La pépinière des anges - Franck Schrafstetter - E-Book

La pépinière des anges E-Book

Franck Schrafstetter

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Beschreibung

Margault, jeune orpheline, est à la recherche de son père, un violoniste de rue aussi virtuose qu'insaisissable. Sa quête la conduit en Italie où grâce à ses crayons et une statue de Saint Antoine de Padoue, elle parvient à ne pas sombrer dans ses propres fêlures. Mais les blessures des autres l'entraînent peu à peu vers les abysses. Pourtant quelqu'un ou quelque chose l'observe, et semble, à son insu, interférer sur son destin...

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Seitenzahl: 251

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Ähnliche


Merci à Christel Mazquiaran, Rachel Thil et Virginie Vix.

Sommaire

Prologue

Chapitre I

Chapitre II

Une vie sans mère

Chapitre III

Chapitre IV

Chapitre V

Les règles imposées

Chapitre VI

Chapitre VII

Chapitre VIII

Chapitre IX

L’envie de vivre

Chapitre X

Chapitre XI

Chapitre XII

L’ombre de la folie

Chapitre XIII

Chapitre XIV

Chapitre XV

Chapitre XVI

Chapitre XVII

Chapitre XVIII

Chapitre XIX

Chapitre XX

Chapitre XXI

Chapitre XXII

Chapitre XXIII

Chapitre XXIV

Chapitre XXV

Chapitre XXVI

Chapitre XXVII

Chapitre XXVIII

Chapitre XXIX

Chapitre XXX

Chapitre XXXI

Chapitre XXXII

Chapitre XXXIII

Chapitre XXXIV

Chapitre XXXV

Chapitre XXXVI

L’heure du choix

Chapitre XXXVII

Chapitre XXXVIII

Chapitre XXXIX

Chapitre XL

Chapitre XLI

Chapitre XLII

Chapitre XLIII

Chapitre XLIV

Chapitre XLV

Chapitre XLVII

Chapitre XLVIII

Chapitre XLIX

Chapitre L

Chapitre LI

Le choix

Prologue

Vingt-et-une heures douze, un SMS, quelques mots en italien. Sergio ?

Le long ruban de bitume semblait bifurquer vers la gauche, Julie donna brutalement un coup de volant afin de rectifier sa trajectoire, mais face à elle, une ombre noire se dressa comme un diable contre le capot de son véhicule, qui se rétrécit jusqu'à faire éclater le pare-brise devant elle. Son corps entier fut projeté vers l'avant, elle fut transpercée tout à coup par une peur profonde, mais qui n'eut pas le temps de s'installer, les éclats de verre et le brutal retour de sa nuque vers l'arrière mirent un terme à toute appréhension.

Quelques minutes plus tard, elle ressentit une forme d'apesanteur. Toutes ses lourdeurs physiques et psychologiques restèrent dans la carcasse fumante de la Volvo. Elle perçut des lueurs bleues, des voix et un visage ensanglanté éclairé par une lampe de poche. Son corps était là, inerte, la tête penchée en avant, collée au volant. Au sol, projeté par l'impact, un téléphone portable muet. Coupable silencieux. La légèreté l'envahit ; elle sentit cependant la présence d'une grande détresse à proximité d'elle. Un battement d'ailes dont elle ne réussit pas à identifier l’origine lui fit porter son attention - car il n'était plus question de regard désormais - vers un être vivant, qui respirait face à elle. Immense, immobile, mais en souffrance, le platane encaissait le coup subit quelques instants plus tôt. Sa structure même était intacte, mais des vibrations très lourdes se dégageaient de toutes les branches. Quelques feuilles se détachèrent et de la sève scintillait par endroit comme autant de blessures ouvertes. Une araignée nichée sous une de ses branches semblait également perturbée par cet impact. Elle aurait voulu lui parler, s'excuser peut-être... Mais il était déjà trop tard ; Julie n'était plus, alors que l'arbre demeurait. Le lien était impossible. Elle devait partir, rejoindre un au-delà.

