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Ce livre a pour but de montrer dans son fonctionnement caché un des principaux instruments de la puissance prussienne : la police secrète.
Si le lecteur, obéissant aux sentiments de son honnête nature, est tenté de mettre en doute la vérité et l’authenticité des révélations que nous avons pu faire, grâce à des documents mis à notre disposition, qu’il veuille bien se reporter à ce passage du discours prononcé le 9 mai 1884, c’est-à-dire il y a quelques jours seulement, au Reichstag allemand, par M. de Puttkammer, ministre de l’intérieur, chef hiérarchique et responsable de la police prussienne :
« L’État, — a dit M. de Puttkammer, après s’être moqué de la naïveté des libéraux qui avaient attaqué certains procédés de la police, — l’État a le droit et le devoir d’user de moyens extraordinaires et à part (aussergewöhnliche), quand il ne lui est pas possible de découvrir ou de réprimer autrement les délits… Les faits cités par M. Richter (chef de l’opposition libérale) ne lui donnent pas le droit de blâmer la manière d’agir du gouvernement.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
VICTOR TISSOT
« Soubise a cent cuisiniers et un espion ; moi, j’ai un cuisinier et cent espions. »
Frédéric II.
1885
© 2023 Librorium Editions
ISBN : 9782383838074
Ce livre a pour but de montrer dans son fonctionnement caché un des principaux instruments de la puissance prussienne : la police secrète.
Si le lecteur, obéissant aux sentiments de son honnête nature, est tenté de mettre en doute la vérité et l’authenticité des révélations que nous avons pu faire, grâce à des documents mis à notre disposition, qu’il veuille bien se reporter à ce passage du discours prononcé le 9 mai 1884, c’est-à-dire il y a quelques jours seulement, au Reichstag allemand, par M. de Puttkammer, ministre de l’intérieur, chef hiérarchique et responsable de la police prussienne :
« L’État, — a dit M. de Puttkammer, après s’être moqué de la naïveté des libéraux qui avaient attaqué certains procédés de la police[1], — l’État a le droit et le devoir d’user de moyens extraordinaires et à part (aussergewöhnliche), quand il ne lui est pas possible de découvrir ou de réprimer autrement les délits… Les faits cités par M. Richter (chef de l’opposition libérale) ne lui donnent pas le droit de blâmer la manière d’agir du gouvernement.
[1] M. Richter avait démontré qu’à Francfort la police avait employé des gens tarés comme agents provocateurs.
« Que ressort-il de ces faits ? Que la police se sert d’individus d’une moralité équivoque. C’est son devoir ; et si le conseiller de police Rumpf[2], cet honnête et estimable fonctionnaire, à usé de tels moyens, je lui exprime ici publiquement ma satisfaction et mes remerciements. »
[2] Chef de la police secrète à Francfort.
La théorie ouvertement professée en plein Reichstag par Son Excellence le Ministre de l’intérieur de Sa Majesté prussienne nous dispense d’en dire davantage.
Nous n’ajouterons qu’un mot :
Notre livre est une œuvre d’histoire contemporaine et non un roman inventé à plaisir. De tous les faits que nous citons, il n’en est pas un seul qui n’ait ses pièces à l’appui.
V. T.
LAPOLICE SECRÈTEPRUSSIENNE
Berlin au lendemain de la Révolution de février. — Ce que se disaient deux bourgeois au coin de la rue Frédéric. — Schœffel et Goldschmidt. — Le roi Frédéric-Guillaume se montre à son peuple et le prince Charles s’adresse au beau-sexe. — Aspect du cortège royal. — Une manifestation inattendue. — Où l’agent Stieber paraît pour la première fois. — Retour du roi au palais.
Le 21 mars 1848, une foule compacte et agitée se ruait, en poussant des cris et en échangeant des horions pour avancer plus vite, sur les larges dalles de la célèbre promenade Unter den Linden[3], à Berlin.
[3] Sous les tilleuls.
Les abords de cette grande artère portaient encore les traces de la lutte furieuse qui s’était prolongée trois jours et trois nuits auparavant, écho formidable des journées parisiennes de Février. Il avait fallu l’exemple de la France pour rendre tout à coup le peuple berlinois brave, et lui faire mépriser ce qu’il respectait la veille.
