La lune des fous - Jean-Luc Siegel - E-Book

La lune des fous E-Book

Jean-Luc Siegel

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Beschreibung

Marseille.
Quatre malfrats octogénaires, une ancienne prostituée, un baron mexicain réfugié au Venezuela, de la « cacaocaïne », objet de toutes les convoitises depuis la légalisation de la cocaïne… voici quelques ingrédients qui rythment cette bouffonnerie extravagante. Le récit fleure bon la hâblerie marseillaise, avec ses mots et ses expressions appuyés par des jeux de mots et par toutes sortes de figures de style…
Bon voyage dans cet univers où la crédulité flirte avec l’ignoble et où seule la lune guide les fous dans l’obscurité de la démence.


À PROPOS DE L’AUTEUR

« Le monde est gris. Il a besoin de se fuir lui-même et de fausser compagnie à la morosité pour plonger dans la légèreté… L’humour est l’apéritif qui ouvre l’appétit de la bonne humeur. L’amour est un délice qui se déguste à cœur. Le rire est le digestif d’une dure journée de labeur. Les mots jouent une bouffonnerie extravagante qui fait la nique aux pudibonds et à ceux qui se prennent au sérieux. » Telle est la pensée qui a motivé Jean-Luc Siegel à écrire ce roman.

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Seitenzahl: 414

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jean-Luc Siegel

La lune des fous

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Luc Siegel

ISBN : 979-10-422-0392-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon ami le dessinateur,

Jean-Pierre Autheman (1946-2020),

à qui j’ai emprunté le titre d’un de ses albums

« La lune des Fous » (Éditions Glénat)

et à qui je dois l’illustration de la couverture.

Merci à Françoise Baret

pour la correction magistrale

qu’elle a infligée à ma copie.

Avertissement

Cette histoire est une fiction imaginée sur la base de faits plus ou moins fantasmés et romancés, relatés dans un désordre chronologique.

Toute ressemblance avec des personnages et des situations existants ou ayant existé relève de la coïncidence, quoique…

Les termes en italique sont des mots ou expressions tirés du parler marseillais, argotique et des banlieues. Leur signification est apportée par un petit lexique situé en fin de l’ouvrage.

Dépêchez-vous d’être heureux avant que toute vie disparaisse de la surface de la Terre d’ici 2,8 milliards d’années…

Avant-propos

Et Dieu créa les cons

Au soir du septième jour, Dieu était satisfait de son travail. Il se frottait les mains en regardant toutes choses qu’il avait créées : les océans, les forêts, les animaux, les petits bonshommes et les petites bonnes femmes, tous s’animaient en parfaite harmonie. Mais la vie sur terre devint vite monotone, sans émotion, sans éclat. Dieu se dit que tout cela était finalement d’un ennui immortel et sempiternel. Il avait pourtant entendu parler de la haine qui flottait dans l’air comme un oiseau de mauvais augure.

Au matin du huitième jour, il décida donc de jeter de l’huile sur le feu, histoire de surchauffer l’ambiance. Mais un problème l’embarrassait : il avait vu sur le calendrier des Postes que venait de lui vendre le facteur qu’une semaine ne comptait pas plus de sept jours.

— Bonté divine ! se dit-il, en se grattant le toupet. Comment vais-je faire ?

Il eut alors l’idée de revenir sur le septième jour, celui qu’il voulait consacrer à se reposer.

— Tant pis, je partirai quinze jours en vacances, ça compensera, se résigna-t-il. En ce dimanche, jour de loisirs, je vais créer la folie.

Pas con, le mec ! Pour cela, il fit appel à son serviteur :

— Serpent, va envenimer tout ce beau monde, emploie tous les moyens que tu jugeras nécessaires, mets-y le paquet, c’est pour ma pomme !

Ainsi Dieu insidieux créa les fous. Dieu comprit très vite que la folie avait besoin de compagnie. Dieu créa ainsi la connerie et il vit que les deux allaient bien ensemble…

L’éternel poursuivit la partie :

— Dans la famille des fous, je voudrais le roi. Lui, ce sera le sacré con, le con génital, celui qui domine son peuple et le mène à la guerre et à sa déchéance. Au pinacle de la folie humaine, il est un con sanguin qui s’emporte à la moindre contradiction. Un fou furieux, un danger pour la planète.

Ensuite, je voudrais le fou du roi, un con pathologique, inconscient. Un malade, un psychopathe, un sociopathe, un animal sauvage.

Enfin, je voudrais le valet, le populeux, le petit con, le grand con, le gros con… Celui qu’on interpelle : con de Manon ! fatche de con ! pauvre con ! quel con ! Un mouton de Panurge, mais aussi un fou d’amour qui rêve d’un amour fou…

Mais Dieu prit conscience de la folie qu’il venait de commettre et qui allait embraser le monde. Il envoya son fils sur terre pour réparer la machine ronde. Mais il était trop tard. Les sœurs folie et connerie s’étaient emparées de l’astre qui se transforma en désastre.

Le monde se la pétait. L’égocentrisme et le despotisme attisés par l’argent avaient ruiné la planète. La terre entière était atterrée. Allah Akbar, le crieur de journaux parisiens scandait en agitant le journal : « Demandez la Lune ! demandez la Lune ! »… Et pour mieux attirer le chaland, il répétait le titre à la une de la Lune : « Les cons comme la lune sont devenus fous. Des rocket-people quittent la terre par milliers pour gagner la lune ». Mais la lune qui n’appréciait pas l’insulte manifesta son plus mauvais cratère et refoula les immigrés. Ainsi les fou-fous, les fout-la-merde, les fous de Dieu, les fous ici et les fouailleurs, les fous in et les fous off et les gens foutre ne finirent jamais de tourner en orbite autour de la lune.

Charles Darwin, célèbre naturaliste, auteur de l’origine des espèces, est décédé le 29 avril 1882, tout juste quatorze ans et à quelques semaines près, avant la naissance de mon grand-père Alfred, très connu dans sa rue d’une petite bourgade sarroise ignorée de tous. Alors me direz-vous, quel rapport entre notre éminent scientifique et mon cher aïeul tout aussi existant mais néanmoins boudé par l’Académie ? Aucun. Je tenais simplement à rendre hommage à ce paléontologue aux thèses souvent décriées qui m’éclairent aujourd’hui sur la théorie de la sélection naturelle, et à cette hérédité qui a fait l’illustre que je suis.

« Dieu est peut-être éternel, mais pas autant que la connerie humaine », écrivait Pierre Desproges dans ses « Fonds de tiroir ».

