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La mort sème ses cadavres au Gabon, au Maroc et en France, laissant dans l’embarras les autorités policières locales, disposées à envisager tous les scénarios possibles. Au 36 quai des Orfèvres de Paris, le commissaire Vanfard, dit « la gueule », aidé des propos énigmatiques de sa femme, tente d’y trouver une logique ; plongeant ainsi dans une intrigue captivante.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fort d’études universitaires et d’une carrière internationale en droit, finance et informatique,
François Cassagne puise son inspiration dans la littérature, mêlant essais, romans policiers et historiques pour enrichir son imaginaire. Cette fusion entre fiction et réalité se matérialise dans "La main des vivants".
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François Cassagne
La main des vivants
Roman
© Lys Bleu Éditions – François Cassagne
ISBN : 979-10-422-1468-5
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À ma Puce
En plein sommeil, le commissaire Jean-Michel Makosso entendit tambouriner à la porte de son appartement. Il n’en croyait pas ses oreilles. Cela devait être grave, car personne ne se risquait à le réveiller, lui, le patron des flics de Port-Gentil, ville portuaire et provinciale du Gabon. On insistait lourdement ! « Commissaire, commissaire, vient vite y a un blanc qui s’est fait écraser sur le port ! »
L’homme, la quarantaine solide, se leva avec précaution pour ne pas réveiller son épouse, infirmière à l’hôpital central de la ville. Il s’habilla lentement et jeta un œil dans la chambre de ses enfants. Trois fils turbulents en diable, mais adorables comme tout. Il les aimait tendrement et déployait des trésors d’intelligence pour les protéger contre la lie de la terre qui semblait s’être donné rendez-vous dans ce lieu proche du cap Lopez où autrefois les baleines se reproduisaient. Il attendait une promotion depuis dix ans pour aller à la capitale, Libreville. Elle tardait à venir et il avait l’impression que l’on s’acharnait à le retenir ici où il faisait un bon boulot.
La démarche souple, athlétique de taille moyenne, d’ethnie myènè, majoritaire dans la région, il avait passé une licence en droit à la Sorbonne. Sitôt revenu au pays, sa hiérarchie l’avait rapidement promu commissaire et affecté à Port-Gentil. Ce n’était pas ce qu’ils avaient fait de mieux ! Il prit son appareil photo, son stylo bic et son cahier d’écolier, seuls outils de travail qu’il s’autorisait avec son téléphone cellulaire. Pas d’arme.
Il ouvrit doucement la porte de son logement. Deux de ses gars l’attendaient sur le palier en trépignant. Ils éprouvèrent des difficultés à lui expliquer l’affaire tant ils étaient excités à l’idée d’une « vraie » enquête. « Les bleus », pensa-t-il en descendant l’escalier qui le menait à la sortie de l’immeuble situé dans la rue des Libano-Syriens. Cette rue menant au « village » regroupait tous les riches marchands orientaux entreprenants. Lors des troubles politiques ou sociaux, c’était toujours la première artère dévastée et pillée, par « réflexe identitaire », affirmaient les pompeux sociologues de l’université Omar Bongo de Libreville, par souci d’économie, pensait le commissaire. Car ce jour-là, les Gabonais, gens dotés d’un solide bon sens, faisaient leur marché…
Ils prirent le chemin du port avec le 4x4 de service et trois kilomètres plus tard, après avoir passé la barrière portuaire, ils accédèrent à une piste en latérite. Au loin, à sa droite, un concert de lumières l’attendait. Tout le terre-plein était inondé de blancheur rythmiquement barrée de bleu par le gyrophare d’une ambulance. Toutes les zones de stockage du port regorgeaient d’équipements destinés à la recherche pétrolière. Des tas de grosses conduites – des pipes dans le jargon des pétroliers – stationnaient avant d’être embarquées sur des camions pour être chargées sur des bateaux poseurs d’oléoducs.
De la flèche levée d’un camion-grue pendait un câble rompu léchant sous le vent léger du large un pipe au sol. Sous le gros tube de fonte, il vit un bras blanc dépasser. Le commissaire se mordit la lèvre. Il n’aimait pas ça. Passe encore quand c’est un national qui se fait écrabouiller, mais un petit blanc… Il imaginait le pire.