Les fidèles sujets de Sa Majesté étaient descendus en armes dans la rue et avaient élevé des barricades. La lutte avait été acharnée. Les devantures des boutiques et des magasins, criblées de projectiles, ne disaient que trop qu’on avait dû tirer à mitraille sur le peuple. Sur les murs des maisons, l’œil pouvait suivre les longues éraflures des balles ; la chaussée était encombrée de grosses branches d’arbres coupées par les boulets, et partout de larges taches de sang mal lavées rougissaient encore le sol.
A l’entrée de la rue Dorothée et de la rue Frédéric, des moellons et des pavés étaient restés entassés jusqu’à hauteur du premier étage. Des matelas éventrés, des meubles brisés, tous les accessoires de ces forteresses de la rue, gisaient pêle-mêle ; et, devant ces ruines et ces débris, des individus de mauvaise mine, débraillés, a la barbe inculte, montaient la garde, armés de vieux fusils à pierre provenant du pillage de l’arsenal.
Si les fiacres et les voitures de maître étaient rares, en revanche les fourgons des pompes funèbres se succédaient presque sans interruption, cahotant vers leur dernière demeure les combattants morts à la suite des blessures reçues en défendant ces mêmes barricades. De temps en temps aussi, un remous se produisait au milieu de la foule, et chacun se rangeait pour livrer passage à quelque groupe d’étudiants en grande tenue universitaire, rapière au vent, ou à quelque délégation ouvrière précédée d’un homme à cheval, tenant déployé le drapeau rouge, noir et or, emblème de la Révolution, longtemps proscrit par les édits de la Diète et de la « Commission de répression contre les démagogues », et qui, pour cela même, était devenu le signe de ralliement de tous les Allemands qui conspiraient pour l’affranchissement de leur patrie.
L’étendard aux trois couleurs était chaque fois salué par des hoch prolongés, par des vivats retentissants, par des acclamations sans fin auxquelles se mêlaient les plaintes des femmes et des enfants écrasés, étouffés dans la cohue, et les coups de fusil tirés en l’air.
Le temps était sec et froid. Un pâle soleil agonisait dans un ciel livide.
Évidemment la foule attendait un événement prévu et annoncé ; et comme cet événement se faisait attendre, elle s’impatientait d’une façon visible, au fur et à mesure que l’après-midi déclinait.
Divers moyens avaient cependant été essayés pour tuer le temps : on avait d’abord hurlé en chœur des hymnes patriotiques ; quelques locataires des belles et opulentes maisons situées près de la porte de Potsdam s’étant aventurés sur leurs balcons pour regarder le spectacle, de vigoureux pereat, accompagnés de coups de pierre, avaient forcé ces « aristocrates » à rentrer précipitamment dans leurs demeures et à s’y calfeutrer avec soin. Puis les Louis, — qui déjà à cette époque étaient les Alphonses de Berlin, — s’étaient amusés à enfoncer impitoyablement jusque sur la nuque tout chapeau à haute forme qui passait à portée de leurs poings. Quelques pickpockets surpris la main dans le sac avaient été roués de coups et remis à moitié morts entre les mains de la garde bourgeoise, qui formait à elle seule, pour le moment, la police et la garnison de la capitale.
Mais ces divers incidents ne suffisaient pas à calmer l’impatience de la foule. Elle s’agglomérait maintenant d’un air menaçant autour du palais du roi, dont le silence contrastait avec l’animation bruyante de la place.
Au coin de la rue Frédéric, deux hommes se tenant comme à l’écart, mais curieux cependant de voir ce qui allait se passer, causaient, les yeux fixés sur la grille de la demeure royale.
— Vous verrez qu’il n’osera pas, disait le plus jeune, confortablement vêtu et coiffé d’un chapeau de feutre aux larges bords, — d’un « calabrais », comme on les appelait, — il n’osera pas ; au dernier moment, le cœur lui manquera !