La folie est une démence intrinsèque qui, à l’image du cancer, se développe de façon aléatoire, comme à l’occasion d’un tirage au mauvais sort. Elle conduit à un déraillement de l’esprit et de la raison. La connerie aussi. Mais il peut être moins dangereux de faire des folies que de faire des conneries. L’Histoire a démontré à de très nombreuses reprises que l’homme prémédite ses conneries dans toutes ses entreprises. L’Histoire a également démontré que seule une connerie peut effacer une autre connerie : Hiroshima et Nagasaki…

Comme toute espèce, la connerie en est une qui a su s’adapter à son environnement. Et ce ne sont ni Darwin ni Einstein – qui affirmait par ailleurs qu’« il n’existe que deux choses infinies, l’univers et la bêtise humaine… mais pour l’univers je n’ai pas de certitude absolue » – qui me contrediront.

Aujourd’hui, on pourrait croire que la folie a atteint son paroxysme. Mais il n’en est rien : j’ai confiance dans le genre humain non seulement pour la propager mais mieux encore pour l’ériger en fondement de toutes les philosophies.

La société tout entière est imprégnée de folie et de connerie : la politique en est couronnée, les discours en sont truffés, les dîners en sont gavés, les magasins en sont parfumés, les bureaux en sont paperassés, les trottoirs en sont balayés… Seuls les animaux semblent épargnés par le virus de la connerie parce qu’ils produisent un anticorps, l’instinct de survie.

D’après Wikipédia, con est un mot polysémique et un substantif trivial qui désigne à l’origine le sexe de la femme. Le parallèle avec fou est tout trouvé avec foufoune. Au sens figuré, les mots « con » et « fou » sont employés comme insulte dans les pays francophones, et dans un sens très atténué, voire amical, ils désignent une personne stupide, niaise…

La folie a été inventée bien avant le feu, lors de la séparation des panines – les chimpanzés et les bonobos – d’avec les hominines – nous – il y aurait sept millions d’années. Sur l’arbre de la phylogénie du genre homo, la femelle se serait séparée de son mari bonobo sur un coup de folie après une dispute pour une connerie. La dame aurait alors décidé de s’émanciper sur une autre branche et d’abandonner son con au péché de la chair. Ainsi naquit ce bâtard de Toumaï, notre plus vieil ancêtre connu. Depuis, australopithèques puis homos en tous genres se battirent avec leurs compagnes, ou pour elles afin de les épater et de les séduire.

Puis les cons se sont organisés en bande de cons pour affirmer leur pouvoir sur les autres cons jusqu’à épuiser tous les ressorts de la folie.

Il y a les cons fesses qui en ont plein le cul, les incontinents qui en chient tandis que d’autres sont cons typés quand les cons puent. Il y a les cons cupiscents qui aguichent les cons tantes et les cons fiottes. Il y a les cons sans triques et les cons tâtent. Il y a également les cons descendants qui ne remontent jamais… Les cons sidérés qui n’en reviennent pas, les cons sensuels, les cons sacrés et les sacrés cons, les cons substantiels, les faucons et les vrais, les abscons…

À côté d’eux, il y a d’autres races de cons : les visionnaires du passé, les monanarchistes, les syndicatastrophistes, les libérobespierristes, les extrêmystificateurs, les communhystériques, les égocentristes et les écolobotomisés… Il y a les complotistes et les cons peloteurs, il y a ceux qui violent de leurs propres zèles, il y a ceux qui sortent de l’ordinaire par la grande porte, ceux qui déclarent leur amour aux impôts, ceux qui enterrent leur vie de garçon avec une employée des pompes funèbres ; il y a les cover-girls qui défilent dans une revue du 14 Juillet, les béni-oui-oui et les nenni-non-non, les tartuffards et les entartés, les radicaux libres et les intégristes désintégrés, les négationnistes et autres cons de l’Humanité. Il y a tant de cons que je ne peux les citer tous, qu’ils veuillent bien m’en excuser, mais ils se reconnaîtront…

« Les espèces qui survivent ne sont pas les espèces les plus fortes, ni les plus intelligentes, mais celles qui s’adaptent le mieux aux changements », affirmait notre Darwin. Il avait raison le bougre !

La loi de Brandolini, bien nommée également principe d’asymétrie des idioties, énonce que la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des conneries est supérieure d’un ordre de grandeur à celle nécessaire pour les produire.

Tout comme la loi de Poe, la loi de Brandolini est un aphorisme que nous devrions toujours avoir à l’esprit : cela vaut-il la peine de s’escrimer à répondre aux cons ?

Je suis un amuseur dilettantiste, un accélérateur de particules oniriques, un modeste traficoteur de mots, un attrapeur de méchancetés, un joueur de flûte de Hamelin qui par une ode à l’humour veut attirer les tourments dans une mer de bien-être, de lascivité et d’amour. La langue française est ma complice. Elle est d’une richesse et d’une souplesse qui autorisent toutes distorsions. Tel un élastique que l’on étire et que l’on tord dans tous les sens, elle finit toujours par reprendre sa forme initiale : la signification et l’expression.

Et je ne m’interdis aucun mot, fût-il futile ou prétendument grossier, néologique, inventé, à double sens, à sens unique, interdit ou giratoire à contresens…

Voici donc une histoire pour pas grand-chose. Une de plus dans le flot des histoires que les gens font pour un rien, pour un oui, pour un non. Pour une broutille, on s’enflamme, on en vient aux mains, on s’entretue. Mon histoire à moi, certes elle ne vaut pas tripette, mais elle est pacifiste, et je vous souhaite hilarité et excitation génitale persistante.

L’expression littéraire est ici empreinte de calembours plus ou moins réussis, mais je m’en fous. Ce fut pour moi une jouissance indicible de les écrire puis de les lire et les relire avec le même bonheur, et d’en rire avec la même ardeur. Le rire est la nourriture du cœur. Le rire permet de lutter contre la lypémanie. Il renforce les muscles ventraux par des contractions musculaires rythmées et souvent intenses. On dit que rire vaut un steak…

Certains mots et certaines expressions sont réservés à des yeux avertis. Ils pourraient choquer les bienséantes chastetés. Mais ils pourraient aussi susciter des émotions sous la sangle abdominale. Et du rire à l’amour, il n’y a qu’un pas. Car il ne saurait y avoir d’amour sans humour.

