La main des vivants - François Cassagne - E-Book

La main des vivants E-Book

François Cassagne

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Beschreibung

La mort sème ses cadavres au Gabon, au Maroc et en France, laissant dans l’embarras les autorités policières locales, disposées à envisager tous les scénarios possibles. Au 36 quai des Orfèvres de Paris, le commissaire Vanfard, dit « la gueule », aidé des propos énigmatiques de sa femme, tente d’y trouver une logique ; plongeant ainsi dans une intrigue captivante.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Fort d’études universitaires et d’une carrière internationale en droit, finance et informatique, François Cassagne puise son inspiration dans la littérature, mêlant essais, romans policiers et historiques pour enrichir son imaginaire. Cette fusion entre fiction et réalité se matérialise dans "La main des vivants".


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François Cassagne

La main des vivants

Roman

© Lys Bleu Éditions – François Cassagne

ISBN : 979-10-422-1468-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma Puce

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

 

 

Port-Gentil, le 1er septembre 2010 – 3 heures du matin

 

En plein sommeil, le commissaire Jean-Michel Makosso entendit tambouriner à la porte de son appartement. Il n’en croyait pas ses oreilles. Cela devait être grave, car personne ne se risquait à le réveiller, lui, le patron des flics de Port-Gentil, ville portuaire et provinciale du Gabon. On insistait lourdement ! « Commissaire, commissaire, vient vite y a un blanc qui s’est fait écraser sur le port ! »

L’homme, la quarantaine solide, se leva avec précaution pour ne pas réveiller son épouse, infirmière à l’hôpital central de la ville. Il s’habilla lentement et jeta un œil dans la chambre de ses enfants. Trois fils turbulents en diable, mais adorables comme tout. Il les aimait tendrement et déployait des trésors d’intelligence pour les protéger contre la lie de la terre qui semblait s’être donné rendez-vous dans ce lieu proche du cap Lopez où autrefois les baleines se reproduisaient. Il attendait une promotion depuis dix ans pour aller à la capitale, Libreville. Elle tardait à venir et il avait l’impression que l’on s’acharnait à le retenir ici où il faisait un bon boulot.

La démarche souple, athlétique de taille moyenne, d’ethnie myènè, majoritaire dans la région, il avait passé une licence en droit à la Sorbonne. Sitôt revenu au pays, sa hiérarchie l’avait rapidement promu commissaire et affecté à Port-Gentil. Ce n’était pas ce qu’ils avaient fait de mieux ! Il prit son appareil photo, son stylo bic et son cahier d’écolier, seuls outils de travail qu’il s’autorisait avec son téléphone cellulaire. Pas d’arme.

Il ouvrit doucement la porte de son logement. Deux de ses gars l’attendaient sur le palier en trépignant. Ils éprouvèrent des difficultés à lui expliquer l’affaire tant ils étaient excités à l’idée d’une « vraie » enquête. « Les bleus », pensa-t-il en descendant l’escalier qui le menait à la sortie de l’immeuble situé dans la rue des Libano-Syriens. Cette rue menant au « village » regroupait tous les riches marchands orientaux entreprenants. Lors des troubles politiques ou sociaux, c’était toujours la première artère dévastée et pillée, par « réflexe identitaire », affirmaient les pompeux sociologues de l’université Omar Bongo de Libreville, par souci d’économie, pensait le commissaire. Car ce jour-là, les Gabonais, gens dotés d’un solide bon sens, faisaient leur marché…

Ils prirent le chemin du port avec le 4x4 de service et trois kilomètres plus tard, après avoir passé la barrière portuaire, ils accédèrent à une piste en latérite. Au loin, à sa droite, un concert de lumières l’attendait. Tout le terre-plein était inondé de blancheur rythmiquement barrée de bleu par le gyrophare d’une ambulance. Toutes les zones de stockage du port regorgeaient d’équipements destinés à la recherche pétrolière. Des tas de grosses conduites – des pipes dans le jargon des pétroliers – stationnaient avant d’être embarquées sur des camions pour être chargées sur des bateaux poseurs d’oléoducs.

De la flèche levée d’un camion-grue pendait un câble rompu léchant sous le vent léger du large un pipe au sol. Sous le gros tube de fonte, il vit un bras blanc dépasser. Le commissaire se mordit la lèvre. Il n’aimait pas ça. Passe encore quand c’est un national qui se fait écrabouiller, mais un petit blanc… Il imaginait le pire.

Il fit les premières constatations et prit une vingtaine de photos. Il dut par moments élever la voix pour interdire à certains curieux de poser individuellement ou en groupe. Une équipe de manutentionnaires dégagea le corps ou plutôt, un amas de chair, de terre et de sang. Avec des gestes précis, il fouilla les habits et trouva un passeport « Gabriel Bastonni, Français, né à Limoges le… » Il ne lut pas le reste. On verra ! Il récupéra un portable intact. Son codage l’empêcha d’accéder au menu. Il interrogea le grutier et l’équipe technique qui manutentionnaient les pipes à empiler sur le camion à destination d’un bateau à quai. Il s’assura de l’identité de la victime auprès des ouvriers et se fit décrire les opérations : tout s’accomplissait en douceur, sans à-coups et par vent calme. Il fit couper un morceau de câble de la grue correspondant à la section cassée pour expertise. L’éthylotest du grutier s’avéra négatif. Il l’envoya quand même derrière les barreaux. On n’était jamais assez prudent dans ces contrées. Il distribua les ordres pour emmener le corps à l’hôpital central, lieu où se pratiquaient les autopsies.

Il prit le chemin de son domicile. Demain… enfin dans quelques heures, il visiterait sa veuve pour la forme. Il demanderait également une expertise médicale par le légiste… enfin par le seul chirurgien présent dans la ville et hop, terminé ! Car, il n’y avait rien à dire, ni à faire. De ce qu’il avait vu, l’évidence s’imposait naturellement : le câble était vieux et des brins d’aciers s’effilochaient. Aucune usure artificielle, de celle trahissant l’emploi d’une lime, n’apparaissait. En fait, pour lui, cela se résumait à peu de choses : « le blanc bossait pour la SOPRAGI, une boîte de logistique pétrolière. Il était connu pour être un calme et ne pratiquait pas trop le mariage à la coutume1. Sa femme, Brigitte, une blonde capiteuse, disposait d’une réputation intacte, selon ce qu’il en savait. » Il s’imagina la scène en couleur. « Sur le terrain, le blanc contrôle la situation. Tout est bien éclairé, bien organisé comme savent le faire les expatriés. Chacun connaît son job et exécute ce que l’on attend de lui. Bref ! Les opérations de manutention sont parfaitement réalisées par des professionnels sobres. Et craque ! le câble cède… il se trouve dessous et… adieu veaux, vaches, cochons, comme on dit en France ! Un coup à pas de chance… ici comme ailleurs ! »

Il se recoucha paisiblement, nullement perturbé par les funèbres clichés, amas d’argile latéritique riche d’oxydes de fer mêlés de sang et d’os, certainement la matière choisie par Dieu pour façonner les hommes.

