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"La plume grise" suit le parcours d’un jeune garçon dont la vie bascule avec la disparition soudaine de sa mère, laissant un vide immense au sein d’une famille déjà fragilisée. Confronté à un père alcoolique, à l’incertitude d’une enquête policière et à la nécessité de préserver un semblant de normalité, il se retrouve seul face à son destin. Tiraillé entre l’espoir de retrouver sa mère et la dure réalité du quotidien, il puise sa force dans ses souvenirs avec sa grand-mère, ses interactions à l’école et sa quête d’indépendance. Entre chagrin, résilience et introspection, ce roman offre une plongée bouleversante dans le combat d’un enfant pour se reconstruire, grandir et réapprendre à vivre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Auteur de plusieurs nouvelles,
Robert Byloos a toujours rêvé d’écrire un roman. À l’aube de ses soixante-sept ans, il réalise enfin ce désir de longue date. Inspiré de faits réels sans être autobiographique, son premier roman place l’émotion au cœur du récit, fidèle à ses préoccupations les plus profondes.
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Seitenzahl: 276
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Robert Byloos
La plume grise
Roman
© Lys Bleu Éditions – Robert Byloos
ISBN : 979-10-422-6379-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Fiction ou réalité ?
La vérité est approximative
Seules les émotions comptent…
Sur l’accoudoir du sofa, flanqué d’une pyramide de cendres, la coupelle qui sert habituellement de cendrier est à ce point saturée que la moindre secousse ferait de cette construction mythique peu orthodoxe l’épicentre d’un nuage toxique digne des plus fantastiques productions hollywoodiennes.
Je vis donc mon père, assis dans le canapé qui lui servait de QG, immobile, la cigarette pincée dans l’encoignure des lèvres, à moitié consumée, la tête penchée vers l’arrière.
La fumée qui tournoyait enveloppait son visage comme un linceul, son regard fixait le vide.
Six bouteilles de bière étaient alignées sur la table du salon, pas de verre et pas de décapsuleur non plus. Il portait son marcel habituel devenu gris avec le temps. Son tatouage était bien visible, sur son bras droit à hauteur de l’épaule, on ne voyait que lui, un aigle majestueux qu’il aimait par-dessus tout.
Il disait à l’envi que ce tattoo représentait la force et la lumière, mais aussi une puissance créative. Ça le rassurait d’en parler. Par moments, il savait l’incarner à la perfection.
Il ne remarqua pas ma présence, il était ailleurs.
Je m’approchai doucement de lui pour vérifier s’il respirait encore, mais oui.
Je m’apprêtai à rebrousser chemin pour retourner vers ma chambre, lorsque soudain, je fus pris d’une grande frayeur, mon père, que je croyais endormi, m’agrippa le bras et me souleva. Je fus pétrifié et n’osai crier. Je connaissais mon père pour sa violence coutumière surtout lorsqu’il avait trop bu. La force de son aigle n’était pas qu’un symbole !
Il finit par m’asseoir de force sur la table en bousculant les bouteilles, dont l’une d’elles se fracassa sur le carrelage. Le cendrier ne résista pas non plus, à cette envolée soudaine et spectaculaire. Toute la pièce était, à présent, plongée dans un brouillard de cendres. Tout était gris. Je serrais les dents pour ne pas pleurer. Mon père se redressa et me fit signe de me calmer. Ce que je fis immédiatement !
Il me prit, alors, dans les bras. Son visage était complètement défait, une larme fit son apparition, ensuite une autre et encore une autre. Il pleurait, je ne l’avais jamais vu dans cet état.
Il essaya de me dire quelque chose, mais ses lèvres tremblotaient tellement qu’il dut s’y reprendre à plusieurs reprises. Les mots qu’il voulait me dire traînaient sur sa langue. J’avais l’impression qu’il voulait les retenir comme pour conjurer le sort.
— Ta mère, ta mère, nous a quittés !
— Nous sommes seuls, à présent, mon fils, vraiment seuls !
Je ne comprenais rien à ce qu’il me disait. Il me parlait de ma mère, où était-elle, avec qui, quand ? S’était-elle perdue ? Était-elle morte ? Tout s’embrouillait dans ma tête. Je restai impassible alors que mon père se recroquevillait dans le canapé.
Là, je compris que nous étions seuls, que j’étais seul !
La première chose qui me vint à l’esprit était qu’il fallait à tout prix la retrouver. Elle me manquait déjà.