Il fit les premières constatations et prit une vingtaine de photos. Il dut par moments élever la voix pour interdire à certains curieux de poser individuellement ou en groupe. Une équipe de manutentionnaires dégagea le corps ou plutôt, un amas de chair, de terre et de sang. Avec des gestes précis, il fouilla les habits et trouva un passeport « Gabriel Bastonni, Français, né à Limoges le… » Il ne lut pas le reste. On verra ! Il récupéra un portable intact. Son codage l’empêcha d’accéder au menu. Il interrogea le grutier et l’équipe technique qui manutentionnaient les pipes à empiler sur le camion à destination d’un bateau à quai. Il s’assura de l’identité de la victime auprès des ouvriers et se fit décrire les opérations : tout s’accomplissait en douceur, sans à-coups et par vent calme. Il fit couper un morceau de câble de la grue correspondant à la section cassée pour expertise. L’éthylotest du grutier s’avéra négatif. Il l’envoya quand même derrière les barreaux. On n’était jamais assez prudent dans ces contrées. Il distribua les ordres pour emmener le corps à l’hôpital central, lieu où se pratiquaient les autopsies.
Il prit le chemin de son domicile. Demain… enfin dans quelques heures, il visiterait sa veuve pour la forme. Il demanderait également une expertise médicale par le légiste… enfin par le seul chirurgien présent dans la ville et hop, terminé ! Car, il n’y avait rien à dire, ni à faire. De ce qu’il avait vu, l’évidence s’imposait naturellement : le câble était vieux et des brins d’aciers s’effilochaient. Aucune usure artificielle, de celle trahissant l’emploi d’une lime, n’apparaissait. En fait, pour lui, cela se résumait à peu de choses : « le blanc bossait pour la SOPRAGI, une boîte de logistique pétrolière. Il était connu pour être un calme et ne pratiquait pas trop le mariage à la coutume1. Sa femme, Brigitte, une blonde capiteuse, disposait d’une réputation intacte, selon ce qu’il en savait. » Il s’imagina la scène en couleur. « Sur le terrain, le blanc contrôle la situation. Tout est bien éclairé, bien organisé comme savent le faire les expatriés. Chacun connaît son job et exécute ce que l’on attend de lui. Bref ! Les opérations de manutention sont parfaitement réalisées par des professionnels sobres. Et craque ! le câble cède… il se trouve dessous et… adieu veaux, vaches, cochons, comme on dit en France ! Un coup à pas de chance… ici comme ailleurs ! »
Il se recoucha paisiblement, nullement perturbé par les funèbres clichés, amas d’argile latéritique riche d’oxydes de fer mêlés de sang et d’os, certainement la matière choisie par Dieu pour façonner les hommes.
À neuf heures, sous un ciel lourd de nuages et de chaleur, tiré à quatre épingles, cahier d’écolier à la main, il se présenta chez le gouverneur dont la villa bâtie – plus palais que villa – en front de mer offrait une perspective imprenable. Autorité administrative et politique de la région, Gilbert Boutou, homme implacable, se voulait être au courant de tout. Il l’était d’ailleurs quand le commissaire lui communiqua la nouvelle de l’accident. Comme à son habitude, il venait lui faire son premier rapport, celui de la nuit. Le haut fonctionnaire, au regard d’aigle, le reçut comme à son accoutumé, froidement, après une attente de rigueur d’une demi-heure dans une pièce attenante à son bureau spacieux, meublé à la coloniale. Dans un coin, le climatiseur diffusait un air pyrénéen, glacial. Le commissaire frissonna tout en préparant ses mots en français, langue véhiculaire par définition, pour répondre aux questions tout en adoptant le style quelque peu suranné du dignitaire qui seul se réservait les bons mots.
Le commissaire prenait ses précautions. Il fallait le ménager en cas de retournement de situation.
Le gouverneur, flatté par la formule, sourit.
Le commissaire bouillait. Les autres demandaient toujours à être compris, mais jamais lui. « Tu parles, politique comme tu es, tu ménages tes arrières ! », songea-t-il. Malgré tout, il fit profil bas. Sa longévité dans la police en dépendait.
Le gouverneur n’aimait pas les étrangers, source de tracas et de justifications en tout genre auprès de ces messieurs de la capitale.
