La Lutine du Val d'Argent - Christophe Fournier - E-Book

La Lutine du Val d'Argent E-Book

Christophe Fournier

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Beschreibung

La lutine du Val d’argent : seize nouvelles en forme de contes qui sont d’abord reliées par une unité de lieu. Toutes ont pour cadre un petit coin de Haute-Alsace, entre le Val d’Argent et la route des vins, autour du pays welche. Elles invitent le lecteur à la promenade le long des sentiers des Vosges ou dans les ruelles des bourgs alsacien. Elles ont aussi en commun une philosophie joyeusement amorale, qui promeut cependant quelques valeurs simples : la tolérance, la générosité, et la liberté de jouir des plaisirs de la vie, gourmandise et sensualité. Les personnages ne sont ni des rois ni des princes, mais des gens ordinaires qui croisent quelquefois des fées, des géants, des nains ou des lutins, sans oublier des sorcières le plus souvent bienveillantes.

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La lutine du Val d’Argent

C’était une belle journée d’été dans les Vosges. Malgré mes bonnes résolutions, j’avais paressé le matin, si bien que midi était déjà passé quand je suis parti en promenade. Pour trouver un peu de fraicheur, je suis monté au col des Bagenelles, puis de là, à pied, j’ai pris le chemin des crêtes qui mène vers l’Arbre de la liberté. Mais après le col du Pré de Raves, je suis redescendu un peu vers le vallon, près de la Roche des fées. J’étais décidément plus tenté par la sieste que par la randonnée et je me suis mis en quête d’un endroit propice. Ici, une trouée dans les sapins offrait une vue dégagée sur le Val d’Argent écrasé de soleil, juste en face d’un tapis moussu qui semblait m’attendre.

Au moment où je m’asseyais, je crus entendre sous moi comme un cri étouffé. Intrigué, j’observai le sol et vis bouger ce que je pris pour un petit animal que je ne pus d’abord identifier. Me penchant pour mieux voir, je n’en crus pas mes yeux. Assise sur la mousse et se frottant la cheville, il y avait une toute petite femme de quelques centimètres, avec un joli minois et des cheveux en broussaille d’un blond tirant un peu sur le vert. L’insolite créature levait vers moi des yeux furibonds.

⸺  Tu pourrais tout de même faire attention ! Tu as bien failli m’écraser telle une vulgaire punaise !! 

Curieusement, je fus encore plus surpris de l’entendre parler que je l’avais été de la voir. Je ne trouvai rien de mieux, sur le moment, que de présenter platement mes excuses :

⸺  Je suis désolé vraiment. Je ne vous avais pas vue. C’est que vous n’êtes pas très grande… 

⸺  Ce n’est pas une raison ! Bon, ce n’est pas grave. Je n’ai rien de cassé. 

⸺  Qui êtes-vous ? 

⸺  Je suis une lutine. 

⸺  Une lutine ?

⸺  Eh bien oui ! Un lutin fille si tu veux.

Son rire évoquait un carillon de minuscules clochettes.

Avec une agilité remarquable, elle grimpa sur la branche d’un buisson et s’installa juste à la hauteur de mon visage, ce qui me permit de l’observer à mon aise. Si sa voix aigrelette semblait d’une petite fille, elle avait le corps d’une femme, en miniature bien sûr. Elle était vêtue d’une sorte de tunique courte, faite apparemment de feuilles cousues ensemble, qui découvrait assez haut d’adorables jambes galbées à souhait. Sa tenue avait été malmenée dans l’accident et le corsage un peu déchiré laissait entrevoir deux petits seins charmants de la taille d’une groseille. Elle me laissa l’observer un moment sans rien dire puis fit entendre à nouveau son rire de clochettes.

⸺  Ce n’est pas la peine de me regarder comme çà. Je n’aime pas trop les chauves et de toutes manières tu es beaucoup trop grand ! 

Je n’aurais jamais pensé qu’une créature de quelques centimètres puisse me faire rougir. Elle eut la délicatesse de détourner la conversation.

⸺  Quel âge as-tu ?

