Là où tout a commencé - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Là où tout a commencé E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Une femme est retrouvée morte chez elle. Rapidement, deux couples sont suspectés...

Il est des règles immuables que la Nature a dictées. Parmi celles‑ci, la loi selon laquelle la vie ne peut naître que de l’union d’un homme et d’une femme. Tania, appréciée de tous, est retrouvée sans vie à son domicile. Qui a pu en vouloir à cette personne sans histoires ? Et pourquoi Perrot et Lefèvre s’orientent-ils vers Bruno et Stéphane, ce couple en mal d’enfant ? Ou encore vers Annabelle et Damien, qui attendent un heureux évènement ? Et si c’était là que tout a commencé… Un roman à suspense dont l’intrigue témoigne de l’évolution actuelle du couple et de la famille…

Découvrez sans plus attendre une nouvelle enquête de Perrot et Lefèvre, en plein cœur d'un drame autour de la question du couple et de la famille.

EXTRAIT

— La mort remonte à combien de temps ? s’enquiert Jean-Louis Perrot – nouvellement nommé en même temps que son fidèle acolyte Lefèvre à la PJ bordelaise – en se penchant sur le corps gisant sur le carrelage.
— Difficile à dire, répond le médecin appelé pour constater le décès. Le corps est encore souple, mais le fait qu’il soit resté au contact du plancher chauffant retarde forcément le processus de rigidification. Ceci dit, je dirais qu’elle a succombé il n’y a pas plus de quatre, cinq heures…
Ce qui ferait aux alentours de quinze heures, calcule rapidement Perrot en regardant vers l’extérieur où la nuit est déjà tombée. La femme est allongée à l’aplomb de la table de salle à manger, face contre terre, le visage en partie dissimulé par ses cheveux. Sa blondeur ne doit rien à la nature, comme en témoigne la racine brune de ses cheveux. Elle a les yeux à demi ouverts. Sous sa tête, une flaque sombre. Elle porte un pantalon de survêtement noir et un sweat-shirt gris. De ses baskets qui paraissent neuves sort le haut de socquettes rose fluorescent. Sur le tapis traîne une brosse à cheveux qui a pu échapper de la main de la victime lorsque celle-ci est tombée. À moins que la brosse se soit trouvée là par hasard, abandonnée par un enfant. Le commandant jette un regard circulaire. L’hypothèse d’un objet oublié sur le sol ne le convainc pas car la maison semble impeccablement tenue.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Voila un petit roman à suspense bien agréable à lire. L'enquête et sa résolution ne sont pas aussi simples qu'elles pourraient le paraître et pousse le lecteur à tourner les pages les unes après les autres… jusqu'à la dernière. Les deux enquêteurs sont rigolos et attachants et leur chef, un anglais encore plus. L'écriture est fluide, agréable. Bien qu'il soit question du désir d'enfanter dans les couples me même sexe, on ne tombe pas dans les clichés et l'enquête reste au premier plan. - Clairette Babelio

Des sujets traités avec justesse et qui donne vraiment envie de découvrir d'autres enquêtes policières des ouvrages des éditions Palémon. - Vinnie1984, Babelio

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

Là où tout

a commencé

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île-Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Saint-Quay s’inquiète

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

n°8 - Là où tout a commencé

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 2etrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-32-0

ISBN version papier : 978-2-372600-37-8

Photo de couverture : © Audrey Kiselev - Fotolia.com

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille

Applaudit à grands cris.

Son doux regard qui brille

Fait briller tous les yeux,

Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être,

Se dérident soudain à voir l’enfant paraître,

Innocent et joyeux.

Les Feuilles d’Automne- Victor Hugo.

L’amour, pour rendre heureux les hommes

Unit deux personnes,

La femme baigne dans une mare sombre dont la source se perd quelque part sous son corps sans vie. Elle a la face tournée contre terre, la joue à même le carrelage glacé. Elle porte un pantalon noir et un sweat-shirt gris clair. Des baskets flambant neuves complètent la tenue. Le pantalon légèrement relevé dévoile des socquettes dont la teinte rose fluorescent paraît obscène dans le décor. Elle a dû être surprise par son assaillant car, de sa main gauche, s’est échappée une brosse à cheveux.

*

Quelques mois plus tôt

— C’est la prochaine étape, non ?

Stéphane ne voit de Bruno que son dos étroit et l’arrière de sa tête où s’emmêle la tignasse châtain. Il est assis sur le canapé, les coudes sur les genoux. Il ne répond pas, il se contente d’un grommellement étouffé par ses poings sur lesquels s’appuie sa bouche. Il hausse imperceptiblement les épaules. Bruno porte ce pull-over marron qu’il ne s’est jamais décidé à jeter. Stéphane s’attendrit, il voudrait aller frotter ce dos tendu, inquiet. Dire que c’est bon, il n’y a pas d’urgence, qu’on peut réfléchir posément. Mais il n’en fait rien. Stéphane tourne les talons et quitte le salon. Dans le vestibule, il se fige quelques secondes dans l’espoir enfantin que Bruno le retienne. Mais rien ne se passe, alors il ouvre la porte d’entrée et se retrouve dans l’humidité de ce début d’automne. Il ne sait au juste pourquoi il sort. Sans doute envie de quitter cette atmosphère lourde de reproches informulés, d’attentes avortées. Il aspire l’air immobile et lève les yeux. Le ciel est bas, d’un gris uniforme qui ne laisse percer aucun rayon du soleil. La pelouse est jonchée de feuilles jaunes où se mêlent quelques touches écarlates. « Il faudrait peut-être passer le râteau… » songe-t-il mécaniquement avant de dégonfler ses joues en signe d’ennui. Il n’y a que Bruno pour avoir de telles idées. Ramasser les feuilles mortes ? Pour quoi faire ? D’autres tomberont, n’est-ce pas ? Mais Bruno est comme ça, il dit qu’il y a des choses qu’on doit faire, des choses qui se font. Il y a un ordre des choses. Une ligne à suivre ou qui nous précède et nous montre la voie. Stéphane est différent. Plus instinctif, mais peut-être plus cérébral aussi. Indécis, il regarde le jardin qui s’ouvre devant lui et donne directement sur le trottoir. Le terrain se prolonge de chaque côté vers les propriétés voisines, sans délimitation. C’est ce qui leur a plu lorsqu’ils ont visité la maison, cinq ans auparavant. Bien qu’ils aient l’un et l’autre toujours été attirés par les vieilles demeures, ils sont tombés sous le charme de ce lotissement qui venait de sortir de terre. Le promoteur, un amoureux des États-Unis, s’était inspiré de ce qui se faisait de mieux dans les quartiers résidentiels américains pour monter son projet immobilier en France. Ainsi avait-il fait construire un ensemble de vingt maisons de taille confortable entourées de leur jardin. D’esprit colonial, elles se dressaient sur deux niveaux avec porche central et double garage attenant. Les propriétés s’étaient vendues comme des petits pains à des cadres ravis de pouvoir s’installer près de Bordeaux en ayant l’impression de vivre à la campagne. La plupart de leurs voisins ont des enfants, deux, trois voire quatre. D’ailleurs, les voici qui envahissent les trottoirs, le cartable sur le dos, ravis de se dégourdir les jambes après une journée de classe. Stéphane décide d’aller courir. Il a besoin d’évacuer cette rage qui lui tord le ventre. Il descend le perron et se glisse dans le garage. Son sac de sport est resté dans le coffre de sa voiture. Il l’attrape et se change en frissonnant. Puis il s’élance dans le froid humide.