Makosso sortit du palais avec l’impression de plonger dans une fournaise. La différence de température mettait à rude épreuve son métabolisme. Il parcourut les cent mètres le séparant de la demeure du Français. La construction ne comportait pas d’adresse, chose quasi inconnue à Port-Gentil comme à Libreville. Les maisons et les immeubles étaient localisés par rapport aux bâtiments connus, même détruits depuis fort longtemps. Ainsi, la banque construite, dix ans auparavant sur l’emplacement d’un immeuble de Shell situé en face du tribunal, était devenue « la banque de l’immeuble Shell ». Et pour ceux ayant des difficultés, on ajoutait : « l’ancien immeuble » et tout, en principe, devenait clair ! Les expatriés, nouvellement arrivés, s’arrachaient les cheveux et après se repéraient de la même manière. Pour le nom des rues, on faisait référence à sa réputation présente ou passée. Son commissariat, situé sur l’artère commerçante du quartier blanc, portait le nom de « rue des serpents ». Non qu’il y eût des reptiles dangereux, mais parce que les prostituées la fréquentant interpellaient le client d’une voix sifflante et ondulante : « tsss, tsss, tsss, tu viens chéri ? »
Il passa le portail dans l’air rafraîchi d’un arrosage matinal. Il sonna et un domestique apparut.
L’autre se mit au garde-à-vous.
Il le fit entrer dans un salon spacieux à l’air tempéré et agréablement meublé. Il resta debout. Une femme blonde entra, sourire aux lèvres.
Profitant de ce petit répit émotionnel, il lui donna le portable de son mari. Il poursuivit.
La femme s’affala dans un fauteuil en cuir de buffle.
Le commissaire Makosso eut un coup au cœur.
Dans l’attente d’une réponse, il prit la liberté d’appeler le domestique : « Apportez un verre d’eau à madame. » Le serviteur revint avec un verre et, avec grand style, le tendit à sa maîtresse. Elle le but d’un trait en reniflant de temps à autre. Makosso observa la femme. C’est vrai qu’elle était belle et pouvait exciter de sérieuses tentations. Il tenta de percer la sincérité de son comportement. Rien ne transpirait. Elle se jeta frénétiquement sur le portable de son mari, saisit le code et le manipula rageusement. Elle lui montra l’écran : Donne 150 000 euros ou t’es mort. Ne préviens personne sans ça t’es mort où que tu sois. Pour le fric, tél au numéro +33 0670… suivait un numéro de portable. Le commissaire nota le numéro de l’expéditeur du SMS.
Le commissaire composa immédiatement le numéro affiché dans le corps du SMS avec l’indicatif pour la France, sans succès. Il n’existait plus. Il composa également le numéro de l’expéditeur du message. Au bout de cinq sonneries, une voix chevrotante répondit.
Une voix lointaine se manifesta :
Le commissaire raccrocha. Il contacterait son interlocuteur dans son bureau, au calme. Il poursuivit en s’adressant à la femme.
Le commissaire la crut volontiers. Apparemment seule « Lulu » semblait savoir manipuler l’appareil avec, toutefois, des lacunes.
« Tiens, se dit le commissaire, méfiant, nous voilà dans le songe ! » Ses pensées se radoucirent. Le ton lui parut sincère. « Après tout, il fallait bien que se libère par le rêve, ce mal-être, ici dansé, jusqu’à l’épuisement. »
Makosso hocha la tête. Il interrogerait la banque qui se situait sur la rue principale, celle fréquentée exclusivement par les expatriés. En fait, à Port-Gentil, tout était à proximité pour les blancs.
Elle lui tendit et il nota le code. Il l’empocha, embarrassé. Ce meurtre était une tuile… une sacrée tuile pour la tranquillité et le prolongement de sa carrière.
Toujours debout, il prit le temps de griffonner différentes informations complémentaires sur son cahier. Elle se leva pour l’accompagner. Il ne l’attendit pas et s’achemina vers la sortie. En se retournant, il ajouta :
Sur le perron fleuri, il la salua courtoisement et quitta les lieux. En traversant le jardin, gazonné d’un vert profond, tacheté de rouge des fleurs d’hibiscus plantés çà et là, il vit un bel éphèbe au visage étroit scarifié allumé d’un regard farouche. « Un Fang2 », songea-t-il.