⸺  J’ai cinquante-cinq ans.

⸺  Oh…

Elle semblait songeuse.

⸺  Et à cet âge-là, cela ne te gêne pas de n’être pas encore adulte ?

⸺  Mais je suis adulte !

⸺  Mais non, tu n’es pas adulte ! Si tu étais adulte, tu ne pourrais pas me voir. Les adultes savent bien, eux, que les lutines n’existent pas ! Quel est ton métier ?

⸺  Je suis ingénieur.

Elle sembla réfléchir.

⸺  Oui…c’est un métier qui convient aux petits garçons qui ne veulent pas grandir.

Je me trouvais dans une situation inédite, me faisant faire la leçon par une créature qui semblait le tiers de mon âge et mesurait le dixième de ma taille.

⸺  Tu veux que je te raconte des histoires ?

⸺  Des histoires ?

⸺  Oui ! Je connais plein d’histoires intéressantes et drôles, et j’adore les raconter, mais tous les lutins les connaissent et ils ne veulent plus m’écouter.

⸺  Oh ! Moi, je vous écouterai avec un grand plaisir !

Elle battit joyeusement des mains.

⸺  Chic ! Alors adosse-toi à cet arbre car cela va durer longtemps. Et puis cesse d’essayer de sortir en douce ton téléphone de ta poche. De toutes manières, on ne me verra pas sur ta photo !

Confortablement installé contre l’arbre, les mains bien sagement croisées sur mon ventre, je me disposai à l’écouter. C’étaient des histoires courtes sur les mœurs et les travers du temps jadis, souvent assez lestes. La lutine contait merveilleusement de sa petite voix chantante, soulignant par des clins d’œil les passages les plus croustillants. J’avais perdu la notion du temps, avide après chaque chute d’entendre l’histoire suivante, comme jadis le roi Shahryar.

Je m’éveillai soudain dans l’air qui fraichissait, miraculeusement sans aucune courbature. L’ombre déjà noyait le Val d’Argent. Quel joli rêve j’avais fait là ! Je revoyais distinctement la séduisante conteuse et j’avais encore dans l’oreille son rire cristallin, qui sembla m’accompagner le long du chemin.

Quelques semaines après – j’étais de retour à Paris – une sorte de fable me vint à l’esprit et je voulus retrouver le livre où, sans doute, je l’avais lue - j’ai plusieurs recueils de contes et légendes d’Alsace - mais ma recherche fut vaine. Tout en compulsant mes livres, il me semblait entendre la voix aigrelette me la raconter, une réminiscence de mon rêve sans doute. Puis une deuxième histoire s’installa dans ma tête et n’en voulut plus sortir, tel le conte du temps jadis de Heine.

Je pris alors un petit carnet noir, et tentai de transcrire ce qui me trottait dans la tête. Ma plume était bien gauche, mais n’importe… en noircissant ces pages, je retrouvais mon rêve.

Je n’ai jamais revu la lutine ni en vrai ni en rêve, mais lorsque je me promène en pays d’Alsace, entre le Val d’Argent et les monts du Taennchel, il arrive parfois qu’au retour une nouvelle histoire soit entrée dans ma tête sans que je m’en rende compte, qui rejoindra bientôt le petit carnet noir.

Je ne m’en inquiète plus. Ma minuscule amie, sans doute, me les souffle en chemin. Si vous ne me croyez pas, ne vous inquiétez pas non plus. C’est sans doute que vous êtes adultes.

Le charme de transformation

Les sorcières, il faut bien le dire, n’ont pas bonne réputation. On se les représente toujours comme de vieilles femmes fort laides, acariâtres, qui haïssent si fort leurs contemporains qu’elles vivent recluses dans des masures sordides situées loin des villages, de préférence à l’orée des forêts les plus noires. Naturellement, les sorcières seraient principalement occupées à concocter des potions diaboliques pour attirer mille maux sur les honnêtes gens.