*

— Non, Madame, le problème ne vient pas de vous.

Le praticien s’adosse à son large fauteuil et croise lentement les bras sur son abdomen. Puis il se redresse et tourne les feuilles posées sur son bureau afin qu’elle puisse lire.

— Regardez vous-même…

Elle se penche, plisse les yeux, essaie de comprendre ces colonnes de signes en noir et blanc. Elle soupire, lève des yeux perdus. Le médecin pointe alors du doigt une ligne de chiffres.

— Voyez, le taux est parfaitement conforme aux normes de référence. Aucune anomalie n’a été détectée. C’est donc du côté de votre mari qu’il faut à présent chercher…

Le médecin est déjà en train de taper sur son ordinateur. Il explique les analyses que Monsieur va devoir effectuer. On sera fixés assez rapidement, soyez sans crainte. Elle reste muette, le regard toujours rivés sur cette ligne de résultats. Surpris par son silence, l’homme la regarde et s’enquiert :

— Tout va bien ? Vous êtes toute pâle…

— Je me demandais… je me demandais… et si je faisais un blocage ? Vous savez, un blocage psychologique, ça arrive souvent, n’est-ce pas ?

Perplexe, il dévisage la femme. Il croit lire de l’espoir dans ses yeux bleu foncé. Il secoue la tête et rit :

— Qu’est-ce que vous allez chercher là ? Parce que vous pensez que vous avez des raisons de « faire un blocage », comme vous dites ?

— Non, se récrie-t-elle, comme piquée au vif, bien sûr que non !

— Eh bien alors, vous voyez, fait-il en baissant la tête vers son clavier, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Vous savez, la médecine a fait des progrès immenses ces temps derniers, notamment en ce qui concerne les problèmes de fécondité. Ne vous inquiétez pas, voici une ordonnance pour votre époux. Faites tranquillement les examens et, dès que j’ai les résultats, ma secrétaire vous contactera pour fixer un rendez-vous. Voilà, Madame, vous réglerez auprès de mon assistante.

Comme un automate, elle se lève et se laisse serrer la main par le médecin qui la raccompagne à la porte.

Elle se retrouve dans la salle d’attente. Elle a l’impression de manquer d’air, alors elle se dépêche de sortir. Elle repère le banc public devant le cabinet. Elle s’y traîne et s’y laisse tomber. Elle se force à respirer calmement, avec d’amples inspirations. La nouvelle l’a assommée : ainsi, Damien serait peut-être stérile ? Elle laisse l’idée faire son chemin à travers son esprit embrumé. Les mots du médecin résonnent dans sa tête : « C’est du côté de votre mari qu’il faut chercher à présent ». Mais non, impossible, pense-t-elle en agitant vigoureusement la tête. Impossible. Et pourtant, il a eu l’air catégorique : elle-même n’aurait aucun problème de fertilité. Et il a écarté d’un revers de main amusé un éventuel blocage psychologique. Il a même eu l’air de penser qu’elle cherchait des problèmes là où il n’y en avait pas. « Faites tranquillement les examens », a-t-il conclu de son air bonhomme. Tranquillement ! Elle a envie de hurler. Qu’est-ce qu’il en sait, lui, de ce qu’elle ressent ! Elle réfléchit à nouveau, les mains serrées sur son sac à main. Soudain, une idée : elle sait ce qu’il lui reste à faire…

*

Elle a fini de dresser la table et a allumé des bougies parfumées à la figue. Elle y pose un bouquet au centre. Le dîner mijote doucement dans la cuisine. Elle a passé une robe noire ajustée qui met en valeur sa minceur et des escarpins vernis. Elle a fait de ses cheveux châtains mi-longs un chignon un peu lâche. Des boucles en cristal pendent à ses oreilles. Tout est prêt. Mais tout à coup, elle hésite. Elle se dit qu’à voir ce décor festif, il va se demander ce qui se passe, quelle grande nouvelle elle a à lui annoncer. Elle se sent soudain ridicule, jeune mariée servile qui attend son chevalier. Alors, rapidement, elle souffle les bougies, ôte les assiettes de porcelaine fine, les verres de cristal, la jolie nappe amidonnée. Elle rallume le plafonnier et range le tout dans l’armoire du salon. Elle gagne la cuisine et dresse le couvert avec la vaisselle de tous les jours. Elle vient juste d’enfiler son jeans et son tee-shirt et de détacher ses cheveux lorsque Damien sonne à la porte.

— Salut, fait-il en l’embrassant légèrement sur la bouche. Hum, ça sent bon ici. Tu as fait une blanquette ? Génial. T’as passé une bonne journée ?

— Oui, et toi ?

— Oui, ça a été. J’ai enfin réussi à boucler ce dossier, tu sais celui avec les Irlandais…

— Oui, fait-elle sans conviction. Tu vas pouvoir souffler un peu…

Il acquiesce tandis qu’il ôte son imperméable et ses chaussures en un geste parfaitement synchronisé. Il s’étire en bâillant et s’assoit à la table. L’esprit ailleurs, elle l’écoute qui raconte sa journée au travail. Il fait honneur au dîner et ne semble pas remarquer le manque d’entrain de sa compagne. Sitôt le repas avalé, ils débarrassent, mettent en ordre la cuisine et programment le lave-vaisselle. Puis ils s’installent l’un près de l’autre sur le canapé pour regarder le journal télévisé. Ils écoutent quelque temps en silence, mais alors que le bulletin météo s’affiche sur l’écran, elle prononce :

— Au fait, je suis allée voir la gynéco aujourd’hui…

— Ah ? La visite annuelle ? fait-il distraitement sans quitter l’écran des yeux.

— Oui, la visite de contrôle.

— Et tout va bien ?

— Oui, enfin, elle m’a trouvé un petit truc…

Il se retourne vers elle :

— Un champignon, tu veux dire ?

— C’est ça, acquiesce-t-elle en hochant la tête. Du coup, elle m’a conseillé le préservatif en ce moment.

Il a soudain l’œil égrillard.

— C’est quelque chose qu’on n’a pas encore testé… dit-il en souriant.

Elle est surprise qu’il prenne si bien la nouvelle de ce petit désagrément. Elle se sent soudain plus légère. Alors, elle s’approche de Damien et s’installe à califourchon sur lui.

— Eh là ! s’amuse-t-il, pas si vite, ma belle, laisse-moi le temps de souffler !

Mais elle ne se démonte pas et lui pose un baiser dans le cou, appréciant au passage son eau de toilette boisée et citronnée. Il lui attrape alors les deux poignets et plonge son visage dans son décolleté. Il se met à respirer plus fort et à gémir doucement. Elle s’agite doucement sur lui avant de lui glisser à l’oreille :

— Une seconde, je vais chercher les préservatifs.

Elle est déjà de retour, la boîte colorée à la main. Impatient, il l’attire à lui, la déshabille tout en continuant à l’embrasser et l’allonge sur le canapé. Elle répond à ses baisers et ferme les yeux. Mais soudain, elle ne se sent plus sur la même longueur d’onde. L’esprit parasité par ce qu’elle a appris dans l’après-midi, elle ne parvient pas à se laisser aller et à partager l’excitation de Damien. Pour donner le change, elle essaie bien de respirer plus vite, plus fort. Mais son esprit demeure totalement en alerte. Elle rouvre les yeux, tourne la tête et tandis qu’il va et vient en elle, elle voit les images sur l’écran de télévision qui est resté allumé. Un dernier coup de rein et Damien se retire, en lui posant un baiser sur les lèvres. Puis, il s’écarte, bâille et s’allonge sur le dos, l’air béat. Elle se redresse, lui caresse la joue d’un doigt léger et se lève en prétextant qu’elle doit procéder à une toilette intime. Au passage, elle attrape discrètement le préservatif usagé abandonné sur le sol.

