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La Métamorphose (Die Verwandlung) est une nouvelle écrite par Franz Kafka en 1912 et publiée en 1915. Il s'agit d'une de ses oeuvres les plus célèbres avec Le Procès. La nouvelle décrit la métamorphose et les mésaventures de Gregor Samsa, un représentant de commerce qui se réveille un matin transformé en un « monstrueux insecte ».
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Seitenzahl: 111
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Franz Kafka
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En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se
retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il
était sur le dos, un dos aussi dur qu’une carapace, et, en relevant un
peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux plus
rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser
tout à fait, ne tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes,
lamentablement grêles par comparaison avec la corpulence qu’il
avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux.
« Qu’estce qui m’est arrivé ? » pensatil. Ce n’était pas un rêve.
Sa chambre, une vraie chambre humaine, juste un peu trop petite,
était là tranquille entre les quatre murs qu’il connaissait bien. Au
dessus de la table où était déballée une collection d’échantillons de
tissus – Samsa était représentant de commerce –, on voyait accrochée
l’image qu’il avait récemment découpée dans un magazine et mise
dans un joli cadre doré. Elle représentait une dame munie d’une
toque et d’un boa tous les deux en fourrure et qui, assise bien droite,
tendait vers le spectateur un lourd manchon de fourrure où tout son
avantbras avait disparu.
Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps
maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en
zinc – le rendit tout mélancolique. « Et si je redormais un peu et
oubliais toutes ces sottises ? » se ditil ; mais c’était absolument
irréalisable, car il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et, dans
l’état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette
position. Quelque énergie qu’il mît à se jeter sur le côté droit, il
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tanguait et retombait à chaque fois sur le dos.
Il dut bien essayer cent fois, fermant les yeux pour ne pas
s’imposer le spectacle de ses pattes en train de gigoter, et il ne
renonça que lorsqu’il commença à sentir sur le flanc une petite
douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée.
« Ah, mon Dieu », songeatil, « quel métier fatigant j’ai choisi !
Jour après jour en tournée. Les affaires vous énervent bien plus qu’au
siège même de la firme, et pardessus le marché je dois subir le tracas
des déplacements, le souci des correspondances ferroviaires, les
repas irréguliers et mauvais, et des contacts humains qui changent
sans cesse, ne durent jamais, ne deviennent jamais cordiaux. Que le
diable emporte tout cela ! » Il sentit une légère démangeaison au
sommet de son abdomen ; se traîna lentement sur le dos en se
rapprochant du montant du lit afin de pouvoir mieux redresser la
tête ; trouva l’endroit qui le démangeait et qui était tout couvert de
petits points blancs dont il ne sut que penser ; et il voulut palper
l’endroit avec une patte, mais il la retira aussitôt, car à ce contact il
fut tout parcouru de frissons glacés.
Il glissa et reprit sa position antérieure. « À force de se lever tôt »,
pensatil, « on devient complètement stupide. L’être humain a
besoin de son sommeil. D’autres représentants vivent comme des
femmes de harem. Quand, par exemple, moi je rentre à l’hôtel dans
le courant de la matinée pour transcrire les commandes que j’ai
obtenues, ces messieurs n’en sont encore qu’à prendre leur petit
déjeuner. Je devrais essayer ça avec mon patron ; je serais viré
immédiatement. Qui sait, du reste, si ce ne serait pas une très bonne
chose pour moi. Si je ne me retenais pas à cause de mes parents, il y
a longtemps que j’aurais donné ma démission, je me serais présenté
devant le patron et je lui aurais dit ma façon de penser du fond du
cœur.
De quoi le faire tomber de son comptoir ! Il faut dire que ce ne
sont pas des manières, de s’asseoir sur le comptoir et de parler de là
haut à l’employé, qui de plus est obligé d’approcher tout près, parce
que le patron est sourd. Enfin, je n’ai pas encore abandonné tout
espoir ; une fois que j’aurai réuni l’argent nécessaire pour
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rembourser la dette de mes parents envers lui – j’estime que cela
prendra encore de cinq à six ans –, je ferai absolument la chose.
Alors, je trancherai dans le vif. Mais enfin, pour le moment, il faut
que je me lève, car mon train part à cinq heures. »
Et il regarda vers la penduleréveil dont on entendait le tictac sur
la commode. « Dieu du ciel ! » pensatil. Il était six heures et demie,
et les aiguilles avançaient tranquillement, il était même la demie
passée, on allait déjà sur moins un quart. Estce que le réveil n’aurait
pas sonné ? On voyait depuis le lit qu’il était bien réglé sur quatre
heures ; et sûrement qu’il avait sonné. Oui, mais étaitce possible de
ne pas entendre cette sonnerie à faire trembler les meubles et de
continuer tranquillement à dormir ? Eh bien, on ne pouvait pas dire
qu’il eût dormi tranquillement, mais sans doute son sommeil avaitil
été d’autant plus profond. Seulement, à présent, que fallaitil faire ?
Le train suivant était à sept heures ; pour l’attraper, il aurait fallu se
presser de façon insensée, et la collection n’était pas remballée, et
luimême était loin de se sentir particulièrement frais et dispos. Et
même s’il attrapait le train, cela ne lui éviterait pas de se faire passer
un savon par le patron, car le commis l’aurait attendu au départ du
train de cinq heures et aurait depuis longtemps prévenu de son
absence. C’était une créature du patron, sans aucune dignité ni
intelligence.
Et s’il se faisait porter malade ? Mais ce serait extrêmement
gênant et suspect, car depuis cinq ans qu’il était dans cette place, pas
une fois Gregor n’avait été malade. Sûrement que le patron viendrait
accompagné du médecin de la Caisse Maladie, qu’il ferait des
reproches à ses parents à cause de leur paresseux de fils et qu’il
couperait court à toute objection en se référant au médecin de la
Caisse, pour qui par principe il existe uniquement des gens en fort
bonne santé, mais fainéants. Et du reste, en l’occurrence, auraitil
entièrement tort ? Effectivement, à part cette somnolence vraiment
superflue chez quelqu’un qui avait dormi longtemps, Gregor se
sentait fort bien et avait même particulièrement faim.
Tandis qu’il réfléchissait précipitamment à tout cela sans pouvoir
se résoudre à quitter son lit – la pendulette sonnait juste six heures
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trois quarts – , on frappa précautionneusement à la porte qui se
trouvait au chevet de son lit. « Gregor », c’était sa mère qui
l’appelait, « il est sept heures moins un quart. Estce que tu ne
voulais pas prendre le train ? » La douce voix ! Gregor prit peur en
s’entendant répondre : c’était sans aucun doute sa voix d’avant, mais
il venait s’y mêler, comme par en dessous, un couinement
douloureux et irrépressible qui ne laissait aux mots leur netteté qu’au
premier instant, littéralement, pour ensuite en détruire la résonance
au point qu’on ne savait pas si l’on avait bien entendu. Gregor avait
d’abord l’intention de répondre en détail et de tout expliquer, mais
dans ces conditions il se contenta de dire : « Oui, oui, merci maman,
je me lève. » Sans doute la porte en bois empêchaitelle qu’on notât
de l’extérieur le changement de sa voix, car sa mère fut rassurée par
cette déclaration et s’éloigna d’un pas traînant.