Qu’il me soit permis en guise de préambule d’ajouter pour une fois une touche d’équité à ce sombre portrait. Tout d’abord les sorcières, comme nous tous, sont jeunes avant de devenir vieilles et la plupart d’entre elles, comme nous, ne sont ni jolies ni laides mais tout simplement passables. Elles ont reçu, souvent d’héritage, certaines connaissances particulières telles que charmes, envoûtements ou potions et elles essaient simplement d’en vivre. Ce n’est pas leur faute si on leur demande si souvent de nuire à l’un ou à l’autre. La méchanceté en l’espèce vient de la clientèle, c’est-à-dire de nous tous. Enfin si elles vivent solitaires, c’est en raison de la peur qu’elles inspirent, et ce n’est pas toujours leur choix.

Tu auras noté, lecteur, que je parle au présent. Les sorcières en effet sont toujours parmi nous, même si elles se font plus que jamais discrètes. Ma propre sœur me disait récemment qu’en cas de piqûre de scorpion, ce qui n’est pas rare en Provence, il faut aller voir une dame de sa connaissance qui sait « lever le feu ». Il s’agit à l’évidence d’une sorcière, mais je ne lui en ai rien dit, ne désirant causer aucun tort à une personne aussi utile.

Mais partons pour l’Alsace, au temps jadis….

Il y a bien longtemps, dans les montagnes du pays welche, au-dessus du village de Fréland, vivait une sorcière, qui justement n’était pas vieille du tout, pas acariâtre, et qui ne haïssait personne. Il faut avouer toutefois qu’elle n’était pas jolie… pour dire le vrai, elle était assez laide, de physionomie tout au moins car son corps potelé aurait pu plaire à beaucoup s’il eût été couronné d’une plus jolie figure.

Les années ont effacé son nom des mémoires ; nous l’appellerons Anna. Elle vivait dans une petite maison à l’orée des bois comme toute sorcière qui se respecte, mais la maisonnette était plutôt pimpante, disparaissant presque sous les fleurs dès le printemps. Anna ne possédait ni hibou, ni chauve-souris ni araignée apprivoisée. Elle avait tout bonnement un chat.

Elle vivait paisiblement de son art, que les villageois venaient solliciter à la nuit tombante, en rasant les murs de peur qu’on les voie, ce qui la faisait sourire. Elle se disait qu’avec ces mines de conspirateurs, tous ceux qui croisaient ses clients devinaient aussitôt où ils se rendaient. Comme elle n’était pas une méchante personne, Anna regrettait qu’on lui demande le plus souvent de jouer des tours pendables aux gens, de rendre le bétail malade, de faire tourner le lait ou de gâter les fromages, ou encore de nouer l’aiguillette des jeunes hommes. C’était du reste un des sorts les plus demandés, tant il y a de femmes jalouses en ce monde. Elle n’aimait donc guère son métier, mais il faut bien manger. Anna était plus triste encore d’être seule dans la vie. Si elle avait pu avoir un homme à ses côtés, comme elle eût su l’aimer ! Et comme la vie eût été différente ! Mais déjà pour une fille laide, il n’est pas facile de s’attacher un homme. Alors que dire si elle est pauvre, et sorcière de surcroît ! Certes elle aurait pu tenter de séduire un garçon par quelque philtre, comme ceux qu’on lui demandait si souvent, mais elle répugnait à ce procédé déloyal. Voulant être aimée pour elle-même, Anna vivait seule, chaque jour un peu plus triste et un peu plus vilaine à force de tristesse.

Certains soirs, elle avait recours devant son miroir à son sortilège le plus rare, que celle qui le lui avait enseigné appelait le charme de transformation. Elle se donnait alors le visage d’une jolie jeune fille et se contemplait longuement, rêvant d’une autre vie avec un homme tendre et honnête à ses côtés, qu’elle aimerait et qui l’aimerait. Anna avait des rêves simples : ce compagnon imaginaire n’était même pas prince. Qu’il existe seulement, même aussi pauvre qu’elle, et elle serait heureuse ! Anna ne changeait que son visage. Son corps n’était pas laid et reconnaître sa silhouette familière dans le miroir rendait l’illusion plus réelle. Prendre une autre apparence est un charme difficile à exécuter et la conserver au-delà d’une heure est épuisant. Ces séances la laissaient exténuée et plus profondément triste qu’avant. Chaque fois, elle se jurait de ne plus se transformer, mais après quelques semaines, elle cédait à nouveau à la tentation d’être belle, pour un moment au moins.