Elle en aura le cœur net.

*

Le médecin la fait asseoir en face de lui et déplie les feuillets que la secrétaire vient de poser sur son bureau.

— Monsieur ne vous accompagne pas ?

Elle secoue la tête.

— Non, finalement, il n’a pas pu se libérer.

— Dans ce cas, fait-il avec un sourire, je suppose que je peux vous faire confiance pour lui répercuter ce que je vais vous dire ?

— Évidemment.

— Nous avons reçu les résultats du labo. Comme je le pressentais, ajoute-t-il avec un air soucieux, il y a bien un problème d’infertilité chez votre mari.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, le spermogramme indique qu’il ne contient pas de spermatozoïdes. Cela revient à dire qu’il ne peut concevoir. Je suis désolé.

— Mais…

Abasourdie, elle regarde les larges mains du médecin qui tiennent les feuillets d’analyse. Elle essaie de donner corps aux paroles qu’il vient de prononcer. La voix sourde, elle demande :

— Et ce… cette stérilité, ça remonte à quand, à votre avis ?

Il la dévisage avec une incompréhension où se mêle un peu de pitié. Lentement, il repose les documents et écarte ses mains pour expliquer :

— Mais depuis toujours, Madame. Simplement, votre mari l’ignorait puisqu’il ne s’était jamais interrogé sur sa capacité à procréer.

Elle a l’impression qu’elle va se trouver mal. Les mots du médecin lui parviennent étouffés, comme prononcés à travers un rideau de ouate. Elle ne voit de l’homme en face d’elle qu’une silhouette en noir et blanc, masque en négatif. Il voit son trouble, alors il se lève et va au lavabo se trouvant derrière le paravent qui isole la table d’examen du reste de la pièce. Il revient en lui apportant un verre d’eau.

— Tenez, vous vous sentirez mieux.

Elle attrape mécaniquement le verre et le vide d’un trait. Peu à peu, les informations fournies par le praticien prennent forme dans son cerveau et une réalité insoutenable l’assaille soudain. Submergée par l’émotion, elle se lève d’un bond et tend la main au professeur :

— Merci Docteur, articule-t-elle péniblement.

— Mais Madame, fait son interlocuteur en se levant à son tour, vous ne voulez pas qu’on discute un peu de tout cela ? Vous êtes choquée, je le comprends, mais je peux vous parler des solutions qui existent…

— Plus tard, l’interrompt-elle. Une autre fois. Merci, répète-t-elle en se précipitant vers la porte.

*

Stéphane a trouvé son rythme, sa respiration est régulière, sa foulée légère. Son long corps musclé se meut avec aisance. Il court dans le bois qui borde le lotissement où il habite. Il s’émerveille à chaque fois de cette chance qu’ils ont de pouvoir en quelques pas seulement se retrouver au plus profond de la nature. Au-dessus de sa tête, les chênes empourprés déploient leur canopée tandis que l’air humide caresse son visage. Du sol gorgé de pluie émanent les senteurs d’humus. Le silence est palpable, seulement troublé par le bruit des rameaux qui craquent sous ses pieds. Ici tout n’est que tranquillité mais on sent que la vie est partout, repliée, tapie dans ces bruissements et frôlements invisibles. Il a l’impression qu’au fur et à mesure que son corps s’échauffe, son esprit s’éclaircit. Après une heure de course, il ralentit le pas et sort du bois. Il se retrouve dans la rue. Il monte sur le trottoir en veillant à ne pas déraper sur les feuilles mortes détrempées qui jonchent la terre. À présent que le crépuscule est tombé, les parages sont déserts. Les écoliers sont rentrés chez eux et l’on ne croise que les voitures des voisins qui regagnent leur domicile. Stéphane constate que Bruno a pris la peine d’allumer à l’extérieur et ce petit geste lui fait plaisir. Il arrête de courir et marche en respirant amplement. Arrivé devant chez lui, il grimpe en haut du porche et laisse reposer ses talons dans le vide en alternance afin d’étirer ses mollets. Puis il fait rouler ses épaules d’avant en arrière, tend les bras vers le ciel, inspire par le nez, expire par la bouche. Il se sent enfin prêt à rentrer. À l’intérieur, pas un bruit ne se fait entendre. Une lumière tamisée diffusée par deux lampes à abat-jour de couleur poudrée donne une atmosphère chaleureuse au salon. Un magazine a été abandonné sur le canapé, et sur la table basse se trouve un mug au fond duquel reste un peu de thé. Stéphane ôte ses chaussures et foule l’épais tapis à bouclettes colorées qui recouvre une bonne partie de la pièce. L’écran de l’ordinateur est en veille dans le coin bureau. Stéphane s’approche. Hésite. Puis, mû par une impulsion irrépressible, fait défiler l’historique de recherche. Il constate alors que le dernier site visité indique que Bruno n’est pas resté insensible à ses demandes. Ému, il s’empresse de verrouiller l’écran avant de jeter un regard coupable vers l’étage. Il déteste l’idée que son compagnon ait pu surprendre son indiscrétion. Puis il grimpe quatre à quatre l’escalier métallique et va jusqu’à leur chambre. Mais celle-ci est vide. C’est alors qu’il entend un vague bruit venant de l’opposé. Il comprend que Bruno est en train de prendre un bain. Stéphane frappe doucement et demande presque timidement :

— Je peux entrer ?

Un « Mm » sourd lui répond, que Stéphane choisit d’interpréter comme un oui. Il pousse la porte et se retrouve dans la salle de bains noyée par un nuage de vapeur parfumé au pin. Dans la baignoire se trouve Bruno dont Stéphane n’aperçoit que la nuque têtue et les orteils qui sortent de l’eau moussante. Stéphane s’approche, se déshabille et se glisse à son tour dans l’eau fumante. En face, l’autre ne peut retenir un sourire.

