La lettre - Thierry Buisine - E-Book

La lettre E-Book

Thierry Buisine

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Beschreibung

Marc Filippeau, pédiatre réputé et écrivain, se retrouve cloué dans un service de convalescence après une chute en VTT. Trois mois à tuer le temps, entre séances de kiné avec Jojo, son thérapeute aussi bavard qu’attachant, et le poids de ses souvenirs. Un jour, une lettre d’admiratrice bouleverse sa routine. Il répond, d’abord pour tromper l’ennui… puis se laisse peu à peu happer. Et s’il décidait de la rencontrer ? Que va-t-il découvrir, là-bas, au bout de cette correspondance inattendue ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Médecin retraité après quarante ans de pratique, le docteur Thierry Buisine est diplômé en homéopathie, acupuncture, nutrition et gérontologie. Il consacre désormais son temps aux voyages, à la médecine humanitaire – de Madagascar à l’Himalaya – et à l’écriture, passion qu’il cultive avec autant de rigueur que de curiosité.

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Seitenzahl: 224

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Thierry Buisine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La lettre

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Thierry Buisine

ISBN : 979-10-422-7329-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tempus Fugit Velut Umbra

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Sabine, Arnaud, Nicolas, Nadège

 

 

 

 

 

Samedi 21 mars 1992

 

Huit heures du matin : une chambre d’hôtel. Marc se rase.

Il est dans la salle de bain depuis cinq minutes à peine, le menton et les joues couverts de mousse, quand on toque à la porte de la chambre. Qui peut bien être au courant de sa présence dans cette petite ville bretonne ? Il n’est arrivé que la veille au soir de Paris.

Toc-toc-toc… plus violemment.

Il s’essuie tant bien que mal le visage, laissant un peu de savon autour des oreilles, et se dirige vers la porte en caleçon. Tant pis pour le fâcheux qui vient le déranger si tôt.

Et dire que pas plus tard qu’hier, avec son ami Christian, dans sa chambre d’hôpital, il fêtait sa future rencontre au champagne :

« Tu te souviens ? Quand on était étudiants et que la major nous voyait assis sur le lit du malade, le savon qu’elle nous passait !

— Oui ! La pire était Claudine, si je me souviens bien. Celle avec sa petite moustache de sous-officier ! Elle ne prononçait pas les “x”. “Elle m’essaspère”, disait-elle. On avait peine à imaginer qu’elle ait pu être jeune. Était-elle déjà laide ? Ou était-elle une jolie petite princesse comme toutes les petites filles de son âge ? Avait-elle eu un amoureux ?

Christian, la cuisse posée sur le bord du lit, reprit la parole :

“Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu’on ne s’assoit pas sur le lit des malades. Vous le faites essprès”.

Marc pouffa de rire :

— Tu l’imites bien. Sais-tu ce qu’elle est devenue ?

— Non. Elle doit être à la retraite maintenant. Enfin, c’est ce qu’on m’a dit.

— Oh ! Elle n’était pas si vieille que ça.

— Eh ! As-tu vu les vieux croûtons que nous sommes devenus ? »

Marc se tourne vers Maria, la cadre de santé actuelle, jeune brune dynamique, originaire de Saragosse, au regard noir et sévère qui les interpelle, avec un petit accent espagnol :

« Savez-vous, messieurs, qu’on dit toujours la même chose aux jeunes étudiants qui fréquentent nos services ! Il faut bien faire entrer quelque chose dans votre crâne quand vous êtes encore malléables. Après, quand vous êtes chef, vous n’en faites qu’à votre tête.

— C’est pour ça qu’on est chef, éclate de rire Christian.

— Allez ! À la vôtre ! Finissons discrètement cette bouteille interdite et filez au travail ».

Christian croisa l’index et le majeur en signe de chance. Cela ramena Marc au temps de leur internat, quand ils faisaient ce geste avant les concours. Ça leur avait toujours réussi. C’était devenu leur signe de reconnaissance. Marc tourna la tête vers lui :

« Et si c’était une blague ?