Mais ce petit échange de propos avait signalé aux autres membres
de la famille que Gregor, contre toute attente, était encore à la
maison, et voilà que déjà, à l’une des portes latérales, son père
frappait doucement, mais du poing, en s’écriant : « Gregor, Gregor,
qu’estce qui se passe ? » Et au bout d’un petit moment il répétait
d’une voix plus grave et sur un ton de reproche : « Gregor !
Gregor ! » Et derrière l’autre porte latérale, la sœur de Gregor
murmurait d’un ton plaintif : « Gregor ? Tu ne te sens pas bien ? Tu
as besoin de quelque chose ? » À l’un comme à l’autre, Gregor
répondit « je vais avoir fini », en s’imposant la diction la plus
soignée et en ménageant de longues pauses entre chaque mot, afin
que sa voix n’eût rien de bizarre. D’ailleurs, son père retourna à son
petit déjeuner, mais sa sœur chuchota : « Gregor, ouvre, je t’en
conjure. » Mais Gregor n’y songeait pas, il se félicita au contraire de
la précaution qu’il avait apprise dans ses tournées et qui lui faisait
fermer toutes les portes à clé pour la nuit, même quand il était chez
lui.
Il entendait d’abord se lever tranquillement et en paix, s’habiller et
surtout déjeuner ; ensuite seulement il réfléchirait au reste, car il se
rendait bien compte qu’au lit sa méditation ne déboucherait sur rien
de sensé. Il se rappela que souvent déjà il avait ressenti au lit l’une de
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ces petites douleurs, causées peutêtre par une mauvaise position, qui
ensuite, quand on était debout, se révélaient être purement
imaginaires, et il était curieux de voir comment les idées qu’il s’était
faites ce matin allaient s’évanouir peu à peu. Quant au changement
de sa voix, il annonçait tout simplement un bon rhume, cette maladie
professionnelle des représentants de commerce, aucun doute là
dessus.
Rejeter la couverture, rien de plus simple ; il n’avait qu’à se
gonfler un peu, elle tomba toute seule.
Mais la suite des opérations était plus délicate, surtout parce qu’il
était excessivement large. Il aurait eu besoin de bras et de mains pour
se redresser ; or, au lieu de cela, il n’avait que ces nombreuses petites
pattes sans cesse animées des mouvements les plus divers et de
surcroît impossibles à maîtriser. Voulaitil en plier une, elle n’avait
rien de plus pressé que de s’étendre ; et s’il parvenait enfin à exécuter
avec cette patte ce qu’il voulait, les autres pendant ce temps avaient
quartier libre et travaillaient toutes dans une extrême et douloureuse
excitation. « Surtout, ne pas rester inutilement au lit », se dit Gregor.
Il voulut d’abord sortir du lit en commençant par le bas de son
corps, mais ce bas, que du reste il n’avait pas encore vu et dont il ne
pouvait guère se faire non plus d’idée précise, se révéla trop lourd à
remuer ; cela allait trop lentement ; et quand, pour finir, prenant le
mors aux dents, il poussa de toutes ses forces et sans précaution
aucune, voilà qu’il avait mal visé : il heurta violemment le montant
inférieur du lit, et la douleur cuisante qu’il éprouva lui apprit à ses
dépens que, pour l’instant, le bas de son corps en était peutêtre
précisément la partie la plus sensible.
Il essaya donc de commencer par extraire du lit le haut de son
corps, et il tourna prudemment la tête vers le bord. Cela marcha
d’ailleurs sans difficulté, et finalement la masse de son corps, en
dépit de sa largeur et de son poids, suivit lentement la rotation de la
tête. Mais lorsque enfin Gregor tint la tête hors du lit, en l’air, il eut
peur de poursuivre de la sorte sa progression, car si pour finir, il se
laissait tomber ainsi, il faudrait un vrai miracle pour ne pas se blesser
à la tête.
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Et c’était le moment ou jamais de garder à tout prix la tête claire ;
il aimait mieux rester au lit.
Mais lorsque, au prix de la même somme d’efforts, il se retrouva,
avec un gémissement de soulagement, dans sa position première, et
qu’il vit à nouveau ses petites pattes se battre entre elles peutêtre
encore plus âprement, et qu’il ne trouva aucun moyen pour ramener
l’ordre et le calme dans cette anarchie, il se dit inversement qu’il ne
pouvait, pour rien au monde, rester au lit et que le plus raisonnable
était de consentir à tous les sacrifices, s’il existait le moindre espoir
d’échapper ainsi à ce lit. Mais dans le même temps il n’omettait pas
de se rappeler qu’une réflexion mûre et posée vaut toutes les
décisions désespérées. À de tels instants, il fixait les yeux aussi
précisément que possible sur la fenêtre, mais hélas la vue de la brume
matinale, qui cachait même l’autre côté de l’étroite rue, n’était guère
faite pour inspirer l’allégresse et la confiance en soi. « Déjà sept
heures », se ditil en entendant sonner de nouveau la pendulette,
« déjà sept heures, et toujours un tel brouillard. » Et pendant un
moment il resta calmement étendu en respirant à peine, attendant
peutêtre que ce silence total restaurerait l’évidente réalité des
choses.
Mais ensuite il se dit : « Il faut absolument que je sois tout à fait
sorti du lit avant que sept heures et quart ne sonnent. D’ailleurs, d’ici
là, il viendra quelqu’un de la tiare pour s’enquérir de moi, car ils
ouvrent avant sept heures. » Et il entreprit dès lors de basculer son
corps hors du lit de tout son long et d’un seul coup. S’il se laissait
tomber de la sorte, on pouvait présumer que la tête, qu’il allait
dresser énergiquement, demeurerait intacte.
Le dos semblait dur ; lui n’aurait sans doute rien, en tombant sur
le tapis. Ce qui ennuyait le plus Gregor c’était la crainte du bruit
retentissant que cela produirait immanquablement et qui sans doute
susciterait, de l’autre côté de toutes les portes, sinon l’effroi, du
moins des inquiétudes. Mais il fallait prendre le risque.
Quand Gregor dépassa déjà à moitié du lit – la nouvelle méthode
était plus un jeu qu’un effort pénible, il lui suffisait de se balancer
sans arrêt en se redonnant de l’élan –, il songea soudain combien tout
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eût été simple si on était venu l’aider. Deux personnes robustes – il
pensait à son père et à la bonne – y auraient parfaitement suffi ; elles
n’auraient eu qu’à glisser leurs bras sous son dos bombé, à le
détacher de la gangue du lit, à se baisser avec leur fardeau, et ensuite
uniquement à le laisser avec précaution opérer son rétablissement sur
le sol, où dès lors on pouvait espérer que les petites pattes auraient
enfin un sens. Mais, sans compter que les portes étaient fermées à
clé, auraitil vraiment fallu appeler à l’aide ? À cette idée, en dépit de
tout son désarroi, il ne put réprimer un sourire.
Il en était déjà au point où, en accentuant son balancement, il était
près de perdre l’équilibre, et il lui fallait très vite prendre une
décision définitive, car il ne restait que cinq minutes jusqu’à sept
heures et quart… C’est alors qu’on sonna à la porte de l’appartement.