Dans son lit, ma mère, qui n’avait pas d’emploi, traînait avec les idées pas toujours claires. Toutefois, elle consentait à chaque fois à m’embrasser sur le front avec à la clef, un petit mot d’encouragement.
Quant à mon père, squatter son QG était la première de ses activités avant d’aller bosser. Un rituel peu flatteur, sachant que pour tout petit-déjeuner, il s’enfilait une, voire deux à trois bières.
Il travaillait dans une imprimerie à Anderlecht, où le chômage technique sévissait près de la moitié du temps. Ce qui lui donnait pas mal de temps libre pour vaquer à sa passion favorite…
Censé me réveiller toujours à l’heure, je partais à l’école le cœur relativement léger, car c’était un régal de revoir mes copains. Surtout Eddie avec qui j’avais noué une amitié particulière.
Il habitait à deux pâtés de maisons de chez moi, boulevard Maurice Lemonnier, à proximité de la Bourse dans une maison unifamiliale plutôt cossue qui datait du début du siècle. Ses parents travaillaient tous les deux dans l’administration.
Tout comme moi, Eddie était enfant unique.
Son père atteignait à peu de chose près le double mètre. Il avait une allure sévère et me faisait peur.
La seule fois où je fus invité chez eux, c’était à l’occasion du dixième anniversaire de leur fils. Nous étions une dizaine de compères, assis religieusement autour de la table de la salle à manger, à contempler le gâteau au chocolat, trop petit cependant pour satisfaire tant de bouches avides de sucreries.
Cette courte recréation n’était pas du goût de tous, à telle enseigne qu’une heure avait suffi pour emballer la fête et disperser les convives.
Cette première journée ne fut pas trop différente des autres, seul le baiser matinal de ma mère me manquait. Comme chaque matin, j’emboîtai le pas à mon ami et lui fis part de mon inquiétude.
Quel ne fut pas son étonnement lorsqu’il apprit la façon dont je vivais tout simplement à la maison. À la fois, sans contrainte, mais aussi sans soutien. Être livré à soi-même était pour lui impensable. Ses parents étaient de grands organisateurs du temps.
Un temps pour chaque chose et chaque chose à sa place. Sa petite vie était réglée comme du papier à musique. Et ce n’est rien de le dire, tous les samedis matin, il suivait un cours de piano à l’Académie des Arts de la ville de Bruxelles. Ensuite, c’était place au sport, tennis et natation, judicieusement répartis sur toute la semaine et le week-end.
On se voyait finalement très peu, hormis le matin sur le chemin de l’école et parfois en fin d’après-midi lorsque nos cours se terminaient en même temps. Nous ne suivions effectivement pas le même cursus.
L’idée de gérer, lui aussi, son temps cheminait dans sa tête, je vis dans ses yeux une pointe d’envie. Je l’arrêtai sans plus attendre et lui dis : « La liberté est parfois trop lourde à supporter », passer son temps à ne rien faire est d’un mortel ennui. Je l’enviai à mon tour, mais ma vie était ainsi faite, c’était à moi seul qu’il appartenait de l’assumer.
Arrivés à destination, nous nous séparâmes. Le concierge, comme à son habitude, garde-chiourme s’il en est, inspecta de pied en cap notre tenue. Nous n’étions pas contraints de porter un uniforme à l’école, mais vivement encouragés à adopter une tenue sobre et discrète.
Le port de la cravate sur une chemise claire était toutefois obligatoire. Les chaussures devaient être impeccablement cirées et les cheveux, coupés de frais. Ce rituel, nous le vivions tous les matins non sans crainte, car selon l’humeur du concierge, il arrivait de temps à autre d’être sanctionné, pour ci, pour ça, une heure de retenue était le tarif. La récidive pouvait aller jusqu’à un renvoi temporaire.
L’Athénée Léon Lepage, qui jouissait d’une réputation sans tache était l’un de ces établissements où la discipline régnait. Son préfet était un homme de petite taille, élégamment vêtu, toujours tiré à quatre épingles et les boutons de manchettes exhibés comme un emblème de pouvoir. L’exemple ne vient-il pas toujours d’en haut ?
Cela nous amusait, mais nous savions qu’Émile, « Mimile » comme nous aimions l’appeler entre nous, était un homme affable, droit et juste. Ses manches de chemise dépassaient constamment de son veston, mettant en avant l’éclat de ses fameux boutons de manchettes. Sa cravate de couleur bleue était nouée impeccablement grâce à un double nœud Windsor. Il nous mettait mal à l’aise, mais sans plus. À ce propos, je dois citer une anecdote qui m’avait complètement fait changer d’avis à son sujet.