— Possible, reprit Christian, les doigts toujours croisés ; mais décide-toi au lieu de te torturer. Cette fille est faite pour toi. La seule façon de savoir, c’est d’y aller. »

Marc releva la tête et jeta un regard oblique par la fenêtre avant de poursuivre :

— Blague à part ; tu as beau te moquer, contrairement à ce que tu peux penser, cette situation est plutôt nouvelle et déstabilisante pour moi. Malgré mon scepticisme du début, elle m’a bien aidé à surmonter l’épreuve de ces quatre-vingt-dix jours. Sans elle, peut-être aurais-je sombré dans la dépression ; elle eut un effet thérapeutique, pas seulement placébo. Et la curiosité, qu’en fais-tu ?

— Mon ami, conclut Christian d’un air magistral, n’est-ce pas dans notre nature de médecins d’être curieux ?

Ils avaient fait connaissance en première année de fac. Se saluant puis se rendant service : en cours d’anatomie, Christian recopiait le plus exactement possible les schémas que le prof dessinait au tableau et Marc grattait le plus vite possible les commentaires. Le soir, ils échangeaient et complétaient leur cours. Chaque semaine, interrogation pour comparer leurs notes et rechercher des détails dans les atlas si besoin. Ils réussirent leur première année, les doigts dans le nez. Passage en seconde année, installation d’une sorte de routine et passage du concours de l’internat. Ils ne se quittèrent plus jusqu’au moment de l’installation, chacun ayant choisi sa spécialité. Christian, la grosse tête de la promotion, est marié à Mélissa et père de deux enfants. Ils avaient connu Mélissa en troisième année, lors d’un stage d’externat en chirurgie digestive. Petite, brune, le regard rieur, typée sud-américaine, mais purement Française de souche, se nommant Durant ; on ne pouvait pas plus français. Fille d’un médecin et d’une prof d’anglais à science po. Elle les aidait à enfiler leur blouse pour entrer au bloc. Ils auraient aimé partager le même vestiaire ; c’était chaque jour un sujet de plaisanterie. Mais cela n’était pas dans les mœurs. Un peu plus âgée qu’eux, elle se destinait à la chirurgie infantile. Ils se retrouvèrent après l’internat. D’après ce qu’ils savaient, elle entretenait une relation amoureuse avec Dominique, l’interne, leur supérieur direct, futur grand chirurgien digestif. Enfin, c’est ce qui se disait dans le service : « pas touche » ! La belle était devenue l’objet d’une compétition puérile entre les deux hommes. Chacun par ses regards et ses traits d’humour du niveau carabin tentait de séduire la jeune interne et de la détacher de son amoureux du moment.

Christian l’emporta. Comment avait-il réussi à la détacher de son amant ? À la séduire ? Sa vie en fut chamboulée. Toujours est-il qu’ils filaient le parfait amour depuis vingt-cinq ans, avec deux enfants à la clé. Après avoir fait cardiologie, il a su qu’on cherchait un chef de service en soins de suite et rééducation. Il a postulé, il a été formé et il a été nommé. Grand, dans les un mètre quatre-vingt-cinq, des grosses lunettes à monture d’écailles sur le nez ; ses cheveux blonds d’antan striés de quelques mèches argentées se dégarnissent au-dessus du front. Une barbe de deux jours à la mode, couleur paille comme ses cheveux. Il a toujours son sourire au coin des lèvres. Il se voûte et a pris un peu d’embonpoint. Pratique-t-il un sport ? Il était, au temps de leur jeunesse, classé quinze/zéro, un bon classement pour un amateur. Marc se souvient qu’aux vacances il était invité à jouer au tennis et qu’il avait flirté avec sa sœur Élisabeth.

