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Morgan déambule au Hellfest en pensant à sa vie foutraque. Il s’écroule, inconscient. À son réveil, il est au milieu de nulle part, perdu. Lorsqu’il apprend qu’il a fait un bond dans le futur où règne une entreprise totalitaire, il décide de trouver la raison de sa présence dans cet univers. Pourquoi cherche-t-on à le tuer ? Est-il l’emblème d’une nouvelle révolution ?
Suivez-le sur les routes de l’Andalousie, dans un monde en flammes, tellement éloigné et pourtant si proche du sien, où il ira jusqu’au bout pour connaître la vérité.
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Seitenzahl: 430
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Stefnomore
La morsure du chat
Roman
© Lys Bleu Éditions – Stefnomore
ISBN : 979-10-377-7376-0
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Épisode 0
« La mort est une expérience, l’important, c’est d’en revenir. »
Morgan parle tout seul, mais personne ne l’entend ou ne fait attention à lui. Le métal rôde partout dans cet endroit béni, et le niveau de décibels ne descend jamais en dessous d’un certain seuil. La foule est toujours en mouvement, et comme personne ne juge personne, malgré l’excentricité de certains, aucune oreille ne s’offusque de quelques déblatérations, mêmes suspectes. Morgan se sent bien au milieu de ces gens, sous un soleil qui ne fait pas semblant. Il entend des cris, des rires, des vannes et se sent comme chez lui. Seule ombre au tableau, ces SMS qui mettent deux heures à arriver et compliquent la tâche pour donner rendez-vous à ses potes. Après cinq points de rendez-vous ratés, il décide d’aller au concert, celui où il est sûr de les retrouver. Il n’est pas pressé ni stressé. Il les retrouvera forcément. En attendant, ses pensées flottent autour de son dernier colaps comme il a pris l’habitude de les nommer. Il tombe dans les pommes et voit des choses qui ne se sont pas encore produites. Bien sûr, il n’a aucune certitude quant à leur véracité, il sait juste que l’on utilise si peu de nos capacités, qu’il y a des choses dans l’air, ailleurs ou autrement. Bien que perdu dans ses pensées, il ne rate pas le désoiffeur qui lui remplit son bock d’un litre, et l’entame immédiatement sous la chaleur sèche. Il se dit qu’il y a un paquet de groupes qu’il aime au Hellfest, mais s’il vient c’est d’abord pour voir ses potes, ses frères qui habitent tous assez loin, parler avec eux, boire des coups ensemble, fumer un petit spliff et prendre du plaisir à voir tous ces concerts. C’est une parenthèse enchantée dans un quotidien gris et suffocant. À eux, il a pu raconter ses visions et ils n’ont pas ri, ne se sont pas moqués. Ils ont juste écouté, attentifs, sans juger et ont posé des questions. Ils ont vu sa souffrance et ont compris que ce n’était pas anodin, qu’il se passait réellement quelque chose.
« On est à côté de la console. »
Le message de Pierre a fait vibrer son téléphone. À côté de la console, se dit-il en lisant le message, toujours le meilleur endroit pour voir un concert. Ils se retrouvent presque toujours là, c’est une coutume. Morgan a l’esprit en vrac, la bière, la chaleur, les fréquences basses et ses sensations si étranges lors de son dernier colaps. Shaaghi semble s’éloigner de lui, sans raison apparente, ça le tend, ça le rend maussade et angoissé. Il ne maîtrise plus ses émotions et le vit très mal. Il est persuadé que ça se voit, mais de toute façon, il ne peut rien faire pour réprimer sa douleur. Alors, il se roule et s’allume un petit cône, ça soulage, et ça rend tout un peu plus léger, les idées se lâchent et surprennent, et puis pour la musique, c’est parfait, ça lui permet d’entendre des choses auxquelles il n’aurait pas prêté attention. L’ambiance est agréable, et les farfelus filent aux premiers rangs avec leur sympathique sauvagerie. Morgan se laisse aller dans cette griserie aux accents iconoclastes qui lui masquent tout ce qui le cloue au sol et l’accable dans un quotidien paranoïaque où, dans une théorie de dominos dépressive, chaque évènement le plonge un peu plus au fond de son trou. Il regarde les visages des gens, ces sourires simples et ces gueules de carnaval, pour certains, ceux qu’il ne voit pas ailleurs qu’ici, et ça le fait se sentir dans un tout où il n’est pas différent puisque la différence est la référence. Le concert a commencé, puissant et lourd, puis il aperçoit Pierre avec sa grande carcasse, devant la console, bougeant au rythme de la grosse caisse frénétique. Hypnotisé, il se sent emmené dans un vaudou qu’il voudrait sans fin, et bien qu’essayant de rejoindre son vieux pote, il a du mal à se défaire de cette transe. Il est bien et veut rester à l’intérieur de ce cocon aux airs de placenta, grâce à ces notes si basses qu’elles pourraient être associées au son sourd que perçoit un fœtus dans le ventre maternel. À la fin du morceau, les applaudissements ne sont ni immédiats ni hystériques, mais arrivent après un silence subjugué dû à la performance incroyable de tension.
— Salut, mon frérot.
— Ça va, ma couille.
— Putain, c’était énorme.
Ils se font la bise avec une vraie accolade. Leur proximité est évidente, et ce lien d’amitié, bien que viril, laisse apparaître une affection tendre, visible à qui sait observer. Ils discutent un peu, regardent le show, et à la fin, se posent et boivent quelques coups. Leur dialogue devient plus intime, chacun écoutant l’autre. Morgan parle de ses crises à Pierre, qui les connaît déjà et souffre pour lui, mais reste interrogatif quant à leurs significations. Le côté prémonitoire de chacune d’elle donne à son pote un air mystique qui l’éloigne de lui bien qu’il s’en défende. Pierre s’oblige, en ami, à essayer de comprendre ce que cela pourrait signifier, mais cela lui échappe inexorablement. Le soleil ne laisse rien passer et s’enfonce directement dans les corps mouvants du festival. Pierre, organisé, a chaussé ses lunettes noires et sa casquette, alors que Morgan se laisse matraquer par le dieu Râ dont il commence à sentir les effets, et dit des choses étranges que Pierre n’est pas sûr de comprendre. Il affirme que Shaaghi est là, bien qu’elle soit partie, mais qu’elle n’est pas vraiment partie alors qu’elle s’éloigne. Pierre le regarde un peu étrangement, presque souriant, et Morgan s’en rend compte.
« Et toi, ça va ? » lui lance Morgan pour couper court à son autoflagellation.