De crise environnementale en prédictions anxiogènes, le discours apocalyptique est devenu un genre contemporain en vogue. Or si nous sommes bien entrés dans une ère postgéologique, au cours de laquelle l’action humaine transforme la planète à très longue échelle, il faut réinventer l’optimisme naturel qui nous pousse à avancer. Il faut élire les dictateurs de la fantaisie, louer les apôtres de la gauloiserie, du badinage et de la bagatelle.

Les vaginocrates pénètrent dans le temple de la luxure tenant par la main les clitoridiennes. Aussitôt, les agitateurs de goupillon exhortent les fidèles de la vertu et admonestent les impurs. Le pénis tance avec colère : « On s’en branle ! ». Résultat : trois cents millions d’individus achèvent leur existence dans un mouchoir, c’est un véritable génocide. « Je n’en ai rien à foutre ! », rétorque la verge.

J’Henri, je ricane, je ridiculise, je rigole, je ribouldingue, je ris de veau, je risque tout… Je suis émerillonné et elle me rit au nez, tout en réchauffant mon riz au lait.

C’est quoi cette société aseptisée de puritains bien-pensants et hypocrites qui proscrit la goguenardise... Hier encore, on pouvait se gausser de ce qu’il était convenu d’appeler les minorités. Aujourd’hui, on ne peut plus caricaturer les prophètes, les braqueurs doivent enlever leur cagoule par politesse avant d’entrer dans une banque, on ne peut plus faire jouer les animaux sauvages dans les cirques, déjà qu’on ne pouvait plus lancer les nains ! On ne peut même plus chasser les alouettes sans tête… C’est quoi cette société où l’on ne peut plus rire de tout ? La morale est la loi, et la loi punit les racistes, les sexistes, les homophobes et autres fustigeurs fanatiques. Une seule minorité ne me fait pas rire : les sermonnaires du dimanche qui se défroquent en semaine pour pédophiler avec vilénie et sans honte dans des ballets bleus et des ballets roses derrière les persiennes de maisons curiales closes.

En revanche, j’éprouve, je l’avoue, une sympathie envers les fous. Pas les autoritaristes, les arrogants manipulateurs, les oppresseurs et autres cons de l’inhumanité qui gouvernent les régions orientales. Mais les fous pathologiques ; eux ne sont pas aussi cons qu’ils en ont l’air, car il y a comme une inconscience de la bêtise, une irresponsabilité dans la faute. Ils vivent dans leur monde, ils sont solipsistes. Ceux-là méritent nos égards.

Et plus encore, j’admire les fous de mars. Chez eux, il y a une insouciance, une crédulité, une extravagance et une imagination qui confinent à l’amour, au romantisme, à l’absurdité. Ceux-là inspirent la bonne humeur, le fou rire. Certains aiment à la folie. D’autres amusent le roi quand les Folies Bergères distraient le peuple. Ils peuvent être totalement dingues, fous à lier, être en folie…

Quels qu’ils soient, qu’ils aient un faux pli dans la cervelle comme le prétendit Cervantes ou juste un grain, ce sont des cons sympathiques.

Allez ! Place aux calembredaines, à cette histoire de dingues, totalement déjantée, hallucinée, digne de l’odyssée sentimentale de Pierrot le fou…

Beuh chère

Le soleil se fait jour sur la baie de Marseille. Depuis les collines des quartiers nord, la vue sur la ville est incomparable. Elle offre au regard cent quatre-vingts degrés de splendeurs. Il n’existe pas de superlatifs à la hauteur de sa beauté…

Après avoir veillé toute une nuit sur les fêtards, les crocheteurs, les tire-laines et les traficoteurs de tous poils, il est temps pour le grand blond de se lever dans un ciel totalement dégagé, ouvrant ses rideaux de brume sur un bleu généreux. Le spectacle peut commencer. Dans le train qui vient de la capitale, pour peu que l’on soit assis sur les sièges de droite et dans le sens de la marche, on peut admirer le panorama bellissime de la cité phocéenne. De l’Estaque à la Pointe Rouge, la rade livre un light-show dont les représentations surprennent de jour en jour par leurs éclairages différents. Le port, pas le vieux, pas encore… le port marchand avec ses porte-conteneurs, arbore fièrement ses ferrailles géantes qui font le pied de grue sur les docks. Plus loin, les paquebots de croisière pour retraités moyennement fortunés, agencés comme des cages à poules sur dix étages voire plus, crachent leurs particules d’oxyde de carbone sur les tuiles Estaquéennes. Tandis que de pauvres pêcheurs s’escriment à fleuret moucheté, pour lever la sardine. Là, nous sommes sur le bon côté des choses…

En revanche, si l’on se place sur les sièges situés dans la rangée opposée, les paysages sont moins éblouissants : les quartiers nord. Leurs grands ensembles accrochent sur la colline leurs parallélépipèdes bétonneux. Leur rigueur architecturale contraste avec le sentiment de liberté intellectuelle et artistique suggéré par les immenses lettres hollywoodiennes blanches qui annoncent Marseille.

C’est ici qu’une grande partie de la population marseillaise s’efforce de maintenir une activité économique en profitant du revenu de solidarité active, histoire d’exister officiellement et de bénéficier d’une couverture… sociale. À cela s’ajoute un complément substantiel tiré d’activités qui permettent au SMIC de franchir allègrement la barre des cinq mille euros nets puisque le brut se fait à coups de batte de base-ball en cas de retard de paiement. Et tout cela net d’impôts. Les politiciens locaux en bavent d’admiration au point qu’il leur arrive de tisser des liens d’amitié avec la pègre locale afin de percer au plus près les secrets de cette réussite micro-économique. Car ici on cultive la beuh qui nourrit tout le quartier. Et nul besoin de tondeuse pour couper l’herbe, les espaces verts sont entretenus dans les caves et les halls des immeubles. Des terrariums aménagés dans de vieilles baignoires chourées dans les appartements du dessus en l’absence des locataires et équipées de barres LED horticoles produisent de quoi enfumer toute la ville et bien au-delà. Dans le quartier, l’État est dans un sale état. C’est une zone de non-droit où le passeport est exigé avant de pénétrer dans l’endroit. Et surtout ne vous avisez jamais à franchir la ligne blanche, vous seriez vite rattrapé et vous risqueriez un châtiment qui vous ferait passer l’envie de recommencer. Il faut donc montrer patte blanche, de cette blancheur immaculée dont on se poudre les narines, histoire de s’évaporer dans les limbes lointains de notre cortex écervelé.