« C’est quelqu’un de la firme », se ditil, presque pétrifié, tandis que
ses petites pattes n’en dansaient que plus frénétiquement. L’espace
d’un instant, tout resta silencieux. « Ils n’ouvrent pas », se dit
Gregor, obnubilé par quelque espoir insensé.
Mais alors, naturellement, comme toujours, la bonne alla d’un pas
ferme jusqu’à la porte et ouvrit. Gregor n’eut qu’à entendre la
première parole de salutation prononcée par le visiteur pour savoir
aussitôt qui c’était : le fondé de pouvoir en personne. Pourquoi diable
Gregor étaitil condamné à travailler dans une entreprise où, à la
moindre incartade, on vous soupçonnait du pire ? Les employés
n’étaientils donc tous qu’une bande de salopards, n’y avaitil parmi
eux pas un seul serviteur fidèle et dévoué, à qui la seule idée d’avoir
manqué ne fûtce que quelques heures de la matinée inspirait de tels
remords qu’il en perdait la tête et n’était carrément plus en état de
sortir de son lit ? Estce que vraiment il ne suffisait pas d’envoyer
aux nouvelles un petit apprenti si tant est que cette chicanerie fût
indispensable – fallaitil que le fondé de pouvoir vînt en personne, et
que du même coup l’on manifestât à toute l’innocente famille que
l’instruction de cette ténébreuse affaire ne pouvait être confiée qu’à
l’intelligence du fondé de pouvoir ?
Et c’est plus l’excitation résultant de ces réflexions que le fruit
d’une véritable décision qui fit que Gregor se jeta de toutes ses forces
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hors du lit. Il en résulta un choc sonore, mais pas vraiment un bruit
retentissant. La chute fut un peu amortie par le tapis, et puis le dos de
Gregor était plus élastique qu’il ne l’avait pensé, d’où ce son assourdi
qui n’attirait pas tellement l’attention. Simplement, il n’avait pas tenu
sa tête avec assez de précaution, elle avait porté ; il la tourna et, sous
le coup de la contrariété et de la douleur, la frotta sur le tapis.
« Il y a quelque chose qui vient de tomber, làdedans », dit le
fondé de pouvoir dans la chambre de gauche.
Gregor essaya de s’imaginer si pareille mésaventure ne pourrait
pas arriver un jour au fondé de pouvoir ; de fait, il fallait convenir
que ce n’était pas là une éventualité à exclure. Mais voilà que,
comme pour répondre brutalement à cette interrogation, le fondé de
pouvoir faisait dans la chambre attenante quelques pas résolus, en
faisant craquer ses bottines vernies. De la chambre de droite, la sœur
de Gregor le mettait au courant en chuchotant : « Gregor, le fondé de
pouvoir est là. – Je sais », dit Gregor à la cantonade, mais sans oser
forcer suffisamment la voix pour que sa sœur pût l’entendre.
« Gregor », dit alors son père dans la chambre de gauche, « M, le
fondé de pouvoir est là et demande pourquoi tu n’as pas pris le
premier train. Nous ne savons que lui dire. Du reste, il souhaite te
parler personnellement. Donc, ouvre ta porte, je te prie. Il aura
sûrement la bonté d’excuser le désordre de ta chambre.
— Bonjour, monsieur Samsa ! » lança alors aimablement le fondé
de pouvoir. « Il ne se sent pas bien », lui dit la mère de Gregor sans
attendre que son père eût fini de parler derrière sa porte, « il ne se
sent pas bien, croyezmoi, monsieur le fondé de pouvoir. Sinon,
comment Gregor rateraitil un train ? Ce garçon n’a que son métier
en tête. C’est au point que je suis presque fâchée qu’il ne sorte jamais
le soir ; tenez, cela fait huit jours qu’il n’a pas eu de tournée, et il
était tous les soirs à la maison. Il reste alors assis à la table familiale
et lit le journal en silence, ou bien étudie les horaires des trains. C’est
déjà pour lui une distraction que de manier la scie à découper. Ainsi,
en deux ou trois soirées, il a par exemple confectionné un petit
cadre ; vous serez étonné de voir comme il est joli ; il est accroché là
dans sa chambre ; vous le verrez dès que Gregor aura ouvert.
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Je suis d’ailleurs bien contente que vous soyez là, monsieur le
fondé de pouvoir ; à nous seuls, nous n’aurions pas pu persuader
Gregor d’ouvrir sa porte ; il est si entêté ; et il ne se sent sûrement
pas bien, quoiqu’il ait affirmé le contraire ce matin.
— J’arrive tout de suite », dit lentement et posément Gregor sans
bouger pour autant, afin de ne pas perdre un mot de la conversation.
« Je ne vois pas non plus d’autre explication, chère Madame », disait
le fondé de pouvoir, « espérons que ce n’est rien de grave. Encore
que nous autres gens d’affaires, je dois le dire, soyons bien souvent
contraints – hélas ou heureusement, comme on veut – de faire tout
bonnement passer nos obligations professionnelles avant une légère
indisposition.
— Alors, estce que M. le fondé de pouvoir peut venir te voir
maintenant ? » demanda impatiemment le père en frappant de
nouveau à la porte. « Non », dit Gregor. Il s’ensuivit un silence
embarrassé dans la chambre de gauche, et dans la chambre de droite
la sœur se mit à sangloter.
Pourquoi sa sœur ne rejoignaitelle donc pas les autres ? Sans
doute venaitelle tout juste de se lever et n’avaitelle pas même
commencé à s’habiller. Et pourquoi donc pleuraitelle ? Parce qu’il
ne se levait pas et ne laissait pas entrer le fondé de pouvoir, parce
qu’il risquait de perdre son emploi et qu’alors le patron
recommencerait à tourmenter leurs parents avec ses vieilles
créances ? Mais c’étaient là pour le moment des soucis bien peu
fondés. Gregor était toujours là et ne songeait pas le moins du monde
à quitter sa famille. Pour l’instant, il était étendu là sur le tapis et
personne, connaissant son état, n’aurait sérieusement exigé de lui
qu’il reçût le fondé de pouvoir.
Or, ce n’était pas cette petite impolitesse, à laquelle il serait
d’ailleurs facile de trouver ultérieurement une excuse convenable,
qui allait motiver un renvoi immédiat de Gregor. Et il trouvait qu’il
eût été bien plus raisonnable qu’on le laissât tranquille pour le
moment, au lieu de l’importuner en pleurant et en lui faisant la leçon.
Mais voilà, c’était l’inquiétude qui tenaillait les autres et excusait
leur attitude.
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« Monsieur Samsa », lançait à présent le fondé de pouvoir en
haussant la voix, « que se passetil donc ? Vous vous barricadez
dans votre chambre, vous ne répondez que par oui et par non, vous
causez de graves et inutiles soucis à vos parents et – soit dit en
passant – vous manquez à vos obligations professionnelles d’une
façon proprement inouïe. Je parle ici au nom de vos parents et de
votre patron, et je vous prie solennellement de bien vouloir fournir
une explication immédiate et claire. Je m’étonne, je m’étonne. Je
vous voyais comme quelqu’un de posé, de sensé, et il semble soudain
que vous vouliez vous mettre à faire étalage de surprenants caprices.