Mais Pierre ne lui renvoie que quelques clichés attendus, surpris qu’il est par les propos de son frère. Ils décident d’aller grignoter quelque chose au VIP, s’offrant un petit break en regardant le programme qu’ils ont soigneusement étudié pour ne rien rater de ce qui les excite. Pierre fait tomber quelques gouttes de sauce sur le téléphone et Morgan lui dit que c’est un signe et qu’ils doivent aller voir ce concert surligné de jus rouge. Ils explosent de rire. C’est la première chose qui les a liés, ce même humour. Quand l’un sort une vanne, l’autre réplique, et tout de suite ils ont su qu’ils parlaient une langue similaire. Ils sont frères, non pas par le sang, mais par choix. Chacun sait que l’autre est là, hors du temps et des rencontres. Et même s’ils ne devaient pas se voir pendant dix ans, rien ne changerait. Ils sont toujours bien quand ils sont ensemble. L’amitié est un amour sans orgueil.
Morgan dit à Pierre qu’il est un peu fatigué et s’assoit par terre. Pierre est inquiet de le voir ainsi épuisé, ce ne sont pas ses manières. Il lui demande s’il se sent bien. Morgan ne répond rien et le regarde en soufflant. Pierre le relève et ils décident d’aller marcher un peu.
— T’as eu des crises récemment ?
— Juste une, mais… c’était l’enfer.
— Genre ?
— Genre, ultra-violent physiquement, avec un type de visions que je n’avais jamais eu avant. Des trucs durs à comprendre. Comme si j’étais dans une autre époque, sans repère, perdu. Avec des gens que je crois connaître, mais que je ne connais pas. Tu vois l’embrouille.
Pierre le regarde tout en avalant la moitié de son pichet, puis rigole.
— Excuse-moi, mais c’est tellement dingue.
Ils s’assoient conjointement, sans mot dire, sur le gazon sec. C’est qu’ils commencent à être bien allumés, et prendre une petite pause leur semble la solution la plus salutaire. Leur silence, dans le vacarme général, est à peine audible, et Pierre, qui jette un œil circulaire autour d’eux, n’a pas remarqué que Morgan commençait à convulser. Ce n’est que quand il se rend compte que de plus en plus de regards plongent vers eux que ses yeux se dirigent vers son pote en transe. Il se contorsionne et c’est assez violent. Des gens s’approchent pour aider, mais personne ne sait quoi faire. Il y a cet instant de flottement où tous, autour, s’observent en espérant qu’un médecin ou un spécialiste émerge et sache quoi faire. Les dernières notes du concert le plus proche, en forme d’apogée violente, viennent étouffer les spasmes bruyants de Morgan. Le soleil s’enfuit derrière la scène principale tandis que des flammes irradient aux premiers signes d’obscurité. Pierre est à genoux, voyant son ami partir. Une femme se met la main devant la bouche, tentant de réprimer une émotion non feinte qui la submerge en comprenant ce qui est en train se passer. Des flashes vrillent la scène rendant la place irréelle, laissant voir une image sur dix. Un stroboscope psychotique prend le dessus, associant des infrabasses à peine audibles, mais crevant le ventre de chacun, et puis… plus rien.
La douleur qui émane de son corps est fulgurante. Les yeux fermés, plissés par la tension. Lentement, la souffrance s’amenuise et sa conscience reprend le dessus. Morgan est fatigué de ses visions qui, à chaque fois, lui font un peu plus mal. Un léger vent vient s’insinuer sur son ventre, laissé à l’air par ses intenses gesticulations. Des images s’entrechoquent encore dans son cerveau en ébullition, et il lui est difficile de prendre le dessus. En ouvrant les yeux, c’est la nuit qui gagne et l’empêche de voir au loin. Étrange, cette crise avait-elle été plus longue que les autres pour qu’ainsi débuté en plein jour, il se retrouvât dans le noir ?
Ses yeux le brûlent littéralement, et toute cette tension semble inhabituelle au regard de ses anciennes crises. Petit à petit, toutes sensations paraissent nouvelles, et son corps tout entier, anesthésié comme dans ces nuits où il se réveillait quand son bras n’était plus irrigué et qu’il se massait jusqu’à recouvrer toutes ses sensations tactiles. La peur l’envahit, tout ce qui l’effrayait est là, ne plus contrôler, ne plus être maître de la situation, subir en son propre corps. Son esprit est si loin de sa chair. Il se mit à gémir, comme pour combattre, pour sortir des limbes d’un placenta imaginaire. Régressant lentement vers un abîme infantile, il imagine une main tendue, une aide, quelqu’un qui embrasserait ses désirs. Il ne voulait plus être adulte. Fuir, ne plus avoir de responsabilité, se laisser aller. Son surmoi reprendrait forcément la main, il le savait, et se laisser aller ne le conduirait qu’à la mort.
Se reprendre malgré la souffrance, renaître après la léthargie, revenir après s’être perdu. Le froid qu’il ressentit l’aida à sortir du cocon du désespoir. Sa douce régression lui avait laissé entrevoir des parfums de son enfance, sans doute enfouis au fond de sa mémoire si sélective et prise par la vitesse du présent. Aussi inattendu dans un moment pareil, il se souvint de l’odeur de sa mère sortant de la salle de bain, du moteur de la voiture de son père rentrant du travail qu’il reconnaissait entre mille, des bruits de tasses du petit-déjeuner le dimanche matin qui le remplissaient de joie. En quelques instants, tout cela remontait, faisant naître en lui les remords de ne pas avoir su, à sa façon, remercier, ou du moins, dire quelque chose pour ces instants qui avaient comblé son enfance.
Aucun son ne venait à lui. Rien. Un silence bien au-delà des silences habituels. Un abîme si pesant, si proche de ces moments où la neige vient de tout envelopper, étouffant les rares tentatives sonores. Sauf que là, point de neige, aucune voiture au loin, aucun chien errant à l’aboiement fragile ni même de bourdonnements électriques. Rien.
Par réflexe et sans aucune logique, il fit claquer ses doigts, juste pour s’assurer qu’un son en sortirait. L’angoisse, en jolie fourbe, l’envahit tout doucement, son ventre se mit à se contracter et il sentit son sang physiquement passer dans ses veines. Son seul objectif était d’avoir le courage de se mettre debout. En se levant, il mit de l’ordre dans ses fringues disparates, mais son corps, trop tendu, se refusait à le suivre.
Debout, courbé, les mains sur les genoux, cherchant encore son souffle, il ressentit la dépression véritable, terrorisé par le fait de ne pas savoir, de ne pas savoir où il était, de ne pas savoir comment il était arrivé ici, de ne pas savoir « qu’est-ce que c’est que ce bordel ? ». Bien qu’aucune lumière n’éclairait, ses yeux s’habituaient à l’obscurité, il aperçut un relief qui devait être une route et décida de s’y engager. Aller où ? Aucune idée, mais il fallait avancer.