Pas de poudre aux yeux, donc. Ici c’est la loi à l’ouest du Pecos. Quiconque veut s’imposer dans cet univers impitoyable devra jouer de la balle à trouer les tronches afin d’aérer les esprits retors.

Enfin, on arrive gare Saint-Charles. Là aussi, le spectacle est éblouissant. Les cent quatre marches de l’escalier monumental s’ouvrent sur l’espace urbain, ses immeubles aux façades haussmanniennes irradiées par un soleil incandescent comme chauffé à blanc par un maître forgeron. Les artères effervescentes bourdonnent et crissent au bruit des klaxons. Du haut de son piton de calcaire, Notre Dame de la Garde veille sur ses paroissiens et les autres. La Cannebière s’interpose à mi-chemin du cours Lieutaud, fière de sa reconnaissance universelle. Une autre vision s’impose au loin vers le sud : le Vieux-Port célèbre pour ses histoires pagnolesques, pour son pittoresque marché aux poissons, son ombrière, son ferry-boat qui traverse le Lacydon de la place aux Huiles à l’hôtel de ville, et ses navettes maritimes qui assurent la liaison entre la Pointe Rouge, le Vieux-Port et l’Estaque. Mais avant de l’atteindre, d’autres quartiers en marge de la Cannebière exposent leurs palettes d’ethnies multicolores : Belsunce, ses barres d’immeubles sociaux en plein cœur de la ville, sa Médina et son Chinatown, et Noailles, son marché des Capucins et ses bâtisses d’un autre âge qui s’écroulent sous le poids des années et de l’impuissance publique… Et que la ville est belle au Panier, le plus vieux Marseille ! À partir de là, toutes les avenues, les boulevards, les rues, les traverses conduisent à l’émerveillement. La cité aux cent onze villages et au million de visages cosmopolites offre une multitude de pratiques économiques et culturelles qui font la richesse de toute une région.

Ne cherchez pas le Quartier d’Amour et la rue des marchands de lanternes où les barbiquets pratiquaient autrefois le sport local, la bitch volée, histoire de stimuler les mouquères avant le tapin. Ils ont disparu et laissé la place à des quartiers neufs. Marseille vantait autrefois les charmes touristiques de ce Quartier réservé, promu au rang de plus remarquable des terrains de sport. Cette autre publicité met en scène une vieille prostituée : La ville de Marseille est pitoyable aux détresses physiques, elle permet à cette vieille grand-mère d’exercer encore au milieu de jeunesses concurrentes son petit commerce d’amour… On a bon cœur au Quartier réservé de Marseille.

Aujourd’hui, les filles de joie battent le pavé du côté de la rue Curiol, de la Rotonde, de Belsunce, de la Visitation, du Monastère…

Marseille est sans doute la ville la plus stigmatisée, affublée de stéréotypes, de préjugés, de clichés, de légendes : Pagnol et sa partie de cartes, la pétanque, les marchandes de poisson, la sardine qui a bouché le Vieux-Port, le pastis, une gouaille fortement accentuée, la French Connection… Beaucoup de fables ponctuées parfois de miettes de vérités se révèlent à la mesure de la légendaire hâblerie de ses concitoyens. Mais qu’importe, peu de villes sont aussi attachantes. Marseille, dont l’histoire remonte aux calanques grecques, est une illusionniste insolente où la vérité n’a finalement que peu d’importance. Marseille vit et continuera à vivre avec ses démons, mais aussi avec ses bras grands ouverts aux civilisations du monde entier.

Une sardine au pays des maquereaux

Il était une fois, mais pas cette fois-là. Une autre fois peut-être, autrefois. De toute façon, ce n’était pas là et Fanny n’était même pas sûre que ce fût ailleurs. Et puis, ça lui est arrivé une fois, et elle s’était bien promis que cela ne lui arriverait pas une seconde fois. Pourtant, ça lui est arrivé une troisième fois…

Le temps n’était plus ce qu’il était. Son existence était si tempétueuse qu’elle n’avait même plus le temps de voir le temps passer. Juste de temps en temps pouvait-elle voir le temps qu’il fait. Juste de temps en temps, elle prenait le temps de temporiser, mais le temps reprenait le cours du temps comme jamais auparavant il n’avait eu le temps de prendre son temps.

Fanny se souvient de ce bon vieux temps où, saisonnière à la capitainerie du port de Saint-Tropez, elle attribuait les emplacements aux gigayachts des milliardaires qui venaient s’arrimer sur le quai Sénébier. On l’appelait la seigneure des anneaux.

Au temps où Mathusalem était facteur aux Aygalades, Fanny rencontrait un certain succès auprès des hommes et on lui connaissait un grand nombre de calignaïres. Les bakchichs copieux pleuvaient. Il faut dire qu’à l’époque, ses atours étaient si flatteurs qu’ils faisaient bander plus d’une bitte d’amarrage. Mais depuis, le temps avait coulé sous les pontons et la fraîche sardine marseillaise s’était transformée en un gros thon rouge, qui répondait encore aux fantasmes des nostalgiques d’Olida. Elle n’avait pas une tête à sucer des glaçons ni à glacer des suçons. Sa rosette s’offrait plus souvent aux phallocrates marseillais qu’aux gastronomes lyonnais. La bombasse avait la bardière généreuse et les petites lèvres pendantes comme le fanon d’un dindon.

Une tignasse blonde décolorée laissait tomber une frange rebelle sur un regard noir farouche mais déterminé. La peau était dissimulée sous un trompe-couillon épais et brillant de terracotta lustré avec une brosse à chaussures. Les yeux étaient surlignés grossièrement par un eyeshadow violet violent et les sourcils étaient redessinés à la spatule trahie par des morceaux de pigments encore accrochés aux poils. Les lèvres étaient si cernées de noir qu’elles ne pouvaient s’enfuir. Les ongles en acrylique étaient allongés et taillés carré gratte-cul. Il y avait tant de couleurs que Fanny aurait pu faire office de présentoir promotionnel sur un étal de produits de beauté de contrefaçon sur le marché de Noailles.

La galine avait un visage gothique, percé de part en part par une quincaillerie dénichée dans le fatras de la Maison Empereur rue des Récolettes. Basse de poupe, elle était campée sur des guiboles taillées dans la masse sous une jupette ajustée ras de la touffe pour mieux broméger les mafalous des Caillols. Lorsqu’elle arpentait le bitume, elle dodelinait du chef et du reste d’ailleurs comme le pendule d’une Franc-comtoise. Réalité augmentée, elle offrait généreusement ses formes voluptueuses, un mélange de cubisme et d’abstraction géométrique. Mais elle jouait du corps de buse comme nulle autre pareille.