 

À neuf heures, sous un ciel lourd de nuages et de chaleur, tiré à quatre épingles, cahier d’écolier à la main, il se présenta chez le gouverneur dont la villa bâtie – plus palais que villa – en front de mer offrait une perspective imprenable. Autorité administrative et politique de la région, Gilbert Boutou, homme implacable, se voulait être au courant de tout. Il l’était d’ailleurs quand le commissaire lui communiqua la nouvelle de l’accident. Comme à son habitude, il venait lui faire son premier rapport, celui de la nuit. Le haut fonctionnaire, au regard d’aigle, le reçut comme à son accoutumé, froidement, après une attente de rigueur d’une demi-heure dans une pièce attenante à son bureau spacieux, meublé à la coloniale. Dans un coin, le climatiseur diffusait un air pyrénéen, glacial. Le commissaire frissonna tout en préparant ses mots en français, langue véhiculaire par définition, pour répondre aux questions tout en adoptant le style quelque peu suranné du dignitaire qui seul se réservait les bons mots.

— Alors, c’est un accident ?
— Je le pense, Excellence. Mais l’enquête débute et on peut avoir des surprises.

Le commissaire prenait ses précautions. Il fallait le ménager en cas de retournement de situation.

— Je n’aime pas les surprises, commissaire. Revenez ce soir pour me faire votre rapport de la journée. Pour le cas où le blanc aurait fait l’objet d’un meurtre, simple hypothèse, je vous laisse quarante-huit heures et après je ferai appel à la criminelle de Libreville. Avez-vous prévenu votre hiérarchie ?
— Pas encore, je tenais à vous en réserver la primeur.

Le gouverneur, flatté par la formule, sourit.

— Quarante-huit heures, pas plus ! Maintenant, vous savez… J’espère que vous me comprenez !

Le commissaire bouillait. Les autres demandaient toujours à être compris, mais jamais lui. « Tu parles, politique comme tu es, tu ménages tes arrières ! », songea-t-il. Malgré tout, il fit profil bas. Sa longévité dans la police en dépendait.

— Oui, Excellence.
— Vous avez de la chance, le domicile du blanc est juste à côté, ajouta Boutou, avec une forme de dégoût.

Le gouverneur n’aimait pas les étrangers, source de tracas et de justifications en tout genre auprès de ces messieurs de la capitale.

 

Makosso sortit du palais avec l’impression de plonger dans une fournaise. La différence de température mettait à rude épreuve son métabolisme. Il parcourut les cent mètres le séparant de la demeure du Français. La construction ne comportait pas d’adresse, chose quasi inconnue à Port-Gentil comme à Libreville. Les maisons et les immeubles étaient localisés par rapport aux bâtiments connus, même détruits depuis fort longtemps. Ainsi, la banque construite, dix ans auparavant sur l’emplacement d’un immeuble de Shell situé en face du tribunal, était devenue « la banque de l’immeuble Shell ». Et pour ceux ayant des difficultés, on ajoutait : « l’ancien immeuble » et tout, en principe, devenait clair ! Les expatriés, nouvellement arrivés, s’arrachaient les cheveux et après se repéraient de la même manière. Pour le nom des rues, on faisait référence à sa réputation présente ou passée. Son commissariat, situé sur l’artère commerçante du quartier blanc, portait le nom de « rue des serpents ». Non qu’il y eût des reptiles dangereux, mais parce que les prostituées la fréquentant interpellaient le client d’une voix sifflante et ondulante : « tsss, tsss, tsss, tu viens chéri ? »

Il passa le portail dans l’air rafraîchi d’un arrosage matinal. Il sonna et un domestique apparut.

— Pourrais-je voir madame Bastonni ?
— De la part de qui ? questionna obligeamment l’homme en livrée.
— Du commissaire Makosso.

L’autre se mit au garde-à-vous.

— Tout de suite, monsieur. Si monsieur le commissaire veut bien me suivre.

Il le fit entrer dans un salon spacieux à l’air tempéré et agréablement meublé. Il resta debout. Une femme blonde entra, sourire aux lèvres.

— Monsieur ?
— Commissaire Jean-Michel Makosso. Bonjour madame.
— Bonjour commissaire. Que puis-je pour vous ?
— C’est à propos de votre mari Gabriel Bastonni.
— Oui… il est encore au travail. Il ne va pas tarder à rentrer maintenant.

Profitant de ce petit répit émotionnel, il lui donna le portable de son mari. Il poursuivit.

— Il lui est arrivé un grand malheur.
— Comment cela ?
— Apparemment un accident. Il est décédé ce matin lors d’une opération de déchargement sur le port.

La femme s’affala dans un fauteuil en cuir de buffle.

— Ce n’est pas possible. Un accident, ce n’est pas possible ! Il n’a donc pas reçu l’argent. Pourtant, il a payé !
— Que dites-vous ?
— Je vous dis que mon mari a payé. Il ne pouvait pas… il ne pouvait pas…

Le commissaire Makosso eut un coup au cœur.

— Madame, pouvez-vous être plus claire ?

Dans l’attente d’une réponse, il prit la liberté d’appeler le domestique : « Apportez un verre d’eau à madame. » Le serviteur revint avec un verre et, avec grand style, le tendit à sa maîtresse. Elle le but d’un trait en reniflant de temps à autre. Makosso observa la femme. C’est vrai qu’elle était belle et pouvait exciter de sérieuses tentations. Il tenta de percer la sincérité de son comportement. Rien ne transpirait. Elle se jeta frénétiquement sur le portable de son mari, saisit le code et le manipula rageusement. Elle lui montra l’écran : Donne 150 000 euros ou t’es mort. Ne préviens personne sans ça t’es mort où que tu sois. Pour le fric, tél au numéro +33 0670… suivait un numéro de portable. Le commissaire nota le numéro de l’expéditeur du SMS.