C’est ainsi qu’un soir de printemps, alors que la nuit venait de tomber sur les montagnes d’Alsace, Anna se retrouva une fois de plus devant son miroir. Elle avait mis une jolie robe qui soulignait sa taille et ses hanches généreuses. Elle se donna une abondante chevelure brune, sans doute pour ne pas ressembler à ces jolies blondinettes du village, qu’elle finissait par détester à force de les envier. Son nez trop grand au naturel avait fait place à un petit appendice mutin, joliment retroussé. Sa peau blanche semblait de porcelaine et de longs cils ourlaient des yeux d’un noir profond. Alors qu’elle se coiffait lentement, perdue dans son rêve, on frappa à sa porte.

Croyant tout d’abord à un client plus tardif que les autres, elle garda le silence. Même si la chandelle trahissait sa présence, l’importun finirait bien par s’en aller. Qui oserait entrer chez une sorcière sans y être invité ?  On frappa de nouveau, puis elle entendit que l’on poussait la porte et qu’on entrait dans la cuisine. Elle sortit vivement de sa chambre, trop surprise pour songer à reprendre son apparence naturelle. Devant elle se trouvait un solide gaillard vêtu à la manière des bûcherons. Si elle eût un moment d’appréhension, il ne dura guère. Elle n’était pas peureuse et le garçon devant elle semblait bien intimidé. Il la salua très poliment, expliqua en bredouillant un peu qu’il était bûcheron, venu il y a peu des montagnes du Jura pour trouver de l’ouvrage. Comme il connaissait encore mal la forêt, il s’était perdu et la nuit était tombée. Il marchait depuis longtemps et avait très soif. Il était désolé de la déranger, ne voulant qu’un peu d’eau et l’indication du chemin du village.

Anna n’avait pas l’habitude de recevoir chez elle, mais en pays de montagne, on ne renvoie pas un voyageur égaré. Elle le fit assoir tout en s’excusant d’avoir peu à offrir : une cruche d’eau claire, un peu de pain, de lard, quelques œufs qui bientôt grésillaient dans la poêle. Le bûcheron la regardait s’affairer, émerveillé de tant de beauté alliée à tant de gentillesse. Tout en le servant, elle le questionnait gaiement. Il parla de son pays. Cadet de quatre frères, il avait décidé d’aller chercher fortune vers le pays d’Alsace que l’on disait prospère. Il n’avait pas laissé grand-chose au pays et n’y pensait pas retourner. Anna se sentait prise d’une langueur inconnue. Elle le trouva beau. L’était-il ? Je ne sais. Vigoureux c’est sûr, beau de cette force d’homme qui lui manquait tellement, beau d’être simplement assis à sa table dans sa maison. Le bûcheron mangeait lentement, trop occupé à la regarder. Anna aurait voulu que ce moment dure toujours, mais soudain elle sentit une lourde fatigue et elle prit seulement alors conscience qu’elle n’avait pas changé d’apparence. Elle était toujours belle, mais ne pouvait plus le rester que quelques minutes tout au plus. Elle sentit la panique la gagner. Elle ne voulait pas se retransformer devant lui. Elle imaginait dans ses yeux l’horreur quand la belle femme redeviendrait sorcière. Mais que faire pour ne pas gâcher cette soirée magique ? Anna cherchait, cherchait…. Son instinct de femme, non son art de sorcière, trouva la solution.

Elle souffla la chandelle.