Son buste rondouillard formait des anneaux empilés les uns sur les autres et empaquetés comme des andouillettes de Chablis dans un chemisier noué au niveau du nombril. La soie battait pavillon de complaisance panaméen, avec ses motifs rectangulaires et ses étoiles bleues et rouges. Bien tendue, la liquette laissait deviner deux tétons proéminents qui semblaient se bouder en exécutant une sorte de strabisme divergent, l’un pointant vers Milan et l’autre vers Barcelone.

Véritable tube digestif monté sur pattes, Fanny s’était fait cuisiner les bistèques avec du silicone carné. Elle hochait un tafanari gros comme la porte d’Aix.

Fanny tenait son prénom d’une partie de boules au terme de laquelle son père, César, enveloppé dans les effluves d’un Casanis qui lui avait faussé la précision du regard, ne faisait que des naris. On lui tendit alors le cul de Fanny qu’il devait baiser, suprême humiliation infligée aux boulistes qui ne marquaient aucun point. Mais il se disait dans les cercles de la pétanque qu’en d’autres jours, il avait le cul bordé d’anchois…

César était un pauvre pêcheur. Il était brave, peuchère ! C’était un iréniste dénué cependant de courage lors de situations frôlant la rixe. Il était si petit qu’on le surnommait affectueusement, en appuyant l’accent marseillais : le « nain culé ». Ces frusques étaient portées en cague-braille. Son pantalon était si large qu’il pouvait se soulager sans que personne ne s’en rendît compte, à la condition bien sûr de le suivre en apnée. Parce qu’il avait l’art de péter honnêtement en société. Il tanguait plus souvent à la sortie du bistroquet que face à la houle de la Grande Bleue. Et parfois quand le mistral secouait ses voiles, il arpentait la rue Thubanneau en long et en large tantôt dans le zig et tantôt dans le zag en quête d’une fumeuse qui voudrait bien lui tenir la bourre.

César s’était échappé de la partie de cartes de Pagnol pour prendre l’air. Il avait le cœur fendu et ne l’avait plus pour poursuivre le jeu. Il étouffait sous le flot des fables et du folklore qui firent la renommée de la cité phocéenne.

César était un cabanu doté d’un mufle puissant, un nez empâté de lapin, busqué, bourgeonnant voire fleuri comme au printemps, dominant une bouche insignifiante, à peine plus calibrée pour laisser passer le goulot d’une bouteille. Des bajoues grasses et rougeoyantes tombaient sous le niveau d’un triple menton. Ses yeux si petits et si collés comme des siamois semblaient passer leur temps à pleurnicher. Soulignés par des poches épaisses, ils invitaient en permanence à la compassion. César grommelait sans cesse. D’une bouche qui avait pris le mors aux dents, il postillonnait sur son interlocuteur, évacuant au passage quelques vestiges des pieds et paquets coincés entre de rares chicots entrés en résistance, jaunis et usés par le temps, l’alcool et le tabac à chiquer.

Autrefois, après avoir basculé plusieurs pastagas avec le geste preste d’un ripeur, les hommes se gaudinaient volontiers autour d’un chicaioestouffadou. Ils échangeaient des billevesées, certains s’ébaudissaient, et à mesure que les effluves alambiqués atteignaient les cerveaux, d’autres riotaient, accagnaient même leurs voisins jusqu’au pugilat, ce qui plaçait l’assistance dans un sacré margouillis. Mais ce n’étaient que de mesquines chapouilleries. Après de vifs échanges d’haleines vinifiées, ils remettaient ça : un petit vin de garage dont on n’avait à peine le temps de mesurer le niveau que la bouteille montrait déjà son cul de l’intérieur. Lorsqu’enfin toutes les fioles étaient vides de leur nectar, et les palabres vides de sens, les déjeuners s’achevaient sur un chicouloun d’hypocras de Carthagène. Une fois la peau du ventre bien tendue, et totalement ivres, les protagonistes s’acagnardaient sous un tilleul, bercés par le chant des cigales dans l’exhalaison de la lavande et du romarin, ou dans la quiétude du bar à sieste du boulevard Peytral. Le lendemain, tous ceux qui la veille s’étaient pissés au cul avant de se rabibocher, envahirent les cagassières du quartier qui dégorgeaient dans les avaloirs tout ce que les suce-raques avaient avalé.

D’ordinaire, Fanny était patentée du côté de l’Opéra, avec ses collègues happycultrices. La cagole s’était trouvé une chambrée rue Saintes où elle exerçait son ouvrage. Elle l’appelait son sex-drive ou sa quéquette minute.

Ce jour-là, attirée par une odeur de marée rabattue sur la ville par le vent du sud, elle écumait le vieux port à la recherche d’un loup bien frétillant qui viendrait à l’abordage. Mais jusque-là, elle n’avait appâté qu’un vieux maquereau qui avait mariné dans le vin blanc toute une nuit au comptoir du Radeau de la Méduse.

Assise sur un bollard, une jambe de part et d’autre d’une aussière à laquelle était arrimé un thonier, elle se livrait toutes voiles dehors, bas en résille filés par endroits, et décolleté si plongeant qu’on lui aurait vu les doigts de pied. Elle interpelait ces messieurs avec élégance et discrétion pour ne pas froisser les keufs de l’Évêché. Elle se laissait caresser par la douceur estivale des nuits marseillaises, taquinée de temps à autre par une foule de noctambules qui dégoulinait le long de la Canebière depuis les Réformés jusqu’au quai des Belges. Un jour de fièvre matcheuse entre le PSG et l’OM, alors qu’elle se remaquillait dans les cagadous du Vélodrome, après un croque en jambes dans la surface de pénétration, elle s’était fait pénaliser d’un tir aux putes à vingt balles dans la mounine par un cafalou venu changer l’eau des olives. Résultat : un à zéro pour l’intrus. Balle au centre pour Fanny qui vit alors son bédélet enfler jusqu’à l’éclosion finale. Ainsi naquit le jour de sa naissance qu’elle est née : Manon.