Je fus convoqué un mercredi matin, en plein cours de français dans son bureau, sans motif et je n’en menais pas large.
Sa secrétaire, une jolie jeune femme aux cheveux noirs à la taille particulièrement mince, nouvelle dans l’établissement, me demanda de m’asseoir dans le sofa, un chesterfield.
Mes pensées partaient dans tous les sens. La porte s’ouvrit et je fus accueilli avec un grand sourire. Soulagé, je pénétrai dans le bureau avec une petite inquiétude maîtrisée.
— Je vous en prie, asseyez-vous.
Le vouvoiement était la règle dans l’école. C’était une marque de respect envers tous les adultes. Directeur, enseignants, surveillants, concierge, etc. Tous y avaient droit. Cette forme de langage était, pour nous tous, naturelle et faisait partie des us et coutumes de l’école.
La pièce était assez grande et le mobilier de style Empire en imposait. Une bibliothèque sans fin garnissait tout le mur droit quasiment jusqu’au plafond. Son bureau était plutôt grand et encombré. En fait, cette pièce, je la connaissais pour y avoir traîné mes fonds de culotte à plusieurs reprises, mais dans des circonstances peu avouables.
Bref, d’entrée, il me dit avec un ton très empathique qu’il voulait devenir mon parrain. Stupéfait, je lui rétorquai aussitôt que j’en avais déjà un. Je le connaissais très peu, mais son existence était bien réelle.
— Baliverne, il ne s’agit pas d’un parrain de cette trempe-là, mais plutôt d’un parrain dont le rôle serait de t’accompagner dans tes études supérieures (j’eus droit, soudainement, au tutoiement) et que je financerais au travers d’une association caritative qui s’appelle Lion’s Club. Je serais très heureux d’assumer cette fonction qui me tient particulièrement à cœur, mais avant de pouvoir continuer, si toutefois tu acceptais, une condition impérieuse s’impose à nous. Tu dois être absolument orphelin !
— Es-tu orphelin ? Je crois savoir que tu portes le nom de ta maman.
— Mon père et ma mère n’étaient pas encore mariés lors de ma naissance. Mon père, qui n’est pas mort, n’a pas entamé les démarches en reconnaissance de paternité. Ce qui fait que je porte encore et toujours le nom de ma mère.
— Donc ton père n’est pas mort, en voilà une nouvelle !
La discussion s’arrêta là. Il me demanda d’oublier notre conversation et que, malheureusement, il n’allait pas pouvoir m’aider.
La journée arriva à son terme, mélancolique, je pensais à ma mère, allais-je la retrouver ce soir ? j’attendais donc avec impatience le son salvateur de la cloche qui en fait n’était qu’un bouton-poussoir qui actionnait une sonnerie stridente, rien à voir avec le bourdonnement véritable de certaines d’entre elles, notamment dans les lieux réputés saints.
J’eus la chance de ne pas rentrer seul au bercail, mon ami Eddie était là, adossé à quelques mètres de l’entrée de l’école. Le marchand de sucreries, juste en face, était bondé comme à l’accoutumée. Nous fîmes l’impasse sur cette gâterie et prîmes le chemin du retour.
Nous empruntâmes la rue des Six jetons, qui longeait l’arrière de l’école, marchant d’un pas lourd, surchargés de trop de livres de cours. Nos cartables ressemblaient à des ballots et nous à des Sherpas pliés en deux. Un silence pesant accompagnait chacun de nos pas. Nous étions tous les deux convaincus que se taire, en pareille circonstance, était encore la meilleure façon d’alléger notre charge physique, mais aussi mentale. Aborder la disparition de ma mère était inconcevable.
Nous franchîmes péniblement la place Anneessens, la circulation était dense. Les trams se suivaient à une cadence folle. Arrivés finalement chez lui, nous nous saluâmes, mais sans mot dire…
J’étais pétri d’inquiétude, ce n’était pas la première fois que ma mère quittait mon père en lui promettant de ne jamais revenir. Je n’avais jamais été associé à ses projets. En fait, j’avais cependant toujours su qu’elle partirait un jour…
Du haut de mes douze ans, j’en prenais véritablement conscience. Il m’arrivait quelques fois de rêver de partir avec elle, de quitter cet endroit si peu accueillant, de l’avoir pour moi et pour moi seul.