*

« Mais alors, se répète-t-elle, mais alors, et Capucine ? » Elle voit le visage de la fillette, ses yeux clairs, ses boucles blondes. Aussi claire et diaphane que son père est typé. « Mais c’était évident, songe-t-elle, avec l’envie de rire et de pleurer à la fois, comment avons-nous pu être aussi aveugles ? Et surtout Damien, en l’occurrence. Comment a-t-il pu imaginer que cette petite était sa fille ? » Elle laisse échapper un ricanement aigre. Un passant lui lance un regard surpris. Mais elle n’y prête pas attention. Elle songe à Damien, cet homme qu’elle aime du fond du cœur et avec lequel elle rêvait de fonder une famille. Elle regarde les arbres qui rougeoient sous le pâle soleil couchant. Dans le parc où elle est allée s’asseoir, quelques rares enfants s’ébattent encore sur les structures de bois tandis que leurs mères les encouragent tout en serrant frileusement leurs bras contre elles. Elle se dit qu’elle ne connaîtra sans doute jamais ce bonheur d’accompagner son enfant au parc. Du moins, pas si elle continue à partager la vie de Damien. Mais elle chasse vite cette pensée odieuse. Comment ose-t-elle ainsi évoquer la possibilité de le laisser. Elle se mord la lèvre tandis qu’elle sent les larmes lui monter aux yeux. La honte le partage au désespoir. Et le doute aussi. Que faire de cette nouvelle qu’elle vient d’apprendre et qui menace de l’étouffer ? La taire évidemment. Que faire d’autre ? Elle refuse l’idée de lui dire qu’il ne peut être le père de Capucine. Damien va mieux aujourd’hui, il est allé de mieux en mieux depuis qu’ils se sont rencontrés à cette soirée organisée par une amie commune, il y a presque trois ans. Il sortait d’une séparation douloureuse d’avec Karen, la mère de Capucine. Karen s’était révélée de plus en plus complexe au fur et à mesure de leur vie de couple. Au début, il s’était amusé de ce qu’il considérait comme les caprices d’une fille unique gâtée par des parents enamourés. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, elle était la fille charmante et intelligente, à qui rien ni personne ne résistait. Ils travaillaient tous deux dans la société où elle exerce toujours. Il la croisait dans les réunions et pouvait admirer son assurance tranquille. Comme tous autour de lui, il s’était laissé prendre au piège de son autorité enjôleuse. C’était une grande femme brune, très mince, aux longs cheveux raides. Elle portait invariablement des tailleurs-pantalons noirs avec un chemisier blanc et des escarpins à talons. Ses collègues avaient pour elle une admiration un peu craintive. En fait, c’est elle qui avait fait le premier pas en l’invitant à dîner un soir où une réunion s’était éternisée. Damien avait vite succombé, assez flatté au fond d’être l’heureux élu de la redoutée dame de pique. Ils s’étaient vite installés sous le même toit et Capucine naissait, deux ans plus tard. C’est à ce moment-là que le caractère imprévisible de Karen s’était révélé. Comme si elle voyait dans cette miniature de cinquante centimètres une potentielle rivale. Eût-elle agi différemment avec un bébé de l’autre sexe ? « Fort probablement », songe Annabelle en remuant la tête. Dans ce cas, elle aurait pu demeurer à sa place indétrônable de reine du foyer, amante exclusive et mère aimante. Étrangement, Karen aimait sa fille, de cela Damien n’avait jamais douté, mais d’un amour exclusif qui ne supportait pas la participation du père. Aussi, lorsque Damien s’approchait de la petite, laissait-elle échapper de petites remarques perfides sur son incapacité à s’occuper d’un bébé. Progressivement, elle s’était mise en travers de son chemin, chaque fois qu’il faisait mine de vouloir toucher Capucine. À un moment, il avait tout de même commencé à s’en inquiéter. Capucine avait six mois et Karen continuait à refuser sa couche à son mari, sous prétexte que la petite devait dormir près d’elle afin de développer un sentiment de confiance sans lequel elle ne pourrait s’épanouir en tant qu’adulte. Damien s’en était ouvert à son ami d’enfance, Denis, qui avait lui-même deux petites filles. Ce dernier l’avait conforté dans son point de vue : non, il n’était pas normal que le bébé partage le lit de ses parents et il n’était pas normal non plus que Karen tourne ainsi le dos à son mari. Alors, il avait essayé de parler à Karen, à mots choisis pour ne pas la heurter. Mais elle n’avait pas supporté ses remarques. Elle avait alors fait preuve d’une attitude agressive à son égard, presque violente, tandis qu’elle continuait à entourer sa fille de tendresse. Démuni, il s’était alors tourné vers un psychologue qui lui avait conseillé de convaincre sa femme de venir le consulter. Mais à cette simple évocation, Karen avait poussé de hauts cris : « Quoi ? Tu me prends pour une folle, c’est ça !!! Tout ça parce que j’aime ma fille et que je veux ce qu’il y a de mieux pour elle ! Ma parole, mais c’est toi qui as un problème ! Remarque, pas étonnant, avec la mère que tu te trimballes… » Et la discussion s’était achevée là, laissant Damien encore plus perdu. À cet instant précis, il avait compris que plus rien de bon ne pourrait arriver entre Karen et lui et il avait décidé de demander le divorce. Contre toute attente, elle avait accepté sans difficulté cette décision dont elle n’était pourtant pas à l’initiative. Elle avait eu pour seule exigence sa promesse qu’il ne demanderait pas la garde alternée. De guerre lasse et plein d’appréhension, il avait cédé. Cependant, malgré les craintes légitimes de Damien, Karen n’avait jamais fait de difficulté pour lui remettre sa fille un week-end sur deux. Ces vendredis-là, elle l’attendait de pied ferme chez elle et ne tolérait aucun retard. Elle répondait au premier coup de sonnette, lui tendait le sac de l’enfant, faisait ses recommandations, habillait Capucine en l’étouffant de baisers et la remettait enfin à son père. Damien avait appris de la bouche d’une amie de sa femme que les week-ends où elle n’avait pas Capucine, Karen se retirait dans un hôtel-spa parmi les vignes de Pessac-Léognan, toujours le même, où entre les mains de masseuses expertes, elle oubliait le déchirement que constituait l’absence de sa fille.

Annabelle regarde les enfants qui s’ébattent en criant avec un pincement au cœur. Elle emmène souvent Capucine jouer au parc et elle n’aime rien tant que la pousser sur la balançoire ou la recevoir en bas du toboggan, les yeux fermés comme si elle venait de dévaler l’Himalaya. Lorsqu’Annabelle a rencontré Damien, c’était un homme profondément triste, marqué par l’échec de son mariage et le manque de sa fille. Elle a tout de suite été attirée par lui, son regard mélancolique et son sourire doux. Elle a immédiatement eu envie de le prendre dans ses bras et de le bercer comme un enfant. Peu à peu, il a baissé la garde et s’est laissé approcher. Elle lui a progressivement fait reprendre confiance en lui-même et en les femmes. Aussi aujourd’hui, à présent qu’il a retrouvé le goût de vivre, ne peut-elle une seule seconde envisager qu’il apprenne que son ex-femme l’a ainsi berné. S’il comprend qu’il ne peut être le père de la petite, son désespoir n’aura d’égal que sa colère. Mais Annabelle craint que le premier l’emporte, le ravageant aussi sûrement que l’a ravagé la fin de son premier mariage. Alors, elle ne dira rien, préférant le secret à la certitude de voir l’être aimé sombrer à nouveau…

*

— Alors, tu as réfléchi ? Cette idée te paraît-elle toujours aussi insoutenable ? demande Stéphane en se séchant.

Bruno s’enveloppe dans un épais peignoir et attrape un peigne avant de se tourner lentement vers son compagnon.

— Eh bien, murmure-t-il comme à contrecœur, je crois que tu as réussi à me convaincre…

Stéphane sent soudain son cœur prêt à exploser. Un bonheur indicible le submerge. Il s’apprête à se jeter au cou de Bruno mais, finalement, se retient de le faire. Il sait que ce dernier n’apprécierait pas ce débordement de gratitude, lui qui n’aime rien tant que la discrétion. Et puis Stéphane a conscience que cette décision est encore fraîche, fragile. Il devine comme son compagnon a eu du mal à prononcer ces quelques mots. Il a dû vaincre ses propres réticences et ses propres doutes avant de capituler devant l’insistance de Stéphane. Et celui-ci sait comme la route à parcourir est encore longue et semée d’embûches. Il sait aussi que Bruno peut faire machine arrière à tout moment. Non pas qu’il soit d’un tempérament versatile, bien au contraire, mais Stéphane comprend qu’on puisse avoir envie de reculer à un instant donné. Lorsque l’appréhension est trop forte, les pressions trop grandes. Il se contente donc de poser un baiser léger sur la joue de Bruno et va dans leur chambre enfiler une tenue d’intérieur. Pendant le dîner, constatant que Bruno semble enfin plus détendu, Stéphane revient au sujet qui les agite depuis de longs mois déjà. Il avale une gorgée de vin rouge avant de dire :

— Reste maintenant à trouver la bonne personne.