La petite maison se retrouva plongée dans la nuit la plus noire. Anna reprit son visage ordinaire, puis attendit en retenant son souffle. Le garçon se leva, tâtonna dans le noir en bousculant la table. Ses mains trouvèrent le corps de la jeune femme et reconnurent les rondeurs qui n’avaient pas changé. Ni l’un ni l’autre ne dit mot. Les mains devinrent hardies, pendant que les lèvres de l’homme cherchaient celles d’Anna, qui ne se refusèrent pas. Ce fut elle qui guida son visiteur vers sa chambre, dans un silence que troubla à peine le frôlement de la robe tombant sur le parquet.

Ils étaient jeunes, ils étaient sains, et il la croyait belle. Il lui donna toute sa force d’homme. Elle lui donna tout l’amour enfermé en elle depuis si longtemps.

Lorsque les premières lueurs de l’aube entrèrent dans la petite chambre, le bûcheron dormait paisiblement. Anna s’éveilla et sortit du lit. Elle passa une robe au hasard et se glissa hors de la maison, non sans avoir longuement regardé l’amant que le hasard lui avait offert. Puis elle courut se cacher dans un buisson. Surtout qu’il ne la voie pas laide ! Son bonheur s’achevait, mais elle voulait qu’il garde intact le souvenir de cette nuit.

Quand le bûcheron s’éveilla à son tour, il fut bien surpris de trouver la chambre et la maison vides. Il appela, chercha, bien sûr ne trouva rien. Après avoir attendu un moment, il s’en fut en sifflotant, avec cette gaité particulière des garçons après une nuit d’amour.

Le soir, au coucher du soleil, Anna ne put s’empêcher de se transformer à nouveau. Sans vouloir se l’avouer, elle espérait que son beau bûcheron reviendrait lui rendre visite… et il vint. Le souper fut fort gai, mais il ne dura pas, nous savons bien pourquoi. Anna ne tarda pas à souffler la chandelle ; le jeune homme trouva seul cette fois le chemin de la chambre. Leurs corps se retrouvèrent, se reconnurent et ne furent pas déçus par ces retrouvailles. Le lendemain, le bûcheron se réveilla seul et partit sans voir Anna qui l’observait de son buisson.

Les habitudes se prennent vite, surtout quand elles sont agréables. Le bûcheron revint chaque soir, et chaque soir il fut aussi tendre et ardent que le tout premier. Bien sûr, il proposa à Anna de l’emmener en promenade le dimanche, de déjeuner avec elle à l’auberge... Elle, fort embarrassée, lui dit qu’elle devait chaque jour aller porter assistance à une parente âgée et malade qui vivait assez loin et qu’elle n’était donc là que le soir. S’il trouva un peu curieuse cette excuse mal ficelée, il n’en souffla mot, trop respectueux, trop amoureux déjà pour contrarier son amante de quelque manière que ce fût. Il n’insista pas.

Il occupait donc ses dimanches à se promener et passait parfois boire une bière à l’auberge. C’est ainsi qu’il croisa quelques camarades de travail, natifs de la région, qui l’avaient pris en sympathie. En vidant une chope avec lui, ils lui demandèrent pourquoi on le voyait si rarement à l’auberge. Avait-il déjà trouvé quelque bonne fortune ? Notre amoureux, confus, ne put taire longtemps son secret. Il finit par raconter à ses amis comment il avait trouvé par hasard une femme belle comme le jour et douce comme le printemps. Il narra son aventure en toute simplicité, tout émerveillé qu’il était de sa chance. Ses compagnons, plutôt vexés qu’un étranger eût pu mettre la main sur une telle merveille dont ils ignoraient l’existence, le pressèrent de questions. Ils ne mirent pas longtemps à comprendre que la maison de l’amour n’était autre que celle de la sorcière du village. Ils n’eurent pas alors de moquerie assez dure pour le malheureux garçon qui s’en fut fort fâché des autres et de lui-même.

Le soir, en retrouvant Anna, il ne put lui cacher sa préoccupation, sans en dire la raison. Il fut peut-être un peu moins ardent que de coutume au début de la nuit, mais quel homme jeune et vigoureux peut résister longtemps à une femme amoureuse ? Son corps lui fit vite oublier sa mésaventure de l’auberge et quand il partit le lendemain matin, il sifflotait comme de coutume.