Tandis qu’il marchait, Morgan essayait de reconstituer les fragments de sa mémoire des derniers instants avant sa crise, alors que son corps le laissait enfin tranquille. Tout à coup, il se figea. Il crut reconnaître une mélodie familière. Un oiseau ? C’était strictement le début de « I follow rivers » par un piaf. « C’est n’importe quoi là ! » s’emporta-t-il. Le doute, l’éternel doute qui l’accompagne déjà depuis si longtemps se représentait encore une fois, mais il avait un nouveau visage puisque ça n’était plus sur ses capacités, mais bien sur sa réalité qu’il mit son emprise.
Alors, comme ça, Morgan décida de l’écarter et d’avancer. Il lui fallait des réponses, des figures, des voix. Marcher, toujours avancer, comme un credo, sans but, sans savoir, alors, avancer était sa seule issue. Bêtement, un des vieux cauchemars de son enfance refit surface, et il sourit en se souvenant de cette sorcière qui était au pied de son lit si jamais il dormait trop longtemps. Il ne l’avait fait qu’une fois, mais la terreur à son réveil est restée pour toujours.
Il y avait une odeur âcre dans l’air sans qu’il puisse la définir. Elle avait au moins le pouvoir de le maintenir en éveil. Il erra ainsi un certain temps, puis d’un coup, stoppa net. C’est bien une lumière, une toute petite lumière qu’il aperçut au loin. Presque paniqué, il dut prendre un moment avant d’oser se poser la moindre question. Sa main passa dans ses cheveux qui étaient déjà dans tous les sens. Son cœur battait assez fort pour qu’il en sentît les coups. Il prit lentement son souffle comme avant de monter sur scène, et bien que mille questions lui tranchaient le cerveau, il lui parut évident qu’il était temps d’agir. Alors, contrant le vent en remontant la glissière de son blouson, et ajustant sa capuche pour se protéger de la petite bruine qui venait de faire son apparition, il avança, décidé et sûr de son choix. Il fallait trouver quelqu’un, n’importe qui pouvant lui apporter des réponses, juste savoir où il s’était perdu, même s’il ne savait absolument pas comment il était arrivé là. Plus il avançait, plus il se questionnait, et chaque détail qu’il pouvait percevoir le paralysait. Morgan arriva enfin à proximité de la lumière. Pas d’ampoule. Un jet de feu sortit d’on ne sait où. Derrière, une maison, ou plutôt quelque chose qui y ressemblait. Les murs, malgré la nuit, semblaient avoir une couleur changeante selon le point de vue, et les fenêtres étaient toutes fumées. Il ralentit, s’approcha de ce qui devait être une porte d’entrée. Elle était parée d’inscriptions illisibles de nuit. Que faire ? Frapper ?
Avant même qu’il eût esquissé le moindre geste, la porte s’ouvrit lentement laissant apparaître une barbe blanche sur un visage joliment ridé, illuminé par des yeux bleu intense :
— Bonjour.
Surpris, Morgan marmonna en réponse un « bonjour » lointain.
— Que puis-je faire pour vous, jeune homme ?
La confusion entama le voyageur qui, devant le nombre extraordinaire de questions qu’il avait à poser, offrit un silence à la bouche entrouverte d’où aucun son ne put faire son apparition.
« Je vois », rétorqua le vieil homme.
— Entrez donc, vous êtes sans doute affamé.
Morgan se laissa guider dans l’antre de cet hôte accueillant, scrutant absolument tout, à la recherche de quelque chose, un indice, une photo, un journal ou, du moins, un repère. Il y avait là toutes sortes d’objets, certains identifiables, d’autres beaucoup plus incertains. Et puis il crut voir d’étranges points rouges passer de gauche à droite, très lentement. Il cligna des yeux, les ferma vigoureusement pour savoir s’il avait affaire à une hallucination, puis les rouvrit, et le même schéma se reproduisit.
« J’ai faim », se dit-il intérieurement.
Il entendit clairement que le vieil homme s’adressait à lui, mais ne vint à ses oreilles qu’un borborygme insignifiant. Il sentit un coup de massue l’envahir, et son corps qui ne répondait plus. Il fallait qu’il s’assoie rapidement.
« Je ne me sens pas trop bien là. »
Le sol bougeait, les lumières l’aveuglaient, et puis le vide. Il tomba lourdement sur le parquet sans aucune retenue.
Après avoir installé plus confortablement son hôte et vérifié que son cœur battait toujours, Michel prit place face à lui, dans son fauteuil fétiche. Il le regarda et ses yeux se baladèrent tout autour, prenant conscience de sa vie entière par ces objets empreints de son histoire, accrochés aux murs ou sur ses meubles. Lui qui voyait sa vie tranquillement se terminer, ayant déposé les armes et perdu espoir. Jusqu’au jour où la lumière est revenue en lui. C’était au mois de juin, un mois de juin assez pourri, pluvieux, glauque et gris. Le dépliant allumé sur le flux d’information, réflexes des années au mouvement. L’annonce des jumeaux : « Un homme arrive, il sera perdu, déboussolé, il viendra du passé et va changer notre futur. Tenez-vous prêts, le Messie est en route. » Michel sourit aujourd’hui, le Messie est dans son canapé.
***
Le samedi est souvent un jour tranquille au garage. Pas trop de clients, pas trop de boulot, juste Mehdi qui ne peut s’empêcher de mettre sa tête dans le moteur, il adore ça. Quand Desko l’avait engagé, Mehdi sortait de taule, 15 jours pour une erreur administrative du Konsortium. Pas d’excuse, pas même un petit billet. « Démerde-toi. » Desko, et son esprit contestataire, lui, qui gardait secrètement un poster assez caustique du sulfureux clown Jean-Baptiste au fond du garage, avait une forte tendance à ressentir de l’empathie pour tous ceux qui avaient eu à en découdre avec le grand K. Mais bien au-delà de cela, c’était la passion de Mehdi et son sens inné de savoir tout réparer qui l’avaient fait céder. Un artisan, un artiste qui regarde et écoute les moteurs. Il se plaisait même, parfois, à discrètement l’admirer au travail. Il était seulement embêté de ne pas pouvoir le payer à sa juste valeur. C’est que ce garage était tout ce qu’il pouvait faire de sa vie sans être à la solde de qui que ce soit. Endetté jusqu’à plus soif, il devait lutter tous les jours, mais ça ne lui faisait pas peur. Puissant et ossu, ce grand noir dessiné pour le rugby ou la fonte était bien loin de l’image qu’il pouvait renvoyer. La douceur de son regard altérait toute velléité agressive à son encontre. Et puis son rire, franc, direct et désarmant de sincérité, était irrésistible. À chaque fois, tous les visages alentour s’illuminaient de connivence instinctive.