Bruno a tiqué imperceptiblement mais il vide sa bouche avant de répondre d’un ton uni :

— Ça risque d’être compliqué…

— Je sais bien… Mais je suis sûr que c’est pourtant possible. Ne me dis pas que c’est une pratique inédite ici.

— Inédite, non, j’imagine, mais illégale. Or, je déteste l’idée d’être hors la loi. Et puis, il faut penser à l’enfant. Que lui dira-t-on ? Que comprendra-t-il à tout ça ?

Sa voix s’étrangle soudain. Stéphane tend la main à travers la table et lui serre le poignet.

— Ne t’en fais pas, je suis sûr qu’on va trouver la meilleure solution possible. Et puis, ne crois-tu pas qu’avec de l’amour, tout est possible ? Regarde-nous, on a eu tout ce qu’il fallait, la mère, le père, et au bout du compte, est-ce qu’on peut dire que c’était une réussite ?

Bruno a un sourire triste.

— Non, pas vraiment.

Bruno vient d’une famille traditionnelle bourgeoise. Son père était industriel et sa mère femme au foyer. Mais sous cette apparence lisse couvaient rancœurs et non-dits. Bruno savait son père infidèle, mais sa mère feignait bravement ou lâchement de l’ignorer. Stéphane, quant à lui, a grandi entre des parents post-soixante-huitards divorcés, qui ont toujours eu à cœur de faire passer le bien de leur fils avant le leur. Cependant, malgré leurs enfances différentes, l’un comme l’autre ont eu à souffrir d’une certaine forme d’insécurité. « Et pourtant, songe Stéphane, nous avons grandi dans des familles plutôt conventionnelles. Alors quoi ? Quelle est la panacée ? Quelle serait la formule miracle ? Faudrait-il s’empêcher de vouloir créer une famille parce qu’on ne répond pas au schéma traditionnel ? » Bruno secoue la tête et ajoute :

— Je suppose que tu as raison. On ne sera ni les premiers ni les derniers. Il n’empêche…

— Il n’empêche quoi ?

— On aurait pu… tu sais, faire les choses de manière plus classique…

Bruno se mord la lèvre en guettant la réaction de Stéphane. Celle-ci ne se fait pas attendre. Le rouge aux joues, il s’exclame :

— Tu ne vas tout de même pas recommencer ! On en a cent fois discuté, je te rappelle. Et puis, tu étais prêt à t’y coller, toi ?

Bruno secoue une tête piteuse.

Stéphane continue :

— Nous sommes bien d’accord, Monsieur préfère les méthodes traditionnelles mais n’a aucune envie de se mettre au lit avec une femme ! Ah ah, dites-moi, voilà qui va être compliqué alors, Monseigneur ! À moins que Sa Grandeur ait dans l’idée que son serviteur fera la basse besogne pour lui…

Stéphane termine son discours dans un large mouvement de chapeau ironique. Bruno laisse échapper un rire amusé et se défend :

— Tu sais bien que je ne t’imposerais pas ça puisque je sais comme ça te coûte. Mais on aurait pu tirer au sort…

— Ou à la courte paille ! fuse la réponse sarcastique.

Bruno hausse les épaules avant de reprendre un ton en dessous :

— D’un autre côté, ça aurait pu arriver par accident à l’époque où tu es sorti avec des filles et tu en aurais été le premier ravi.

— Précisément parce que ça aurait été un accident ! rétorque Stéphane. Mais la chance ou le hasard ou le destin, appelle ça comme tu veux, n’en a pas décidé ainsi.

— Résultat, aujourd’hui, nous ne sommes pas pères, constate froidement Bruno en se servant un verre de vin.

Stéphane prend la phrase de plein fouet. La gorge soudain nouée, il repense à ses jeunes années où il a fugacement testé ses intimes convictions et désirs auprès de quelques filles. De ces rencontres vouées à l’échec auraient évidemment pu naître un enfant. Et à l’époque, dans l’inconséquence de la jeunesse, il en aurait conçu une frayeur sans nom. Il aurait été paralysé d’apprendre qu’il allait être le père d’un enfant né d’une union hors nature et sans amour. Avec le recul, évidemment, Stéphane se dit que les choses auraient au moins eu le mérite d’être simples. L’enfant serait juste né de parents divorcés, comme tant d’autres. Et lui aurait gagné son statut de père, légitimement, sans faire de vagues. Il se racle la gorge et réplique :

— C’est vrai, les choses ne se sont pas passées comme ça. Mais je reste convaincu que c’est mieux ainsi. Si le hasard m’avait fait père à l’époque, j’aurais accueilli la nouvelle sans aucune joie. Deux solutions se seraient alors offertes à moi, aussi mauvaises l’une que l’autre : reconnaître l’enfant et assumer des responsabilités non choisies ou pire encore, épouser lâchement la mère. Quel que soit le choix que j’aurais fait, l’enfant aurait grandi dans un climat d’insécurité douloureux, conscient que ses parents ne l’avaient absolument pas conçu par amour.

Il se tait quelques instants avant de reprendre :

— Reste l’option que tu as évoquée, celle de procréer de manière plus classique, pour reprendre ton expression, eh bien, non, c’est au-delà de mes forces ! J’aurais l’impression de violer ou d’être violé, en tout cas, celle de renier ma propre dignité.

Bruno baisse la tête. Il comprend parfaitement les arguments de son compagnon, d’autant plus que lui-même n’a jamais eu de relations qu’avec des hommes. Des hommes qu’il a aimés de surcroît. Alors, il comprend la réticence de Stéphane à se reproduire de manière calculée au cours d’un accouplement mécanique et sans joie. Il se lève avec un soupir et entreprend de débarrasser la table. Perdu dans ses pensées, Stéphane n’a pas l’air de le voir. Il est soudain prêt à renoncer à son tour, submergé par des obstacles qui lui paraissent tout à coup des montagnes insurmontables.

*

Annabelle a du mal à se concentrer sur les chiffres qui s’alignent en colonnes symétriques. Elle est censée terminer la vérification de la trésorerie d’un de leurs clients importants, une entreprise de textile en gros pour laquelle ils travaillent depuis plusieurs années. La jeune femme sait qu’elle devrait s’y mettre au plus vite, mais son esprit s’échappe sans arrêt pour s’aventurer dans des recoins qu’elle voudrait ignorer. Elle ne cesse de penser à Damien et au séisme que provoquerait la nouvelle de son impossible paternité. De quoi serait-il capable ? se demande-t-elle en surlignant mécaniquement de jaune fluorescent les recettes de l’année. Du pire, sans doute, car, même si Damien renvoie l’image d’un homme doux et posé, Annabelle sait comme l’homme qu’elle aime est prêt à tout pour défendre ses convictions. Elle l’imagine déjà se précipiter chez son ex-femme, celle qui l’a tant fait souffrir et l’a privé de la garde de sa fille. Elle ferme les yeux, effrayée par les images que son imagination convoque malgré elle. Non, décidément, il ne doit rien savoir. Il aime sa fille plus que sa propre vie, il ne doit en aucun cas apprendre qu’il n’en est pas le père. D’un autre côté, songe-t-elle en promenant un regard distrait sur les feuilles étalées, il ne cesserait certainement pas d’aimer cette petite pour autant. Après tout, il serait comme tous ces pères adoptifs qui jurent éprouver pour leur enfant un amour identique à celui de n’importe quel parent biologique pour sa progéniture. Pour sa part, Annabelle est convaincue qu’au fond, cela ne fait aucune différence, surtout qu’elle-même a été élevée par un beau-père qui a remplacé un père qu’elle n’a jamais connu. Une voix enjouée interrompt sa rêverie :

— Dis-moi, t’as l’air au taquet, ma belle ! fait une grande brune en se laissant tomber de l’autre côté du bureau.