Il prit la direction de son commissariat et fit un crochet vers la banque. La BICI, filiale d’un grand groupe bancaire français, trônait orgueilleusement en affichant ostensiblement les signes et les couleurs de la charte graphique de la maison mère. Le directeur le reçut immédiatement. Ils se connaissaient de vue. Dans son costume élégant, taillé sur mesure, le banquier se montra aimable sans arrogance ; chose rare dans la contrée. Makosso prit place et apprécia la température tempérée diffusée par un climatiseur silencieux. Il exposa la situation rapidement.
Sur son fauteuil ergonomique à roulettes, il glissa sur le sol pour s’approcher d’une armoire renforcée ouverte d’où il tira un dossier. Il le posa avec délicatesse sur la glace teintée de sa grande table de travail, désert de papiers. Seuls un écran plat et un clavier à l’esthétisme étudié occupaient sa partie gauche.
Il ouvrit et feuilleta le dossier.
Le banquier chercha un petit moment, avec calme.
Le commissaire en déduisit, avec raison, qu’elle avait été déclarée pour la circonstance.
Le commissaire perdait pied.
Le banquier le regarda, choqué.
Il décrocha le téléphone et composa un numéro qui n’en finissait pas. Rapidement, une discussion intervint. En mettant la main sur le combiné, le directeur dit à Makosso :
Après un temps de palabres, le banquier lui annonça, laconique :
Après un moment, le banquier secoua la tête en signe de négation et raccrocha.
D’une manière solennelle, Makosso réclama le dossier de la transaction au banquier qui refusa, tout net. Par contre, il accepta de lui faire porter une copie de l’ensemble des pièces. Ils se quittèrent sans cordialité excessive.
Arrivé à son bureau chaud, privé de climatisation pour cause de panne, le commissaire appela l’hôpital central où le corps de Gabriel Bastonni reposait. Le chirurgien, chargé du découpage macabre, étreignait encore son oreiller. Il ordonna à l’un de ses agents de le tirer du lit.
Il contacta Norbert, un ami métallurgiste de son état… enfin presque… pour avoir son avis sur le bout de câble déposé ce matin à son atelier.
L’autre explosa de rire.
Le commissaire raccrocha, énervé. Dans le pays, le défaut de précision était une plaie savamment exploitée par toute une bande d’escrocs et d’aigrefins.
Il fit appeler le grutier. Après avoir noté ses noms et prénoms, Jean-Michel Makosso commença.
Pour un Occidental, cette question pouvait paraître incongrue, mais en Afrique on pouvait être frère par affection ou par simple appartenance à une même ethnie.
Le commissaire se leva. Il jubilait. S’il avait été seul, il aurait fait la danse des Sioux. Il ne croyait pas aux coïncidences. Sa promo, il la tenait ! Il se rassit, calmé.
Il appela un de ses agents pour cueillir immédiatement les deux frères. Ils étaient capables de s’envoler. Ce genre de gaillards était coriace, têtu et rapide à disparaître.
Le commissaire poursuivit en s’adressant toujours au grutier :
La gifle partit toute seule. Un filet de sang perla du nez du grutier.
Il se trouva amer. Pourquoi s’offusquer ? Cela se pratiquait couramment même dans la police, quelles que soient les ethnies en présence. Celui qui pistonnait avait droit à un petit « cadeau » mensuel. Il renvoya le grutier derrière les grilles et téléphona à l’hôpital central.
On lui passa le chirurgien d’une humeur de chien.
Le médecin saisi d’un fou rire poursuivit entre deux sanglots :
Intarissable, le médecin persista.
Le commissaire ne put réprimer un sourire. Il attendit que son interlocuteur se calme.
Makosso, écœuré, regarda le passeport du Français. Gabriel Bastonni allait atteindre ses trente-six ans, le mois prochain.
En fait, il donnait le change. Le pays était une vaste entreprise de fabrication de faux en tout genre. De temps à autre, lui-même s’y adonnait pourvu qu’une bonne cause l’y obligeât. Dernièrement, il avait aidé certaines preuves à apparaître, avec la parfaite coopération de ses hommes, pour coincer un col blanc, dangereux parce que trop habile.