— Quand votre mari a-t-il reçu ce message ?
— Le 25 août dernier. Cela fait un peu moins d’une semaine. Deux jours après notre retour de Paris où nous avions passé deux semaines de congés.
— Votre mari… faisait-il des « affaires » ?
— Des « affaires », je ne comprends pas, commissaire ?
— Je veux dire, avait-il des associés, en France ou ici, qui avaient des raisons de lui en vouloir ?
— Non. Je suis catégorique ! Les « affaires », comme vous dites, ne l’intéressaient pas du tout.
— Cette somme d’argent vous posait-elle un problème ?
— Aucun.

Le commissaire composa immédiatement le numéro affiché dans le corps du SMS avec l’indicatif pour la France, sans succès. Il n’existait plus. Il composa également le numéro de l’expéditeur du message. Au bout de cinq sonneries, une voix chevrotante répondit.

— Allo ! allo ! allo… mais ça ne marche pas ! Hé ! Lulu, comment ça marche ?

Une voix lointaine se manifesta :

— Appuie sur le bouton vert !
— Ben, c’est ce que j’ai fait !
— Allo ! répéta la voix.

Le commissaire raccrocha. Il contacterait son interlocuteur dans son bureau, au calme. Il poursuivit en s’adressant à la femme.

— Avez-vous essayé de téléphoner au numéro que je viens de faire ?
— Oui. Ce sont de vieux habitants de Paris. Ils sont au courant de rien… d’ailleurs, vous avez entendu, ils éprouvent des difficultés à utiliser leur cellulaire.

Le commissaire la crut volontiers. Apparemment seule « Lulu » semblait savoir manipuler l’appareil avec, toutefois, des lacunes.

— Votre mari, croyait-il en la menace ?
— Non. C’est moi qui l’ai poussé.
— Pourquoi ?
— J’ai eu très peur… j’ai fait un rêve.

« Tiens, se dit le commissaire, méfiant, nous voilà dans le songe ! » Ses pensées se radoucirent. Le ton lui parut sincère. « Après tout, il fallait bien que se libère par le rêve, ce mal-être, ici dansé, jusqu’à l’épuisement. »

— Avait-il déjà fait l’objet de menaces ?
— Jamais.
— Comment s’est effectué le paiement ?
— Il a téléphoné au numéro et on lui a indiqué un compte pour levirement. Ill’a fait immédiatement.
— Connaissez-vous le numéro du compte… pour le virement.
— Non. Mon mari l’a noté puis déchiré le papier. Il m’a dit que c’était lecompte d’une banque située aux îles Caïmans, ouvert pour la circonstance ; impossible à remonter.
— Sur quelle banque de Port-Gentil votre mari a-t-il fait le virement ?
— La BICI.

Makosso hocha la tête. Il interrogerait la banque qui se situait sur la rue principale, celle fréquentée exclusivement par les expatriés. En fait, à Port-Gentil, tout était à proximité pour les blancs.

— Permettez que je reprenne le portable de votre mari comme pièce àconviction ? Son code ?

Elle lui tendit et il nota le code. Il l’empocha, embarrassé. Ce meurtre était une tuile… une sacrée tuile pour la tranquillité et le prolongement de sa carrière.

— Que comptez-vous faire commissaire ?
— Je vais ouvrir immédiatement une enquête criminelle.

Toujours debout, il prit le temps de griffonner différentes informations complémentaires sur son cahier. Elle se leva pour l’accompagner. Il ne l’attendit pas et s’achemina vers la sortie. En se retournant, il ajouta :

— Pour les besoins de l’enquête, je vous prierais de ne pas quitter le territoiregabonais.

Sur le perron fleuri, il la salua courtoisement et quitta les lieux. En traversant le jardin, gazonné d’un vert profond, tacheté de rouge des fleurs d’hibiscus plantés çà et là, il vit un bel éphèbe au visage étroit scarifié allumé d’un regard farouche. « Un Fang2 », songea-t-il.

 

Il prit la direction de son commissariat et fit un crochet vers la banque. La BICI, filiale d’un grand groupe bancaire français, trônait orgueilleusement en affichant ostensiblement les signes et les couleurs de la charte graphique de la maison mère. Le directeur le reçut immédiatement. Ils se connaissaient de vue. Dans son costume élégant, taillé sur mesure, le banquier se montra aimable sans arrogance ; chose rare dans la contrée. Makosso prit place et apprécia la température tempérée diffusée par un climatiseur silencieux. Il exposa la situation rapidement.

— Oui, fit le directeur, j’ai appris la nouvelle de l’accident frappant monsieur Bastonni. C’est tout à fait regrettable…
— En effet, déclara Makosso en adoptant une posture de circonstance. Concernant le virement fait sur un compte des Caïmans ?
— Oui, j’y viens. Je m’en souviens parfaitement puisque j’ai personnellement surveillé le déroulement de l’opération.

Sur son fauteuil ergonomique à roulettes, il glissa sur le sol pour s’approcher d’une armoire renforcée ouverte d’où il tira un dossier. Il le posa avec délicatesse sur la glace teintée de sa grande table de travail, désert de papiers. Seuls un écran plat et un clavier à l’esthétisme étudié occupaient sa partie gauche.

— Sans entrer dans les détails, pouvez-vous m’expliquer en quoi a consisté l’opération ? s’enquit le commissaire
— C’est fort simple. Sur la base de documents, un virement de 150 000 euros a été fait au profit du compte de la société de droit anglais, comme il se doit, ajouta-t-il d’un air entendu, répondant au nom de…

Il ouvrit et feuilleta le dossier.

— La Gabson Carson domiciliée à la Cayman New National Bank Inc. Toute la procédure a été respectée.
— Depuis quand existait la Gabson Carson ?

Le banquier chercha un petit moment, avec calme.

— Elle a été créée en août 2010.

Le commissaire en déduisit, avec raison, qu’elle avait été déclarée pour la circonstance.

— Comment avez-vous procédé ? poursuivit-il.
— La Gabson a émis une facture par fax reçu dans nos murs… la voilà… à l’encontre de monsieur Bastonni sur la base d’un contrat… que voici. Il a été reconnu par Bastonni comme ayant toute valeur juridique.
— Que dit le contrat ?
— Le contrat précise les conditions d’exécution des prestations assurées par Cartlan Box inc., dont les droits ont été rachetés par la Gabson Cayman Inc.

Le commissaire perdait pied.

— Date de création de la Cartlan Box Inc. ?

Le banquier le regarda, choqué.