I

Les cordes se mirent à vibrer sous l'archet, un soupir ascendant avant une succession de sauts, de frottements et de glissements. Des silences imperceptibles se nichaient entre les notes, des respirations indispensables permettaient à cette musique d'être vivante audelà de la forme. Ces souffles du langage irriguaient la musique telles les nervures invisibles d'une feuille. Ses mains, son visage, son attitude, tout était harmonie. On ne savait qui de cette musique ou de ce corps servait l'autre, l'unité était parfaite. Le visage était en partie dissimulé sous une longue chevelure noire, les deux yeux restaient clos. L’homme n’était plus là, voyageur d’une odyssée musicale, il était à la fois ses mains, son instrument et les milliers de croches, noires et silences qui jaillissaient, source intarissable si profondément ancrée.

Les pierres elles-mêmes, pourtant figées depuis des siècles, semblaient s’immobiliser encore davantage afin de ne pas perturber cette harmonie singulière. Les notes, tout autant que les souffles et les non-dits qui émanaient de cette communion entre l’instrument et son inspirateur, emplissaient l’espace. Seul un pigeon osa rompre cette suspension du temps afin de se poser sur une corniche, mais sans doute le faisait-il pour mieux contempler ce qui s’offrait aux badauds en contre-bas.

Lèvres closes, la tête, délicatement posée sur la mentonnière, accompagnait tous les mouvements du violon. La symbiose était remarquable. Celle-ci captivait tout l’auditoire et réussissait par cette magie de l’instant à créer une bulle intemporelle, aspirant le temps d’un morceau, toute l’attention du monde extérieur. Même les passants guidés par leur carnet de route intérieur et n’ayant pas programmé l’éventualité d’une pause dans leur itinéraire, ralentissaient leurs foulées pour se tourner vers cet homme vêtu de lin. Un silence monacal s’imposait de lui-même au sein de ce périmètre suspendu, afin de ne pas troubler ce moment si particulier. Il se passait quelque chose, c’était indéniable.

Et c’est peut-être au travers de ce quelquechose dont tout qualificatif abîmerait la pureté que je suis arrivé. À moins que je ne sois arrivé grâce à ce quelque chose… Qu’importe.

Il est le premier être que j'ai croisé dans mon périple. Posé près de la fontaine sur la place communale d'Assise, ils étaient nombreux à le regarder, absorbés par cette grâce absolue, même ceux qui à l’accoutumée n’étaient pas amateurs de ce genre de musique. Toutes les humanités aussi diverses les unes que les autres se conjuguaient au sein de cette parenthèse suspendue. L’aspiration à une forme de sacré dissipait, le temps de ce moment déconnecté du réel, tout ancrage au terrestre. Une communion des hommes se réalisait autour de cet artiste, donnant à la nature humaine un de ses plus beaux visages, une de ses expressions les plus abouties. C’est dans ce monde parsemé de tels instants de grâce mais aussi peuplé de mille et une espèces, toutes capables de merveilles, que je suis amené à trouver forme.

Il me faut choisir.