Le commissaire raccrocha en déglutissant. Non, il l’ignorait. Maintenant, il le savait ! Il ne put empêcher son esprit de concocter le scénario meurtrier, vieux comme le monde, avec un mobile simplissime : « ôte-toi de là que je m’y mette » avec en prime un petit pactole pour commencer l’idylle. Pris à la lettre, la formule était vulgaire. Le commissaire se refusait de l’être. Maintenant, il ne lui manquait que les aveux.
Il recomposa le numéro de téléphone de l’expéditeur présumé du SMS de menace. Il obtint « Lulu ».
Le commissaire se présenta et expliqua en termes extrêmement simplifiés sa requête.
Makosso tenta encore de rassurer la vieille dame.
Après avoir obtenu l’adresse du vieux couple habitant le 17e arrondissement de Paris, il raccrocha. À l’évidence, Lulu et Georges s’étaient fait pirater leur numéro. Restait à savoir si la petite fille était dans le coup ; il en doutait…
Deux heures plus tard. Les deux frères N’Ganga attendaient derrière les barreaux de la prison du commissariat parfumée à la sueur, à l’urine et aux excréments pimentés. Odeurs qui, dit-on, avaient fait défaillir un blanc incarcéré dans une geôle librevilloise. Rapidement libéré par un juge compréhensif, largement cadeauté, il racontait, à qui voulait l’entendre, que cette puanteur lui avait été plus pénible que le rasage de son crâne au coupe-chou rouillé. Le zélé policier fut largement réprimandé par le Président de la République lui-même. Depuis ce jour, assez lointain, aucune prison gabonaise n’avait reçu la visite d’un blanc ; situation bien regrettable pour quelques autorités locales qui gardaient encore l’espoir, grâce à cette publicité naïve, de bénéficier des aides internationales en vue d’améliorer l’ordinaire des prisonniers. Les plus cyniques pensaient qu’une détention dans leur pays donnerait à certains blancs l’occasion de comprendre combien leur patrie était attentionnée à leur égard, notamment en construisant des prisons cinq étoiles.
Par précaution, le commissaire Makosso interrogea ses vieilles fiches cartonnées pour connaître les éventuels antécédents des deux frères. Peine perdue ! Il se refusa à contacter Libreville qui ne répondait jamais à ses demandes.
Il abandonna et il questionna en premier, le jardinier, Max-Jacob N’Ganga. L’homme, très jeune, ressemblait à un apollon noir d’une grande classe. Une femme pouvait facilement succomber à ce charme ténébreux, et – était-ce une légende ? – infatigable au lit. Quatre agents se tenaient dans le bureau du commissaire pour voir…
Il reçut une gifle magistrale de l’un des agents attentifs au respect du chef ; celui qui frétillait le matin même pour assister à une « vraie » enquête.
— On ne parle pas comme ça au patron !
L’homme, le regard fixe, ne broncha pas et cracha par terre avec un air de dégoût. Ça commençait mal !
Le commissaire nota les coordonnées avec précision sur son cahier d’écolier à l’aide de son bic fétiche. Le numéro de téléphone ne correspondait pas avec celui figurant dans le message de menace.
Makosso n’en fut pas étonné. D’ailleurs, à dessein, il ne posa aucune question concernant les numéros de l’expéditeur du SMS et celui figurant dans le corps du message. Avec ce Fang inculte, c’était une perte de temps. Par contre, il espérait beaucoup du côté de son frère, apparemment plus instruit. Malgré ses soupçons, il n’arrivait pas à imaginer, chez les deux frères N’ganga, l’existence d’un savoir-faire Internet et les connaissances financières internationales indispensables au paiement des 150 000 euros. Le cousin devait y jouer un rôle décisif.
En s’adressant à son adjoint :
Pendant ce temps, le commissaire téléphona à son directeur, basé à Libreville. Il recommença le speech débité au gouverneur et lui fit part de ses hypothèses. Il eut pour réponse : « Ok Makosso, bouclez l’affaire et j’assure votre promo. Attention quand même, c’est un blanc et ils ont l’ambassade facile… avec les emmerdements qui vont avec. Vous avez l’œil du Big Boss sur vous ! » En langage codé, le Big Boss désignait le Président de la République.
Le frère arriva, plus âgé, la stature lourde avec une attitude agressive. « Putain de Myènè », dit-il entre ses lèvres. Un des agents l’entendit et seule une gifle lui fit écho. L’auteur de la baffe s’en expliqua au commissaire, qui hocha la tête.