Marc posa sa coupe de champagne brut ; pas de la grenadine, des bulles dans l’or liquide. L’alcool est interdit à l’hôpital, mais tout le personnel ferme les yeux. Les circonstances sont exceptionnelles : il quitte le service ce soir. Et puis il fait un peu partie de la maison. En plus de Christian, il a convié Joséphine, Chloé et Véronique, les infirmières qui en savent autant sur son anatomie que lui-même. Sans oublier Jojo, le kinésithérapeute qui s’est occupé de lui deux fois par jour et l’a fait souffrir durant ce trimestre. C’est grâce à lui qu’il est sortant ce jour. En décembre, il n’y croyait pas. Au cours de ces longs mois, ils ont eu l’occasion d’échanger à de nombreuses reprises. Jojo fut son confident pendant son séjour forcé. Marc sait qu’il a l’âge de ses enfants et que sa copine Valérie est sage-femme à la maternité de la clinique. Ils se voient peu à cause de ses gardes de nuit.

« C’est un bon moyen de contraception », lui a-t-il dit en éclatant d’un rire qui emplit toute la pièce.

L’histoire de Marc a débuté il y a près de trois mois, quand il a reçu la première lettre. En général, il n’est pas enclin à la stupéfaction. Il arrive à maîtriser ses émotions. Mais la surprise l’a cloué au lit. Difficile d’imaginer cette lettre d’une inconnue, arrivée dans le service hospitalier d’une ville où elle n’a probablement jamais mis les pieds.

 

 

 

 

 

Vendredi 3 janvier 1992

 

Elle déboula dans sa vie au cours de la deuxième semaine, directement dans le service. Il s’en souvient bien car c’est l’anniversaire de son fils Éric. Vingt-trois ans déjà ! Et sa sœur Sonia, trois ans de plus. Onze heures trente, Marc est assis sur le bord du lit, à peine rentré de la salle de tortures. La major entre avec le courrier. La cinquantaine, brune probablement teintée, lunettes rouges au bout du nez, courte sur pattes, l’air revêche, il la sait autoritaire avec le personnel. Difficile de croire que cette quinquagénaire un peu roide ait pu être jeune. Heureusement, toutes les surveillantes-chefs qu’il a connues ne sont pas du même moule. De sa position assise sur le lit, elle le surplombe et il voit l’intérieur de ses narines dilatées. Beurk ! La pédiatrie a ses avantages. Elle sort de la chambre après avoir déposé une enveloppe sur la table et il aperçoit ses mollets déformés par les varices.

C’est la première fois qu’il reçoit une lettre depuis son admission. Une enveloppe verte, allongée, d’apparence innocente, qui sent le jasmin. Une écriture fine : Docteur Marc Filippeau. C’est bien lui. Une lettre de femme à coup sûr. Elle avait eu un petit sourire en la lui remettant : « Vous savez qu’en Orient, le jasmin symbolise l’amour et la tentation ? » Marc s’abstint de répondre. Au dos de l’enveloppe, un nom, I. Keroulen et une adresse à Concarneau. Il n’y connaît personne. Qui en Bretagne sait qu’il est dans ce service de convalescence ? Qui est au courant de son accident ? Cet après-midi, j’avais l’intention d’aller à Roissy et d’embarquer sur le vol pour Montréal, pensa-t-il. Non, c’est une blague. Ça fait deux semaines qu’il est bloqué avec la patte droite cassée et vissée, et l’épaule gauche immobilisée par un Dujarrier. « Trois mois d’immobilisation ! quelle tuile ! » Comment occuper ses journées ? À rien. Hormis la télé qui constitue l’assurance que le monde extérieur existe toujours et continue de tourner. Pas toujours dans le bon sens, mais enfin, faut faire avec. Edith Cresson est toujours premier ministre. Divorcé, la cinquantaine, ayant été largué par son ex, Marc est médecin, pédiatre à l’hôpital, et écrivain à ses heures perdues. Il est plus connu pour ses livres que pour son activité professionnelle, du moins pour le grand public. Comment n’avait-il pas anticipé le désastre de leur union ? Il acceptait pourtant sa part de responsabilités. Il n’avait pas eu le courage de se battre pour la garde des enfants. Il se savait indisponible en raison de son travail et aucun juge ne l’aurait accepté. Les enfants, ça a besoin de soins, de présence. Son métier allait à l’encontre de ces exigences. Il le reconnaissait lui-même, il se plongeait dans le travail comme on plonge d’un tremplin de dix mètres dans une mer agitée. Ce goût du travail avait commencé lors de la préparation du concours de l’internat, en travaillant seize heures par jour : un vrai bachotage. Ajoutées à ça, les gardes de vingt-quatre heures la première année du concours réussi.