D’un geste sensuel, l’arrivante repousse derrière son épaule ses longs cheveux souples et soupire en s’enfonçant dans le fauteuil :

— Ouf, je n’en peux plus de ces dossiers urgents ! D’ailleurs, ajoute la visiteuse avec un rictus désabusé, je ne sais pas si tu as remarqué, mais tous les dossiers sont « urgents » de nos jours. À croire qu’on fait en permanence la course contre la montre ! Et on n’est pas payées plus pour autant ! Allez, ras le bol de ces chiffres, je t’emmène déjeuner.

Amusée, Annabelle regarde le numéro que lui fait sa collègue et amie Vanessa. Cette dernière est arrivée à l’agence cinq ans plus tôt et rapidement, les deux jeunes femmes se sont liées d’amitié. Vanessa est une femme qu’on n’oublie pas : très grande, très longue, presque osseuse, elle a beaucoup de présence. Invariablement habillée de combinaisons-pantalons ou de robes près du corps en soie ou lainage brun ou prune, elle porte toujours de grandes boucles d’oreilles en or sous ses cheveux détachés. La comptable, qui est célibataire, rencontre régulièrement des hommes avec lesquels elle croit à chaque fois qu’elle va faire sa vie. Mais son parcours sentimental n’est qu’une succession d’échecs. Pourtant, rien ne semble pouvoir entamer son optimisme. Annabelle sourit en secouant la tête.

— Désolée, Vanessa, pas aujourd’hui, j’ai pris du retard dans mes vérif’s…

— Eh bien justement, la coupe la grande brune avec un clin d’œil, une pause s’impose ! Rien de tel qu’une bonne coupure pour repartir de plus belle !

— Non, vraiment, résiste Annabelle, et puis de toute façon, je n’ai pas trop la tête à ça…

— Qu’à cela ne tienne ! s’écrie Vanessa en se mettant debout et en attrapant le pardessus de son amie, suspendu derrière la porte. Enfile-moi ça et je t’emmène !

Battue, Annabelle se lève à son tour et enfile lentement le manteau. Elle n’a guère envie d’aller papoter avec Vanessa mais en même temps, elle se rend bien compte qu’elle n’a pratiquement rien fait depuis neuf heures ce matin. Elle a regardé tourner les aiguilles de l’horloge fixée au mur sans avancer dans son travail. Trois fois, elle s’est déplacée pour se faire un thé puis, effet diurétique oblige, pour aller soulager sa vessie. Sans arrêt, son esprit a cherché à s’évader sans qu’elle puisse l’en empêcher. Alors, après tout, se dit-elle en emboîtant le pas à Vanessa, autant faire une pause pour repartir de plus belle. D’une allure décidée, la longue brune traverse le couloir sans fin en saluant les connaissances dont la silhouette se profile à travers les parois vitrées. Annabelle a du mal à suivre la jeune femme et hâte le pas. Vanessa descend l’escalier, sort de l’agence, traverse le trottoir et sans demander l’avis de son amie, se dirige vers le bistrot situé presque en face du bâtiment de verre et de béton. Par contraste, le restaurant paraît suranné avec sa devanture de bois, ses tables en terrasse au piétement doré et ses chaises bistrot en bois patiné. Vanessa pousse la porte et est aussitôt accueillie par une apostrophe enjouée du patron qui lui indique le coin près de la fenêtre. Elle répond d’un signe de la main et d’un grand sourire avant de traîner Annabelle à leur table favorite. Elle est juste prévue pour deux couverts, mais les deux amies aiment le côté intimiste de leur petit coin.

— Alors, commence Vanessa en ôtant l’immense châle dont elle s’était couverte en guise de manteau, qu’est-ce qui ne va pas, ma belle ?

— Rien… Pourquoi cette question ? se défend Annabelle.

— Parce que tu as ta tête des mauvais jours, voilà pourquoi. C’est à cause de Damien ?

Bien qu’elle soit très proche de Vanessa, la franchise de cette dernière ne cesse jamais de la surprendre. Elle a le don de toujours mettre le doigt là où ça fait mal, sans vouloir faire de la peine, instinctivement. Évitant son regard, Annabelle secoue la tête.

— Mais non, qu’est-ce que tu vas chercher ! Tiens, je prendrais bien le parmentier de canard, fait-elle en désignant du menton le menu tracé à la craie sur le grand tableau noir au-dessus du bar.

— C’est ça, ironise la grande brune en esquissant un rictus, change de sujet, je n’y verrai que du feu !

Amusée, Annabelle plante ses yeux dans ceux de son amie et réplique :

— Je t’assure que tout va très bien entre Damien et moi.

— Ben alors, qu’est-ce qui te tracasse comme ça ?

— Je dois simplement être fatiguée, esquive Annabelle en dépliant sa serviette de tissu sur ses genoux.

— Parce que tu aurais des raisons particulières de l’être ? appuie Vanessa en plissant les yeux d’un air scrutateur.

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, répond-elle en fronçant les sourcils. Bon, tu prends quoi ?

— Comme toi, parmentier et salade verte. Avec un verre de beaujolais.

Annabelle fait signe au garçon. Elles passent leur commande et attendent que leur verre de vin soit apporté avant de reprendre leur conversation.

— Je te demandais donc, commence Vanessa, ce qui expliquait ton état de fatigue du moment…

— Je suppose que je suis comme tout le monde, j’ai moins d’énergie lorsque les jours raccourcissent…

— Très bien, répond Annabelle en faisant mine de paraître vexée, si tu ne veux rien me dire…

— Arrête ton cirque, Vanessa, on dirait une gamine boudeuse à qui on a refusé d’acheter un poisson rouge à la kermesse !

Son interlocutrice consent à sourire et porte son verre de vin à sa bouche. Elle a compris qu’elle ne tirerait rien de son amie aujourd’hui et décide de parler de sujets moins personnels. Les deux femmes passent donc la suite du repas dans une atmosphère rendue légère par les anecdotes de Vanessa au sujet de leurs collègues de l’agence : Maurice, le secrétaire célibataire et libidineux (selon Vanessa), Jocelyne, la maîtresse du directeur (toujours selon Vanessa), Frédéric l’étalon (sa femme attendrait le septième), José, l’adjoint du directeur qui opine béatement à tout ce que dit son chef (parce que, selon Vanessa, il aurait le béguin pour lui) etc. etc. Lorsqu’une heure plus tard, Annabelle se rassoit à son bureau, elle a l’impression que son horizon est un peu moins sombre. Mais peut-être est-ce dû à l’effet euphorisant du beaujolais…