Mais à peine avait-il parcouru quelques centaines de toises qu’il croisa l’un de ses compagnons, celui entre tous qui avait pour lui le plus d’amitié. Celui-là lui dit sans se moquer qu’il était le jouet d’une sorcière. Qu’il vienne avec lui et il en aurait la preuve dans l’instant. Les deux garçons revinrent sans se faire voir près de la petite maison d’où ils virent bientôt sortir Anna qui chantonnait. Son visage rayonnant n’était presque plus laid, mais il ne ressemblait guère à la fille magnifique dont notre bûcheron était si amoureux.

Celui-ci, voyant s’écrouler son bonheur tout neuf, ne fit ni éclat ni violence. Il s’éloigna sans bruit et retourna à son travail. En voyant sa mine sombre, ses camarades se gardèrent bien de la moindre moquerie. Il ne retourna pas, bien sûr, chez Anna le soir. Il se construisit une petite cabane dans les bois où il s’installa seul. Il demeura un gentil compagnon, mais on ne le vit plus rire. Il ne quittait plus guère la forêt et jamais on ne le revit à l’auberge.

Anna avait attendu en vain son amant le premier soir, puis le deuxième. Folle d’inquiétude, elle s’informa discrètement d’un possible accident dans la forêt - le métier de bûcheron est des plus dangereux - mais rien… Anna comprit alors qu’il ne reviendrait plus. D’une manière ou d’une autre, il avait percé son secret. Elle pleura longtemps ; elle ne lui en voulait pas d’être parti ; elle s’en voulait à elle de l’avoir trompé. Elle maudit mille fois le charme de transformation, dont jamais plus elle ne fit usage.

Les semaines passèrent. La tristesse d’Anna ne diminuait pas, mais c’était une femme d’Alsace et ces femmes-là ne se laissent jamais aller bien longtemps. Elle prit discrètement des renseignements auprès de ses clients et finit par apprendre qu’il y avait depuis quelques temps un bûcheron étranger qui vivait en ermite dans la forêt. On ne le disait pas méchant, mais il ne voulait pas se mêler aux autres. Certains le pensaient en deuil. Anna fut bientôt certaine de connaître cet ermite.

Prenant son courage à deux mains, elle mit un jour sa plus jolie robe et partit dans la forêt à la recherche d’une certaine cabane isolée. La nuit était presque tombée quand elle la trouva enfin. Une chandelle brillait à l’intérieur ; le bûcheron était en train de manger. Anna frappa légèrement à la planche qui tenait lieu de porte et entra, comme naguère il l’avait fait chez elle.

Le silence entre eux dura longtemps. Le jeune homme contemplait le visage ingrat d’Anna et la colère montait dans ses yeux. Par sa seule présence, elle abîmait le souvenir qui était son seul bien. 

⸺  Que viens-tu faire ici, Sorcière ? 

Dans la voix dure et sourde, le chagrin déjà mangeait la colère.  Les larmes vinrent aux yeux d’Anna. Elle pensa fuir, hurler de honte, mais elle était venue pour se battre, et il restait une chose à tenter.

Elle souffla la chandelle.

Le jeune homme d’abord voulut la repousser, il criait, l’insultait, mais dans le noir sous ses mains, le corps d’Anna était celui de sa princesse perdue. Il pleura à chaudes larmes. Où peut pleurer un homme, sinon dans le giron d’une femme ? Elle l’enveloppa de ses bras et de son amour, se fit discrète, patiente. Après un long moment, les mains du bûcheron dégrafèrent la robe. Oh il fut bien un peu brutal cette nuit-là, mais elle ne s’en aperçut même pas.

Au petit matin, les premiers rayons du soleil entrant dans la cabane les trouvèrent enlacés. Anna le regarda avec inquiétude. Lui, la regarda avec surprise. Incrédule, il parcourut à nouveau de ses mains son corps généreux et le désir revint. Pour la première fois, en pleine lumière, c’est à elle qu’il fit l’amour.