II

Il devait être vingt ou peut-être vingt-et-une heures. Elle revenait d'une de ces réunions sans fin, où les imprévus semblaient coutumiers. Les tâches toujours plus impérieuses et prioritaires les unes que les autres se succédaient : retard de commande à traiter en priorité, réponse urgente à un appel d'offre, réunion imprévue à anticiper pour le lendemain... Les heures s'ajoutaient aux heures, travail sans fin comme cette route sur laquelle elle filait à vive allure. Elle espérait encore, au bénéfice d'un endormissement tardif, prendre contre elle son enfant en bas âge. Elle travaillait dur pour payer une nourrice afin qu'elle veille sur sa fille. Son temps pourtant si précieux lui était volé par une fatigue persistante. Elle avait cette impression désagréable de vivre à crédit. Elle savait que les jours passaient vite et que ces moments privilégiés en compagnie de sa petite ne pourraient être rattrapés, dès lors qu'ils n'étaient pas vécus. Les frustrations étaient grandes, chaque fois qu'espérant quitter son poste, elle était rappelée à une de ces missions de dernière minute. S'y soustraire aurait été vu comme une mise en péril de la boîte pour laquelle elle avait postulé. Les non-dits avaient parfois plus de lourdeur que les altercations, car ils n'étaient pas négociables. Sa situation de mère célibataire ne lui apportait aucun privilège, bien au contraire. Il semblait comme convenu que personne ne l'attendait et que, dès lors, elle était corvéable à merci et ce, d’autant plus qu'elle ne pouvait se permettre de perdre son emploi. La présence d'une petite fille n'apparaissait pas comme un critère pertinent pour se voir octroyer un peu plus de temps, celle-ci étant après tout gardée et éduquée. L'indifférence et la condescendance de ses collègues féminines la touchaient particulièrement. Elle ne comprenait pas que d'autres femmes puissent adhérer à cette mise entre parenthèses de sa vie de mère.

Julie mesurait à quel point chaque instant non vécu avec sa fille était un instant perdu. Elle portait encore en elle les cicatrices de ses absences lors des premières conquêtes de Margault : ses premiers pas, ses premières envolées sur une balançoire, ses sensations nouvelles au contact du souffle et de l'odeur d'un cheval, ou encore son émerveillement face à l’écran géant d'un cinéma s’offrant à un Disney. C’était cette fille, qu’elle rémunérait pour la remplacer, qui assistait aux découvertes de sa fille alors qu'elle était assise dans son bureau à répondre à ces impératifs de rendement. Chaque nouveau retard, chaque instant manqué ravivait ses blessures, qui ne parvenaient pas à cicatriser. Le manque et la culpabilité se mêlaient à son désarroi. Elle était prise au piège du « travailler pour vivre » et du « vivre pour travailler ». Si aucun chantage à l'emploi n'avait été explicitement formulé, Julie portait pourtant en elle la crainte paralysante de se retrouver sans ressources et donc dans l'incapacité de subvenir aux besoins de sa fille. Elle avait bien conscience de la lourdeur de sa vie, elle aurait aimé s'en dessaisir pour mieux vivre selon ses idéaux, mais le poids de l’indécision la maintenait dans un statu quo maladif et tétanisant.

C'était sans doute pour cela qu'une fois au volant de sa Volvo, elle posait tout le poids de sa journée et de son existence sur la pédale d'accélération. Sensation de vertige pendant lequel elle partageait en quasi-symbiose avec le paysage toute l’ivresse de la vitesse ; tout s'ouvrait et semblait céder sur son passage. Son regard fatigué, plongé sur le déroulement de la ligne blanche, s'égarait dans une conduite approximative dont le seul repère perceptible s'accrochait à une peinture discontinue sur le bitume. Les pensées elles-mêmes étaient évasives.

Notification d'un SMS, signal de fin, même pas de cloches ou de roulements de tambours, non, un simple « glink ». Son regard qui se détourne une fraction de seconde de cette trajectoire qu’elle avalait quotidiennement sous le poids de ses ressentiments. Une vie, sa vie, se heurtant à une simple information de portable. Sortie de route.

Qui avait bien pu émettre la sentence ? Message qui, s'il avait été envoyé quelques secondes plus tôt ou plus tard, n'aurait pas pris ce parfum d’exécution. Commanditaire invisible, inconscient de la portée de son acte.

Trente-huit minutes plus tard, son corps sans vie fut extrait d’une vieille Volvo 850 R encastrée dans un majestueux platane qui avait été planté là quarante ans plus tôt sur ordre de la Direction départementale de l'équipement. Déposé dans une ambulance, le corps de la jeune femme fut rapidement recouvert d'un drap ; il ne faisait aucun doute que sa vie avait brutalement cessé d'émettre. L'arbre de vie avait donné la mort bien malgré lui.