— Je ne le sais pas… Nous ne sommes pas tenus de faire ce type de contrôle !
— En quoi consistaient les prestations ?
— Alors, il y avait des voyages, des locations de plusieurs bungalows aux Seychelles, une voiture américaine…
— Foutaise ! s’exclama Makosso.
— Monsieur le commissaire, nous ne sommes pas juge des accords. Notre mission, en tant que banquier, est de respecter la volonté des contractants. Monsieur Bastonni a fait ce virement en toute connaissance de cause et à aucun moment il en a refusé les termes !
— Donc, tout est régulier !
— Absolument, monsieur le commissaire.
— Pouvez-vous téléphoner à la banque située aux Caïmans… la…
— La Cayman New National Bank Inc., compléta le directeur voyant la gêne de son interlocuteur. Pour quoi faire ?
— Pour demander si le compte de la société Gabson Carson est toujours ouvert ?
— Bon ! Si vous y tenez !

Il décrocha le téléphone et composa un numéro qui n’en finissait pas. Rapidement, une discussion intervint. En mettant la main sur le combiné, le directeur dit à Makosso :

— Le compte a été fermé après l’opération.
— D’où émanait l’ordre ? tenta le commissaire, sans conviction.

Après un temps de palabres, le banquier lui annonça, laconique :

— Hong Kong par voie Internet.
— Hong Kong est-il le lieu de l’ordre ou un relais d’un ordre qui venait d’ailleurs ?
— N’insistez pas ! Ils ne répondront pas.
— Essayez, insista le commissaire.

Après un moment, le banquier secoua la tête en signe de négation et raccrocha.

D’une manière solennelle, Makosso réclama le dossier de la transaction au banquier qui refusa, tout net. Par contre, il accepta de lui faire porter une copie de l’ensemble des pièces. Ils se quittèrent sans cordialité excessive.

 

Arrivé à son bureau chaud, privé de climatisation pour cause de panne, le commissaire appela l’hôpital central où le corps de Gabriel Bastonni reposait. Le chirurgien, chargé du découpage macabre, étreignait encore son oreiller. Il ordonna à l’un de ses agents de le tirer du lit.

Il contacta Norbert, un ami métallurgiste de son état… enfin presque… pour avoir son avis sur le bout de câble déposé ce matin à son atelier.

— Alors ? questionna Makosso.
— Le câble est pourri…
— Sois plus précis, Norbert. Tu me vois écrire « pourri » dans mon rapport ?

L’autre explosa de rire.

— J’veux dire, usé.
— Je sais tout cela…
— Je n’ai pas vu de trace d’usure anormale. Certaines fibres sont rouillées, d’autres rongées. La tension trop forte a dû faire casser le câble.
— Ok, dit le commissaire… je le sais aussi.
— Que veux-tu entendre alors ?
— Je veux savoir si une intervention humaine volontaire est à l’origine de ladiminution de la résistance du câble !
— Pas de problème…
— Quoi ?
— Je te dis qu’il n’y a pas de problème… l’usure est normale… pas demagouille derrière ! Ça te va !
— Encore une question !
— Ouais !
— Peux-tu me dire si le fait de laisser un tel câble en l’état peut être criminel ?
— Tu me demandes de faire ton boulot commissaire ?
— Non. Je te demande si toi tu l’aurais changé en prévision d’un travail de levage important ?
— Moi ? Je ne suis pas une référence. Dans les grosses boîtes, onéconomise sur tout… il y avait un risque de rupture quand même…, enfin, je suppose. Je te rappelle que l’on fait, souvent, l’erreur de comparer ce qui se pratique en Europe et ce qui se pratique ici. Même les blancs adoptent les habitudes locales, alors… D’ailleurs, ajouta-t-il, cynique, je crois qu’ils viennent ici pour se libérer de toutes les normes de sécurité obligatoires en Europe.
— Tu as un testeur de résistance dans ton atelier pour étudier le câble que jet’ai fait apporter ?
— Tu te crois où ? Je n’ai rien ! Je travaille au nez comme tout le monde.

Le commissaire raccrocha, énervé. Dans le pays, le défaut de précision était une plaie savamment exploitée par toute une bande d’escrocs et d’aigrefins.

Il fit appeler le grutier. Après avoir noté ses noms et prénoms, Jean-Michel Makosso commença.

— Tu travailles depuis quand dans la société du blanc ?
— Je travaille depuis six mois dans SOPRAGI.
— Qui t’a fait entrer ?
— Euh !
— Parle !
— Patrick N’Ganga.
— Qui est ce Patrick N’Ganga ?
— C’est le chef d’atelier qui travaille dans la société du blanc… il est le frère du jardinier qui travaille dans le jardin de la maison du blanc.
— Frère comment ?
— Frère par le papa et la mama.

Pour un Occidental, cette question pouvait paraître incongrue, mais en Afrique on pouvait être frère par affection ou par simple appartenance à une même ethnie.

— Attends ! Attends ! Tu me dis que le frère du chef d’atelier est le jardinier du blanc mort ?
— Oui, monsieur le commissaire.

Le commissaire se leva. Il jubilait. S’il avait été seul, il aurait fait la danse des Sioux. Il ne croyait pas aux coïncidences. Sa promo, il la tenait ! Il se rassit, calmé.

— Comme s’appelle le jardinier ?
— Le jardinier, c’est Max-Jacob N’Ganga.

Il appela un de ses agents pour cueillir immédiatement les deux frères. Ils étaient capables de s’envoler. Ce genre de gaillards était coriace, têtu et rapide à disparaître.

— Qui vérifie les câbles des grues ?
— C’est pas moi !
— Qui le fait ?
— Le chef d’atelier, Patrick N’Ganga.

Le commissaire poursuivit en s’adressant toujours au grutier :

— Tu es un Fang, toi ?
— Non.
— Alors pourquoi t’ont-ils pistonné ?
— Je ne répondrai pas.

La gifle partit toute seule. Un filet de sang perla du nez du grutier.

— Parce que… parce que je leur donne le tiers de ma paie mensuelle. C’est ça ou crever de faim.
— Qu’ils soient maudits ces putains de Fang !

Il se trouva amer. Pourquoi s’offusquer ? Cela se pratiquait couramment même dans la police, quelles que soient les ethnies en présence. Celui qui pistonnait avait droit à un petit « cadeau » mensuel. Il renvoya le grutier derrière les grilles et téléphona à l’hôpital central.

On lui passa le chirurgien d’une humeur de chien.

— Pour qui vous prenez-vous Makosso ?
— Commissaire Makosso, docteur.
— J’m’en fous…
— Je vous écoute, docteur. L’affaire est urgente. Je me vois mal dire à Libreville que vous entravez le déroulement d’une enquête.
— Oh, ça va, ça va !
— Alors ?
— Écrasé le petit blanc qui ne l’est plus d’ailleurs… dit le chirurgien en pouffant. Ils ne sont pas si blancs que ça après un tel malaxage !
— Je vous en prie, docteur !