*

La jeune femme regarde à nouveau son relevé bancaire. La situation devient vraiment inquiétante. Une boule d’angoisse lui noue la gorge. Comment va-t-elle pouvoir se sortir de ce pétrin ? Et surtout, comment cacher encore plus longtemps la situation à Jérémy ? Il sera de retour dans deux jours et il finira bien, à un moment ou à un autre, par plonger son nez dans les comptes. Même si par un accord tacite, c’est toujours elle qui s’occupe de la gestion du budget de la maison, Jérémy ne s’en désintéresse pas totalement, surtout quand arrivent le mois de décembre et les dépenses inévitables de Noël. Que faire ? se demande-t-elle pour la centième fois au moins en détaillant les chiffres obscènes. Comment expliquer à son mari qu’elle a perdu son emploi depuis trois mois et qu’elle fait semblant d’aller au travail tous les jours ? Tania était employée chez un grossiste en textile jusqu’à ce jour maudit où le patron l’a vue hésiter devant le tiroir-caisse ouvert. Elle s’est défendue, bien sûr, elle est une femme honnête, jamais elle ne se serait servie dans la caisse ! Encore à ce jour, elle se demande si elle serait allée jusqu’au bout de son geste. Elle se convainc du contraire évidemment, mais au fond d’elle, une petite voix perfide lui susurre que son patron n’a pas inventé sa présence devant un tiroir-caisse miraculeusement laissé ouvert. Son employeur a eu la bonté de ne pas porter plainte contre elle. En revanche, il lui a sur-le-champ fait comprendre qu’elle n’avait plus rien à faire dans l’entreprise. Elle n’a pas demandé son reste, trop soulagée de ne pas devoir comparaître pour vol et trop peu sûre d’elle-même pour aller aux prud’hommes. Elle est donc rentrée chez elle, ce soir-là, comme si de rien n’était. Elle se rappelle comme la soirée était douce, un début d’été indien merveilleux. Elle a supervisé les devoirs des deux filles, fait couler leur bain, préparé le dîner. Quand son mari, chauffeur routier, est rentré deux jours plus tard, elle a fait mine que tout allait bien. Elle a souri, comme d’habitude. Lui a demandé comment s’était passée la semaine, s’il n’y avait pas eu trop de ralentissements sur l’autoroute, s’il n’avait pas eu trop chaud en Andalousie, s’il avait enfin pensé à ramener la paire de castagnettes que convoitaient les filles. Mais cela fait à présent trois mois qu’elle joue cette comédie. Cela fait soixante et un jours qu’elle n’a pas touché de salaire et Jérémy va bien finir par s’en rendre compte. Elle a épluché les offres d’emploi dans la région, prête à prendre n’importe quel travail non qualifié, mais elle n’a rien trouvé de satisfaisant. Alors au bout d’un mois, elle s’est rapprochée d’une société de crédit et a contracté un prêt à la consommation qui lui permettrait de faire face aux dépenses courantes pendant quelques semaines. Mais cela ne peut durer indéfiniment et elle se défend d’entrer dans la spirale infernale du surendettement. Pas plus tard que la semaine précédente, elle a vu un reportage à la télévision sur ces chômeurs acculés, ruinés par leurs crédits successifs. Elle refuse cette déchéance programmée, la honte de croiser son voisin en allant demander un étalement des paiements au Trésor public, la vexation de quémander la cantine gratuite pour ses deux filles, l’humiliation d’aller aux Restos du Cœur. Non, elle ne tombera pas si bas. Il faut absolument qu’elle trouve une solution. Au plus vite. Tandis qu’elle tourne et retourne ses idées noires dans sa tête, son regard est attiré par une fenêtre intempestive qui vient de s’ouvrir dans le coin supérieur droit de l’écran. Elle fronce les sourcils pour s’assurer que ce qu’elle croit lire est bien écrit en toutes lettres. Elle lit à nouveau, s’adosse au dossier de sa chaise et ferme les yeux pour réfléchir. Après tout, pourquoi pas, c’est peut-être la solution, se dit-elle…

*

Bruno lit la lettre lapidaire que l’association lui envoie tous les trois mois. Sur la photo le petit Shankar sourit, exhibant le trou laissé par la chute de ses deux incisives de lait. Il grandit bien et obtient de bons résultats scolaires. Grâce à l’aide de Stéphane et Bruno, cet enfant défavorisé n’a pas été contraint de travailler dans les champs comme ses aînés. Il est le premier de sa famille à savoir lire et il est très fier de raconter dans ses lettres que c’est désormais lui qui lit le journal à son père. Il dit qu’il veut être médecin ou instituteur. Les deux hommes sont heureux de pouvoir parrainer un enfant démuni, mais cette action ne les comble pas totalement. En effet, il n’y a aucune commune mesure entre aider un gosse du bout du monde qu’on ne rencontrera probablement jamais et serrer entre ses bras un enfant de chair et d’os. Bruno a vu les choses basculer la veille au dîner. Alors que jusqu’alors c’était lui le frileux, le peureux ou tout bonnement le plus raisonnable des deux, l’équilibre des forces s’est imperceptiblement modifié au terme de leur conversation. Tandis que lui, Bruno, avait fait dans sa tête le chemin vers l’acceptation d’une éventuelle gestation par autrui, Stéphane semblait s’être finalement rallié à l’opinion initiale de son compagnon. « Que les choses sont donc mal faites », soupire Bruno en jetant un dernier regard au bambin épanoui sur le Polaroid. « Au moment même où je commençais à fléchir, voilà que c’est Stéphane qui se met à hésiter. » Bruno se lève pour débarrasser son assiette et glisse une capsule dans la machine à expresso. Puis, adossé à l’évier, il avale son café dans lequel il trempe un carré de chocolat noir, les yeux dans le vague. Il regarde à nouveau la lettre qu’il a laissée en évidence pour que Stéphane la trouve ce soir à son retour. Il revoit en pensée le petit Shankar, ses yeux vifs, son sourire édenté, et soudain, dans sa tête, c’est comme si les nuages s’écartaient. Il se dit que Stéphane a raison depuis le début. Raison de dire que la vie n’est, au fond, faite que d’imprévus, que l’impossible se produit parfois, qu’il faut savoir provoquer le destin. Et qui est-il Bruno, pour s’ériger ainsi en censeur, en sage qui se placerait au-dessus des hommes ? Comme le lui a répété Stéphane hier soir, est-on nécessairement plus équilibré lorsque l’on naît dans une famille conventionnelle ? Bruno et Stéphane sont-ils des modèles d’adultes épanouis et sereins ? Bruno laisse échapper un petit rire amer. N’aurait-il pas mieux valu pour le petit Bruno que ses parents se séparent dès qu’il leur était apparu qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre ? Au lieu de quoi, par souci des convenances, le couple bourgeois était resté marié, indifférent aux dommages collatéraux que cette atmosphère de non-dits provoquerait chez leur fils unique. Le jeune garçon, puis l’adulte qu’il était devenu, avait développé un sentiment profond d’insécurité. Dans son inconscient de petit garçon, si ses parents, qui visiblement ne s’aimaient plus depuis longtemps – en admettant qu’ils se soient aimés un jour – étaient restés ensemble, c’était juste parce qu’ils avaient un fils. Ainsi donc, il avait été, malgré lui, le ciment poreux qui les reliait l’un à l’autre. Avait-il conçu de la reconnaissance pour sa mère d’avoir maintenu les liens sacrés du mariage en dépit du désamour et des incartades de son époux ? Non, naturellement. Mais pour être honnête, il n’en avait pas nourri d’amertume non plus. Il s’était toujours interdit de juger, montrant en cela un respect scrupuleux des principes qui lui avaient été inculqués. Non, il ne jugeait pas. Pas plus aujourd’hui qu’hier. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il leur a donné son absolution. Simplement, il se dit que probablement ses parents ont cru faire ce qu’il fallait dans le milieu étriqué qui était le leur. Stéphane a été mieux loti, dans le sens où les siens ont divorcé en bonne intelligence. Pourtant, le jeune garçon avait tiré de la rupture de ses parents la conclusion que toute union était vouée à l’échec. Non, décidément, se dit Bruno en reposant sa tasse dans l’évier, il n’y a aucune raison de ne pas donner sa chance à la vie. Il attrape ses clés, sa veste en jeans et dévale le perron. Ce soir, il parlera à Stéphane…

*

— Si vous avez des questions… Non ? Dans ce cas, je vous remercie de votre attention et vous souhaite une bonne soirée.