Je ressens cette lourdeur dans l'estomac de Julie, jusqu'à cette délivrance soudaine. Je me demande ce que cela fait d'être un arbre dans ces conditions... à l'origine d'un drame humain aussi bien que d'un affranchissement.

Une vie sans mère

Élevage porcin dans un village reculé du Danemark. Quelque chose m'attire dans cet animal à la pupille blanche et à la peau semblable à celle des petits humains. Sa vie à fouiner, à gratter, à partager des liens sociaux me paraît bien moins compliquée que celle des petits hommes qui doivent tout acquérir à la force de leur engagement. Ce que les hommes appellent la liberté ne semble accessible qu'au prix de concessions, de renoncements et de compromissions. Le cochon, lui au moins, n'a pas tout ce parcours initiatique à suivre pour jouir de la vie. Elle est directe, accessible et sans détours.

Enfin, c’est ce que je croyais. Je suis arrivé dans un enfer. Je tente de saisir les mamelles de ma mère, allongée et coincée sur le sol en béton d'une porcherie industrielle. Je sens l’odeur de son lait, mais mon groin cogne sur des barreaux en métal, le bruit est assourdissant, l'air est vicié et aucun rayon de soleil ne traverse les murs de cette nurserie. Mes frères ou sœurs me bousculent, essaient d'approcher notre mère, qui résignée, ne tente même plus de se redresser pour ressentir notre contact. Pas même un regard. Elle est devenue une bête de production, inerte. Je ressens des morsures sur ma croupe, on se bouscule. Le stress me gagne, il me faut survivre, avoir accès à cette nourriture qu’on me refuse. Je plante les petites dents que l’on m’a meulées dans une patte qui se présente devant moi. J’entends des cris… Je reviens à moi.

La violence de cette expérience, si loin de ce que j'imaginais, me voyant gambader dans les herbes hautes et me rouler dans la boue protectrice, me ramène à une réalité plus crue. L’incarnation dans une espèce ne garantit pas de trouver un corps à la hauteur de ses espoirs. Cela me dissuade de chercher une expérience de vie au sein de cet animal que j’affectionne pourtant. Nous ne savons jamais où nous atterrissons, seul le choix du corps, de la matrice, est possible pour quelques vieilles âmes comme moi. Les chances de me retrouver dans le corps d'un de ces porcs condamnés à la production m'angoissent trop. Même si elle est temporaire, tant la vie de ces animaux reste brève, je la vois comme une épreuve trop risquée, car pouvant laisser des traces sur mon chemin d'existences. J'ai le choix, mais la déception est grande.

III

C'est sous le poids des critiques et des jugements qu'il sortit de scène, ou, en tout cas, c'est ainsi qu'il le vécut. Il avait alors douze ans, c’était lors de ces fêtes de fin d'année scolaire où chaque élève est érigé au statut d'artiste le temps d'une soirée. Entre les sketchs, les danses et les prestations vocales, lui avait choisi son instrument, le violon. Il se présenta vêtu d’un jean sombre et d’une chemise à carreaux bleus retroussée au-dessus de ses coudes. Une poursuite était braquée sur lui, seul un petit cercle de lumière l’extrayait de l’obscurité, lui prêtant une grandeur qu’il n’avait pas. Ses cheveux mi-longs et son visage étaient fins et son regard perçant. Le silence, qu’il aurait voulu être optimal pour entamer son interprétation, ne le fut pas. Des raclements de gorges et quelques rires se succédèrent dans la salle, ses camarades de classe occupaient l’espace de ses pensées et le dérangeaient. Il ferma les yeux et tenta d’entrer dans le cœur de son instrument, mais quelques phrases taquines le déstabilisèrent totalement. Il ne réussissait pas à se départir de cette présence malveillante, à s’inscrire, comme ce rayon de lumière, dans l’unicité de l’instant en se centrant sur son intériorité. Plus le temps passait, plus le temps lui pesait. Il égrena alors les premières notes de la sonate n°1 de Pergolèse pour s’extraire de cette lourdeur et tenter de faire corps avec son violon. Mais il sentit au fil des notes, que sa pensée était parasitée par la présence de l’autre. Sa prestation fut techniquement impeccable, mais il manquait le supplément d’âme qui permettait d’embarquer l’auditoire. Tout était trop propre, trop mécanique si bien qu’il n’emporta pas l’adhésion du public et encore moins celle de ses camarades qui n’hésitèrent pas à le tacler après son interprétation. Malgré les applaudissements de quelques parents qui avaient approuvé l’aspect technique et le silence des autres élèves soumis au verdict des leaders, ce furent les huées et les rires moqueurs qu'il retint de ce moment-là.