Une gifle tomba. Il s’entendit dire : « On ne parle pas comme ça au patron ! »
L’autre resta de marbre, front haut, torse bombé.
Il haussa les épaules.
L’homme se raidit. Le commissaire avait vu juste. Il connaissait l’état du câble et il ne l’avait pas changé, exprès !
Patrick N’Ganga le regarda avec des yeux d’extraterrestre. Le faciès lui rappela le maquillage du ridicule blanc américain, Al Jolson, chantant du jazz en 1927 dans le premier film parlant. Malgré la prouesse technique, Jean-Michel Makosso l’avait trouvé blessant pour tous les noirs de la planète.
Le Fang resta silencieux, tête baissée, attitude de soumission bien connue des grands fauves. Le commissaire insista en élevant la voix.
Le commissaire se tourna vers son adjoint : « Tu les travailles pour qu’ils avouent tout… tu n’as plus grand-chose à faire ! »
Makosso se frotta les mains et fut presque acclamé par son équipe. Il secoua la tête, pensif : « Ils sont forts ces Fang ! Ils ne reculent devant rien. Ils étaient près du crime parfait… heureusement qu’il y avait eu le message sur le portable de Bastonni. »
Avant de voir le gouverneur et de rédiger son rapport définitif à l’aide du formulaire ad hoc, il s’obligea à revoir la femme de Bastonni pour lui faire reconnaître certains faits. Il avait de la conscience professionnelle à revendre le commissaire Makosso. Il regarda sa montre : quinze heures. La faim au ventre, il courut manger chez le Grec, réputé pour ses pizzas cuites au feu de bois. Son bureau, situé en face du restaurant, lui assurait, les jours de désœuvrement, un lieu d’observation parfait pour l’identification des nouvelles têtes arrivées à Port-Gentil.
Une heure plus tard, il se présenta chez Brigitte Bastonni, toujours en pleurs. L’étonnement et le désespoir se lisaient sur son visage. Avec précaution et douceur, il lui expliqua qu’il avait arrêté les auteurs de cet horrible meurtre.
Le commissaire garda le silence. Elle insista :
Le tour emphatique de la formule flatta sa vanité. À sa manière, il montrait qu’il était son égal dans la vie comme dans le parler. Il voulait savoir si elle avait trempé dans cette affaire, par simple curiosité. Car si elle l’était, il ne fallait pas compter sur lui pour l’arrêter et l’interroger. Les histoires de blancs soupçonnés de délits ou de crimes finissaient toujours mal pour le flic local intègre, fier d’avoir accompli son devoir. Il était immanquablement relégué dans un village à régler la circulation des poules et des chèvres !
Le commissaire hocha la tête.
Elle sécha ses joues avec un Kleenex.
La proposition du chirurgien disposé à mentionner le passage de la veuve, malgré son absence, n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Si cela pouvait lui éviter cette épreuve supplémentaire ?
La femme redoubla de pleurs. Le commissaire, compatissant, poursuivit d’une voix plus douce, presque fraternelle.
Le commissaire comprit rapidement la situation. La fuite était le meilleur remède à l’appel instinctif des corps en désarroi. Il lui fallait rapidement prendre du champ et oublier cette femme aux défenses anéanties par la douleur qui réclamait un réconfort avec la candeur d’une Marilyne. Le besoin de poursuivre son enquête le tenailla opportunément. Il ne résista pas.
Sur le chemin le menant chez le gouverneur, il fut convaincu de l’innocence de cette femme désormais seule… vraiment seule.
Le maître du palais le reçut. Nerveux, impatient, il voulut tout savoir. Avec précision, le commissaire, costume fermé jusqu’au col, lui exposa son projet de compte-rendu. Satisfait, le gouverneur frétillait à la pensée de faire valoir, à son profit, le coup d’éclat policier auprès des hautes autorités de Libreville. Tout se monnayait… surtout le travail des autres. « Il faut savoir être le grand chef des chefs ! » pensa-t-il, cynique. Quant aux confessions ? Pas de problèmes ! Ils avaient déjà avoué à moitié en reconnaissant la pratique de sorcellerie sur le blanc. Le reste suivrait rapidement. Son « Excellence » le félicita et le congédia en lui rappelant qu’il restait dans l’attente de son rapport final. Le Commissaire prit le risque de nuancer son propos : « Il ne sera que provisoire, Excellence. » Il fallait jouer de prudence avec ces gens !