Dans mon cœur, elle prenait toute la place, mais dans la vie, si peu présente !
Elle était très belle. À chaque fois qu’elle venait à l’école, notamment à l’occasion de la réunion des parents, elle cristallisait toute l’attention du corps professoral, y compris des femmes. Elle reçut même des avances appuyées d’un professeur de français, entiché comme pas deux. J’en fus très fier. Bien qu’elle ne s’accordât que trop peu de temps pour elle-même, à trente-cinq ans, sa beauté était restée intacte.
Elle portait toujours de hauts talons et un tailleur de style « Chanel », souvent de couleur bleu ciel. Avec ses cheveux foncés mi-longs et ses yeux clairs, elle avait une allure d’actrice américaine. Je lui disais souvent qu’elle ressemblait à Jeannette MC Donald, cantatrice dont j’étais secrètement amoureux. À chaque fois, elle en était émue.
Ma mère était sans emploi, elle l’avait perdu peu de temps auparavant, ça la rendait folle. Après la révolte des premières semaines, je la voyais combative et certaine de retrouver un job rapidement. S’ensuivit une période d’acceptation et de résignation. Telle une bougie, je la voyais se consumer à petit feu. Trois mois « d’inactivité » auront eu raison de sa ténacité et de son engouement au travail. Laura, ma mère, était responsable de production dans une importante société de fabrication de cosmétiques.
Son travail reposait essentiellement sur sa capacité à gérer près de 200 personnes travaillant sur des chaînes de production avec des cadences à donner le tournis. L’absentéisme au travail était important, car le confinement sur les postes de travail ne laissait guère d’espace pour se détendre ou même se rendre aux toilettes et fumer une cigarette. Toutes les deux heures, ma mère organisait des rotations de postes. La production ne pouvait en aucun cas s’arrêter ! Seules les pannes mécaniques d’entraînement de la chaîne ou un problème électrique quelconque permettaient à tous ces travailleurs maltraités de souffler un peu.
Nerveusement, ma mère, malgré son tempérament de feu, ne put au long cours garder la cadence. La gestion de l’humain en pareille circonstance demande de prendre sur soi constamment. Elle était assise en permanence entre deux chaises, tiraillée entre la direction et le personnel de production. Elle connaissait le prénom de chacun et de chacune et aussi un bout de leur vie. La fonction qu’elle occupait était à haut risque. La pression permanente de la direction ne laissait aucun doute sur l’issue fatale de ces hommes et femmes responsables de la production. Le « turnover » dans cette profession était très important.
Ma mère n’y échappa pas. Elle dut rendre les armes, un jour de décembre, exténuée tant sur le plan physique que mental. De prime abord, ce repos forcé ne l’inquiéta pas.
Quinze jours de repos ne suffirent pourtant pas à la retaper. Sa reprise précoce du travail fut couronnée par un licenciement sec, car elle n’arrivait plus à maintenir les cadences ni à supporter les sarcasmes de sa direction. Les semaines suivantes furent difficiles pour elle. Retrouver un emploi n’est jamais simple. Dans son état de fatigue encore moins. Le manque de soutien moral à la maison n’arrangea rien.
Du fond de son lit, elle souffrait de n’être plus rien !
De toute évidence, elle aimait son homme, mais sa dégringolade dans les abîmes de l’alcool l’avait inexorablement éloignée de lui. Dans sa jeunesse, il avait été un bel homme, hardi et confiant dans l’avenir.
À cette heure, le visage bouffi de trop d’alcool, son apathie et surtout son manque d’empathie l’avaient conduit dans un isolement presque total. Il organisait ses beuveries avec un soin tout particulier. Il écumait les bistrots du quartier dans un ordre précis. Il rentrait aux petites heures, le visage parfois tuméfié, conséquence d’une mauvaise chute, voire d’un coup-de-poing inopiné d’un frère d’armes. Le couple était dans un état de délabrement avancé. Il ne tenait plus qu’à un fil.
Bien que préparé à ce scénario, j’espérais que ma mère allait revenir comme à chaque fois, pour moi !
Je poussai la porte de l’appartement avec inquiétude. Mon père était absent, mais ce n’était pas une surprise. J’avançai doucement, à pas feutrés, dans notre « chez nous » si pauvrement agencé. Une à une, je poussai les portes, mais le vide était là, sourd et muet.
Mon attention fut, cependant, attirée par un billet placé sur la commode du salon…
« Mon petit amour adoré ne m’en veut pas, Maman qui t’aime pour toujours ».