Le patron, ce matin, me suggérait bien une possible explication de
vos négligences – elle touchait les encaissements qui vous ont été
récemment confiés –, mais en vérité je lui ai presque donné ma
parole que cette explication ne pouvait être la bonne. Mais à présent
je vois votre incompréhensible obstination et cela m’ôte toute espèce
d’envie d’intervenir le moins du monde en votre faveur. Et votre
situation n’est pas des plus assurées, loin de là. Au départ, j’avais
l’intention de vous dire cela de vous à moi, mais puisque vous me
faites perdre mon temps pour rien, je ne vois pas pourquoi vos
parents ne devraient pas être mis au courant aussi.
Eh bien, vos résultats, ces temps derniers, ont été fort peu
satisfaisants ; ce n’est certes pas la saison pour faire des affaires
extraordinaires, et nous en convenons ; mais une saison pour ne pas
faire d’affaires du tout, cela n’existe pas, monsieur Samsa, cela ne
doit pas exister.
— Mais, monsieur le fondé de pouvoir », s’écria Gregor outré au
point d’oublier toute autre considération, « j’ouvre tout de suite, à
l’instant même. C’est un léger malaise, un vertige, qui m’a empêché
de me lever. Je suis encore couché. Mais à présent je me sens de
nouveau tout à fait dispos. Je suis en train de sortir de mon lit. Juste
un petit instant de patience ! Cela ne va pas encore aussi bien que je
le pensais. Mais je me sens déjà mieux. Comme ces choseslà vous
prennent ! Hier soir encore j’allais très bien, mes parents le savent
bien, ou plutôt, dès hier soir j’avais un petit pressentiment. Cela
aurait dû se voir. Que n’aije prévenu la firme ! Mais voilà, on pense
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toujours surmonter la maladie sans rester chez soi. Monsieur le fondé
de pouvoir ! Épargnez mes parents. Les reproches que vous me faites
là ne sont pas fondés ; d’ailleurs, on ne m’en a pas soufflé mot. Peut
être n’avezvous pas regardé les dernières commandes que j’ai
transmises. Au demeurant, je partirai par le train de huit heures au
plus tard, ces quelques heures de repos m’ont redonné des forces. Ne
perdez surtout pas votre temps, monsieur le fondé de pouvoir ; je vais
de ce pas me présenter à nos bureaux, ayez la bonté de l’annoncer et
présentez mes respects à notre patron. »
Et tout en débitant tout cela sans trop savoir ce qu’il disait, Gregor
avec une facilité résultant sans doute de son entraînement sur le lit,
s’était approché de la commode, et il essayait maintenant de se
redresser en prenant appui sur elle.
Il voulait effectivement ouvrir la porte, voulait effectivement se
montrer et parler au fondé de pouvoir ; il était désireux de savoir ce
que les autres, qui le réclamaient avec tant d’insistance, diraient en le
voyant. S’ils étaient effrayés, alors Gregor ne serait plus responsable
et pourrait être tranquille. Et si les autres prenaient tout cela avec
calme, alors Gregor n’aurait plus non plus de raison de s’inquiéter et,
en faisant vite, il pourrait effectivement être à huit heures à la gare. Il
commença par glisser plusieurs fois, retombant au pied du meuble
trop lisse, mais finalement il prit un ultime élan et se retrouva
debout ; il ne prêtait plus garde aux douleurs de son abdomen, si
cuisantes qu’elles fussent. Puis il se laissa aller contre un dossier de
chaise qui se trouvait à proximité, et s’y cramponna de ses petites
pattes. Mais, du même coup, il avait retrouvé sa maîtrise de soi et il
se tut, car maintenant il pouvait écouter ce qu’avait à dire le fondé de
pouvoir
« Avezvous compris un traître mot ? » demandait celuici aux
parents, « il n’est tout de même pas en train de se payer notre tête ?
— Mon Dieu », s’écriait la mère aussitôt en pleurs, il est peutêtre
gravement malade, et nous sommes là à le tourmenter. Grete !
Grete ! » À ce cri, la sœur répondit depuis l’autre chambre :
« Maman ? » Elles se parlaient ainsi d’un côté à l’autre de la chambre
de Gregor. « Tu vas tout de suite aller chercher le médecin. Gregor
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est malade. Vite, le médecin. Estce que tu as entendu Gregor parler,
à l’instant ?
— C’était une voix d’animal », dit le fondé de pouvoir tout
doucement, alors que la mère avait crié. « Anna ! Anna ! » lança le
père en direction de la cuisine, depuis l’antichambre, en frappant
dans ses mains, « allez tout de suite chercher un serrurier ! » Et déjà
les deux filles traversaient en courant l’antichambre dans un frou
frou de jupes – comment avait fait Grete pour s’habiller si vite ? – et
ouvraient bruyamment la porte de l’appartement.
On ne l’entendit pas se refermer ; sans doute l’avaientelles laissée
ouverte, comme c’est le cas dans les maisons où un malheur est
arrivé.
Or Gregor était maintenant beaucoup plus calme. Certes, on ne
comprenait donc plus ses paroles, bien que lui les aient trouvées
passablement distinctes, plus distinctes que précédemment, peutêtre
parce que son oreille s’y était habituée. Mais enfin, désormais, l’on
commençait à croire qu’il n’était pas tout à fait dans son état normal,
et l’on était prêt à l’aider. L’assurance et la confiance avec lesquelles
avaient été prises les premières dispositions lui faisaient du bien. Il se
sentait de nouveau inclus dans le cercle de ses semblables et
attendait, aussi bien du médecin que du serrurier, sans trop faire la
distinction entre eux, des interventions spectaculaires et surprenantes.
Pour avoir une voix aussi claire que possible à l’approche de
discussions décisives, il se racla un peu la gorge en toussotant, mais
en s’efforçant de le faire en sourdine, car il était possible que même
ce bruit eût déjà une autre résonance que celle d’une toux humaine,
et il n’osait plus en décider luimême. À côté, entretemps, c’était le
silence complet. Peutêtre que ses parents étaient assis à la table avec
le fondé de pouvoir et chuchotaient, peutêtre qu’ils avaient tous
l’oreille collée à la porte pour écouter.
Gregor se propulsa lentement vers la porte avec la chaise, puis
lâcha celleci, se jeta contre la porte et se tint debout en s’accrochant
à elle – les coussinets de ses petites pattes avaient un peu de colle –,
puis se reposa un instant de son effort. Mais ensuite il entreprit de
tourner la clé dans la serrure avec sa bouche.
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Il apparut, hélas, qu’il n’avait pas vraiment de dents – et avec quoi
saisir la clé ? –, en revanche les mâchoires étaient fort robustes ; en
se servant d’elles, il parvenait effectivement à faire bouger la clé,
sans se soucier de ce qu’il était manifestement en train de se faire
mal, car il y avait un liquide brunâtre qui lui sortait de la bouche,
coulait sur la clé et tombait goutte à goutte sur le sol. « Tenez,
écoutez », dit à côté le fondé de pouvoir, « il tourne la clé. » Ce fut
pour Gregor un grand encouragement ; mais ils auraient tous dû lui
crier, son père et sa mère aussi : « Vasy Gregor », ils auraient dû
crier : « Tiens bon, ne lâche pas la serrure ! » Et à l’idée qu’ils
suivaient tous avec passion ses efforts, il mordit farouchement la clé
avec toute l’énergie qu’il pouvait rassembler. Selon où en était la
rotation de la clé, c’était un ballet qu’il exécutait autour de la serrure,
il ne tenait plus debout que par sa bouche, tantôt se suspendant à la
clé s’il le fallait, ou bien pesant sur elle de toute la masse de son
corps. Quand enfin la serrure céda, le son plus clair de son déclic
réveilla littéralement Gregor. Avec un soupir de soulagement, il se
dit : « Je n’ai donc pas eu besoin du serrurier. » Et il appuya la tête
sur le becdecane pour finir d’ouvrir la porte.