Celui qui lui entuba le fion avec son sgueg raide comme un bar-tabac, était un bel canto rasqueux ajusté dans un trois-pièces cuisine marine rayé blanc. Droit dans ses rebus noir et blanc, il levait son amabilité à toutes les radasses qui raclaient le bitume du Vieux-Port. Le visage mat, buriné par le temps et la cagne, il était superbement achalandé sous un panama Escudo. Ce jour-là, il revenait bredouille d’une pêche au gros rue Curiol où en bon éoniste, il avait ses habitudes. Les kheys travestis n’étaient pas de première fraîcheur. Déçu, il s’était encanaillé au bar de la Civette, noyé sous des mètres de pastis. Ricochant d’un trottoir à l’autre, dans un délirium très mince, voire guère épais comme eut dit Tolstoï, cet adepte de la petite Reine avait confondu la montée du Ventoux avec la grimpette du col de l’utérus. Manque de chance, la belle s’était mal équipée d’une muselière en peau de saucisson pour empêcher l’escargot de bouffer la salade. Elle creva en pleine ascension et laissa échapper un gamète farceur et dégourdi qui mit l’ovaire drive et fila à pleine vitesse vers l’ovule. Fanny était désappointée :

— Le con de Manon, s’indigna-t-elle, je ne l’ai pas vu venir, celui-là ! Aquelo empego, que vais-je bien pouvoir en faire ?…

Et voilà comment à Marseille on baptise son enfant d’une interjection…

À la naissance, Manon était baby belle. Mais en grandissant – enfin, si on peut le dire ainsi – il lui poussait une tête de fougasse aux grattons avec un kilo de panne de porc et un teint de vin blanc mélangé à cinq cents grammes de farine. Et la levure fit le reste : le nez et les oreilles se mirent à pousser, mais le buste y faillit. Sa mère la promenait dans le panier fixé sur le guidon de la bicyclette. Baby sitting était heureuse et le seul mot qu’elle connaissait et répétait comme l’expression de son bonheur était « maison, maison ! ». La pauvrette souffrait de toutes les tares de la planète : un naevus mélanocytaire congénital, un syndrome de Crouzon, une acromégalie et une progéria… Ne me demandez pas ce que c’est, je vous invite à consulter votre médecin traitant.

Baby boule était bien malheureuse et il lui prenait souvent des orages de désespoir. Son nez faisait figure de proue, et ses oreilles comme des nageoires l’aidaient à se mouvoir. Un jour de grande pluie, elle fut irrésistiblement entraînée par une déferlante dans un caniveau. Baby-boom se débattit tant et tant, ramant à contresens avec ses oreilles, mais le courant était trop fort, et elle disparut dans une bouche d’égout qui ne s’était pas lavé les dents. On ne la revit jamais.

Mais revenons à notre affaire. La nuit se faisait jour tardivement en cette fin juin. La mer caressait délicatement les plages de sable fin, et l’ombre des îles du Frioul perlait à mesure que le jour s’effaçait.

Au détour de la Pointe Rouge, une forme effilée fit son apparition et s’annonça lentement dans la baie phocéenne. Peu à peu, on devinait l’étrave d’un navire, puis la coque tout entière et son armement. Un destroyer venait ici faire escale.

— Ça va torpiller dur, les filles, s’exclama Fanny. On n’est pas sorties de la verge !... Au diable les varices, il n’y a que le premier bas qui goutte !

Il ne fallut pas attendre longtemps avant que débarque une horde de joyeux lévriers de la mer tout excités, fraîchement sortis de leur boîte de conserve après des semaines de marinade et d’abstinence, à se séguer la cravache, et prêts à en découdre le pantalon avec la faune péripatéticienne locale.

— Allez, Mesdames, lança Fanny, là où il y a des jeunes, il y a du plaisir ! Allons chasper les bourses de ces messieurs, scrotums et morlingues. On va se faire des couilles en or.

Exhibe tes pièces, moussaillon, j’tiens pas à me ramasser la chtouille !

Oh fan de chichourle, voilà un bâton de berger digne de Justin Bridoux !

La belle se mit alors à lui faire une bonne manière et, dans un va-et-vient frénétique, se lança dans un lape suce lingue d’anthologie. Le bougre n’en pouvait plus et lâcha la purée dans un râle mêlé de douleur et de plaisir.

— Attends, la somma-t-il en sonnant les matines. Garde dans la bouche. Penche délicatement ta tête vers la gauche, puis vers la droite. Incline-la ensuite légèrement en arrière puis en avant… Avale à présent !
— Vé… pourquoi tout ce protocole ? demanda Fanny, interloquée.
— Tu comprends, lui répondit le marsouin, du vingt ans d’âge, ça s’apprécie !

Fanny avait bâti sa réputation de mère maquerelle à la force du poignet. Elle entraînait ainsi une vingtaine de chagasses. Elle avait ouvert un commerce de charmes dans la rue de la Caisserie, au pied du Panier. Pas besoin de lanterne rouge pour signaler l’endroit ; les habitués savaient qu’ils pouvaient pousser la porte à n’importe quelle heure. Les prestations tarifées étaient affichées sur un mur du sas. La TVA – Taxe sur les Vulves Abimées – avertissait les brutus du dédommagement qu’ils devraient acquitter en cas de détérioration du matériel. Un tarif préférentiel était accordé aux représentants de la force publique ; le poulet était évidemment moins cher que le veau ou le bœuf.

Le décor de cet hôtel des nuits exquises et des femmes galantes était délibérément suranné pour rappeler l’époque où la Lanternerie faisait les beaux jours de la bourgeoisie marseillaise. Dès l’entrée, le vestiaire s’ouvrait sur une grande banque richement sculptée dans un noyer dans le Vieux-Port. Une hôtesse aux gestes délicats accueillait les pelures en effleurant le visage des postulants à la débauche. On ne lui voyait que le corset dont les lacets étaient si serrés que les seins semblaient étranglés et prêts à exploser. Le bas du corps était caché par le comptoir, mais il exhibait soudainement sa nudité dès que la belle s’éloignait pour ranger les vêtements. Du velours couleur hellébore tapissait les murs d’un grand salon où la tabagie flirtait avec l’alcoolémie. Les tentures en soie vieux rose poudrée bordée d’or créaient une ambiance coruscante évoquant l’époque XVIIIe. Sur les murs, L’Odalisque Blonde de Boucher semblait lancer un clin d’œil aux Jaloux Trompés de Nicolas de Launay. L’érotisme de La Toilette Intime de Watteau s’offrait aux fantasmagorets comme une mise en bouche avant la charge des hussards. Les lustres pleuraient des larmes de verre qui frétillaient sous les branle-bas de combat dévergondés. Des candélabres tenaient la chandelle. Des crapauds sonneurs à ventre de feu étaient enveloppés de tissu Caribe signé Christian Lacroix et les canapés vénitiens et les méridiennes damassées aux broderies mordorées vantaient leurs faux panaches d’antan. Le classique ostentatoire se querellait avec le design des canapés en jersey de Pierre Paulin. Des satrapes, ce qu’ils pouvaient grassouillets s’y étaient affalés, tiraient pompeusement sur de gros Montecristo, et échangeaient leurs stratégies boursières tout en risquant quelques attouchements canailles sur des cuisses laiteuses bronzées dans une boîte de champignons de Paris. D’autres quidams moins fortunés rigolbochaient autour de balourdises graveleuses et sardoniques, et de boutades de Dijon qui semblaient monter au nez de pudibonds venus ici s’encanailler. Il y avait des fesse-mathieux, des pince-mailles et des pince-fesses, des pisse-copie, des pisse-froid, des pisse-vinaigre et des aigrefins, des imbus qui buvaient sans soif, des auristes qui faisaient la sourde oreille, des débarbots qui défendaient les barbeaux et des avocats bêcheurs qui cherchaient des crosses à de malheureux crocheteurs, des caciques qui notaient pour leur gouverne, des cocangeurs et des gobe-mouches, des pandores qui se faisaient mettre en boîte, des hypocrites qui buvaient sans soif l’hypocras, des faux derches, des lèche-bottes, des michetonneurs, des morticoles et des sans soucis… Les vaisseaux des sous-officiers mariniers étaient à bonne enseigne ; Félicie gonflait leur veine bleue jusqu’à la félicité.