Mon sang ne fit qu’un tour, le monde s’arrêta de tourner un instant. Je compris, à ce moment, qu’elle était partie « pour du vrai ».
Je m’affalai alors dans le fauteuil de mon père en le maudissant, je voulais le tuer !
Je voulais quitter l’appartement aussi, faire comme ma mère, quitter cet endroit malsain où les murs transpiraient l’alcool et l’indifférence. Comment la rejoindre ?
Plus facile à dire qu’à faire. La seule famille qui me restait était mon père, et encore, je ne portais même pas son nom ! Mes grands-parents avaient tous disparu. Ma grand-mère maternelle venait de décéder quelques mois auparavant à la suite d’une longue maladie, le cancer.
Je l’aimais, c’était une femme remarquable, dévouée et surtout aimante. Je représentais le fils qu’elle avait perdu en couche. Entre nous, c’était un amour fusionnel. Nous chantions à tue-tête le dimanche matin dans son lit et nous espérions que l’aurore s’éternise jusqu’à onze heures pour prendre enfin la décision de se lever. Le rituel du dimanche était calibré. À douze heures tapantes, nous prenions la direction du marché du midi qui déroulait ses allées à proximité de l’appartement. Habitant au 1er étage, nous avions une vue spectaculaire sur ces échoppes bariolées qui avaient des allures de marché persan.
Nous déambulions dans les allées jusqu’à la fermeture du marché vers treize heures, au moment où les maraîchers pliaient bagage. L’après-midi était consacré aux jeux et aux feuilletons télévisés. À la tombée de la nuit, ma mère venait me rechercher avec l’espoir de me mettre au lit à une heure raisonnable. La grand-messe du dimanche, c’était ça, de l’amour et encore de l’amour.
Je restai dans l’appartement avec la ferme intention de trouver un plan pour quitter définitivement ces lieux. Retrouver ma mère était devenu une nécessité absolue.
Me vint alors une idée bizarre, mais pas si saugrenue, à vrai dire…
J’eus l’idée de faire imprimer des feuillets avec une photo de ma mère et notre numéro de téléphone ainsi que notre adresse.
Le lendemain, après une nuit agitée, mais constructive, mes intentions de la veille étaient restées intactes. J’en parlai à Eddie qui trouva l’idée géniale. Instantanément, il m’offrit son aide. Il disposait d’une petite somme d’argent qui ne se tarissait jamais, sa famille l’alimentait au gré des occasions qui apparemment, vu l’épaisseur de sa bourse, étaient nombreuses.
C’est ainsi que nous nous retrouvâmes dans une imprimerie qui très récemment avait fait l’acquisition d’un photocopieur de type XEROX, une machine extrêmement moderne qui vit le jour en 1959. Nous fûmes ébahis de la rapidité de l’impression, 100 pages « noir et blanc » en quelques minutes seulement. Cela coûta une fortune, mais Eddie, bon prince, solda le compte en un claquement de doigts.
Ce samedi après-midi, nous mîmes notre plan à exécution. Notre excitation était à son comble. Chaque rue fut répertoriée sur un plan afin de quadriller au mieux notre quartier et même au-delà. Chaque feuillet était une munition, notre force de frappe était limitée, mais la motivation était là. Finalement, plusieurs quartiers furent visités. Les feuillets étaient placardés avec des agrafeuses de fortune aux arbres tous les cent mètres environ. Le périmètre était assez large et englobait plusieurs communes.
C’est avec soulagement et fierté que nous brûlâmes ensemble notre dernière cartouche place Barra, dans la commune de Saint-Gilles non loin de l’appartement de feu ma grand-mère.
Voilà, la messe était dite. Nous avions fait ce qu’il fallait faire. Nous en étions sûrs !
Retrouver ma mère était une évidence. Elle allait certainement voir l’un ou l’autre de nos S.O.S. Elle ne pouvait pas être partie trop loin. Elle n’avait plus de famille et très peu d’argent.
J’étais sûr qu’elle était restée dans le coin. M’abandonner n’était pas son genre, tout au moins, le croyais-je.
Place à présent, à l’attente…
Nous faisions le point chaque jour après l’école. Le peu d’informations recueillies n’avait aucune incidence sur l’évolution de notre enquête.