Le médecin saisi d’un fou rire poursuivit entre deux sanglots :

— Et dire que certains trouvent le rouge et le blanc comme harmonieux… j’préfère le rouge et le noir… c’est plus classe et plus… un éclat de rire plus fort que les autres jaillit de l’écouteur… plus littéraire…

Intarissable, le médecin persista.

— … Et puis… il est saigné à blanc… le blanc. C’est marrant quand même ! Pourquoi ne dit-on pas saigné à noir ou saigné à jaune ? Ah, ces petits blancs sont partout même quand ils sont exsangues !

Le commissaire ne put réprimer un sourire. Il attendit que son interlocuteur se calme.

— Bon, qu’est-ce que je disais ? Ah oui ! Faces antérieure et postérieure du crâne enfoncées, écrasement de l’abdomen et du bassin, enfin écrasement du bras gauche et des deux jambes. Ma parole, il a pris un Caterpillar3, le blanc ?
— Oui, il a été écrasé par un pipe.
— Ouille, dit le chirurgien qui ne manquait pas d’humour.
— Et l’analyse toxicologique ?
— Oh, ça, vous l’aurez dans quinze jours… si nos appareils du labo marchent !
— Quinze jours ?
— Ben, oui. Ici, c’est comme ça. Mais pour moi, le bonhomme était clean. Au vu de ses artères et de ses dents, il a trente-cinq ans au plus. Pas d’alcool, pas de drogue… apparemment pas d’addiction aux médocs… attendez, je regarde… non, clean et en très bonne santé. Il a un foie splendide, un cœur d’athlète, des tripes… une petite usine à décantation toute neuve…

Makosso, écœuré, regarda le passeport du Français. Gabriel Bastonni allait atteindre ses trente-six ans, le mois prochain.

— Vous en faites de trop ! coupa le commissaire.
— Il faut savoir… tout à l’heure, ce n’était pas assez et maintenant… Bon, dans quinze jours pour les résultats. Votre blanc, je le mets au froid en attendant, ça lui rappellera l’hiver… Votre permis d’inhumé est prêt. Vous compléterez les qualités du défunt.
— J’attends votre rapport, docteur.
— Ok !
— Merci. La veuve viendra identifier le corps.
— Je ne lui conseille pas ! Ne vous inquiétez pas, mon rapport indiquera son passage, pour identification.
— Mais, mais, hoqueta Makosso, vous donnez dans le faux !

En fait, il donnait le change. Le pays était une vaste entreprise de fabrication de faux en tout genre. De temps à autre, lui-même s’y adonnait pourvu qu’une bonne cause l’y obligeât. Dernièrement, il avait aidé certaines preuves à apparaître, avec la parfaite coopération de ses hommes, pour coincer un col blanc, dangereux parce que trop habile.

— Si on ne peut plus s’entraider… et puis, il est connu Bastonni… y a pas d’erreur sur la personne ! À propos de la veuve… la belle Brigitte… il doit être content !
— Qui, il ?
— Son jardinier. Ne me dites pas que vous ne savez pas ! À Port-Gentil, tout se sait… dans ce petit village, y a pas de secret.

Le commissaire raccrocha en déglutissant. Non, il l’ignorait. Maintenant, il le savait ! Il ne put empêcher son esprit de concocter le scénario meurtrier, vieux comme le monde, avec un mobile simplissime  : « ôte-toi de là que je m’y mette » avec en prime un petit pactole pour commencer l’idylle. Pris à la lettre, la formule était vulgaire. Le commissaire se refusait de l’être. Maintenant, il ne lui manquait que les aveux.

Il recomposa le numéro de téléphone de l’expéditeur présumé du SMS de menace. Il obtint « Lulu ».

— Allo, allo, fit la voix éraillée… c’est Lucienne Barenton ! J’écoute !

Le commissaire se présenta et expliqua en termes extrêmement simplifiés sa requête.

— Ben quoi ! J’aurai envoyé une menace de mort par écrit… Ah bon ! j’savais même pas qu’on pouvait écrire avec ce machin-là. Ben ça, c’est nouveau ! Georges – Georges c’est mon mari –, y connaît rien à ce machin… alors c’est pas lui non plus. Vous êtes qui au juste ?

Makosso tenta encore de rassurer la vieille dame.

— Moi, j’ai quatre-vingt-cinq ans… c’est ma petite fille qui m’a acheté ce bidule… Ah, monsieur ! c’est une source de tracas cet appareil… ça marche jamais quand on veut… Georges, y veut même pu répondre… Vous savez, on nous envoie des messages qui disent qui faut faire un numéro pour avoir de l’argent… On le fait… maintenant beaucoup moins… ce sont des mensonges et je suis sûre qu’on nous vole…

Après avoir obtenu l’adresse du vieux couple habitant le 17e arrondissement de Paris, il raccrocha. À l’évidence, Lulu et Georges s’étaient fait pirater leur numéro. Restait à savoir si la petite fille était dans le coup ; il en doutait…

Deux heures plus tard. Les deux frères N’Ganga attendaient derrière les barreaux de la prison du commissariat parfumée à la sueur, à l’urine et aux excréments pimentés. Odeurs qui, dit-on, avaient fait défaillir un blanc incarcéré dans une geôle librevilloise. Rapidement libéré par un juge compréhensif, largement cadeauté, il racontait, à qui voulait l’entendre, que cette puanteur lui avait été plus pénible que le rasage de son crâne au coupe-chou rouillé. Le zélé policier fut largement réprimandé par le Président de la République lui-même. Depuis ce jour, assez lointain, aucune prison gabonaise n’avait reçu la visite d’un blanc ; situation bien regrettable pour quelques autorités locales qui gardaient encore l’espoir, grâce à cette publicité naïve, de bénéficier des aides internationales en vue d’améliorer l’ordinaire des prisonniers. Les plus cyniques pensaient qu’une détention dans leur pays donnerait à certains blancs l’occasion de comprendre combien leur patrie était attentionnée à leur égard, notamment en construisant des prisons cinq étoiles.

Par précaution, le commissaire Makosso interrogea ses vieilles fiches cartonnées pour connaître les éventuels antécédents des deux frères. Peine perdue ! Il se refusa à contacter Libreville qui ne répondait jamais à ses demandes.