Sec, tout est tellement sec, Desko ne se souvenait même plus de la dernière fois qu’il entendit clapoter l’eau du ciel sur le toit en tôle ondulée. Le nez dans les livres de comptes, et ces lignes de chiffres qu’il finit par ne plus voir. La pesanteur, celle juste après le repas commence à l’éteindre à petit feu. C’est tout juste s’il perçoit une vibration, celle reconnaissable de son bras connecté. Ce n’est pas un message, c’est un appel, c’est plutôt rare. Le nom apparaît : Michel.
Encore un peu dans le coaltar, Desko ne percute pas tout de suite.
Michel ? Ah oui…
Il décroche :
« Ça va ? hein… ouais… Quoi ? »
Un silence très sourd, et la tête du beau black se met à se crisper, on sentirait presque son cœur accélérer.
« Plus jamais au tél., Michel, je te recontacte. »
Il raccroche, la tête baissée, les deux coudes sur le bureau et les deux mains enserrant ses tempes, effondré. Un « putain ! » lui sort directement des tripes, faisant apparaître la tronche de Mehdi, incrédule, hors de son moteur.
***
« Maggot brain » s’entend avec un écho lointain, à faible volume. La musique sortant de nulle part pour arriver dans la cuisine où le soleil flemmarde à travers les brumes matinales, lançant juste un rayon suffisant pour peindre de jaune le petit salon et le visage rugueux du vieil homme. Assis, impassible, il regarde son hôte lentement émerger.
« Un café ? »
« Ouais », dit Morgan d’une voix embourbée.
Le silence qui s’installe n’est en rien angoissant, il est lisse et crée une convention muette entre les deux hommes. L’un sait des choses quand l’autre est perdu. Michel, debout, préparant le café, n’a aucun regard trop appuyé, tout est délicat, il le laisse entrer dans ce nouveau monde. Morgan aussi est discret, loin de tout repère, il s’assoie et se frotte les yeux, bien que cette sensation de vide le remplisse immédiatement. Son regard, pas encore clair, se pose lentement un peu partout et se retrouve face à la photo, la dernière qu’il ait vue avant de tomber. L’entrée du soleil lui fait du bien, une caresse douce et chaude qui lui fait tellement défaut. Ses yeux, revenant sur le cliché, croient reconnaître le vieil homme, plus jeune, avec une belle lady à son bras.
— C’est votre femme ?
— C’était.
— Ah, désolé, dit-il doucement.
— Oh, c’était il y a bien longtemps.
— Elle est belle.
Le silence contemplatif qui suit semble faire remonter de beaux souvenirs aux yeux de Michel qui se perd dans les arcanes de sa mémoire. Puis tendant une tasse ornée d’un dessin ésotérique à Morgan, il revient sur terre avec la fameuse question du sucre.
— Oui, j’en veux bien un.
— Vous avez sans doute beaucoup de questions, mais laissez-moi d’abord vous raconter une petite histoire.
Michel s’assoit confortablement, sa tasse maintenue à l’horizontale, faisant signe à son invité d’en faire autant.
« C’est l’histoire d’un enfant qui demande à son papa : Dis papa, le monde y sera comment dans plus tard ? Le père regarde son fils dans les yeux, laisse traîner un silence, puis lui dit : “Et bien tu vois, tout ce que tu pourrais imaginer, comme des voitures qui volent, des gens qui ne travaillent plus, un endroit où il n’y aurait plus de guerre et que tout le monde soit libre, et bien, si tout ça tu peux l’imaginer, alors, tout ça peut arriver, et tu sais pourquoi ? Parce que le futur, c’est toi.” »
Morgan, ne sachant s’il a terminé, l’interroge du regard accompagné de ses mains qui attendent une conclusion.
« Et bien, jeune homme, si vous arrivez à concevoir exactement le contraire de ce que je viens de vous raconter, alors… C’est exactement là que vous vous trouvez. »
Morgan, après un long silence interloqué, fronce les sourcils, déboussolé et interrogatif.
— Quoi ? Je ne comprends pas.
— Évidemment, le choc est rude.
— Le choc ? Quel choc ? De quoi est-ce que vous me parlez ? C’est n’importe quoi. Écoutez, vous avez eu la gentillesse de m’inviter chez vous et je vous en remercie, mais je crois que je vais y aller maintenant.
— Et vous irez où Morgan ?
— Morgan ?
Il se lève et commence à sérieusement s’agiter.
— Vous connaissez mon nom ? Ah ! d’accord vous m’avez fouillé pendant que j’étais dans le gaz. Super sympa l’accueil.
— Vous ne comprenez pas ? Regardez bien autour de vous, vous reconnaissez quelque chose ? Y a-t-il le moindre détail familier ? Réveillez-vous.
— Et pourquoi connaissez-vous mon nom ?
— Vous étiez attendu.
— Moi ?
— Votre arrivée est annoncée depuis déjà un petit bout de temps. Oui vous, Morgan, l’homme du passé, vous venez d’arriver dans le futur.
Déconcerté, un uppercut dans l’estomac, il se lève, ses mains tremblent, il commence à comprendre des choses, mais la vérité de la situation, ça, il la refuse ou ne peut pas la voir. Il ouvre la porte, l’air frais lui fait du bien et lui évite un excès abyssal. Il s’assoit dans le jardinet, perdu, touche du bout du doigt une étrange fleur rouge, regarde le soleil à s’en aveugler et s’allonge. Une larme accompagne sa douce chute. Ses mains caressent l’herbe encore humide d’une rosée bien réelle. Tout cela existe. Se réveiller ou se perdre.