Les jours passèrent…
Après douze jours d’attente, alors que je me trouvais à la maison, seul comme souvent, j’entendis sonner à la porte. Il devait être aux alentours de 21,30’. C’était un mardi, ce devait être, sans doute mon père qui une fois sur deux oubliait ou égarait ses clefs dans l’un ou l’autre estaminet du coin. La porte de notre entrée d’appartement était flanquée d’une fenêtre protégée par des barreaux en fer forgé. Une décoration digne d’un château hanté. La porte était pesante et difficile à ouvrir.
À travers la vitre martelée, je vis deux silhouettes sombres. L’une assurément plus grande que l’autre. À présent, la sonnerie était continue. Le bruit strident était intense. Il me glaçait le sang. Sous les injonctions des hommes sombres, avec une angoisse grandissante, j’ouvris finalement la porte avec difficulté.
— Bonsoir jeune homme, ton papa est-il là ?
— Es-tu seul ?
— Oui, mon père ne devrait pas tarder, d’ailleurs, j’ai cru que c’était lui qui sonnait à la porte.
— Comme tu vois, nous sommes de la police, je m’appelle Maurice Tardieu et voici mon collègue Jean Vancampenhout. Nous venions voir ton papa, car nous avons malheureusement une mauvaise nouvelle à lui annoncer.
S’ensuit alors un long silence…
Peu perspicaces, les deux policiers entrèrent dans l’appartement en fouillant du regard chacune des pièces avec désinvolture. J’étais pétrifié car je savais, au fond de moi, qu’ils étaient là pour ma mère.
Sans mot dire, la bouche figée, probablement désolés d’être là, à cet endroit, à ce moment précis devant un gamin à qui ils venaient annoncer une bien triste nouvelle.
Que faire, que dire, trouver les mots justes…
L’un avait la quarantaine et l’autre, le plus petit, devait avoir à peine 25 ans. L’école de police ne les avait pas préparés à tant d’émotions. Le plus âgé, père de deux enfants, fille et garçon dans l’adolescence, et l’autre, en passe de le devenir, sa femme était, en effet, enceinte de 5 mois. Leurs conditions de famille expliquaient, sans doute leur attitude compréhensive et leurs mines défaites.
La mauvaise nouvelle était pour l’heure l’absence de mon père. La mission des deux hommes prit donc une tournure qu’ils n’avaient pas prévue. Sans autre instruction, ils restaient là à attendre.
La délivrance ne tarda pas. Dans un vacarme tonnant, précédé par des effluves d’alcool, mon père fit enfin son apparition. Soulagé, le plus âgé des policiers l’accosta et lui demanda de le suivre dans la chambre.
Bien imbibé, mon père tant bien que mal reprit ses esprits et rajusta son pantalon et sa chemise. Son air devint aussitôt plus grave.
La porte était restée entrouverte, mais leur conversation n’était pas suffisamment audible pour que je puisse en tirer quoi que ce soit comme conclusion. Cependant, une chose était sûre : ma mère était au centre de ce colloque bien singulier.
Les policiers prirent congé de mon père, en lui rappelant qu’il était attendu le lendemain matin au commissariat pour y enregistrer sa déposition. Dans l’escalier, en entamant sa descente, le sieur Tardieu releva la tête et me jeta un regard furtif. Je n’étais pas rassuré.
Je me trouvai donc dans l’attente d’une explication. Sans coup férir, mon père prit aussitôt la direction de la cuisine et s’enfila une bière qu’il sortit d’un cageot à côté du frigo. Comme elle n’était pas fraîche, une mousse légèrement jaunâtre s’échappa de sa bouche à la première gorgée. Sa chemise fit les frais de trop de précipitation.
Une fois le liquide englouti, mon père me lança un regard tendre et menaçant à la fois.
Viens ici, mon fils, je dois te dire, enfin euh…, te dire, t’annoncer… que ta maman est portée disparue. La police vient de me signaler qu’elle a des raisons de penser qu’elle est partie de son plein gré !
C’est une amie, Annie, que tu connais, chez qui elle logeait, qui a signalé sa disparition à la police. Elle est à présent recherchée par toutes les polices du Royaume. Demain, nous en reparlerons…
Il me serra très fort dans les bras, ses mains géantes me recouvrirent la tête. Ma respiration fut, alors, coupée net. Je dus me débattre pour sortir vivant de cet enlacement totalement inhabituel.
Je ne pleurais pas.
Mon chagrin était immense, mais je ne pleurais toujours pas. Mon père se ressaisit et se précipita sur une nouvelle bière dont le sort fut scellé de la même manière.
— Dis-moi quelque chose, mon fils, ne reste pas comme ça.