Sans attendre que la salle de réunion se soit vidée, Karen regroupe ses papiers en une pile bien rectiligne et ouvre sa messagerie personnelle. La réservation de sa chambre est confirmée ainsi que ses soins du visage et du corps pour le samedi et le dimanche. Elle va prendre le train demain à dix-sept heures, arrivera à dix-neuf heures et se verra déposer en taxi à l’hôtel-spa où elle a ses habitudes. Elle aura sa chambre favorite, celle qui ouvre en grand sur les vignes. Elle adore au petit matin, avant que son petit-déjeuner lui soit porté, sortir sur le balcon et contempler le bronze des champs d’hiver qui se déplient à l’infini. Les corneilles chamailleuses s’interpellent sur la balustrade peinte en blanc tandis qu’en dessous, sur l’herbe grasse, se pourchassent merles et moineaux. Elle aime séjourner aux Thermes de Caudalie en toute saison, mais elle affectionne particulièrement les courtes journées d’hiver où l’on guette les rayons du soleil comme l’assoiffé au cœur du désert guette l’oasis. Elle aime le froid piquant de la brise venue de la mer lointaine, le souffle tempétueux du vent quand le temps tourne à l’aigre. Et elle aime se réfugier au coin de la cheminée, un roman à la main tandis qu’elle attend paresseusement que le dîner soit servi. Elle ne parle à personne, hormis au personnel de l’établissement. Des hommes seuls, en voyage d’affaires probablement, se sont parfois aventurés à percer son armure, mais en vain. Karen veut rester seule. Non pas qu’elle goûte particulièrement la mélancolie de la solitude, mais cet isolement est pour elle comme un purgatoire, un chemin de croix qu’elle doit effectuer. Si elle passe un week-end sur deux seule dans cet hôtel où elle ne connaît personne, c’est parce qu’elle l’a bien cherché. On veut la punir en lui ravissant ainsi sa fille deux jours par quinzaine. Car si elle avait agi différemment, Damien n’aurait pas demandé le divorce et Capucine ne lui aurait jamais été enlevée. Pourtant, parfois, Karen renâcle à porter sa croix, lorsque sa conscience la rappelle à l’ordre et la convainc qu’elle a toujours tout fait pour le mieux. En quoi aurait-elle dû agir différemment ? Qu’a-t-elle à se reprocher au juste ? De trop aimer sa fille ? Peut-on se montrer coupable de trop aimer son enfant ? Elle secoue la tête avec incompréhension. Elle n’a rien fait de mal, bien au contraire. Simplement, les gens ne pensent pas tous comme elle, et ils ont tort. D’un coup sec, elle rabat le couvercle de l’ordinateur. Elle repousse sa chaise, attrape ses papiers et stylos et regagne son bureau au fond du couloir. Là, elle récupère son manteau en peau et son grand sac à main, et repart dans l’autre sens. Une quinzaine de kilomètres la sépare de son domicile, mais les embouteillages de la fin de journée ajoutés à la pluie qui tombe à verse donnent l’impression que le trajet n’en finira jamais. Enfin, elle arrive chez elle, ouvre la porte du garage à l’aide de sa télécommande et gare son coupé à l’intérieur. Elle déverrouille l’alarme avant d’entrer dans la maison. Une bonne odeur de frais la saisit, lui rappelant le passage de Maria, sa fidèle femme de ménage. Karen pose son sac à terre et verrouille aussitôt la porte derrière elle avant d’enclencher l’alarme à nouveau. Elle se souvient comme Damien se moquait d’elle et de sa prudence exagérée. « Pourquoi bloquer la porte de communication alors que la porte du garage est fermée à clé et que, de surcroît, l’alarme est enclenchée ! » Karen avait cessé de répondre à ce sarcasme maintes fois répété. À quoi bon de toute manière ? Il était sûr de son fait et elle l’était également du sien, alors quel intérêt de disserter sur le sujet ? Karen chasse ce souvenir avec impatience. Elle se dit que, décidément, elle n’avait rien en commun avec Damien, cet homme faible, coulant, qui ne savait lui résister. Avec un grincement de dents, elle songe à l’enfant qu’ils ont fait ensemble, cette petite fille parfaite qu’il a l’audace de lui prendre toutes les deux semaines. D’un coup de pied, elle envoie valser ses escarpins trop hauts et pose avec délice ses pieds sur le plancher chauffant. Le salon tout blanc s’ouvre devant elle, avec ses deux vastes canapés de cuir. Comme d’habitude, Maria a posé le courrier sur la table basse design et elle a changé le bouquet, ainsi qu’elle doit le faire chaque lundi. Karen contemple le grand salon et la cuisine spacieuse ultramoderne qui se dessine dans son prolongement. La maison lui semble particulièrement immense ce soir, alors que la petite est exceptionnellement absente. En effet, la mère de Karen est allée la chercher à son cours privé avant de l’emmener à un spectacle de Noël et la gardera pour la nuit. Karen a tiqué à l’idée d’être séparée de sa fille, mais la petite a tellement insisté qu’elle a fini par céder. Et puis Karen ne voulait pas subir les réflexions de sa mère sur sa possessivité maladive. Perdue dans ce salon trop grand pour elle toute seule, Karen n’a pas le cœur de se préparer un vrai dîner, aussi décide-t-elle qu’un plateau-télé fera l’affaire. Malgré la chaleur ambiante, elle est parcourue d’un frisson, alors elle monte se faire couler un bain. En passant devant la chambre de Capucine, elle ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil à la porte fermée. Elle l’ouvre et regarde avec tendresse la chambre parfaitement rangée par la femme de ménage. Sur le lit à baldaquin tendu de rideau de lin rose pastel s’étalent, autour des oreillers également en lin rose, une ribambelle de peluches de différents formats. Une maison de poupée en bois à trois étages avec son mobilier miniature et ses petites figurines est adossée au mur. Au centre de la chambre, autour d’une table en rotin sur laquelle est disposée une dînette en porcelaine, attendent sagement assises sur leurs chaises de paille des poupées en robe de dentelle. À contrecœur, Karen referme la porte de la chambre de princesse et va à la salle de bains. La grande pièce est chaleureuse avec sa double vasque et sa baignoire à l’ancienne. Elle ouvre le robinet, règle la température et, sous le flot d’eau brûlante, verse le bain moussant bio dont Capucine raffole. Et, pour que sa fille soit présente malgré tout, elle laisse tomber dans l’eau fumante sa collection de Pet shops. En attendant que la baignoire se remplisse, Karen entreprend de se démaquiller avant de s’enduire le visage d’un masque antirides. Elle se déshabille et se glisse dans l’eau parfumée. Elle repose la tête sur le coussin dont est orné le rebord de la baignoire et regarde, rêveuse, les petits animaux de plastique coloré qui flottent dans l’eau savonneuse. Elle se sent un peu moins seule à présent que les petits personnages fétiches de sa fille lui tiennent compagnie…

*