Ses iris presque noirs, entourés de longs cils, ne laissèrent pas passer la moindre émotion, son regard ténébreux était étrangement plus lumineux que d'habitude, une porte s'était ouverte en lui. Il savait à cet instant précis qu'il ferait de cet instrument, qu'il avait commencé tardivement, son autre, son allié, un rempart contre les sarcasmes de ses contemporains. Sur cette scène, il avait ressenti qu’il n’avait été vaincu que parce qu’il avait laissé l’autre s’immiscer dans son jeu. Phare immuable dressé au bout d'une jetée, ultime lien qui le gardait en contact avec l'humanité, qu'importe les vagues ou les déferlements d'écume et de paroles, il resterait toujours là avec son violon. Ce sont les autres qui se briseront à force de frapper sur ses contreforts. Il ne s'adaptera plus, ne s'épanchera plus. Il sera là, bien centré, dominant immobile les remous du monde, les perditions, offrant en secours à qui l'acceptera la lumière de son talent et de sa musique.

En quittant la salle, tous ressentirent cette inviolabilité. Il était monté sur scène la peur au ventre, il en redescendait armé d’un bouclier d’airain. Les quelques enfants qui voulaient lui barrer la route pour mieux le conspuer s’écartèrent, comme repoussés par une incroyable énergie. Sa force intérieure était alimentée par cette osmose qu’il avait décidé d’établir entre lui et cet instrument, et qui, à chaque instant, avait la capacité de l’emmener au-delà de toutes les épreuves à venir. Il devenait invincible pour l’éternité, du moins, le croyait-il.

IV

Sa verticalité était au service d'une horizontalité qui s'étirait sur un tronçon de la départementale 811 de Bégoux. Ses racines peu profondes, mais bien ancrées, lui permettaient de demeurer à quelques dizaines de centimètres de la route. Il accueillait tous types de petites bêtes qui voyaient en lui un hôte bienveillant. Compagnons de vie qui le chatouillaient parfois, l’insupportaient aussi, mais qui restaient des partenaires d’existence. Il se sentait ancré dans un devoir de père, lorsqu’il offrait ses branches aux oiseaux de passage, ou à une femelle qui voulait y construire son nid. De mère, lorsqu’il ombrageait les oisillons et les insectes qui tournoyaient autour de lui et enfin de frère, lorsqu’il laissait d’autres végétaux entrer en contact avec lui et parfois s’installer. Ce qu’il aimait le moins ce n’était pas tant les quelques touristes qui posaient leurs paniers à ses pieds, (oubliant parfois quelques morceaux de plastiques que le vent se chargeait de chasser sur les terres voisines) que le bruit incessant des voitures qui troublaient sa quiétude et venaient empester son air.

En cette fin de journée, il se sentait observé, opprimé par une force invisible. Il sentait que quelque chose le dépassait. Il n’était plus l’hôte, mais le réceptacle d’un événement qui devait se produire et dont il serait un acteur malgré lui. Les animaux qui avaient trouvé refuge en son sein, eux-mêmes ressentirent qu’il allait se passer quelque chose. Certains prirent leurs distances alors que d’autres s’affolaient nerveusement en parcourant au pas de course et sans but précis les différentes lignes dessinées sur l’écorce.