Il abandonna et il questionna en premier, le jardinier, Max-Jacob N’Ganga. L’homme, très jeune, ressemblait à un apollon noir d’une grande classe. Une femme pouvait facilement succomber à ce charme ténébreux, et – était-ce une légende ? – infatigable au lit. Quatre agents se tenaient dans le bureau du commissaire pour voir…

— Tu baises ta patronne ?
— Et alors ?

Il reçut une gifle magistrale de l’un des agents attentifs au respect du chef ; celui qui frétillait le matin même pour assister à une « vraie » enquête.

— On ne parle pas comme ça au patron !

L’homme, le regard fixe, ne broncha pas et cracha par terre avec un air de dégoût. Ça commençait mal !

— Alors ? répéta le commissaire.
— Oui.
— Tu as fait tuer son mari par ton frère avec la complicité du grutier pour l’avoir à toi… ou à vous…
— Non. Je n’ai rien fait. C’est vrai, je voulais qu’il foute le camp. Il m’empêchait de vivre avec elle.
— Elle était d’accord ?
— De quoi ?
— Pour l’éliminer.
— Elle ne savait rien.
— Donc, tu voulais la peau du blanc ?
— Non, oui, enfin, non !
— Tu viens de me dire qu’elle ne savait rien de tes projets.
— Je n’ai jamais dit ça.
— Bon, admettons que tu ne l’as pas tué… tu l’as marabouté ? C’est ça, vous l’avez grigrité4 !
— Oui, je l’ai grigrité…
— Ton frère le savait ? Parle ou tu vas dérouiller !
— Oui, mon frère, le chef d’atelier, savait.
— Tu l’as grigrité avec ton frère en lui demandant de faire passer cela pour un accident ?
— Mais… je n’y comprends rien.
— Tu ne vas pas me dire que tu ne sais pas comment il est mort !
— Si, Brigitte me l’a dit.
— Ben, voyons… le prénom, ça fait plus intime.
— Jamais, je n’ai voulu ça !
— Donc vous l’avez grigrité, mais tu ne sais pas comment il devait mourir ? C’est ça, p’tit con ? Pour qui tu me prends, abruti ! Tu vas tout cracher, je te le dis. Tu as de la famille en France ?
— Oui, un cousin.
— C’est tout ?
— Oui.
— Où vit-il ?
— À Toulouse.
— Son nom, adresse, téléphone… tout de suite, gueula Makosso.
— André Gangaré…

Le commissaire nota les coordonnées avec précision sur son cahier d’écolier à l’aide de son bic fétiche. Le numéro de téléphone ne correspondait pas avec celui figurant dans le message de menace.

— C’est avec lui que tu as fait le coup ?
— Je ne comprends rien… commissaire.
— Tu as bouffé toute ma patience ! C’est lui qui a envoyé le message et donné au blanc le numéro de compte pour le virement ?
— Je ne comprends rien !

Makosso n’en fut pas étonné. D’ailleurs, à dessein, il ne posa aucune question concernant les numéros de l’expéditeur du SMS et celui figurant dans le corps du message. Avec ce Fang inculte, c’était une perte de temps. Par contre, il espérait beaucoup du côté de son frère, apparemment plus instruit. Malgré ses soupçons, il n’arrivait pas à imaginer, chez les deux frères N’ganga, l’existence d’un savoir-faire Internet et les connaissances financières internationales indispensables au paiement des 150 000 euros. Le cousin devait y jouer un rôle décisif.

En s’adressant à son adjoint :

— Enferme-le, seul ! Au tour de son frère, le chef d’atelier, Patrick N’Ganga.

Pendant ce temps, le commissaire téléphona à son directeur, basé à Libreville. Il recommença le speech débité au gouverneur et lui fit part de ses hypothèses. Il eut pour réponse : « Ok Makosso, bouclez l’affaire et j’assure votre promo. Attention quand même, c’est un blanc et ils ont l’ambassade facile… avec les emmerdements qui vont avec. Vous avez l’œil du Big Boss sur vous ! » En langage codé, le Big Boss désignait le Président de la République.

Le frère arriva, plus âgé, la stature lourde avec une attitude agressive. « Putain de Myènè », dit-il entre ses lèvres. Un des agents l’entendit et seule une gifle lui fit écho. L’auteur de la baffe s’en expliqua au commissaire, qui hocha la tête.

— Si tu nous provoques, voilà ce que tu vas récolter. Tu savais que ton frère se faisait sa patronne ?
— Ouais !
— Tu savais qu’il voulait tuer le mari de la blanche…
— Tuer ?
— Oui, tuer ! Et toi, bien sûr, tu l’as aidé à pouvoir partager avec lui la blanche ? C’est bon de la petite blanche perdue, seule dans ce monde cruel… c’est facile à manipuler et à voler…
— Tu racontes n’importe quoi !

Une gifle tomba. Il s’entendit dire : « On ne parle pas comme ça au patron ! »

— Alors, je t’écoute !

L’autre resta de marbre, front haut, torse bombé.

— Je vais te dire l’histoire. Ton frère, le jardinier, maraboute le blanc avec toi. Toi pour finir les choses, tu provoques un accident avec le grutier ! Et le blanc est bon pour la petite cuillère ! En plus, malin comme tu es, tu les escroques de 150 000 euros. Tu voulais donc tout ! La femme et le fric !

Il haussa les épaules.

— Je n’y comprends rien
— Parle, car ton frère a parlé !
— Il a dit quoi ?
— Qu’il a grigrité le blanc avec toi. Et toi, tu as aidé le sortilège en ne changeant pas le câble.

L’homme se raidit. Le commissaire avait vu juste. Il connaissait l’état du câble et il ne l’avait pas changé, exprès !

— C’est vrai que j’aurais dû changer le câble, mais le patron y m’engueule tout le temps en disant que je gaspille trop le matériel. Alors je ne l’ai pas fait. Mais celui-là, il pouvait tenir encore.
— Donc, reprit le commissaire. Ton frère et toi, vous maraboutez le blanc. Toi tu ne changes pas le câble et le grutier cause l’accident. Mais toi, tu as faim d’argent. Tu en veux plus alors tu imagines avec ton cousin de Toulouse une combine qui permet de soutirer 150 000 euros aux blancs via un compte aux Caïmans.
— Quoi… Qu’est-ce que… les crocodiles ? Mais qu’est-ce qu’ils foutent dans cette histoire ?
— C’est ton cousin qui a piraté le numéro des vieux de Paris et c’est lui, également, qui s’est procuré le numéro d’appel cité dans le SMS. C’est enfin lui qui a imaginé le paiement sur un compte offshore en passant les ordres sur Internet.