On a dit qu’ils quittèrent ensemble le pays welche pour s’établir plus au Nord. On a dit aussi qu’Anna cacha désormais ses talents de sorcière et se fit simple guérisseuse, tandis que son compagnon subvenait à leurs simples besoins. On a dit enfin qu’ils eurent une fille, qui se révéla une brunette mignonne, bien plus jolie que sa mère. Anna ne lui apprit pas le charme de transformation qui se trouva de ce fait perdu à tout jamais.

La naine de Thannenkirch

Depuis la nuit des temps, les hommes rêvent de trésors immenses amassés par des nains, qu’on dit mineurs experts, dans leurs royaumes souterrains. En Alsace, leur terre de prédilection est le Val d’Argent et il fut une époque, dit-on, où nains et hommes vivaient en bonne intelligence, les premiers aidant parfois les seconds à exploiter les filons autour de la Liepvrette. Mais leurs relations finirent par se détériorer et les mineurs de Sainte-Marie n’en croisèrent plus dans leurs galeries ; tout au plus entendaient-ils parfois les coups sourds de marteaux venant du tréfonds de la terre, bien plus bas qu’un humain onques ne descendit. Mais tous les nains ne vivent pas sous la terre.

Dans le village de Thannenkirch, au pied des monts du Taennchel, vivait une jeune naine, dont personne ne savait d’où elle venait. Elle avait été trouvée au pied de l’autel de l’église, enveloppée dans un méchant linge un froid matin de décembre. Comme on était le quatre du mois, le curé qui la baptisa la prénomma Barbe. Elle fut confiée selon l’usage au couvent le plus proche où on lui dispensa une instruction rudimentaire, et où on découvrit par ailleurs son nanisme. La religion n’avait que faire d’une nonne pauvre, contrefaite de surcroît. Dès son adolescence, elle quitta le couvent et fut placée comme servante à l’auberge du village.

Barbe n’était pas choyée. Le gargotier qui l’avait recueillie entendait être rétribué de ce qu’il appelait « son geste charitable ». Levée la première, elle quittait sans regret sa soupente glaciale pour allumer le feu, puis servir tout le jour les buveurs dans la salle, ce pour quelques pièces lui permettant tout juste de payer sa vêture. L’aubergiste avait décrété que ses vêtements nécessitant pour leur confection moins d’étoffe étaient donc moins coûteux, ce qui justifiait de la payer moins qu’une autre.

Ce qu’elle ne recevait pas en argent, elle l’obtenait en quolibets, plus vulgaires les uns que les autres, lancés par les clients lorsqu’elle traversait la salle, portant à bout de bras au-dessus de sa tête un plateau lourdement chargé de chopes et de plats. Lorsque, rarement, il lui arrivait de se plaindre, l’aubergiste la sermonnait : bien moins rapide et efficace qu’une autre, il ne l’eût jamais gardée si elle n’avait compensé en distrayant la clientèle. Même son prénom était source de raillerie et tous guettaient l’apparition d’une barbe sous son menton, pourtant plutôt joli. Elle ne manquerait pas, lui disait-on, de faire sa fortune à la foire, pour autant qu’elle en eût besoin car sans doute ses cousins des profondeurs lui donnaient moult lingots d’argent.

Ces gens pourtant n’étaient pas vraiment méchants, mais les hommes deviennent sots quand ils sont assemblés et il suffisait que l’un d’eux, un peu plus gris que les autres, lance la première saillie pour que tous fassent chorus. Encore était-elle chanceuse si aucun ne songeait à tendre sournoisement la jambe sur son passage dans l’espoir de la faire tomber.

La vie de Barbe n’était donc pas très gaie. Son seul luxe était son jour de congé hebdomadaire. Le curé du village avait en effet décidé que, comme tous les chrétiens, elle avait droit au repos dominical. De mauvaise grâce, l’aubergiste s’était incliné, mais en raison du travail redoublé le dimanche, il avait obtenu que le repos dominical de Barbe fût le vendredi, car c’était jour maigre et l’affluence était moindre à l’auberge.