Le soleil venait de servir ses derniers rayons, mettant en relief les courbes vallonnées d’un pré adjacent, lorsque deux lumières se dessinèrent à l’horizon. Elles défilaient comme ces produits d’usine posés sur un tapis roulant en suivant une trajectoire préétablie dont il était impensable de s’écarter. On aurait pu imaginer que chaque arbre avait son rôle à jouer au passage de l’engin. Certains ambitieux lâchaient peut-être quelque pollen sur les véhicules espérant faire voyager leurs progénitures vers des pays plus lointains, alors que d’autres avançaient leurs branches comme pour mieux se protéger des phares aveuglants.

Mais ce soir-là, la ligne fut brisée, tout autant que l’écorce protectrice du platane qui reçut de plein fouet le véhicule de Julie. La carrosserie pourtant robuste ne résista pas au choc qui ouvrit en deux le capot et éparpilla en mille petites lucioles brillantes le pare-brise de l’auto. L’arbre lui-même fut blessé par cet impact d’une rare violence.

Je vois ces deux mondes qui ne communiquent pas entre eux. D’un côté des arbres, plantés de manière ordonnée et ne s’intéressant guère aux desiderata des humains qui les frôlent et les exploitent. Et de l’autre, des hommes et des femmes qui ne voient dans les arbres qu’un moyen d’ombrager les routes nationales avant de servir de bois de chauffage.

En cette fin de journée, les secours qui s’empressaient bien trop tardivement autour du corps de Julie n’avaient aucune pensée pour l’arbre qui, alors qu’il n’avait rien programmé, devenait responsable d’une tragédie humaine. Pourtant, lui aussi saignait de sa sève tout le long de son tronc. Je le vois et l’entends, déchirant dans ces gémissements qu’aucun humain ne semble percevoir et je vois cette jeune femme dont le corps repose inerte, taché d’un sang que son cœur ne peut plus faire circuler. Deux vies abîmées, mais aucun pont qui ne les relie si ce n’est celui de la tragédie. De quel côté dois-je me poser, y a-t-il une rive sur laquelle il est plus juste de s’installer, ou existe-t-il une possibilité de se placer dans un entre-deux ? Choisir entre la vie de cette défunte femme et le destin tragique de cet arbre, devenu simple matière au service d'une humanité ogresse, me paraît inconcevable. Je ne sais qui je suis, ni même d’où je viens, mais je sais, je ressens qu’il me faut choisir un hôte…

V

Margault vivait désormais chez sa tante. Une femme occupée et aux principes très arrêtés qui n’avait accueilli la petite orpheline que parce qu'il n'aurait pas été convenable de la laisser en naufragée, entre une pension et la recherche désespérée d'un père disparu. La décision était celle de la tête et non du cœur. Elle élevait sa nièce comme on s'occupe d'un ficus, lui permettant de grandir avec les apports nécessaires, mais sans réelle attention. Elle lui apportait une éducation normée et formatée selon des principes établis. Margault avait dû subir un baptême de rattrapage afin de la sortir de l'impureté supposée dans laquelle sa mère l'aurait plongée, en ayant omis de la présenter à l’Église dans les premiers mois suivant sa naissance. Il était inconcevable pour cette tante de devoir assumer cette charge éducative, sans auparavant s'assurer que cette fille fut purifiée. Si elle avait pu la laisser sur le pas de la porte, elle l'aurait fait. En lui imposant de fait le statut de catéchumène, l'honneur était sauf, tant pour sa propre conscience qu'aux yeux de son entourage. Le premier sacrement intervint dès lors très rapidement après cet accueil. Cette tante, madame Tutellier, était très respectée, car elle répondait parfaitement aux normes sociales établies. Qu'importe si elle n’était ni intéressante, ni sincère, elle était de bonne fréquentation, car en accord avec les conventions. Les personnes qui la fréquentaient auraient été bien incapables de dire s'ils l'aimaient ou pas. Le plus important était avant tout qu'elle fut rassurante, du fait de sa conformité aux règles en vigueur. Il était donc de bon ton de l'apprécier et de la côtoyer afin d'être soi-même reconnu et accepté socialement. Le pire eut été d’être sous le joug de son jugement négatif. Ce n'est pas tant le fond qui comptait, que la forme. Médire sur le perron de l'église ou détourner son regard avec mépris d'un Rom qui faisait l'aumône restait conforme dès lors que la fréquentation de l’Église se voulait régulière ou que les normes étaient respectées. Les règles de la bienséance ne coïncidaient pas forcément avec les fondements de l’altruisme et du respect de l’autre.