Patrick N’Ganga le regarda avec des yeux d’extraterrestre. Le faciès lui rappela le maquillage du ridicule blanc américain, Al Jolson, chantant du jazz en 1927 dans le premier film parlant. Malgré la prouesse technique, Jean-Michel Makosso l’avait trouvé blessant pour tous les noirs de la planète.

— Prends-moi pour un con… vas-y !

Le Fang resta silencieux, tête baissée, attitude de soumission bien connue des grands fauves. Le commissaire insista en élevant la voix.

— Comment allait se faire le partage de l’argent ? C’est le cousin qui devait venir ou ton frère et toi qui alliez lui rendre visite en France ?
— Il va venir en vacances à Port-Gentil comme tous les ans, en juillet de l’année prochaine… comme tous les ans quoi !
— Ben, voilà ! Le partage est prévu en juillet ! Vous êtes foutus tous les trois. Bon, allez… enfermez-le seul !

Le commissaire se tourna vers son adjoint : « Tu les travailles pour qu’ils avouent tout… tu n’as plus grand-chose à faire ! »

Makosso se frotta les mains et fut presque acclamé par son équipe. Il secoua la tête, pensif : « Ils sont forts ces Fang ! Ils ne reculent devant rien. Ils étaient près du crime parfait… heureusement qu’il y avait eu le message sur le portable de Bastonni. »

Avant de voir le gouverneur et de rédiger son rapport définitif à l’aide du formulaire ad hoc, il s’obligea à revoir la femme de Bastonni pour lui faire reconnaître certains faits. Il avait de la conscience professionnelle à revendre le commissaire Makosso. Il regarda sa montre : quinze heures. La faim au ventre, il courut manger chez le Grec, réputé pour ses pizzas cuites au feu de bois. Son bureau, situé en face du restaurant, lui assurait, les jours de désœuvrement, un lieu d’observation parfait pour l’identification des nouvelles têtes arrivées à Port-Gentil.

 

Une heure plus tard, il se présenta chez Brigitte Bastonni, toujours en pleurs. L’étonnement et le désespoir se lisaient sur son visage. Avec précaution et douceur, il lui expliqua qu’il avait arrêté les auteurs de cet horrible meurtre.

— Meurtre ! s’écria la femme dans un hoquet.
— Oui. Trois personnes sont impliquées. Votre jardinier, son frère, chef d’atelier dans l’entreprise de votre mari et le grutier recruté récemment par leurs soins.
— Quoi, Max-Jacob ? Le jardinier ? Auteur de ce crime ?
— Co-auteur ou complice, le jury d’assises en décidera, madame.
— Mais… pourquoi ?

Le commissaire garda le silence. Elle insista :

— Mais pourquoi l’avoir assassiné alors que nous avions payé ?
— Pour faire place nette et vous tenir sous leur coupe. Madame, je ne peux, malheureusement, vous révéler tous les détails de l’enquête et vous m’en voyez marri.

Le tour emphatique de la formule flatta sa vanité. À sa manière, il montrait qu’il était son égal dans la vie comme dans le parler. Il voulait savoir si elle avait trempé dans cette affaire, par simple curiosité. Car si elle l’était, il ne fallait pas compter sur lui pour l’arrêter et l’interroger. Les histoires de blancs soupçonnés de délits ou de crimes finissaient toujours mal pour le flic local intègre, fier d’avoir accompli son devoir. Il était immanquablement relégué dans un village à régler la circulation des poules et des chèvres !

— Madame… aimiez-vous votre mari ?
— Bien sûr ! dit-elle sur un ton mollement agressif.
— Je sais que vous aviez une liaison avec le jardinier.
— Ah, vous savez !

Le commissaire hocha la tête.

— Cela n’empêche rien… vous savez ! Je suis seule la journée et même la nuit. Désœuvrée… le jardinier n’était qu’un dérivatif… je savais que mon mari en faisait autant au village.

Elle sécha ses joues avec un Kleenex.

— Que vais-je devenir maintenant ? Les employeurs de mon mari me donnent trois mois pour libérer la maison. Et son corps ? Où est-il ? Quand pourrais-je le voir ? Comment vais-je faire… ?
— Vous le verrez demain si vous y tenez. Dans l’état où il est, il serait préférable de ne pas y aller. Mon adjoint viendra vous chercher, si vous insistez, précisa-t-il sur un ton lugubre se voulant dissuasif.

La proposition du chirurgien disposé à mentionner le passage de la veuve, malgré son absence, n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Si cela pouvait lui éviter cette épreuve supplémentaire ?

La femme redoubla de pleurs. Le commissaire, compatissant, poursuivit d’une voix plus douce, presque fraternelle.

— Faites-vous aider par le consulat de Port-Gentil… Je reste à votre disposition.
— Merci, répondit la femme dont le beau visage, baigné de larmes, appelait des lèvres consolantes.

Le commissaire comprit rapidement la situation. La fuite était le meilleur remède à l’appel instinctif des corps en désarroi. Il lui fallait rapidement prendre du champ et oublier cette femme aux défenses anéanties par la douleur qui réclamait un réconfort avec la candeur d’une Marilyne. Le besoin de poursuivre son enquête le tenailla opportunément. Il ne résista pas.

Sur le chemin le menant chez le gouverneur, il fut convaincu de l’innocence de cette femme désormais seule… vraiment seule.

 

Le maître du palais le reçut. Nerveux, impatient, il voulut tout savoir. Avec précision, le commissaire, costume fermé jusqu’au col, lui exposa son projet de compte-rendu. Satisfait, le gouverneur frétillait à la pensée de faire valoir, à son profit, le coup d’éclat policier auprès des hautes autorités de Libreville. Tout se monnayait… surtout le travail des autres. « Il faut savoir être le grand chef des chefs ! » pensa-t-il, cynique. Quant aux confessions ? Pas de problèmes ! Ils avaient déjà avoué à moitié en reconnaissant la pratique de sorcellerie sur le blanc. Le reste suivrait rapidement. Son « Excellence » le félicita et le congédia en lui rappelant qu’il restait dans l’attente de son rapport final. Le Commissaire prit le risque de nuancer son propos : « Il ne sera que provisoire, Excellence. » Il fallait jouer de prudence avec ces gens !

 

De retour au commissariat, il appela son second pour les nouvelles.

— Alors, ils ont avoué ?
— Les deux frères ont avoué l’envoûtement. Par contre, le grutier refuse tout et dit ne pas être au courant.

Makosso ne broncha pas.

— Continue ! Je les verrai demain.
— Ok, patron !