De retour au commissariat, il appela son second pour les nouvelles.
Makosso ne broncha pas.
Son adjoint, raide comme la justice, ne se décidait pas à partir et hésitait. Puis :
Makosso se mordit les lèvres. Patiemment, il lui expliqua le rôle des îles Caïmans dans la domiciliation de fonds d’origine douteuse et la facilité avec laquelle on ouvrait et fermait des comptes sous des noms d’emprunt. « Ah ! fit son adjoint en riant aux éclats… c’est pour ça que ces îles s’appellent caïmans, car comme les crocos, elles bouffent tout, même le pognon… » La remarque le laissa impassible. Culture n’était pas ruse et son adjoint en avait à revendre.
Seul dans son bureau, le commissaire essuya la sueur de son front et s’étira en faisant craquer ses articulations. Il s’attabla pour rédiger son rapport provisoire. Il prit les formulaires, intercala des carbones et commença à écrire.
Il pesta contre l’absence d’équipements bureautiques. Il est vrai qu’il avait eu un PC et une imprimante, quatre ans auparavant, dans son bureau et dans la salle des inspecteurs. Dans cette dernière, leur durée de vie fut écourtée par les prélèvements de pièces nécessaires au dépannage de matériels totalement inconnus au commissariat. Il vit progressivement, l’imprimante se faire déshabiller puis s’arrêter faute de cartouches d’encre. Pour le PC, les essais malencontreux pour enlever les virus le rendirent inopérant. Aux supplications de son adjoint, il avait, mal lui en pris, prêté son équipement qui suivit le même sort. En final, tout le matériel stationnait chez le réparateur qui, faute de paiement, le gardait en rétention. Depuis, il avait courageusement repris le papier et le Bic. C’était plus long… tant pis ! Le gouverneur aurait son rapport, ce soir sans faute ! Enfin… peut-être !
Le commissaire sortit du palais du gouverneur, Gilbert Boutou. Il lui avait fait le rapport de la nuit, des broutilles : un Français complètement saoul avait embouti une benne à ordures et des Marocains, eux aussi bourrés, s’étaient bagarrés comme des chiffonniers pour une belle gabonaise. L’alcool et l’absence de contraintes sociales ou religieuses faisaient de ces hommes des exemples pitoyables pour leurs pays. « Ils confondent liberté et licence ces foutus étrangers » fut le seul commentaire du gouverneur.
Puis ils avaient abordé le cas du Français « raplapla ». Le mot était du gouverneur, très en verve. Makosso lui avait promis des résultats dans la journée. Une chose était sûre, aveux ou non, les trois hommes – ou deux, le commissaire était encore indécis – devaient être déférés à la justice de Libreville pour une instruction en règle. Les instances de Port-Gentil s’étaient déclarées incompétentes en violation de toutes les règles de procédure. Tout le monde fermait les yeux. Le commissaire avait évoqué la nécessité d’émettre une commission rogatoire internationale pour interroger le cousin des deux frères N’Ganga, André Gangaré habitant Toulouse. Gilbert Boutou avait hoché la tête en ajoutant « C’est l’affaire du juge d’instruction. Vous, contentez-vous de finaliser votre rapport et d’escorter les trois suspects à Libreville ! » Le commissaire n’avait pas discuté.
Sur ces mots, le commissaire Makosso avait été congédié comme un valet. Son « Excellence » avait ses habitudes !
Le commissaire regagna son bureau. Avant de boucler son rapport et de téléphoner à son directeur, il souhaita interroger à nouveau le chef d’atelier. Patrick N’Ganga arriva, menotté et encadré par trois policiers, titubant, la face tuméfiée… mais pas trop. Son adjoint avait su doser ses coups.
La nuit et quelques lourdes baffes lui avaient porté conseil.
Il se mit à pleurer bruyamment. « Ils sont trop malins ces Fang ! » pensa Makosso.
Le commissaire considéra le chef d’atelier.
Le commissaire se retint de lui envoyer une baffe.
Presque désespéré, Le commissaire tenta une autre voie.