son épopée universitaire. Elle préparait une maîtrise dont l’un des acteurs était le Seigneur Pierre Terrail, le fameux Chevalier Bayard. Elle profita de cet échange pour proposer ses services ponctuels, pour payer une partie de ses études. La démarche légère et la fine silhouette soulignée d’une chevelure noire ont été des arguments persuasifs. Et depuis, Clémentine Pietruszewski a rejoint définitivement le petit commerce, ayant les mêmes convictions et passions que son patron.

Soudain, il entend un bruit sourd et sec provenant de l’extérieur. Le libraire se précipite vers la porte arrière, là d’où vient le bruit. Maria apparaît. Elle a cogné sa baudruche de sac au bas de la porte en approchant sa grosse main vers la serrure pour y introduire la clé. Elle s’exprime avec un accent prononcé et hésitant.

— Bonjourrrrr, signore GIADA.

Ugo ne fait plus d’effort pour la comprendre. Content d’elle, elle est une véritable ennemie de la poussière. Maria est un petit bout de femme toute ronde. De son mètre cinquante, elle est efficace et ne rechigne pas devant la besogne. Sa silhouette voûtée et ses grosses mains calleuses trahissent sa résignation à se tuer à la tâche. Comme à son habitude, elle commence par le bureau. Visiblement, aujourd’hui, ce n’est pas son jour. D’un coup de coude malencontreux, elle bouscule une pile de dossiers. L’effet domino entraîne une autre pile, puis une autre. Ce terrassement radical se termine par des injures italiennes couvertes par un énorme bruit.

— Tout va bien, Maria. Rien de cassé ?

Inquiet, Ugo se précipite vers l’arrière-boutique. À la vue de la nouvelle réorganisation instantanée de Maria, il perd son sang-froid. Irrité, il ne peut se contenir et lâche son mécontentement.

— Mon Dieu, Maria, qu’avez-vous fait ? MON LIVRE ! Ne touchez plus à rien.