En me secouant, il voulut, semble-t-il, me faire sortir de ma torpeur, mais rien n’y fit, je restai complètement prostré. Trop fatigué par trop d’alcool, il renonça à poursuivre ses tentatives.
Parler, parler, dans ma tête, c’était bien la dernière chose que j’avais envie de faire. Je voulais juste être seul à côté de ma mère, la prendre dans les bras et lui dire : maman, je t’aime.
Complètement hagard et probablement un tantinet trop saoul, mon père qui titubait rejoignit le canapé dans lequel il s’affala de tout son long.
Les heures passèrent…
La pluie fit son apparition, elle déchirait la nuit par ses coups de percussion réguliers qui résonnaient dans mon cœur. Les ronflements saccadés et agressifs qui sortaient de la bouche de mon père ajoutèrent une dimension encore plus tragique à ces événements. Tous ces bruits étaient là pour jouer une partition, celle du désespoir.
La nuit fut longue. Au petit matin, il pleuvait toujours. Tout me semblait irréel. Tout allait rentrer dans l’ordre. Seule l’épave gisante de mon père sur le canapé me rappela combien la nuit avait été agitée.
Comme tous les matins, depuis 12 jours, je pris les choses en main et m’affairai à me laver et à préparer le petit-déjeuner, mais aujourd’hui n’était pas un jour comme les autres…
Je n’allais pas me rendre à l’école, je ne verrais pas Eddie non plus. Plus rien ne serait comme avant. Tout mon corps était envahi de tristesse et du manque de ma mère. Sa disparition l’avait éloignée et mon enfance s’en était allée. Ce jour-là, je venais de basculer avec fracas dans le monde des adultes.
Nous arrivâmes au commissariat central de la ville de Bruxelles, la tête enfoncée dans les épaules et le regard bas. Mon père avait, dans l’intervalle, renoué avec la civilisation et repris un peu de sa prestance. Pour cette visite inopinée, il avait revêtu son costume bleu nuit qu’il sortait uniquement pour les grandes occasions ainsi qu’une cravate de circonstance. Face au comptoir de l’accueil, il s’adressa à un jeune policier et lui demanda de rencontrer un certain monsieur Tardieu en précisant qu’il avait un rendez-vous avec lui ce matin.
Le policier nous indiqua un espace qui servait de salle d’attente. Il s’agissait d’une pièce fermée qui sentait le tabac froid. Nous n’étions pas seuls. Un homme et deux femmes passablement agités étaient assis sur un canapé complètement élimé. Ils parlaient à voix haute. Notre présence ne les contraria pas outre mesure. Nous nous installâmes sur les chaises libres, tandis qu’ils poursuivaient leur conversation qui semblait porter sur un différend de voisinage.
Mon père ne desserrait pas les dents. Il s’est allumé une cigarette, alors même qu’un pictogramme « Interdit de fumer » était affiché sur la porte. Cette odeur m’incommodait, mais j’avais l’habitude.
Au moment d’allumer sa troisième cigarette, le sieur Tardieu que j’avais immédiatement reconnu rentra dans la salle. Il nous indiqua de bien vouloir le suivre. Mon père éteignit sa cigarette aussitôt, en pinçant la cendre incandescente entre le pouce et l’index préalablement mouillés avec un peu de salive. Cela m’impressionnait toujours.
Nous suivîmes notre hôte dans le dédale de couloirs. Dans son bureau, une autre personne qui ne portait pas d’uniforme nous attendait.
— Bonjour Monsieur Vivien, Monsieur Henri Vivien ?
— Oui, oui, répondit mon père.
— Et bonjour jeune homme, prenez place, je vous prie.
Nous nous installâmes face à son bureau en soulevant les chaises plutôt que de les tirer, par peur sans doute que ne soit ébruitée notre arrivée. Quoi qu’on en dise, être face à un policier est toujours un peu intimidant. Même mon père, qui les fréquentait de temps à autre, resta en retrait et adopta même une posture plutôt respectueuse.
— Voilà, je me présente, je m’appelle Vincent Chevalier, inspecteur principal. J’ai la charge du dossier relatif à la « disparition inquiétante » de Madame Laura Billen, votre épouse.
Voici la procédure, je vais vous entendre sur les événements récents et plus particulièrement sur ceux de la nuit dernière. L’agent Tardieu, que vous connaissez déjà, assistera à cette première audition.
Pour la bonne forme et pour des raisons évidentes, votre fils ne pourra pas assister à cette audition. Sauf votre accord, nous l’entendrons plus tard.