***
Le bâtiment est impressionnant. Architecture à la fois moderne et esthétique, orné d’un toit aux formes arrondies et colorées sans excentricité. Les murs, jamais parallèles, offrent cette impression de grandeur sans exubérance. Tout est pensé dans les moindres détails. La sécurité est partout présente, avec ses centaines de drones marchant et volant de manière si régulière qu’aucune armée ne serait capable d’une telle discipline. Quand la voiture noire, immense et solennelle, entre dans les jardins, un étrange ballet de robots se met en place cédant le passage au carrosse. Stationnant quelques instants au bas de somptueuses et gothiques, marches de marbre rose, la voiture s’ouvre de manière inattendue, faisant apparaître un large promontoire en acier, après que la portière s’est ouverte à la verticale. Quelques gardes, à la démarche parfaite, viennent se poster des deux côtés de la nouvelle pente, et lentement, des roues apparaissent sur la route parfaite. Simon Parris, le crâne chauve luisant, le costume noir sur mesure, le regard ténébreux, assis sur son impressionnant fauteuil roulant fait juste un léger signe aux vigiles, et l’escalier se transforme en une pente lisse et droite qu’il monte sans aucun effort, affichant ce petit sourire narquois sur son visage de séducteur. Simon avance fièrement dans ses bureaux, salué avec déférence par la totalité du personnel. Travailler pour le Konsortium c’est un peu comme être à la Stasie relookée Disneyland. Tout est marketing, apparence. Mais la bête sait cacher son cœur. Les femmes du bâtiment ont, la plupart, une véritable attirance pour ce charmeur à l’humour autorisé, très haut dans la hiérarchie, à une marche de la médaille d’or. La dernière marche. Son ambition est sans limites et, dans ce monde-là, tous les coups sont permis. Il se les autorise déjà tous. Au-dessus, la dame d’acier, miss Tellig. Son sourire et son assurance disparaissent d’un coup, au moment même où il croise Guru, le sempiternel conseiller de la directrice du monde. La haine se lit même dans son regard. Comment la femme la plus influente de l’univers peut-elle se faire conseiller par ce persifleur avec ses tenues excentriques, pas le moindre diplôme et qui ne parle que de visions et de bien-être ? Évidemment, il a été détecté comme le plus puissant, et aussi le plus influent visionneur. « Mais pour qui se prend-il avec son air suffisant ? Le jour où j’arrive tout en haut, c’est le premier que je fais disparaître. »
Alors que dehors le soleil fuyant donne aux nuages épais des couleurs dégradées de violet à Rose, rendant l’ambiance quasi surréaliste, à l’intérieur, la tension semble monter quand Lady Tellig fait entrer Simon dans son bureau.
— Où en est-on, monsieur Parris ?
— Bonjour, fit-il en regardant ailleurs.
— Oui, si vous voulez, répondit, tranchante, la reine mère.
— Où en est-on de quoi ? dit-il lentement en détachant bien chaque mot. Avec toutes les missions que vous m’infligez, précisez au moins de laquelle vous voulez parler.
— Écoutez, depuis la diffusion du message des jumeaux, les populations commencent à avoir des envies de… enfin, ils se soulèvent et se rebellent. Il est temps d’agir pour que tout cela cesse, et rapidement.
— Vous êtes vraiment loin des réalités Miss Tellig, ce n’est pas un soulèvement, c’est un vrai tsunami.
— C’est pour cela que je vous ai engagé n’est-ce pas ?
— La mission n’était pas très claire.
« Écoutez ! »
Le ton devenait de plus en plus sec et le corps de cette fine femme de 60 ans s’est durci, défendu par son immense bureau en acajou massif légendaire pour faire trembler tous ceux qui l’avaient affronté.
« Votre mission est simple. Repérer les foyers rebelles et ceux qui donnent les ordres, les annihiler et remonter à la source, les jumeaux. »
— Mais madame, il n’y a pas de donneur d’ordres. Nous avons enquêté, fait parler, torturé et tué. La seule chose que nous ayons obtenue c’est ce messie venu des temps anciens, alors, soyons sérieux.
— Le « messie » est là. Il est arrivé.
Puis un petit sourire, tout léger, sur ses lèvres si fines qu’on en voit à peine l’ébauche, arrive presque indicible.
— Je gère la plus grande entreprise terrestre et plus de 117 pays, je connais les réalités. Mais ce type, vous allez le trouver et l’éliminer. Point barre. Vous avez carte blanche.
Puis se penchant légèrement en avant, le regardant dans les yeux avec ce regard si impitoyable.
— Vous avez juste à faire très vite. C’est clair ?
Simon serra les dents et admit un « très clair ». À peine audible.
***
Les yeux perdus dans un ciel bleu intense, décoré de petits nuages épais, ceux qui donnent un si beau relief à cette profondeur infinie, Morgan est loin de tout. Seule l’ombre du vieil homme vient lui rappeler cette inénarrable vérité qui s’impose lentement à lui. Continuant de scruter l’immensité bleue, Morgan lâche juste sans y croire un :
— Vous avez une preuve de ce que vous racontez ?
— Des tonnes.
— Comme ce truc bizarre qui vole tout là-haut ?
Se retournant vers Michel « enfin, bizarre pour moi ».
— C’est ça.
— Comment voulez-vous que je croie être un mec qui vient de voyager dans le temps ? Sérieux, mettez-vous à ma place, vous arrivez dans un endroit étrange et un type vous explique que vous avez fait un bond spatio-temporel, j’arrive même pas à croire ce que je dis, de cent, deux cents, trois cents ans ou un truc dans le genre.
— Cent quarante-sept ans exactement, j’ai calculé.
***
Il existe des quartiers, qui vus de l’extérieur, paraissent fades et maussades, voir invivable. Des façades hautes et noircies par le temps, empilées les unes à côté des autres. Mais une fois à l’intérieur, cela peut être encore pire, alors, pour éviter de sombrer dans cet horrible quotidien, il est possible, parfois, de créer son univers et de faire de petites magies. C’est ce qu’avait fait Marie, la femme de Jo, et lui se souvient de sa fée qui rendait tout joyeux. Quand il rentrait après un contrat et qu’il poussait la porte, une île lointaine s’ouvrait, le faisant changer d’univers. C’était sûr qu’un jour ou l’autre elle comprendrait ce qu’il faisait et qu’elle ne le supporterait pas. Il n’avait pas dit clairement les choses, mais avait, consciemment ou non, laissé des indices la conduire à connaître la vérité. Il ne pouvait plus lui cacher, il l’aimait trop pour ça.
Le tableau souple inter-réseaux se mit en route automatiquement, le premier écran diffusait les infos continues du Konsortium aux incrustations multiples selon le type de programme recherché. Le son était confus et demanda à Jo un léger ajustement, ce qu’il fit à très grande vitesse de la main gauche tout en lançant sa machine à café de l’autre main. Seul son chat roux ne semblait pas aller à la même vitesse, se retournant très lentement et le fixant dans les yeux et, ce n’est qu’après un clignement du félin que son attention se reporta sur le deuxième écran qui venait d’émettre un faible tintement sourd, signe habituel d’une arrivée d’information personnelle.
Jo y jeta un coup d’œil et vit tout de suite que c’était un message crypté. Bien que routinier, il émit un soupir, sachant déjà, sans même le lire, de quoi il s’agissait. Était-il las de cette vie qu’il n’avait pas forcément choisie ?
Avant d’aller voir quoi que ce soit, il, promena son regard par la fenêtre où la ville blanche tentait de cacher le soleil derrière un amas de tours. Puis lentement, il alla s’asseoir, son mug à fleurs, souvenir de Marie, accroché à son doigt. Il sortit son décrypteur et commença à entrer les codes, un à un, pour valider l’ouverture puis après un léger flash sur l’écran, il put accéder à la lecture notifiée en en-tête « Priorité1 ».