Ce courrier qui lui est adressé personnellement à la clinique le rend nerveux. Hormis son ex et ses enfants, personne n’est censé savoir où il se trouve. Sa nervosité a fait place à une intense curiosité. Après avoir humé l’enveloppe, il décida de l’ouvrir. Ses doigts rencontrèrent le papier en même temps que s’en dégageait une senteur de jasmin plus forte.

Un papier simple, de couleur verte, comme l’enveloppe, une écriture à l’encre bleue, fine, élégante et penchée à droite, avec de grandes majuscules ; typiquement féminine. Son regard se dirigea immédiatement vers la signature : Iris. Il resta hébété, se demandant ce qu’il devait faire. Inconsciemment, Marc serra le poing droit, le seul valide. Quels secrets inavoués lui seraient révélés par la lecture de cette missive ?

« Putain ! J’y crois pas ! C’est quoi ce délire ? » Il ne connaissait aucune Bretonne susceptible de lui écrire, et encore moins une Iris. Il tenait la lettre entre le pouce et l’index, plus que surpris. Il n’était pas du style à se raccrocher à ce genre de missive. Il reposa la lettre sans la lire et se mit à réfléchir, passant en revue toutes ses connaissances féminines. Il en avait peu. Il jeta un regard par la fenêtre. Le ciel était noir. Il pleuvait. Les carreaux étaient emperlés de gouttelettes que les rafales de vent dispersaient. Il faisait bon être à l’intérieur. Marc reprit la feuille. Que lui voulait cette fameuse Iris ? En attendant, il en était sûr, ce n’était pas une demande de reconnaissance de paternité.

En fait, tout avait commencé trois jours avant Noël.

 

 

 

 

 

Dimanche 22 décembre 1991

 

Bien que frisquet, le temps était clair et ensoleillé. Une vraie journée de printemps, ce deuxième jour de l’hiver, idéale pour une petite virée. Ça tombait bien, Marc venait de s’acheter un nouveau VTT, ultra moderne. Il était impatient de le tester. En balade, le long du canal, sur le chemin de halage bien aménagé, le soleil se levait à sa droite, juste au-dessus d’un petit nuage. Les canards s’ébattaient sur l’eau à sa gauche. Le nez en l’air avide de s’emplir les poumons de cet air vivifiant, il avait un bon coup de pédale. C’est avec un plaisir non dissimulé qu’il profitait du premier jour des congés qu’il avait réussi à prendre. Partir fêter Noël avec les enfants dans le sud : tous s’en faisaient une joie. Les occasions de se réunir étaient rares. Il venait de passer sous la passerelle de son enfance. Marc roulait tout en savourant l’idée quand son regard se porta vers l’avant mais trop tard… Il heurta de plein fouet la barrière en bois posée là pour interdire le passage aux voitures. Et après le plus beau vol plané de sa vie, le vélo lui retomba dessus. Son corps avait émis un bruit sourd en retombant. Marc, encore sonné, se tâta les bras, les coudes, les jambes. Le bras gauche ne bougeait plus. Les douleurs étaient lancinantes. Autour de lui, le paysage tournait. Un vététiste qui avait vu sa chute de loin s’approcha :

« cha va mossieu ?