Comme il était obligé d’ouvrir la porte de cette façon, en fait elle
fut déjà assez largement ouverte avant que luimême fût visible. Il lui
fallut d’abord contourner lentement le panneau, et très prudemment,
s’il ne voulait pas tomber maladroitement sur le dos juste au moment
de faire son entrée. Il était encore occupé à exécuter ce mouvement
délicat et n’avait pas le temps de se soucier d’autre chose, quand il
entendit le fondé de pouvoir pousser un grand « oh ! » – on aurait dit
le bruit du vent dans les arbres –, et Gregor le vit à son tour plus près
de la porte que les autres, porter la main à sa bouche ouverte et
reculer lentement, comme repoussé par une force invisible qui aurait
agi continûment.
La mère – elle était là, en dépit de la présence du fondé de
pouvoir, avec les cheveux défaits comme pour la nuit, et qui se
dressaient sur sa tête – commença par regarder le père en joignant les
mains, puis fit deux pas en direction de Gregor et s’effondra au
milieu de ses jupes étalées autour d’elle, la face tournée vers sa
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poitrine et impossible à discerner. Le père serra le poing d’un air
hostile comme s’il voulait repousser Gregor dans sa chambre, puis
regarda la pièce autour de lui d’un air égaré, puis se cacha les yeux
derrière ses mains et se mit à pleurer tellement que sa puissante
poitrine tressautait.
Or, Gregor n’entra pas dans la pièce, il s’appuya au battant fixe de
la porte, de telle sorte que son corps n’était visible qu’à moitié,
couronné de sa tête inclinée de côté pour observer les autres. Il faisait
à présent bien plus clair ; on voyait nettement, de l’autre côté de la
rue, une portion de l’immeuble d’en face, immense et grisnoir
– c’était un hôpital –, avec ses fenêtres régulières qui perçaient
brutalement sa façade ; la pluie tombait encore, mais seulement à
grosses gouttes visibles une à une et littéralement jetées aussi une à
une sur le sol. Le couvert du petit déjeuner occupait abondamment la
table, car pour le père de Gregor le plus important repas de la journée
était le petit déjeuner, qu’il prolongeait des heures durant en lisant
divers journaux. Au mur d’en face était accrochée une photographie
de Gregor datant de son service militaire et le représentant en
uniforme de souslieutenant, la main posée sur la poignée de son
sabre, souriant crânement et entendant qu’on respectât son allure et
sa tenue. La porte donnant sur l’antichambre était ouverte et, comme
la porte de l’appartement l’était aussi, on apercevait le palier et le
haut de l’escalier.
« Eh bien », dit Gregor, bien conscient d’être le seul à avoir gardé
son calme, « je vais tout de suite m’habiller, remballer ma collection
et partir.
Estce que vous, vous voulez bien me laisser partir ? Eh bien,
vous voyez, monsieur le fondé de pouvoir, je ne suis pas buté, je ne
demande qu’à travailler ; ces tournées sont fatigantes, mais je ne
saurais vivre sans. Où donc allezvous, monsieur le fondé de
pouvoir ? Au bureau ? Oui ? Ferezvous un rapport en tout point
conforme à la vérité ? On peut n’être pas en état de travailler
momentanément, mais c’est le moment ou jamais de se rappeler ce
qui a été accompli naguère et de considérer qu’une fois l’obstacle
écarté l’on en travaillera ensuite avec d’autant plus de zèle et de
16
concentration. Tant de choses me lient à notre patron, vous le savez
fort bien. D’autre part, j’ai le souci de mes parents et de ma sœur. Je
me trouve coincé, mais je m’en tirerai. Seulement, ne me rendez pas
les choses plus difficiles qu’elles ne sont. Prenez mon parti au
bureau. Le représentant n’est pas aimé, je sais. On s’imagine qu’il
gagne une fortune et qu’il a la belle vie. C’est qu’on n’a pas de raison
particulière de réviser ce préjugé. Mais vous, monsieur le fondé de
pouvoir, vous avez de la situation une meilleure vue d’ensemble que
le reste du personnel et même, soit dit entre nous, que le patron lui
même, qui en sa qualité de chef d’entreprise laisse aisément infléchir
son jugement au détriment de l’employé. Vous savez aussi fort bien
que le représentant, éloigné des bureaux presque toute l’année, est
facilement victime des ragots, des incidents fortuits et des
réclamations sans fondements, contre lesquels il lui est tout à fait
impossible de se défendre, étant donné que généralement il n’en a
pas vent et n’en ressent les cuisantes conséquences, sans plus pouvoir
en démêler les causes, que lorsqu’il rentre épuisé de ses tournées.
Monsieur le fondé de pouvoir ne partez pas sans m’avoir dit un
mot qui me montre qu’au moins pour une petite part vous me donnez
raison. »
Mais, dès les premiers mots de Gregor, le fondé de pouvoir s’était
détourné et ne l’avait plus regardé, avec une moue de dégoût, que
pardessus son épaule convulsivement crispée. Et tout le temps que
Gregor parla, il ne se tint pas un instant immobile, mais, sans quitter
Gregor des yeux, battit en retraite vers la porte, et ce très
progressivement, comme si quelque loi secrète interdisait de quitter
la pièce. Il était déjà dans l’antichambre et, au mouvement brusque
qu’il eut pour faire son dernier pas hors de la pièce, on aurait pu
croire qu’il venait de se brûler la plante du pied. Et dans
l’antichambre il tendit la main droite aussi loin que possible en
direction de l’escalier comme si l’attendait làbas une délivrance
proprement surnaturelle.
Gregor se rendit compte qu’il ne fallait à aucun prix laisser partir
le fondé de pouvoir dans de telles dispositions, s’il ne voulait pas que
sa position dans la firme fût extrêmement compromise. Ses parents
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ne comprenaient pas tout cela aussi bien ; tout au long des années, ils
s’étaient forgé la conviction que, dans cette firme, l’avenir de Gregor
était à jamais assuré, et du reste ils étaient à ce point absorbés par
leurs soucis du moment qu’ils avaient perdu toute capacité de
regarder vers le futur. Gregor, lui, regardait vers le futur. Il fallait
retenir le fondé de pouvoir, l’apaiser, le convaincre, et finalement le
gagner à sa cause ; car enfin, l’avenir de Gregor et de sa famille en
dépendait ! Si seulement sa sœur avait été là ! Elle au moins était
perspicace ; elle avait pleuré tandis que Gregor était encore
tranquillement couché sur le dos.