Plus loin, un salon plus intimiste fleuri de bouquets de pivoines artificielles et aux murs parés de tableaux aux scènes érotiques était réservé à la causette. Il portait un nom bien à propos : Thénardier. La boarding-master y recevait les potes aux roses fraîchement achetées chez la fleuriste en bas de la rue, pour les faire patienter en attendant que ces dames soient disposées. Affublées de toilettes au fond du couloir à gauche, de gracieuses libellules apparaissaient à la file indienne sur un large escalier moquetté puis une à une se laissaient tâter pour attester de leur fermeté. Leur accoutrement était si sophistiqué qu’il fallait deux heures pour les dévêtir et bien des clients durent abandonner. Des poitrines joufflues et gonflées à bloc s’étaient mutinées contre des soutiens-gorges qui avaient l’audace de vouloir les emprisonner. Lorsqu’on priait les dames de s’agenouiller, leurs mamelles étaient d’un tel gabarit qu’on pouvait facilement les distinguer des figues desséchées de fin de saison de vieux salaces en manque de distinction. Une volcanique sulfureuse et défeuillée jouait la lionne dans une cage barreaudée en chantant « Viens, Poupoule ! ». Une misstringlette équilibriste tenait sa vie sur un fil. Une trapéziste méphistophélique balançait ses éminentes proéminences entre deux pandanus tectorius… Sur une table ronde, trois chevaliers servants se laissent entraîner dans un strip-poker par Marie-Antoinette, reine de triche.

Interdit aux mendigots et aux purotins, le boxon offrait ses corolles postvirginales, surpostériorisées d’un pompon à la Bunny pour les inconditionnels du pouet-pouet.

— Touchez, mon bon seigneur, lançait une gagneuse, il vous portera chance…

Une enfilade de boxes – et l’expression est appropriée – était judicieusement aménagée pour faciliter la communication entre les membres et celles qui y adhéraient. Séparés par des tentures en soie rouge, ces boudoirs aux décors poupins facilitaient ainsi les relations de bon voisinage entre les éphémères locataires, voire échanger ou combiner leurs expériences. Il leur suffisait de lever le voile sur leurs intentions et les pièces d’un puzzle fornicatoire pouvaient alors s’imbriquer les unes dans les autres. Des miroirs aux alouettes recouvraient les plafonds, et les couples pouvaient y jeter leurs mirettes et peaufiner leurs exhibitions ou vaincre leurs inhibitions. Des cuistres qui se croyaient sortis de la cuisse de Jupiter s’abandonnaient entre les cuisses légères.

Des pouffes de toutes les couleurs, de toutes les origines et de tous les gabarits se vautraient sur des couettes remplumées. Il y avait une rousse clone d’Yvette Horner customisée comme une Corvette enflammée, tirant sur un panatella, une blonde platine réputée pour ses étreintes si redoutables qu’elles pouvaient convertir en trente-trois tours de main des vinyles en décédés, une brune bien mousseuse exprimant une légère amertume et aux lèvres barbouillées jusqu’aux trous de nez, des rasées de près en ticket de métro ou en ticket restaurant selon l’étroitesse du mont de Vénus ou l’étendue du triangle des Bermudes où se noyèrent nombre de chagrins. Des polissonnes attendaient qu’on les suçonne ou qu’on les pinçonne.

Des sécheresses vaginales en raison du réchauffement climatique jusqu’aux jungles humides sous les bras pour étreindre King-Kong, les fresques anatomiques les plus variées et les plus sulfureuses étaient offertes à la profanation.

Il y avait même une sans culotte ornée d’une cocarde bleu blanc rouge qui chantait « ah ça ira, ça ira, à la lanterne on les baisera !… »

Lucienne la pudique, la bégueule, la servante dévote fervente des orgues enchristés tapotait « la lettre à Denise » sur la queue d’un piano mécanique mais se tenait éloignée des papouilles, des farfouilles et des trifouilles.

Vers vingt-trois heures, après épuisement des banalités qui alimentaient les conversations dans les alcôves, les galants passaient aux actes. Des morpionnes cédaient aux avances de morpions pouilleux et gobelotaient la substantifique moelle jusqu’aux notes ultimes de gueuleries porcinées.

On n’entendait alors que des « schlourp » et des « bfffrrrrr » ébruités par des muscles labiaux connectés à des lèvres vaginales. Qu’on se le dise : le patin n’était admis que pour marcher à pas feutrés sur la moquette. Les minous miaulaient et se léchaient le poil. On broutait, on lichait, on suçotait, on aspirait, on reniflait, on sirotait, on étanchait sa soif de plaisirs, de désirs. Indécence de l’éveil des sens. On ne pouvait plus être à cheval sur les principes qui s’étaient brutalement mués en mustangs sauvages chevauchés dans des orgies totalement débridées. Il y avait de l’écho qui remontait des cavités pelviennes.

On s’esbaudissait, on se concupiscait dessus, on mouillait la chemise, on se lascivait à quatre, voire six mains ou plus. On se tirebouchonnait, on se boyautait, on se tourniquait, on forniquait ; les salaces enlaçaient, se délassaient, se prélassaient, ôtaient les lacets des corsets et se jetaient sur les friponnes.