Son adjoint, raide comme la justice, ne se décidait pas à partir et hésitait. Puis :

— Patron, c’est quoi cette histoire de crocodiles ?

Makosso se mordit les lèvres. Patiemment, il lui expliqua le rôle des îles Caïmans dans la domiciliation de fonds d’origine douteuse et la facilité avec laquelle on ouvrait et fermait des comptes sous des noms d’emprunt. « Ah ! fit son adjoint en riant aux éclats… c’est pour ça que ces îles s’appellent caïmans, car comme les crocos, elles bouffent tout, même le pognon… » La remarque le laissa impassible. Culture n’était pas ruse et son adjoint en avait à revendre.

 

Seul dans son bureau, le commissaire essuya la sueur de son front et s’étira en faisant craquer ses articulations. Il s’attabla pour rédiger son rapport provisoire. Il prit les formulaires, intercala des carbones et commença à écrire.

Il pesta contre l’absence d’équipements bureautiques. Il est vrai qu’il avait eu un PC et une imprimante, quatre ans auparavant, dans son bureau et dans la salle des inspecteurs. Dans cette dernière, leur durée de vie fut écourtée par les prélèvements de pièces nécessaires au dépannage de matériels totalement inconnus au commissariat. Il vit progressivement, l’imprimante se faire déshabiller puis s’arrêter faute de cartouches d’encre. Pour le PC, les essais malencontreux pour enlever les virus le rendirent inopérant. Aux supplications de son adjoint, il avait, mal lui en pris, prêté son équipement qui suivit le même sort. En final, tout le matériel stationnait chez le réparateur qui, faute de paiement, le gardait en rétention. Depuis, il avait courageusement repris le papier et le Bic. C’était plus long… tant pis ! Le gouverneur aurait son rapport, ce soir sans faute ! Enfin… peut-être !

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

 

 

Port-Gentil, le 2 septembre 2010 – 9 heures du matin

 

Le commissaire sortit du palais du gouverneur, Gilbert Boutou. Il lui avait fait le rapport de la nuit, des broutilles : un Français complètement saoul avait embouti une benne à ordures et des Marocains, eux aussi bourrés, s’étaient bagarrés comme des chiffonniers pour une belle gabonaise. L’alcool et l’absence de contraintes sociales ou religieuses faisaient de ces hommes des exemples pitoyables pour leurs pays. « Ils confondent liberté et licence ces foutus étrangers » fut le seul commentaire du gouverneur.

Puis ils avaient abordé le cas du Français « raplapla ». Le mot était du gouverneur, très en verve. Makosso lui avait promis des résultats dans la journée. Une chose était sûre, aveux ou non, les trois hommes – ou deux, le commissaire était encore indécis – devaient être déférés à la justice de Libreville pour une instruction en règle. Les instances de Port-Gentil s’étaient déclarées incompétentes en violation de toutes les règles de procédure. Tout le monde fermait les yeux. Le commissaire avait évoqué la nécessité d’émettre une commission rogatoire internationale pour interroger le cousin des deux frères N’Ganga, André Gangaré habitant Toulouse. Gilbert Boutou avait hoché la tête en ajoutant « C’est l’affaire du juge d’instruction. Vous, contentez-vous de finaliser votre rapport et d’escorter les trois suspects à Libreville ! » Le commissaire n’avait pas discuté.

— À propos, lui avait-il demandé, comment se comporte la blanche ? Elle ne se plaint pas ?
— Non, Excellence. Je lui ai conseillé d’aller voir le consul pour régler ses affaires pour son retour en France.
— Oui… oui… Elle est calme ? Elle ne va pas me créer de problèmes ?
— Non, Excellence.
— Bien. Pour le corps du défunt ?
— On va attendre le feu vert du juge d’instruction pour le rapatrier… une affaire de trois jours au plus.
— Oui, qu’elle quitte vite le Gabon ! Les étrangers malheureux sont toujours dangereux pour nous. Je compte sur vous pour passer très rapidement le dossier à Libreville.

Sur ces mots, le commissaire Makosso avait été congédié comme un valet. Son « Excellence » avait ses habitudes !

 

Le commissaire regagna son bureau. Avant de boucler son rapport et de téléphoner à son directeur, il souhaita interroger à nouveau le chef d’atelier. Patrick N’Ganga arriva, menotté et encadré par trois policiers, titubant, la face tuméfiée… mais pas trop. Son adjoint avait su doser ses coups.

— Alors, fit le commissaire, tu avoues que tu as volontairement gardé le câble bouffé de rouille pour tuer le blanc ?

La nuit et quelques lourdes baffes lui avaient porté conseil.

— Patron, c’est vrai, je n’ai pas changé de câble…

Il se mit à pleurer bruyamment. « Ils sont trop malins ces Fang ! » pensa Makosso.

— … Mais c’est pour les économies, pas pour tuer le blanc !
— Écoute-moi, abruti ! Personne ne te croira. Ton frère et toi, vous maraboutez le blanc… et puis il meurt comme ça… sans aucune intervention humaine… juste par la force du grigri.
— C’est ça, patron… c’est ça !
— Tant pis pour toi. Non seulement tu vas passer pour un con à Libreville, mais le jury va te cracher à la gueule. Tu ne vois pas que ce n’est plus à la mode la sorcellerie ? Je vais te dire ce que c’est la sorcellerie, moi ! La sorcellerie c’est l’ordinateur, les tablettes, l’iPhone 4 S, les écrans tactiles, les robots ménagers, les voitures qui marchent à l’électricité ou au soleil, Internet… tout ça, c’est de la sorcellerie. Ce n’est pas ton grigri de merde qui va convaincre qui que ce soit !

Le commissaire considéra le chef d’atelier.

— Toi, bien sûr, tu ne connais pas Internet ?
— Si patron, j’y connais bien la chose.
— Ah ! fit Makosso, curieux. Tu t’y connais ? Donc tu sais envoyer des messages et les recevoir ?
— Oui, patron.
— D’où envoies-tu tes messages ?
— Du bureau.
— Comment tu fais ?
— Ben, je dis à la secrétaire du chef que je dois dire quelque chose par écrit, alors elle, gentiment, me demande ce que je dois dire et à qui elle doit envoyer le message… voilà Internet.

Le commissaire se retint de lui envoyer une baffe.

— Et ton frère, il connaît Internet ?
— Oh, lui, non ! Mais il dira le contraire et fera croire qu’il connaît. Il ne connaît pas bien Internet comme moi.

Presque désespéré, Le commissaire tenta une autre voie.

— Je vais aller en France pour interroger ton cousin. Lui, va parler !