— Non ! Ça ne va pas ! Je suis cassé de partout et paumé. J’ai la fesse et le bras en compote. Je ne peux pas me relever et j’ai mal.
— Je vais vous aider. »

Au premier mouvement, Marc hurla de douleur. Il se recoucha sur le sol en soufflant et s’abandonna. Une joggeuse qui suivait la scène de loin se chargea d’appeler les pompiers. Marc fut transporté au centre hospitalier le plus proche. Bilan : bras gauche cassé au niveau de la tête humérale ; trois côtes cassées, et surtout fracture du fémur droit. Vu les dégâts, au moins trois mois d’immobilisation, si la rééducation se passait bien. TROIS MOIS… en attendant, les questions affluaient. Garderait-il des séquelles ? Pourrait-il reprendre son activité ? Dans quelles conditions ? Inutile de dire que les vacances étaient fichues. Qu’allaient penser les enfants ? Marc n’eut pas le temps de ressasser son inquiétude et sa déception. Une infirmière découpait ses vêtements. Une autre déjà lui injectait un préanesthésique. Un brancardier attendait, prêt à pousser le chariot vers le bloc opératoire. En post-op, les sédatifs furent si puissants qu’il n’émergea qu’après deux jours.

 

 

 

 

 

Aube du troisième jour

 

J + 3 dans le jargon médical. Les deux jours précédents n’ont été que somnolence et esprit dans la brume. Le jour pointait faiblement à travers le store. Marc se réveilla instantanément et se délesta de son sommeil pour découvrir sa chambre. Un lit blanc. Une pièce carrée, on ne peut plus blanche. Au mur là-haut, face au lit, l’écran noir d’une télé le regarde. Quelqu’un lui a changé ses vêtements. Il est maintenant vêtu d’une tunique bleue d’hôpital. Grande veste bleue nouée derrière et les fesses à l’air. C’est l’aide-soignante qui l’a réveillé en entrant. Elle n’a rien fait dans la discrétion. Les douleurs se réveillaient elles aussi.

Marc ouvrit les yeux sur l’urinal qu’elle lui présentait.

« Bonjour monsieur. Joyeux Noël. On est le vingt-cinq décembre. Voilà le pistolet pour vous soulager. »

Quel drôle de cadeau de Noël… il aurait rêvé mieux ! Il n’a jamais su pisser dans ce truc et se demande comment il va faire. Il empoigne l’engin et le glisse sous le drap. Il lève la tête, surpris par ce qu’il découvre. Vêtue d’une blouse blanche à fine collerette bleue, la femme devant lui est d’une laideur indescriptible. Tandis qu’elle s’active à sa toilette et le change, il se découvre un gros hématome noirâtre sur le torse, sous le sein gauche. Son bras droit reste attaché à la perfusion qui a été changée durant la nuit. Il ressent un simple engourdissement à condition de ne pas bouger. Un plateau-repas l’attend sur la desserte. Il réussit à avaler quelques bricoles et se rendort.