Et le fondé de pouvoir, cet homme à femmes, se serait sûrement
laissé manœuvrer par elle ; elle aurait refermé la porte de
l’appartement et, dans l’antichambre, elle l’aurait fait revenir de sa
frayeur. Mais sa sœur n’était justement pas là, il fallait que Gregor
agisse luimême. Et sans songer qu’il ignorait tout de ses actuelles
capacités de déplacement, sans songer non plus qu’éventuellement, et
même probablement, son discours une fois de plus n’avait pas été
compris, il s’écarta du battant de la porte ; se propulsa par
l’ouverture ; voulut s’avancer vers le fondé de pouvoir qui déjà sur le
palier se cramponnait ridiculement des deux mains à la rampe ; mais
aussitôt, cherchant à quoi se tenir, il retomba avec un petit cri sur
toutes ses petites pattes. Dès que ce fut fait, il ressentit pour la
première fois de la matinée une sensation de bienêtre ; les petites
pattes reposaient fermement sur le sol ; elles obéissaient
parfaitement, comme il le nota avec plaisir ; elles ne demandaient
même qu’à le porter où il voudrait ; et il avait déjà l’impression que
la guérison définitive de ses maux était imminente. Mais à l’instant
même où, réprimant en oscillant son envie de se déplacer, il se
trouvait ainsi étendu sur le sol non loin de sa mère et face à elle, voici
que tout d’un coup, alors qu’elle paraissait complètement prostrée,
elle bondit sur ses pieds, bras tendus et doigts écartés, criant « au
secours, au nom du ciel, au secours ! » penchant la tête comme pour
mieux voir Gregor, mais en même temps, au contraire, reculant
absurdement à toute allure, oubliant qu’elle avait derrière elle la table
dressée et, une fois contre elle, s’y asseyant à la hâte comme par
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distraction, et ne semblant pas remarquer qu’à côté d’elle la grande
cafetière renversée inondait le tapis d’un flot de café.
« Maman, maman », dit doucement Gregor en la regardant d’en
bas.
Le fondé de pouvoir lui était sorti de l’esprit pour un instant ; en
revanche, à la vue du café qui coulait, il ne put empêcher ses
mâchoires de happer dans le vide à plusieurs reprises. Ce qui
derechef fit pousser les hauts cris à sa mère, qui s’enfuit de la table et
alla tomber dans les bras du père qui se précipitait vers elle. Mais
Gregor n’avait plus le temps de s’occuper de ses parents ; le fondé de
pouvoir était déjà dans l’escalier ; le menton sur la rampe, il jetait un
dernier regard derrière lui. Gregor prit son élan pour être bien sûr de
le rattraper, le fondé de pouvoir dut se douter de quelque chose, car
d’un bond il descendit plusieurs marches et disparut ; mais on
l’entendit encore pousser un « ouh ! » qui retentit dans toute la cage
d’escalier. Malheureusement, cette fuite du fondé de pouvoir parut
mettre le père, resté jusquelà relativement maître de lui, dans un état
de totale confusion car, au lieu de courir luimême derrière le fondé
de pouvoir, ou du moins de ne pas empêcher Gregor de le faire, il
empoigna de la main droite la canne que le fuyard avait abandonnée
sur une chaise avec son chapeau et son pardessus, attrapa de la main
gauche un grand journal qui était posé sur la table, et entreprit, en
tapant des pieds, et en brandissant canne et journal, de chasser
Gregor et de le faire rentrer dans sa chambre. Les prières de Gregor
n’y changèrent rien, ces prières restèrent d’ailleurs incomprises, si
humblement qu’il inclinât la tête, son père n’en tapait du pied que
plus fort. À l’autre bout de la pièce, sa mère avait ouvert toute grande
une fenêtre en dépit du temps froid et s’y penchait dangereusement
en se cachant le visage dans les mains. Depuis la rue et l’escalier, il
se créa un fort courant d’air, les rideaux volèrent, sur la table les
journaux se froissèrent et s’effeuillèrent sur le sol.
Son père repoussait Gregor implacablement, en émettant des
sifflements de sauvage. Seulement Gregor n’avait encore aucun
entraînement pour marcher à reculons, cela allait vraiment très
lentement. Si seulement il avait eu la permission de se retourner, il
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aurait tout de suite été dans sa chambre, mais il craignait
d’impatienter son père en perdant du temps à se retourner, et d’un
instant à l’autre la canne, dans la main paternelle, le menaçait d’un
coup meurtrier sur le dos ou sur la tête. Mais finalement Gregor n’eut
tout de même pas le choix, car il s’aperçut avec effroi qu’en marche
arrière il ne savait même pas garder sa direction ; il se mit donc, sans
cesser de jeter par côté à son père des regards angoissés, à se
retourner aussi promptement que possible, mais en réalité fort
lentement. Peutêtre son père remarquatil sa bonne volonté, car il
s’abstint de le déranger dans sa rotation, qu’il guida au contraire de
temps à autre de loin avec le bout de sa canne. Si seulement son père
n’avait pas produit ces insupportables sifflements ! Gregor en perdait
complètement la tête. Il s’était déjà presque entièrement retourné
quand, guettant toujours ces sifflements, il se trompa et fit plus que le
demitour. Mais lorsque, enfin, il eut bien la tête en face de la porte
ouverte, il apparut que son corps était trop large pour passer comme
ça. Son père, dans les dispositions où il se trouvait, était
naturellement à cent lieues de songer par exemple à ouvrir le second
battant pour que Gregor eût la place de passer. Il n’avait qu’une idée
fixe, c’était que Gregor devait rentrer dans sa chambre aussi vite que
possible. Jamais il ne l’aurait laissé exécuter les préparatifs
compliqués qui auraient été nécessaires à Gregor pour se remettre
debout et tenter de franchir ainsi la porte.
Au contraire, comme s’il n’y avait pas eu d’obstacle, il pressait
Gregor en faisant à présent particulièrement de bruit ; déjà, ce que
Gregor entendait retentir derrière lui n’était plus seulement la voix
d’un seul père ; maintenant, il n’était vraiment plus question de
plaisanter et Gregor – advienne que pourra – passa la porte en
forçant. Son corps se releva d’un côté, il se trouva de biais dans
l’ouverture de la porte, le flanc tout écorché, le blanc de la porte était
maculé de vilaines taches, bientôt il fut coincé, et tout seul il n’aurait
plus pu bouger, ses petites pattes de l’autre côté étaient suspendues
en l’air toutes tremblantes, de ce côtéci elles étaient
douloureusement écrasées sur le sol… c’est alors que son père lui
administra parderrière un coup violent et véritablement libérateur
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qui le fit voler jusqu’au milieu de sa chambre, saignant
abondamment. Ensuite, la porte fut encore claquée d’un coup de
canne, puis ce fut enfin le silence.
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C’est au crépuscule seulement que Gregor se réveilla, après un
sommeil lourd et comateux. Même s’il n’avait pas été dérangé, il ne
se serait sûrement pas éveillé beaucoup plus tard, car il eut le
sentiment de s’être assez reposé et d’avoir dormi son soûl ; mais il
eut l’impression d’avoir été réveillé par un pas furtif et par le bruit
discret que faisait en se refermant la porte donnant sur l’antichambre.