— J’ai lieu de croire que vous vous trompez, répondit l’autre. Le bourgmestre a annoncé hier officiellement, à la séance du conseil municipal, que le roi Frédéric-Guillaume IV parcourrait aujourd’hui même la capitale, entouré des princes de sa famille, sans autre escorte qu’un détachement de la garde bourgeoise et un groupe d’étudiants… Cette petite promenade théâtrale et romanesque ne doit d’ailleurs pas répugner à Sa Majesté, qui a, vous le savez, beaucoup de goût pour les exhibitions de ce genre.
— Vous verrez, reprit avec obstination l’homme au « calabrais », que Sa Majesté très prudente reculera au dernier moment.
— Vous n’ignorez pas, mon cher, que Sa Majesté sait toujours où puiser du courage.
Et l’interlocuteur de Schœffel, — c’était le nom de l’homme au chapeau calabrais, — fit le geste de porter à ses lèvres le goulot d’une bouteille. Puis il ajouta :
— Mais vous êtes méfiant. Je le comprends. La prison n’est pas précisément l’école où s’apprennent la confiance et l’optimisme. Pauvre Schœffel ! Combien de temps avez-vous passé dans ces maudites casemates ?
— Près de trois ans. J’ai été arrêté en avril 1845, et mis en liberté il y a huit jours. Je suis arrivé à Berlin ce matin. Dans cette ville, que j’avais connue si placide, si résignée, si platement soumise, et que je trouve maintenant en pleine ébullition révolutionnaire, je ne savais à qui m’adresser, quand ma bonne étoile vous a mis sur mon chemin, mon cher Goldschmidt.
Schœffel pressa la main de son ami.
Celui-ci était un homme d’une cinquantaine d’années environ, de haute stature, à la figure empourprée et à la barbe grisonnante, étalée en éventail. Ses vêtements dénotaient un certain bien-être et avaient cette ampleur et cette coupe commodes qu’affectionnent les artistes. Un large pantalon de drap, une veste de velours boutonnée jusqu’au cou, un gros foulard rouge et un chapeau de feutre orné d’une cocarde complétaient son accoutrement.
Goldschmidt hochait la tête :
— Trois ans de forteresse pour un brave homme comme vous, c’est dur ! Mais vous n’avez pas été le seul à souffrir, et, Dieu merci, les temps vont changer. Au fait, de quoi vous a-t-on accusé ?
— Oh ! j’ai été victime d’une machination lâche et odieuse, fit Schœffel d’une voix sombre. Si jamais je retrouve le traître, malheur à lui ! Je pourrais oublier tout ce que j’ai souffert, je puis pardonner à tout le monde, mais à celui-là, jamais, jamais !
L’exaltation de l’ex-prisonnier allait en augmentant. Goldschmidt s’efforçait de le calmer, quand des clameurs plus fortes et un reflux violent de la foule attirèrent l’attention des deux amis. Goldschmidt se dressa sur la pointe des pieds pour voir par-dessus les têtes ce qui se passait.
— Hé ! s’écria-t-il en se penchant vers son compagnon, Je vous disais bien qu’il viendrait !…
Les clameurs, confuses d’abord, prirent tout à coup un accroissement prodigieux. On entendait distinctement les cris répétés de : « Vive la Constitution ! Vive la liberté ! Vive la Patrie ! A bas l’armée ! Dehors la police ! »
Ces exclamations éclataient comme des bombes tout autour du roi Frédéric-Guillaume IV, qui s’était enfin décidé à franchir le portail extérieur du Grand-Château.
Il s’avançait à cheval, le long de Unter den Linden, précédé d’un peloton de la garde bourgeoise en costume civil, la cocarde au chapeau, le sabre passé autour des reins et la carabine en bandoulière. Sur les redingotes noires, la buffleterie faisait deux rayures blanches. On reconnaissait les officiers à leur grand chapeau à plumes et à leur écharpe noire, rouge et or. Immédiatement derrière le roi venaient le prince Charles, le prince Adalbert, le général de Radowitz, ami intime et confident de Sa Majesté, et quelques autres personnages, « seigneurs sans importance. »
Les cris du peuple effrayaient les chevaux, qui reculaient l’un sur l’autre. La retraite de l’armée hors de la ville avait pu faire cesser le combat ; mais ni la capitulation du gouvernement, ni la fameuse proclamation adressée par Frédéric-Guillaume à ses « chers Berlinois » n’avaient pu ramener à Sa Majesté l’affection de ses sujets. Pas un : Vive le roi ! pas une acclamation ne se faisait entendre.