Quand Éric débarqua, il était déjà seize heures. Grand, mince, plus que son père au même âge, les cheveux blonds comme sa grand-mère maternelle, le verbe rare. En s’approchant, il déposa sur sa joue râpeuse un ersatz de baiser. À peine un « salut Pa, joyeux Noël ». Un silence pénible s’installa entre le père et le fils ; un de ces moments où chacun cherche quelque chose à dire mais reste muet. Il lui sait gré de ne pas lui avoir tapé sur l’épaule pour lui dire bonjour. Échange de banalités entre un père et un fils qui ne vivent pas ensemble. Marc savait peu de choses de la vie de son fils. Trop grand maintenant pour se confier, il avait vécu comme sa sœur avec sa mère depuis la séparation. Il avait quitté l’adolescence pour entrer dans l’âge adulte avec nonchalance. Ils avaient peu communiqué, même du temps où la famille était unie, Marc rentrant souvent tard de l’hôpital. Pourtant, il se souvenait de cette époque où il était son héros et où il parlait de faire sa médecine comme papa. À l’adolescence, il avait viré sa cuti. Tu parles, surtout ne pas faire comme les parents ringards pour qui réussite professionnelle égale réussite dans la vie. On voit ce que ça a donné : divorce, sa mère qui se barre et son vieux qui se casse la gueule en jouant les jeunes sur son VTT tout neuf. Bref, ils se parlent à peine, se répondent épisodiquement et souvent par grognements. « Je vais prévenir maman », lança-t-il en le quittant. Pas le temps de répondre, la porte est déjà refermée. Moins de dix minutes. Ça n’avait pas toujours été facile avec son cadet. Ils s’aimaient, bien sûr, mais manifestaient rarement une marque d’affection. Un baiser sur la joue du bout des lèvres le matin. Un « salut Pa » en partant à l’école. Un « soir Pa » au coucher. Maintenant, il était à l’université en informatique. Aucun de ses deux enfants n’avait suivi sa voie. Aucun ne serait médecin. Face à son fils, Marc eut l’impression pour la première fois de se sentir vieux, d’avoir entamé la descente. La cinquantaine pointant son nez, il se sentait encore en forme pour pratiquer la natation, la marche et le VTT, activité qui lui fut récemment fatale. Il croyait ainsi reculer l’échéance. Il réalisait qu’il ne serait plus jamais l’homme qu’il avait été. Avoir des enfants de plus de vingt ans, ça vous vieillit un homme. Il lui a quand même, avant de partir, déposé un walkman avec des cassettes. Mais comment mettre le casque sur les oreilles quand on n’a qu’une main valide ? se demanda Marc.

 

 

 

 

 

Le vingt-six au matin, une nouvelle infirmière refit le pansement. L’hématome violet sous le sein gauche virait au jaune. Pourquoi les gens, en dehors du milieu médical, appellent-ils ça un bleu ? Ça passe par toutes les couleurs, sauf le bleu. Brune, grande, maigre, le visage creusé, elle affichait un grand sourire. Elle l’aida à s’asseoir sur le bord du lit, les pieds nus dans le vide, il avait besoin de pisser, et pas dans l’urinal cette fois. Contrairement à ce qu’il craignait, il n’éprouva pas de vertige. Son épaule gauche cognait, mais avec de l’aide, il arriva à se verticaliser. C’est alors que sa jambe droite lâcha et qu’il se retrouva au sol en hurlant. L’épaule a heurté le carrelage. Oh là là ! pensa Marc complètement ahuri. Branle-bas de combat dans le service. Ses cris ont alerté une armée d’aides-soignantes, d’infirmières et de blouses blanches, venues en renfort pour le remettre au lit. Des coups sourds retentissent dans son crâne. Il reste hébété. Il pissera plus tard, avec une sonde. Une injection sédative lui permet de s’assoupir. Quand le chirurgien passe, il lui déconseille de rentrer à domicile, où il vit seul. C’est un homme plus jeune que Marc, mais avec des valises sous les yeux, mal rasé et le cuir chevelu déjà dégarni. Sa blouse ouverte laisse deviner une chemise à carreaux bleus chiffonnée. La cravate unie est mal nouée. Un gros nœud typique des gens pressés qui se négligent. –Marc est un obsédé des nœuds de cravate bien faits, petits et bien serrés. Il tient ça de ses trois années d’internat au lycée où avec les camarades, on réalisait des concours de nœuds : à cette époque, les lycéens portaient la cravate – Les quelques cheveux qui lui restent sont désordonnés et ne doivent pas avoir rencontré de peigne depuis longtemps. Il lui annonce qu’une place est réservée dès le lendemain dans le service de rééducation, pour une période indéterminée. « Quelle tuile, se dit Marc, je vais être enfermé plusieurs mois dans une chambre de clinique. Je vais m’emmerder ! Et mon boulot ? » Il ne réalise pas encore que, dans son état, il ne pourra pas se débrouiller seul. Il se sentit réconforté quand le médecin lui annonça que le service est dirigé depuis peu par une de ses anciennes connaissances, le docteur Christian Benoit. Cette nouvelle le rasséréna. Il s’y accrocha comme un homme qui se noie s’agrippe à une bouée. Dans son malheur, il se faisait une joie de retrouver cet ancien camarade d’internat.