Sur les tables de nuit, un exemplaire du Kamasoutra déniaisait les moins inspirés, les amputés du cerveau, dont l’imagination ne dépassait guère le niveau des personnages fildefériques qu’ils gribouillaient à la maternelle.

Certains œdipiens s’accrochaient aux tétines des mamelons comme on insiste sur la sonnette d’une honnête nonnette, d’autres, bien introduits dans les bas-fonds, s’endormaient sur l’ouvrage en suçant le pouce de leur partenaire.

Sous les étoiles tamisées projetées sur les murs par une sphère miroir en rotation, le calme succédait aux bacchanales homériques tapageuses. Des chambrettes étaient accessoirisées de sex toys et de miroirs sans tain pour ceux qui avaient le gousset pleure-misère et devaient se contenter de regarder faire ce qu’ils ne pouvaient pas faire eux-mêmes. Dans un salon, un fauteuil bien inspiré, joliment baptisé « fauteuil de la lubricité » proposait des menottes, des étriers et une assise adaptable à toutes les positions ; son originalité n’était pas sans rappeler l’inventivité des bourreaux envers des torturés durant la période agonistique au terme de laquelle l’Algérie divorça de la France.

Angélique, novice de l’ordre de Saint-Frusquin, était la protégée de Fanny. Elle tenait d’elle son initiation au tapin sur le goudron brûlant puis dans les chambres de l’hôtel de passe. Jeune et jolie marquise des anges, elle fourbissait ses armes charnelles immaculées dans un noviciat qui enfiévrait les vicelards. Quand elle eût fini son apprentissage et quand la chaste fut ouverte, ce fut feu à volonté. On entendait les pleurs du mal et les râles des mâles. Un jour, la poule fit les œufs doux à un gallinacé violent ; il lui pocha les deux yeux et il plut des coups à inonder de larmes les cloaques de la cité phocéenne. Un autre pervers SM lui avait explosé la tête dans une rage jouissive extrême et avait tant appuyé avec ses pouces sur ses cavités orbitales que l’humeur aqueuse finit par gicler. Elle y tenait comme la prunelle de ses yeux mais désormais elle n’y verrait goutte. Son médecin lui prescrit trois mois d’arrêt maladie.

Dans un premier temps, Angélique se claquemura dans la nuit des yeux fermés. Chaque dimanche soir, elle poussait à tâtons son charriot dans l’épicerie du petit arabe de la rue Despieds. Perdue dans la nuit noire, elle exerçait sa maladresse à travers les denrées et les articles étagés sur son passage, renversant la crème, bousculant les packs d’eau en croisière au pied des pyramides de conserves pour chats. Elle y fit la connaissance d’Eugène Blondin avec qui elle échangeait des considérations métaphysiques sur la condition misérable de l’oseille qui ne valait plus un sou. Le quadragénaire travaillait à la Manufacture des tabacs de Marseille. C’était une gueule cassée, aplatie par les cylindres d’une machine à rouler le tabac. Mais peu importe pour Angélique qui n’y voyait que tchi, le visage d’Eugène lui paraissait toujours plus beau à mesure que les rencontres se multipliaient. Un pot de moutarde, une demi-livre de beurre, un morceau de racine de gingembre, une botte de salsifis, tout était prétexte à un rendez-vous. Jusqu’à ce qu’un jour Eugène l’entraînât faire ses courses à l’hippodrome Borély. Conquise par le hennissement des canassons et la générosité de sa canne à sucre, Angélique s’énamoura de cet homme truculent, ce gandin, ce jouisseur, ce grand consommateur de tous les excès de l’existence. Il n’était pas fan de carottes, mais il aimait les radis plus que tout. Dans les derniers jours de sa vie, les intraveineuses se piquaient au jeu de l’overdose. Angélique comprit que le temps des prières était venu. Son homme avait les pupilles dilatées, son nez coulait et il reniflait sans cesse. Il transpirait autant que ce qu’il buvait. Puis il se mit à gerber, on se demande bien quoi puisqu’il ne s’alimentait plus depuis plusieurs jours, tout au plus un bol de bouillon avec quelques pâtes en alphabet avec lesquelles il écrivait des mots de désespoir. Pourtant, il y a peu, il était encore euphorique et semblait dépasser toute fatigue. Il dégageait une énergie incroyable et une imagination inhabituelle qui le conduisait à barjaquer au point de saouler la jeune femme. Il tremblait comme un parkinsonien, ses gestes étaient désordonnés, il hallucinait, il voyait des serpents partout, enlaçant tout son corps, pénétrant sa bouche, ses narines, ses oreilles. Il était enfiévré et survolté comme s’il voulait les expulser. Puis il sombra dans le coma pour ne plus en sortir… Angélique ne s’en remit jamais. Elle se laissa mourir de chagrin.

Fanny avait le cœur gros. Très affectée par cette affaire, elle décida d’abandonner le métier de souteneuse, ferma son claque intersalopes et l’histoire disparut à jamais dans les oubliettes de la prostitution française.

Fanny avait épousé en premières noces le beau Sacha. Cet ascète était originaire de Sète. Chaque année, il participait à la course Marseille-Cassis et portait sur lui un debranleur marcel bleu délavé auréolé de sueur sous les aisselles.

Financier d’improvisation, Sacha était un roi de l’arnaque ; il estanquait la haute société marseillaise qui tenait alors le haut du Panier. Couvert de dettes, traqué par la brigade financière et pourchassé par ses victimes, on dit qu’il se serait suicidé d’une balle tirée à trois mètres. C’est dire s’il avait le bras long ! Fanny s’était attachée à ce prince sans rire, ce flagorneur au grand cœur.

Plus tard, elle s’était amourachée d’un scientiste dont la passion pour les mammifères n’avait d’égale que l’admiration de Fanny pour cet apollon venu soudainement lui tourner les sens dessus dessous. C’était un jeune archéologue qui en avait plein les fouilles, mais également un zoologiste averti. Il était branché animaux à proboscis. Ça tombait bien, Fanny aussi. Elle adorait ses slips Petit Bateau qui laissaient apparaître une figue de chaque côté par les échancrures qui remontaient jusque sous les bras.

Il faut croire que la surface de Fanny était trop étroite pour notre jeune aventurier qui prit la fille de l’air un beau matin, destination l’Argentine pour y entreprendre une étude sur l’homosexualité chez les gastéropodes.

I feel Goudes