Il eut une petite hésitation avant d’ouvrir, un infime stress passager, de ceux dont on se souvient plus tard, mais mécaniquement il cliqua.
« 17 003. »
Le titre, ce titre qu’il n’avait pas vu depuis des années, 17 003 : terminer la cible.
La bouche fermée de tension, le soupir sortit par le nez. Il regarda Royal, son chat qui avait cet air doux sur la gueule comme pour le rassurer. Il avait cumulé pas mal de dettes, et la somme annoncée en dessous atténua un peu son angoisse. Il ouvrit ensuite le dossier de la cible associée. Ses sourcils se soulevèrent de stupéfaction. Aucune photo, aucun nom, pas de descriptif, juste une annotation : Nous vous contacterons pour plus de détails. Soyez prêt à des mouvements géographiques importants.
Il se souvenait tout à coup du jour de son recrutement, quand il avait passé toute une batterie de tests au Konsortium et, devant son calme et sa lucidité à toute épreuve, il s’était retrouvé immédiatement au service de la section « Action » du grand K.
Son café était presque froid quand il s’aperçut qu’au bas de la page était inscrit : Vous devrez travailler avec l’agent 77 qui sera sous votre responsabilité.
« Je travaille seul, bordel de merde, je leur ai déjà dit mille fois, merde ! »
Puis se calmant immédiatement, il souffla en contrôlant sa respiration et caressa son félin rouquin comme pour s’excuser d’avoir élevé la voix. Le voilà encore une fois devant ses éternelles contradictions. Professionnellement toujours seul, mais ne pouvant se passer d’une présence féminine dans son intimité. Il se disait, en souriant intérieurement, que lui qui aime tant donner, se retrouve à donner la mort. Ses pensées se bousculaient, il n’avait jamais pris le temps de se regarder d’en haut, de savoir qui il était. Le départ de Marie avait tout changé.
« Je vais faire ce putain de dernier contrat et après… » Après, il n’en savait rien, mais il était temps qu’il y en ait un.
***
Michel était en train de remplir deux sacs à dos à l’identique, essayant de ne rien oublier, réfléchissant à haute voix. Debout devant lui, Morgan quasiment statufié, le regardait sans le voir, son esprit étant parti dans des milliers de connexions externes. Plus de questions, plus d’interrogations, juste le sentiment d’être sur un canot de sauvetage en plein océan. Sentant la présence inerte de son jeune hôte, le vieil homme s’arrêta un instant de maugréer et se retourna avec une certaine lenteur.
— Vous… euh… vous comprenez ce qui se passe ?
Seule une grimace cocasse lui fit office de réponse.
— Je sais que ça ne doit pas être facile pour vous, mais nous sommes obligés de nous dépêcher, vous êtes pisté, recherché, et m’est avis que certains ne vous veulent pas forcément du bien. Alors, on plie les gaules et on part vite… Très vite. On n’a pas le choix. OK ?
Morgan, sans rien dire, fit glisser la fermeture du sac le plus proche de lui, le mit sur son dos et prit la direction de la porte.
« Ah d’accord », répliqua Michel en lui emboîtant le pas.
Le soleil paressait ce matin-là, laissant traîner une légère obscurité et unifiant de pastel les quelques couleurs qui auraient osé se montrer. Un matin froid et sec qui laissait échapper une fine buée de la respiration des deux voyageurs. Le silence était pesant, enveloppant les bruits de leur marche et frustrant les quelques velléités d’engager la conversation. Morgan marchait sans vraies pensées, perdu dans tous les sens du terme, ne réussissant toujours pas à s’affranchir de sa nouvelle réalité. Michel, qui le devançait, sentait son compagnon silencieux le suivre automatiquement et se demandait ce qu’il pouvait ressentir. Il cala son pas sur le sien, se mit à sa hauteur et, après lui avoir jeté un petit coup d’œil discret, voulut l’affranchir de la situation.
— Nous allons marcher quelques heures jusqu’à un rendez-vous que nous avons avec quelqu’un qui peut nous faire franchir la frontière, ensuite… Ensuite on verra.
« Et, où va-t-on ? » répliqua froidement Morgan.
— En Espagne, pour retrouver les jumeaux.
— C’est normal que je ne connaisse pas, j’imagine.
— Oui, tout à fait, je dois vous informer de tout ça. Mais pour alléger votre curiosité, sachez que ce sont sans doute eux qui vous ont fait venir ici.
— Ah oui ?
Après un temps de pause.
— Vous avez raison, allons-y.
Un vent glacial se glissa sous le t-shirt de Morgan qui le fit frissonner et, subitement, il repensa à Shaaghi quand elle avait les mains froides et venait les réchauffer, juste là, à la place d’Éole.
Alors, dans son âme ce fut un tsunami. Tous ceux qu’il aimait, tous, il ne les verrait plus jamais. Pire que la mort, ils étaient en vie, et lui devrait en faire le deuil.
« Non, c’est pas possible, si ces connards m’ont fait venir, ils vont me faire repartir. J’ai rien à foutre ici moi. »
Il sentit une main sur son épaule.
— Et pourquoi on marche, monsieur ? Il n’y a pas de moyens de transport à votre époque ? On est revenu à l’âge de pierre ?
— Michel. Appelez-moi Michel. Disons que c’est un peu plus compliqué que ça, mais pour résumer, nous subissons actuellement une grève internationale des transports.
— Internationale ?
— Euh… oui. Comment vous expliquer ?
Michel grimace et se passe la main dans la barbe à la recherche de mots clairs pour son jeune compagnon.
— Pour faire court, après la grande dépression du début du 22e siècle, la dette des pays était tellement colossale qu’une simple multinationale, le Konsortium, a réussi à racheter la dette aux banques et s’est offert comme ça plus d’une centaine de pays, dont la France.
— Mais c’est quoi ces conneries ? Vous êtes en train de me dire que ce pays, en l’occurrence mon pays, est devenu une entreprise ? On nage en pleine science-fiction là.
— Bah non je…
— Et personne n’a réagi ?
Un bruit étrange vient soudainement interrompre leur conversation. Court. Sifflant. Les yeux de Michel s’écarquillent. Il a compris.
— Vite… À l’abri dans le ravin.
Et le voilà qui effectue un plaquage en règle sur Morgan, l’entraînant ainsi au fond du petit creux en bord de route, baissant machinalement la tête en sentant d’autres sifflements aigus les frôler.
« D’où ça vient ? » chuchote Morgan, le souffle court.
« J’arrive pas à voir », réplique Michel en soulevant sa tête de quelques centimètres et scrutant les alentours à la recherche du tireur.