La mère de Margault n'avait pas ces exigences malgré une éducation similaire. Elle courait plus après sa propre vie qu'après un Dieu qui semblait l’avoir délaissée depuis l’enfance. Les deux sœurs ne se fréquentaient plus depuis des années : la famille n’appréciait pas le mode de vie de Julie qui ne suivait pas la voie religieuse pourtant tracée pour elle. Ils lui en voulurent particulièrement le jour où ils apprirent qu’elle était enceinte d’un inconnu, un violoniste de rue rencontré lors d’un voyage à Venise. Sa famille voyait dans ces saltimbanques (d’autant plus s’ils étaient italiens) des avortons de Satan, prêts à forniquer sous toutes les portes cochères. À l'exception du Vatican, enclave divine parmi les damnés de la Terre, les images stéréotypées sur l'Italie collaient aux convictions de la famille de Julie. Sans doute que cette vision de débauche et d'érotisme à la Boccace était d'autant plus grande qu'elle devait contraster dans sa noirceur avec la blancheur immaculée d'un Vatican béni des Dieux. Cet Italien et son instrument du diable ne pouvaient entacher la famille Tutellier dans sa réputation. Julie subit une telle pression que l’évocation même de cette relation d'amour éphémère devint un sujet de discorde. De cet accroc dans le cheminement d’une famille conforme et présentable sous tout rapport, naquit Margault. Elle était la trace indélébile d'une union maudite et d’un affront fait à l’honneur même de ces croyants respectables. S’il avait été possible d’enfermer ce rejeton dans un sac empli de cotons imbibés de chloroforme, comme on le faisait avec les chatons issus d’une portée non désirée, ces personnes n’auraient pas hésité un instant. Mais Margault n'était pas un animal et l’Église ne le permettait pas. Les confessions hebdomadaires des Tutellier ne firent jamais mention de ces pensées assassines et ceux-ci évitèrent de s'épancher sur les dérives et souillures émanant de leur propre lignée.

Je me demande ce que porte cette enfant en elle. Peut-elle rester indemne face à la lourdeur des jugements et des accusations qui pèsent sur sa mère ? Fille d’une soi-disant putain, infligeant une balafre monumentale à la réputation de toute une famille, Margault peut-elle s’en absoudre totalement et ne pas ressentir l’amertume du sang qui coule dans ses veines ? Les peines de sa mère et l’absence de son père sont-elles à jamais ancrées dans son ADN ou restent-elles cicatrisables ? Je suis assailli de questions, je me sens étrangement en osmose avec cette petite fille que je ne connais pas. Mais pourquoi suis-je là, face à elle ?

Les règles imposées

C’est une expérience qui s’avère désagréable, mon second choix n’est pas le bon. Je ne dis pas que tous les chiens vivent une vie inconfortable, mais celle-ci n'est pas particulièrement enviable. Je ne suis certes pas arrivé dans un marché aux chiens comme on en trouve à Yulin en Chine, ni même en laboratoire dans la peau d’un beagle pour tester l’innocuité de médicaments, mais dans une maison huppée de la banlieue de Londres. Certes, il n’y a à priori aucune raison de me plaindre de cette expérience, mais pourtant je vis sous la protection d’une dame dont j'ai l'impression d'être la copie conforme. Mon pelage de caniche est d'une couleur violacée à l'image de la permanente de ma maîtresse qui, laquée à l’extrême, ne donne aucune chance au vent de s’amuser un peu. Quelle tristesse ! Je suis comme elle, propre, sans un poil qui dépasse et taillé comme ces arbres qui reposent dans les cimetières. J'ai toute la panoplie, jusqu’à la caricature : la laisse, le petit manteau d'hiver, celui d'été, le pyjama et même un petit bonnet de nuit.