La lueur des lampadaires électriques de la rue posait des taches pâles
au plafond et sur le haut des meubles, mais en bas, autour de Gregor,
il faisait sombre. Tâtonnant encore lentement avec ses antennes, qu’il
commençait seulement à apprécier, il se propulsa avec lenteur vers la
porte, pour voir ce qui s’y était passé. Son côté gauche paraissait
n’être qu’une longue cicatrice, qui tiraillait désagréablement, et, sur
ses deux rangées de pattes, il boitait bel et bien. Du reste, au cours
des événements de la matinée, une petite patte avait subi une blessure
grave – c’était presque un miracle qu’elle fût la seule – et elle traînait
derrière lui comme un poids mort.
C’est seulement une fois arrivé près de la porte qu’il se rendit
compte de ce qui l’avait attiré ; c’était l’odeur de quelque chose de
comestible. Car il y avait là une écuelle de lait sucré, où l’on avait
coupé des morceaux de pain blanc. Pour un peu, il aurait ri de joie,
car il avait encore plus faim que le matin, et il plongea aussitôt la tête
dans ce lait, jusqu’aux yeux ou presque. Mais il l’en retira bientôt
avec déception ; non seulement il avait de la peine à manger, avec
son flanc gauche meurtri – il ne pouvait manger qu’à condition que
son corps entier y travaillât en haletant –, mais de surcroît le lait, qui
22
était naguère sa boisson favorite, et c’était sûrement pour cela que sa
sœur lui en avait apporté, ne lui disait plus rien, et ce fut même
presque avec répugnance qu’il se détourna de l’écuelle et regagna en
se traînant le centre de la chambre.
Dans la salle de séjour, Gregor vit par la fente de la porte que
l’éclairage au gaz était allumé, mais alors que d’habitude c’était
l’heure où son père lisait d’une voix forte à sa mère, et parfois aussi à
sa sœur, le journal paraissant l’aprèsmidi, on n’entendait cette fois
pas le moindre son. Or peutêtre que cette lecture, dont sa sœur lui
parlait toujours, y compris dans ses lettres, ne se pratiquait plus du
tout ces derniers temps. Mais, même aux alentours, il régnait un
grand silence, bien que cependant l’appartement ne fût pas du tout
désert. « Tout de même », se dit Gregor « quelle vie tranquille menait
ma famille », et tout en regardant droit devant lui dans le noir il
éprouvait une grande fierté d’avoir pu procurer à ses parents et à sa
sœur une vie pareille dans un appartement aussi beau. Mais qu’allait
il se passer si maintenant toute cette tranquillité, cette aisance, cette
satisfaction s’achevaient en catastrophe ? Pour ne pas s’égarer dans
des idées de ce genre, Gregor préféra se mettre en mouvement et,
toujours rampant, parcourir sa chambre en tous sens.
À un certain moment, au cours de cette longue soirée, on
entrouvrit un peu l’une des portes latérales, et puis l’autre, mais on
les referma prestement ; sans doute quelqu’un avaitil éprouvé le
besoin d’entrer, mais les scrupules l’avaient emporté. Gregor
s’immobilisa dès lors près de la porte donnant sur l’antichambre,
bien résolu à faire entrer d’une façon ou d’une autre ce visiteur
hésitant, ou à savoir qui il était ; mais la porte ne s’ouvrit plus, et
Gregor attendit en vain. Au début de la journée, quand toutes les
portes étaient fermées à clé, tout le monde voulait entrer et
maintenant qu’il en avait ouvert une et que les autres avaient
manifestement été ouvertes au cours de la journée, plus personne ne
venait, et d’ailleurs les clés étaient dans les serrures, mais de l’autre
côté.
C’est seulement tard dans la nuit qu’on éteignit la lumière dans la
salle de séjour et il fut alors facile de constater que ses parents et sa
23
sœur étaient restés éveillés jusquelà, car on les entendit nettement
s’éloigner tous les trois sur la pointe des pieds. À présent, jusqu’au
matin, personne ne viendrait sûrement plus voir Gregor ; il disposait
donc d’un long laps de temps pour réfléchir en paix à la façon dont il
allait désormais réorganiser sa vie. Mais la hauteur si dégagée de
cette chambre où il était contraint de rester couché à plat lui fit peur
sans qu’il pût découvrir pourquoi – car enfin c’était la chambre où il
logeait depuis cinq ans –, et, d’un mouvement à demi conscient, et
non sans une légère honte, il se précipita sous le canapé, où, quoique
son dos y fût un peu écrasé et qu’il ne pût plus lever la tête, il se
sentit aussitôt très à son aise, regrettant seulement que son corps fût
trop large pour trouver entièrement place sous le canapé.
Il y resta la nuit entière, qu’il passa en partie dans un demi
sommeil d’où la faim le tirait régulièrement, et en partie à agiter des
soucis et des espoirs vagues, mais qui l’amenaient tous à conclure
qu’il lui fallait provisoirement se tenir tranquille et, par sa patience et
son extrême sollicitude, rendre supportables à sa famille les
désagréments qu’il se voyait décidément contraint de lui faire subir
dans son état actuel.
Dès le petit matin, c’était encore presque la nuit, Gregor eut
l’occasion de vérifier la vigueur des résolutions qu’il venait de
prendre, car sa sœur, presque entièrement habillée, ouvrit la porte de
l’antichambre et regarda dans la chambre avec curiosité. Elle ne le
découvrit pas tout de suite, mais quand elle l’aperçut sous le canapé
– que diable, il fallait bien qu’il fût quelque part, il n’avait tout de
même pas pu s’envoler –, elle en eut une telle frayeur que, sans
pouvoir se contrôler, elle referma la porte de l’extérieur en la
claquant à toute volée.
Mais, comme si elle regrettait de s’être conduite ainsi, elle ouvrit
de nouveau la porte aussitôt et entra sur la pointe des pieds, comme
chez un grand malade, voire chez un inconnu. Gregor avait avancé la
tête jusqu’au ras du canapé et l’observait. Allaitelle remarquer qu’il
n’avait pas touché au lait, et que ce n’était pas faute d’appétit, et lui
apporteraitelle un autre aliment qui lui conviendrait mieux ? Si elle
ne le faisait pas d’ellemême, il aimerait mieux mourir de faim que
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de le lui signaler, bien qu’en fait il eût terriblement envie de jaillir de
sous le canapé, de se jeter aux pieds de sa sœur et de lui demander
quelque chose de bon à manger. Mais sa sœur remarqua tout de suite
avec stupeur l’écuelle encore pleine, à part les quelques
éclaboussures de lait qu’on voyait autour, et elle la ramassa aussitôt,
à vrai dire non pas à mains nues, mais avec un chiffon, et l’emporta.
Gregor était extrêmement curieux de voir ce qu’elle allait rapporter à
la place, et il fit làdessus les hypothèses les plus diverses. Jamais
pourtant il n’aurait pu deviner ce que sa sœur fit, dans sa bonté. Elle
lui rapporta, pour tester ses goûts, tout un choix, étalé sur un vieux
journal. Il y avait là des restes de légumes à moitié avariés ; des os du
dîner de la veille, entourés de sauce blanche solidifiée ; quelques
raisins secs, quelques amandes ; un fromage que Gregor eût déclaré
immangeable deux jours plus tôt ; une tranche de pain sec, une autre
tartinée de beurre, une troisième beurrée et salée. De plus, elle joignit
encore à tout cela l’écuelle, vraisemblablement destinée à Gregor une
fois pour toutes, et où elle avait mis de l’eau. Et, par délicatesse,
sachant que Gregor ne mangerait pas devant elle, elle repartit très
vite et donna même un tour de clé, afin que Gregor notât bien qu’il
pouvait se sentir tout à fait à son aise.