La délicatesse du paysage contrastait avec la tension survenue. Les deux hommes croisaient leur regard fait d’incompréhension et cherchaient chacun chez l’autre la solution. Puis après cet insoutenable silence, il y eut de nouveau ce sifflement reconnaissable suivi d’un terrible cri du vieil homme. Bêtement, Morgan lui lança un « ça va ? » sans doute instinctif. Michel ne répondit que par un gémissement encore un peu plus sonore. Morgan rampa de quelques centimètres vers son compagnon de voyage pour se rendre compte de la blessure.
— Elle est entrée où la balle ?
— Y… Y a pas d’balle.
Morgan, surpris : « Quoi ? »
— C’est… c’est un elektron du kon… sortium.
Morgan pensait à toute vitesse. « Électrique, c’est ça ? »
Le vieil homme confirme d’un très léger hochement de la tête.
— Dans… dans le sac.
Le jeune homme plongea ses mains dans le sac à dos, fouillant jusqu’à trouver quelque chose qui pouvait ressembler à une arme. Sentant du bout de ses doigts quelque chose d’aspect métallique qu’il tira hors du sac et montra à son compère.
— C’est ça ?
— Oui, enlève la sécurité.
Le soleil était bien éveillé maintenant et les éclairait vivement. Morgan comprit cette histoire de sécurité immédiatement et, bien que ce ne fut écrit où que ce soit, repoussa un petit bouton. À ce moment précis il se crut dans un film ou dans un rêve, sauvant l’humanité avec des capacités et un courage exceptionnel, mais non. Il fantasmait juste pour éviter cette peur qui l’enveloppait de partout. Avant même que Michel lui expliquât comment s’en servir, il empoigna l’arme et visa un endroit où il avait cru voir un reflet, puis tira. Plus aucun son. Ils se regardaient, pensant tous les deux en même temps qu’il l’avait peut-être touché. Michel, qui semblait reprendre le dessus, lui dit qu’il n’y avait qu’un tir en pleine tête qui pouvait tuer avec cette arme. Morgan, qui ne pouvait rester sur des supputations répliqua qu’il fallait qu’il en ait le cœur net. Il se leva très lentement en gardant la tête baissée, vieux réflexe inutile, mais que l’on ne peut réprimer. Il traversa un pré vallonné jonché de marguerites et monta une petite colline, sous l’œil du vieux qui avait repris l’arme en main. Au loin Michel le vit faire un signe de la main sans trop en comprendre la signification.
Morgan est là, planté devant le corps sans vie de l’homme qu’il vient de tuer. Pas de retour en arrière, pas de deuxième chance, c’est définitif. En même temps qu’il se dit tout cela et qu’il se désespère d’avoir pris une âme, un étrange sentiment de fierté vient s’immiscer en lui et il a presque honte de ressentir une telle contradiction. Michel ayant finalement compris qu’il devait rejoindre son compagnon et arrivant finalement à sa hauteur ne peut s’empêcher de lâcher un : « Ah bah celui-là, vous ne l’avez pas raté… Pleine tête. » Puis s’approchant du corps sans vie, il vient le fouiller avec un savoir-faire méthodique, glaçant, sous le regard de Morgan qui veut savoir pourquoi on a tâché de s’en prendre à sa vie.
— Ce n’est pas un professionnel, c’est sûr. Tenter de nous tuer avec ce truc, c’est n’importe quoi.
Morgan restait silencieux bien qu’il trouvait aberrant qu’on essaye de l’assassiner.
— Tu te demandes bien pourquoi on voudrait te tuer hein ?
Michel avait dit ça avec un petit regard de côté presque juvénile.
— Mais qui êtes-vous à la fin ? Je me retrouve on ne sait où, je tombe sur votre maison, vous me dites que vous m’attendez et, comme par hasard, après vous avoir suivi, voilà qu’on commence à me tirer dessus. Putain ! C’est quoi l’embrouille ?
Michel, tout en l’écoutant attentivement, continuait de fouiller John Doe quand, tout à coup, il lève la main avec l’index pointé, comme pour faire taire l’homme du passé, et prend le bras du défunt tatoué le montrant avec une insistance sans équivoque.
— Les enfants du voyage.
— Et ?
— Ah… Juste la nouvelle religion qui a annoncé ton arrivée. Voilà pourquoi il n’avait aucune arme valable, ça leur est interdit. Mais s’il y en a eu un, il y en aura d’autres.
— Pourquoi moi ?
Michel s’approche, l’air amical en posant sa main sur l’épaule de son jeune ami légèrement salit de la boue de leur saut dans le ravin.
— Parce que tu es le nouveau Messie d’après eux.
Morgan se retourna vivement, en haut de cette colline en fermant les yeux, se voyant au bord d’un précipice imaginaire, sautant sans retenue dans un vide sans fond. Tout s’entremêle, des voix qui l’appellent, des bruits blancs, des cris d’enfants, des bips de machines cardiaques au curseur vert, des mélodies magnifiques et orchestrales et encore ces voix et, plus précisément une voix de femme qui lui murmure un « rejoins-nous, viens ». La tête lui tourne, et ses mains, comme protectrices viennent lui barrer les tempes, il s’agenouille et cri de rage. Michel le regarde, subjugué et n’ose s’approcher. Enfin la quiétude revient doucement. Michel ouvre son sac et en sort une gourde, dévissant le bouchon avec précision, puis la porte à sa bouche pour quelques gorgées.
— Tu en veux un peu ?
« Oui je veux bien », dit Morgan sortant petit à petit de son délire en reprenant son souffle.
Rien ne paraît cohérent, absolument rien, et pourtant, cette voix qu’il a entendue, au son si doux, lui est remontée dans l’âme. Quelqu’un lui a parlé, c’est certain. Certes il ne comprend pas, mais il sait la véracité de cette voix de femme. Après avoir bu sans regarder ce qu’il faisait, il verse un peu d’eau dans le creux de sa main et mouille son visage en fermant les yeux et sent le soleil de midi chauffer ses paupières. Il va suivre Michel, il aime quand quelqu’un donne le tempo et, de toute façon, n’a pas vraiment d’autres choix. Tant qu’il marche, il avance, et tant qu’il avance il ne se perd pas. Il va quelque part sans savoir pourquoi, le vieux lui dit qu’il est un messie quand lui-même ne sait plus qui il est alors, pourquoi ne pas aller au jusqu’au bout.