Mes poils tondus à la perfection ravissent visiblement les dames que côtoie ma maîtresse. Je suis un petit être à exhiber, devant lequel il est de bon ton de s’extasier. Le rôle social que je remplis consiste plus à compenser un vide affectif qu’à être le réceptacle d’un véritable amour. Les caresses me sont insupportables, car elles n’interrogent pas mes réelles attentes. Je ne suis pas sous ces mamours un chien, mais un produit de consommation. Les mots tendres sont teintés de fausseté et de formules toutes faites, même mon nom est ridicule : « Darling». Les attentions que me porte ma maîtresse ont plus le goût de l'attachement que d’un réel amour. Elle ne voit pas que l’emprise qu’elle a sur moi m’étouffe. Je veux courir, marquer mon territoire, sentir le derrière du chien du voisin, mais à chaque occasion, le harnais sur lequel est écrit « Puppy » me rappelle à mon devoir de distanciation, aux bons codes de conduite. Je dois respecter des normes qui n'appartiennent décidément pas à mon monde. Le soir, je dois dormir dans mon petit panier lilas, alors que je désire ardemment me vautrer dans le grand lit qui me tend ses draps… Je dois me contenter de ces petites friandises, comme elle les appelle, au goût assez insipide, alors même qu'une bonne vieille carcasse de poulet m'aurait ravi. Tout est code et apparence. Je suis tiré à quatre épingles, baigné toutes les semaines dans une eau parfumée. Sous une apparente vie idyllique, je vis l’enfer de la solitude. Simple faire-valoir, je comble la solitude de cette femme veuve, pendue à ses rendez-vous interminables entre thés et petits gâteaux.

Cette expérience m’ouvre les yeux quant à la difficulté d'être le meilleur ami de l'homme lorsque celui-ci tente à tout prix de vous transformer en objet de désir contentant toutes les frustrations et les non-dits. Je ne suis pas moi-même ; je réponds à des codes stéréotypés auxquels les femmes de ce quartier sont attachées. Sans doute est-ce pour elles une manière de ne pas sombrer, comme certains se raccrochent à l’Église pour donner un sens à leur vie. Certes, de l'extérieur, ma vie parait idéale et personne ne peut me plaindre tant je suis choyé. Mais avec le temps, je crois que je me serais résigné avec tristesse à cette vie codifiée.

Ayant le choix, j'ai assez vite renoncé à cette vie de chien, elle n’est pas pour moi.

VI

Julie était amoureuse de Sergio. Leur rencontre se fit dans le Lunéa, train à destination de Venise depuis Paris. A son arrivée, alors qu'elle s’apprêtait à descendre, sa valise s'était malencontreusement ouverte, laissant, à gorge déployée, s’échapper tous ses effets personnels. Les autres passagers, plutôt que de s'en émouvoir, s'agacèrent de perdre trente secondes de leur précieuse vie à attendre qu’elle puisse réunir toutes ses affaires. Il fallait la contourner, lui passer au-dessus, non sans lâcher un soupir... Ce qui inspira, tel un Cyrano, cette tirade à un inconnu s'approchant d'elle et dévisageant tous les dédaigneux : "Passez mesdames et messieurs, le Pont des soupirs !". L’homme se baissa, bloquant le seul passage possible , et ramassa sans se presser toutes les affaires de la jeune femme, même les plus intimes.

Sa manière de faire, qui pouvait paraître indélicate, était pourtant si naturelle qu'elle n'embarrassa pas Julie, alors même qu'il touchait certains de ses dessous éparpillés. Aux impatients, il rétorqua que le pont des soupirs était en maintenance et qu'il fallait savoir attendre, puis commença à entonner une vieille mélodie folklorique, écho de son enfance.