Barbe s’en moquait bien. Elle n’avait nulle envie de paraître à la grand-messe le dimanche pour essuyer les moqueries des filles en plus de celles des hommes les autres jours. Chaque vendredi, elle se rendait de bonne heure à la première messe, celle où il n’y a presque personne, afin que le curé l’y voie. Il ne s’agissait pas de s’aliéner la bienveillance de celui à qui elle devait sa journée de congé ! Libérée de cette obligation, elle enfilait de solides chaussures de marche, se munissait d’un en-cas léger et partait pour de longues randonnées à travers collines et forêts, au milieu des grands arbres, des fougères, des animaux, de tous ces êtres vivants qui ne songeaient pas à railler sa petite taille. Elle marchait ainsi toute la journée, souvent ne croisant personne, si ce n’est quelques bûcherons qui, loin de l’auberge, la laissaient tranquille et regardaient passer avec indifférence sa silhouette courtaude, devenue familière sur les chemins des bois.

Les années passèrent. Barbe eut dix-huit ans, puis vingt, puis vingt-cinq et elle coiffa Sainte Catherine au milieu d’un concert redoublé de lazzis un peu plus orduriers qu’à l’ordinaire. Elle prit conscience alors qu’elle était vouée à demeurer seule et la tristesse entra peu à peu dans son cœur. Ses promenades la conduisaient de plus en plus souvent vers les sommets du Taennchel. Elle gravissait les énormes roches qu’on dit laissées par les géants et s’approchait du bord, avec la tentation croissante d’en finir.

Et ce qui devait arriver arriva... Un vendredi soir de printemps, au moment où le soleil couchant rappelle la fraîcheur d’un hiver qui s’attarde, Barbe regarda une dernière fois ses chères montagnes, puis la pente abrupte au pied de la Roche des géants. Elle se dit qu’on ne retrouverait sans doute jamais son corps, et que c’était bien ainsi. Puis elle ferma les yeux et se laissa glisser dans le vide.

La chute lui sembla très courte et, curieusement, son corps ne s’écrasa pas sur les rochers mais sembla rebondir sur une matière ferme et élastique qui ne la blessa pas. Elle ouvrit les yeux. Elle était allongée sur une sorte de gros coussin bosselé, sillonné de crevasses peu profondes, qui semblait prolongé par plusieurs énormes troncs de la même matière. L’ensemble bougeait un peu et quand elle essaya de se mettre debout, elle chancela et tomba à genoux. C’est alors qu’une voix tonitruante se fit entendre, venant du ciel ; la voix de Dieu à n’en pas douter :

⸺  Ce n’est pas une bonne idée de sauter du haut des rochers, petite demoiselle, tu aurais pu te faire bien mal !

Barbe leva la tête et vit, loin au-dessus d’elle, une tête immense qui couronnait un corps démesuré dont les bras avaient la taille du clocher de l’église. Au bout d’un de ces bras était l’énorme main qui avait amorti la chute avec toute la délicatesse dont un géant est capable. Elle fut plus surprise qu’effrayée. Le colosse la considérait d’un air plutôt débonnaire et peut-être sentit-elle instinctivement que le trop petit peut s’entendre avec le trop grand. Il pencha sa grosse tête vers elle.

⸺  Tu ne t’es pas fait mal, petite ?

Elle mit ses deux mains sur ses oreilles.

⸺  Pourriez-vous parler moins fort s’il vous plait ?

Il approcha sa main de son visage, l’examina attentivement et dut comprendre sa mimique car il répondit en murmurant, mais un murmure de géant, cela fait déjà pas mal de bruit :

⸺  D’accord, mais toi tu dois parler plus fort car je suis un peu dur de la feuille. 

⸺  D’accord ! »

Barbe hurla de toute la force de ses poumons en riant aux éclats. Le géant vit avec plaisir qu’elle n’avait pas peur du tout. Ayant obtenu sa promesse de ne plus se jeter dans le vide, il la déposa délicatement au sommet d’une énorme pierre et s’assit à coté, ce qui fit tellement trembler la terre qu’elle faillit bien être jetée à bas pour de bon.