Sous l’injonction de l’inspecteur, une jeune policière fit son entrée dans le bureau. D’emblée, elle me demanda de la suivre en me précisant que je devais quitter la pièce et attendre mon papa dans un espace plus convivial.
Je la suivis de manière un peu mécanique, sans me poser de question.
Je n’étais pas du tout rassuré. Pourquoi mon père devait-il rester seul face à ces deux étrangers ? Le bureau que je venais de quitter avait exacerbé cette inquiétude. La pièce était vieillotte et mal éclairée. Le mobilier, à peine visible, croulait sous des tonnes de papiers. Quant au sol, sous les chaises « visiteurs », le balatum avait tout simplement disparu. Ce capharnaüm me rendait triste aussi. Seule une machine à écrire qui semblait être du dernier cri, « Olivetti 82 » apportait un tant soit peu de modernité dans cet espace insalubre qui devait dater du siècle dernier.
Dans l’espace « convivial » où j’avais finalement atterri grouillaient, dans tous les sens, des hommes et des femmes de tous âges, en uniforme ou pas. Tous semblaient être occupés. Le brouhaha qui emplissait la pièce ressemblait à une brume matinale apaisante. Le local m’apparaissait relativement grand, il n’était ni beau ni laid, je dirais quelconque, sans âme. Ma « guide » me présenta à une dame dont le nom et le prénom figuraient sur son chemisier sous forme de nominette plastifiée.
Nicole me fit, aussitôt, la conversation comme si l’on se connaissait depuis toujours. À l’instar de certains de ses collègues, elle ne portait pas d’uniforme, c’est peut-être pour cette raison qu’elle m’apparut plutôt sympathique.
Elle me servit une collation. Les flots de mots sortant de sa bouche m’envahirent l’esprit. Elle m’avait perdu, je n’étais plus là. J’étais avec mon père en train d’échafauder des théories sur la disparition de ma mère.
Le temps était long, très long…
Sur le mur principal, face aux fenêtres, les aiguilles de l’horloge s’affolaient, cela faisait presque deux heures que j’attendais… ma nurse ne me lâchait pas d’une semelle. Mes oreilles bourdonnaient. J’avais des envies de fuir, mais dans un commissariat…
Alors, je demandai à Nicole de pouvoir me soustraire à sa vigilance pendant quelques minutes, le temps de me soulager aux toilettes.
Avec une gentillesse toute naturelle, elle m’indiqua le bon chemin avec force détails. Je ne réapparus plus. J’avais filé à l’anglaise. Une fois à l’extérieur du bâtiment, mon cœur, qui battait la chamade, retrouva un rythme plus apaisé ; j’avais assurément accompli un acte héroïque. Dommage qu’Eddie n’en eut pas connaissance.
Il était bientôt midi, l’heure de manger, bien sûr c’est donc tout naturellement que je pris la direction de l’appart.
En arrivant au pied de l’immeuble, je croisai notre voisin de palier qui promenait son chien sans laisse. Il s’agissait d’un berger allemand extrêmement bien éduqué, doux comme un agneau, mais prudent, j’évitai tout de même de le caresser. Monsieur Arthur vivait seul depuis quelques années, sa femme que je n’avais pas connue était décédée à la suite d’une longue maladie. Il avait un certain âge et vouait à son chien un amour démesuré.
Il fut surpris de me trouver là à cette heure de la journée. Il s’étonna également de ne plus voir ma mère depuis quelques jours. Il me demanda si tout allait bien, si elle avait enfin retrouvé du travail.
Je ne savais que répondre, je bégayais, interloqué, presque sans voix. Finalement, pour faire bref, je lui dis que j’ignorais quand elle reviendrait.
Arthur n’était pas dupe, mais se contenta de ma réponse ; il verrait plus tard avec mon père. Il me salua en se découvrant. Quatre à quatre, je gravis les marches de l’escalier pour arriver jusqu’au palier du deuxième étage. La porte était déverrouillée.
À bout de souffle, je poussai la porte d’entrée et vis mon père dans l’encadrement du salon. Mon corps fut subitement plongé dans une mer de glace, j’étais tétanisé.
Je craignis qu’il n’ait pas compris mon impatience et m’en veuille d’avoir quitté le commissariat sans l’avertir. Je fus donc sur mes gardes.
Bizarrement, malgré cet incident, sans que cela ne lui ressemblât, il était calme et sobre.