***
Quand il avait fait accrocher cette toile de Magritte, Simon n’y connaissait rien en peinture. Mais comme c’était une des plus onéreuses de la vente aux enchères, cela devait forcément être un maître ou, quoi qu’il arrive, ça aurait de l’impact qu’il ait mis un tel prix. Tout le monde serait bien vite au courant et, en fin de compte, il aimait bien ce type de chapeau. Ce matin et, peut-être pour la première fois depuis qu’il l’a acquis, il le regarde vraiment, voyant à peine madame Trautmann déposer le café sur son bureau. C’est qu’à cette époque, les gens faisaient de la « peinture ». Ils dessinaient directement avec des crayons et mettaient des couleurs avec des tubes de pâte, enfin c’est à peu près ce que lui avait expliqué ce vendeur d’art du centre. Le sous-directeur du Konsortium, comme il n’aimait pas qu’on l’appelle, était féru de toutes ces pratiques anciennes qui le dégouttait un peu, mais que finalement il admirait. Sa femme, qui prenait des cours d’arts « ancestraux », l’avait initié et, comme c’était la seule personne qu’il était capable d’écouter, il y avait pris goût. Il lâchât un « merci madame Trautmann » alors qu’elle avait franchi la porte depuis bien longtemps. Les humains n’ont jamais été sa préoccupation première. Ni seconde d’ailleurs. Le pouvoir était le seul sentiment qu’il comprenait, et il était persuadé que c’était un sentiment. Ou la domination peut-être. Oh, et puis il s’en fichait de savoir ce qu’était un sentiment du moment qu’il voyait tous ces gens se plier à ses exigences, avoir peur ou flatter. À cet instant il se sentait bien, épanoui. Aucune méchanceté dans tout ça, juste un ego si grand qu’il fallait bien le nourrir. Il s’amusait même devant sa glace le matin à faire comme dans ces vieux dessins animés et à dire à haute voix : « Je serai bientôt le maître du monde. » Et il en souriait à chaque fois, trouvant cette phrase ridicule, mais tellement drôle.
Revenant à la réalité, le poids de sa mission commençait à le rendre quelque peu stressé. Il fallait absolument réussir. « Toujours aller au-delà de ce qu’on te demande », lui disait son vieux dégueulasse de père. C’est sans doute le seul héritage qu’il aura reçu. Ça, et l’accident de voiture évidemment. Une route, c’était en automne, il pleuvait, mais pas trop. Le père, bourré et furax de l’avoir en garde alors que ça n’était pas sa semaine. Le choc, si terrible et si absent, puis l’oubli, la perte de tout repère. Les gouttes qui tombent sur les paupières. Des voix, plein de voix, des lumières bleues et rouges qui clignotent, des gens qui s’occupent de lui. Étrangement, pas de douleurs, plus de corps, juste le cerveau qui semble fonctionner. Un an d’hôpital et dix-sept opérations. Le médecin qui vient dans la chambre avec sa voix monocorde « il va falloir apprendre à vivre autrement petit ». Il avait neuf ans. Pendant tout ce temps allongé à se dire qu’il ne marcherait plus, il n’a pensé qu’à une chose, se venger. Mais pas de son père ou de l’alcool. Se venger de la vie qui avait coupé les jambes d’un enfant. Se venger de ce monde qui lui disait que maintenant il n’était plus rien et montrer ce dont il était capable. À force d’être là, dans ce lit blanc, dans cette pièce blanche, inerte, il décida non pas de faire quelque chose d’important, mais d’être inoubliable, de changer l’Histoire et, il était en chemin.
— Monsieur Parris, votre rendez-vous est là.
Les enceintes invisibles au son parfait diffusaient la douce voix de madame Trautmann. Après un soupir et un léger silence : « Oui, faites entrer. »
Un costume entra dans le bureau et, dans le costume, des muscles, taillés par les machines à souffrances payantes et, paraît-il, si exaltantes, un corps ossu et large, répondant en tout point au menton carré de celui qui va tout droit. Simon fait face au tableau et ne s’est pas retourné.
— Vous préférez l’homme ciel ou l’homme au chapeau noir ?
— Monsieur Parris, j’y connais rien à ces trucs-là moi.
Simon, tournant la tête vers le haut pour enfin regarder son rendez-vous lâche d’un air lointain : « Évidement. »
Puis roulant avec une incroyable maîtrise, il s’installe derrière son bureau au design ultra moderne, sans aucun parallélisme et à la couleur pastel, légèrement bleuté, froide, mais répondant à son Magritte, discrètement. La distance de conversation étant adaptée, le sous-directeur peut donc entamer son questionnement.
— Alors, monsieur Mercer, avez-vous réuni votre équipe ?
— Euh… Monsieur Parris, ce n’est pas simple de réunir des professionnels quand l’objectif de mission n’est pas clair.
— Vous leur avez donné l’avance ?
— Oui, bien sûr.
Simon montant la voix. « Bon, dans ce cas, où est le problème ? Nous payons ces gens grassement, ils travaillent pour nous, point. Je donne les ordres, vous obéissez et eux, ils vous obéissent. C’est assez clair ça, Mercer ? Je vais être encore plus clair, cette mission est du niveau le plus élevé, tant en importance qu’en confidence. Nous avons sélectionné les meilleurs. Il faut que cela se passe très vite. »
— Mais qui est la cible ?
— Son nom ne vous serait d’aucune utilité.
Simon, qui joue avec un ancien jeu de cartes, sort avec une certaine dextérité le roi de cœur et le montre avec un léger sourire.
— Vous voyez, monsieur Mercer ?
Mercer regarde la carte, puis son regard naïf remonte à son interlocuteur.
— Et bien, c’est lui que vous devez trouver. Mais c’est votre jour de chance puisqu’il a été localisé dans le sud-ouest de la France. Sept jours. Pas un de plus. Je ne vais pas rentrer dans les détails, vous avez une semaine pour trouver et éliminer la cible, faute de quoi…
Mercer avait arrêté de respirer en attendant la fin de la phrase qui n’arrivait pas et Simon prenait un plaisir sadique à le voir à sa merci.
— Vous êtres au Konsortium depuis… Regardant le dossier sur son bureau.
— Depuis, depuis…
— Cinq ans.
La voix de Mercer ne tremblait pas, mais était extrêmement faible.
— Cinq ans, c’est ça. Donc, vous connaissez les méthodes du K, je ne vous ferais pas un dessin.
Puis mouvant son siège pour arriver à la hauteur du chef de « l’Action ».
— Sept jours Mercer.
Il se lève, salue le boss avec déférence et s’en va vite. Simon le regarde partir avec ce doux plaisir du frisson du pouvoir aussitôt freiné par celui d’être lui aussi en dessous. Puis son regard retourne, aimanté, sur la toile de maître, mais cette fois il ne la voit pas comme on jette un œil à un vernissage, un verre à la main et des phrases toutes faites. Il se voit dans cette multiplication ou cette division de lui, cette « Décalcomanie » comme l’indique son titre, il se voit dans ce miroir schizophrène. Pour la première fois, l’art vient de lui parler, l’art n’est plus un objet extérieur, l’art c’est lui.
***