Gregor sentit ses petites pattes s’agiter frénétiquement, en
s’avançant vers la nourriture. D’ailleurs, ses blessures devaient être
déjà complètement guéries, il ne ressentait plus aucune gêne, il s’en
étonna et songea que, plus d’un mois auparavant, il s’était fait une
toute petite coupure au doigt avec un couteau et qu’avanthier encore
la plaie lui faisait toujours passablement mal. « Estce que cela
voudrait dire que j’ai maintenant une sensibilité moindre ? » pensat
il en suçotant avidement le fromage, qui l’avait aussitôt et fortement
attiré, plutôt que tout autre mets. À la file et les yeux larmoyants de
satisfaction, il consomma le fromage, les légumes et la sauce ; les
denrées fraîches, en revanche, ne lui disaient rien, il ne pouvait pas
même supporter leur odeur, il traîna même un peu à l’écart les choses
qu’il voulait manger. Il avait fini depuis longtemps et restait juste là,
paresseusement étendu au même endroit, quand sa sœur, pour lui
signifier d’avoir à se retirer, tourna lentement la clé. Il sursauta de
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frayeur, quoique déjà il sommeillât presque, et se hâta de retourner
sous le canapé. Mais y rester lui coûta un gros effort d’abnégation,
même pendant le peu de temps que sa sœur resta dans la chambre,
car ce copieux repas lui avait donné un peu de rondeur et il était
tellement à l’étroit làdessous qu’il pouvait à peine respirer.
Suffoquant par instants, il vit, les yeux quelque peu exorbités, que sa
sœur, sans se douter de rien, ramassait avec un balai non seulement
les reliefs du repas, mais même ce que Gregor n’avait pas touché,
comme si cela aussi était désormais inutilisable, versant tout à la hâte
dans un seau qu’elle coiffa d’un couvercle en bois, sur quoi elle
emporta le tout. À peine s’étaitelle retournée que Gregor s’empressa
de s’extraire de sous le canapé pour s’étirer et se dilater à nouveau.
C’est ainsi désormais que Gregor fut alimenté chaque jour, une
fois le matin quand les parents et la bonne dormaient encore, et une
seconde fois quand tous les autres avaient pris leur repas de midi, car
alors aussi les parents dormaient un moment, et la bonne était
expédiée par la sœur pour faire quelque course. Sans doute ne
voulaientils pas non plus que Gregor mourût de faim, mais peutêtre
n’auraientils pas supporté d’être au courant de ses repas autrement
que par ouïdire, peutêtre aussi que la sœur entendait leur épargner
un chagrin, fûtil petit, car de fait ils souffraient suffisamment ainsi.
Quels prétextes l’on avait trouvés, le premier matin, pour se
débarrasser du médecin et du serrurier, Gregor ne put l’apprendre ;
car comme on ne le comprenait pas, personne ne songeait, même sa
sœur, qu’il pût comprendre les autres, et, lorsqu’elle était dans sa
chambre, il devait se contenter de l’entendre çà et là soupirer et
invoquer les saints. C’est seulement plus tard, quand elle se fut un
peu habituée à tout cela – jamais, naturellement, il ne fut question
qu’elle s’y habituât complètement –, que Gregor put parfois saisir au
vol une remarque qui partait d’un bon sentiment ou pouvait être ainsi
interprétée. « Aujourd’hui, il a trouvé ça bon », disaitelle quand
Gregor avait fait de sérieux dégâts dans la nourriture, tandis que dans
le cas inverse, qui peu à peu se présenta de plus en plus
fréquemment, elle disait d’un ton presque triste : « Voilà encore que
tout est resté. »
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Mais s’il ne pouvait apprendre aucune nouvelle directement, en
revanche Gregor épiait beaucoup de choses dans les pièces
attenantes, et il suffisait qu’il entende des voix pour qu’aussitôt il
coure jusqu’à la porte correspondante et s’y colle de tout son corps.
Les premiers temps surtout, il n’y eut pas une seule conversation qui
ne portât sur lui, fûtce à mots couverts.
Deux jours durant, tous les repas donnèrent lieu à des
conciliabules sur la façon dont il convenait désormais de se
comporter ; mais même entre les repas on parlait du même sujet, car
il y avait toujours deux membres de la famille à la maison, étant
donné sans doute que personne ne voulait y rester seul, mais qu’en
aucun cas on ne voulait qu’il n’y eût personne. En outre, dès le
premier jour, la bonne – sans qu’on sût clairement si elle avait eu
vent de l’événement et jusqu’à quel point – avait supplié à genoux la
mère de Gregor de lui donner immédiatement son congé, et quand
elle fit ses adieux un quart d’heure plus tard, c’est en pleurant qu’elle
se confondit en remerciements, comme si ce congé avait été la plus
grande bonté qu’on avait eue pour elle dans cette maison ; et, sans
qu’on lui eût rien demandé, elle jura ses grands dieux qu’elle ne
dirait rien à personne, rien de rien.
Dès lors, ce fut la sœur, avec sa mère, qui dut faire aussi la
cuisine ; il est vrai que ce n’était pas un gros travail, car on ne
mangeait presque rien. Gregor les entendait s’encourager en vain les
uns les autres à manger, sans obtenir d’autre réponse que « merci, ça
suffit » ou quelque chose dans ce genre. Peutêtre ne buvaiton pas
non plus. Souvent la sœur demandait au père s’il voulait de la bière,
et elle s’offrait gentiment à aller en chercher et, quand le père ne
répondait pas, elle déclarait pour lui ôter tout scrupule qu’elle
pouvait aussi y envoyer la concierge, mais le père disait finalement
un grand « non », et l’on n’en parlait plus.
Dès le premier jour, le père avait exposé en détail, tant à la mère
qu’à la sœur, quelle était la situation financière de la famille et ses
perspectives en la matière.
Se levant parfois de table, il allait jusqu’au petit coffrefort qu’il
avait sauvé cinq ans auparavant du naufrage de son entreprise, pour
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en rapporter telle quittance ou tel agenda. On entendait le bruit de la
serrure compliquée qui s’ouvrait et, une fois retiré le document en
question, se refermait. Ces explications paternelles étaient, pour une
part, la première bonne nouvelle qui parvenait à Gregor depuis sa
captivité. Il avait cru qu’il n’était rien resté à son père de cette
entreprise, du moins son père ne lui avaitil pas dit le contraire, et
Gregor ne l’avait d’ailleurs pas interrogé làdessus. À l’époque,
l’unique souci de Gregor avait été de tout mettre en œuvre pour que
sa famille oublie le plus rapidement possible la catastrophe
commerciale qui les avait tous plongés dans un complet désespoir. Il
s’était alors mis à travailler avec une ardeur toute particulière et, de
petit commis qu’il était, presque du jour au lendemain il était devenu
représentant, ce qui offrait naturellement de tout autres possibilités de