 

 

 

 

 

Vendredi 27 décembre 1991

 

Même chambre mais deux étages plus bas. Son mal-être l’avait suivi. Il se sentait pathétique. Cinquième jour d’immobilisation. Plus de cent heures à contempler la blancheur des murs et à compter et recompter les dalles du plafond. Le compte est bon. Chaque jour, c’est le même. Ah ! non ! peut-être me suis-je trompé ? Je vais recompter. Dix minutes de gagnées dans ma solitude. J’en crèverai avant la fin des trois mois ! À chaque jour qui se lève, en ouvrant les yeux, Marc se demande quel sera son degré d’ennui ce jour. Quatre-vingt-dix jours, enfermé, se répète-t-il. Qui me sortira de ce désespoir inactif ? « C’est pas possible ! » ou alors j’atteindrai le nirvana, la sagesse complète. En suis-je seulement capable ?

Au plafond, deux cent vingt-quatre dalles blanches. Il le sait, il les a comptées là-haut. Les mêmes. La même télé sur le mur. Les trois néons allumés au plafond l’éblouissent. Voilà Marc descendu dans le service de convalescence où il fera sa rééducation. La première visite du kiné est prévue ce matin. Il craint un peu la façon de gérer la douleur ? N’aura-t-il pas à faire à un gros malabar qui le brutalisera ? Pour le moment, ce sont deux aides-soignantes qui s’affairent à sa toilette : à poil ! Marc venait de basculer brutalement et accidentellement dans un monde qu’il croyait connaître, mais dont il ignorait tout, celui des malades, le monde des convalescents. Ici, tout est réglé. C’est bizarre, quand on est de l’autre côté de la barrière, qu’on n’est pas soignant mais soigné, on n’a plus aucun pouvoir sur les évènements. Il faut subir. Le malade n’a pas la parole. On suit le protocole. L’infirmière règne en chef, en suivant scrupuleusement les consignes d’un autre chef : le médecin. Sans avis médical, on ne change rien. « Vous avez mal ? Je ne peux rien pour vous. Ce n’est pas noté dans votre dossier ». Quelques-unes, un peu plus empathiques, se permettent de déranger le tout puissant docteur pour avoir son avis. Mais combien sont-elles à le faire ? Marc, qui règne en chef dans son service, n’a plus la parole ici. Et à poil ! Plus d’intimité. Leçon d’humilité ! Il n’a pas encore l’habitude. Comment faire autrement ? Il est impotent et ne sait rien faire. Les gamines sont plus jeunes que ses enfants. Elles le laveront et le raseront tous les jours. Elles lui font penser à Laurel et Hardy. Elles sont jeunes, joyeuses et gaies. Elles se racontent leurs aventures. Elles lui parlent de leur petit copain, tout en passant le gant sur ses fesses et ses génitoires. Il ne manquerait plus qu’il ait une érection. Non, faut pas exagérer, il n’a pas affaire à des Miss France. Mais elles font entrer l’enthousiasme dans sa prison, et de ça il leur est reconnaissant.

 

 

 

 

 

Le samedi matin, elle frappe et entre sans attendre la réponse.

 

Chloé, la jolie petite infirmière stagiaire, brune et timide, lui apporte les médicaments et le plateau du petit-déj. La blouse est ajustée au plus près, donnant l’impression qu’il n’y a rien dessous. Juste de quoi faire fantasmer les mâles en mal d’amour. Après son départ, il se prend à regarder par la fenêtre tomber la neige à petits flocons sur la campagne et il rêvasse. Qui est-elle ? Elle semble bien fichue ; elle a des nichons et une belle cambrure de reins. Juste ce qu’il faut pour satisfaire un amant. A-t-elle un petit copain ? Vit-elle chez ses parents ? Est-elle en couple ? Il se promet de faire discrètement son enquête au cours de son séjour. Après tout, il en a pour trois mois, et il faut bien qu’il s’occupe s’il ne veut pas mourir d’ennui.