Gros, court, trapu, sanguin, ressemblant à un fermier de Poméranie affublé d’un costume de général et juché sur une bête de labour, la figure bouffie et vulgaire, le nez rouge, la taille légèrement courbée, les yeux obstinément fixés sur l’encolure de son cheval, Frédéric-Guillaume paraissait sourd aux cris populaires et aux rumeurs hostiles qui grondaient sur son passage. Impassible comme un automate, on eût dit que son esprit était ailleurs. A quoi pouvait-il bien songer ? Certes, ce n’était ni à son trône, ni à l’avenir du royaume, mais peut-être au menu du lendemain. En tout cas, il avait trouvé un moyen de s’isoler et de se soustraire par la pensée à la désagréable et pénible corvée que lui avait imposée le nouveau cabinet.
Ses oncles et ses frères, qui l’entouraient, partageaient son indolente apathie. Quant au prince Charles, fidèle à ses habitudes invétérées, il cherchait du coin de l’œil, au milieu de la cohue, les plus jolis minois, avec l’intention évidente de nouer au vol quelque liaison facile. Les jeunes filles le regardaient en riant, en se poussant du coude.
Des deux côtés du cortège royal, les étudiants, en culottes collantes, en bottes à l’écuyère, la petite casquette sans visière, rouge ou bleue, inclinée sur l’oreille, formaient la haie ; ils tenaient à la main d’énormes rapières, qu’ils portaient toutes droites comme des cierges de procession. Un nouveau détachement de garde bourgeoise fermait la marche.
Le roi, avec sa suite, était arrivé au coin de la rue Frédéric, à la hauteur du restaurant Hiller, presque à l’endroit où nos deux amis avaient échangé le court colloque que nous venons de rapporter.
Deux incidents signalèrent à ce moment le passage de Frédéric-Guillaume et de son entourage.
Sur un des escaliers situés en face du restaurant parut tout à coup une femme d’une trentaine d’années, fort belle, d’une figure étrange ; drapée dans un grand châle des Indes qui la recouvrait tout entière, elle poussa un : Vive le roi ! d’une voix remarquablement mélodieuse, et, en même temps, un énorme bouquet de violettes, de muguets et d’autres fleurs printanières tomba aux pieds du cheval que montait Frédéric-Guillaume.
— Tiens, fit Goldschmidt, voici la Naura du Grand-Opéra qui donne sa représentation en ville. Demain, on parlera d’elle dans tout Berlin, les journaux rapporteront son accès de « loyalisme » ; je parie qu’elle n’en demande pas davantage.
La démonstration de la chanteuse frappa d’abord la foule d’un étonnement mêlé de colère. Comme lors du retour de Louis XVI, après sa fuite à Varennes, il y avait un accord tacite de n’insulter ni acclamer le monarque ; mais quand on reconnut l’artiste célèbre, la première étoile de la scène lyrique de Berlin, les sourds grognements de la foule se changèrent en rires. Au lieu de se fâcher, on applaudit ironiquement, en criant comme au théâtre : « Bravo ! bravissimo ! »
Le roi paraissait très contrarié de la tournure ridicule qu’avait prise cette unique tentative de démonstration monarchique ; il semblait d’autant plus vexé qu’il avait tout d’abord relevé la tête et regardé d’un air ravi l’apparition de cette ardente royaliste, tandis que le prince Charles clignait en grimaçant ses petits yeux battus et fatigués.
Mais on eut à peine le temps de s’apercevoir de cet incident héroïco-comique : un second incident détourna aussitôt l’attention de la malencontreuse cantatrice et de son bouquet.
Une bande de cinquante à soixante individus, habillés comme l’étaient alors les ouvriers, déboucha de la rue Frédéric, en chantant un hymne improvisé dans ces jours de tourmente, sur l’air de la Marseillaise. A la tête de cette petite troupe marchait un jeune homme à cheval. Il était de taille moyenne, et sa figure en lame de couteau, ses regards fuyants et louches étaient peu en harmonie avec le rôle de Masaniello équestre qu’il jouait au milieu des prolétaires insurgés.
Son vêtement de drap grisâtre était de coupe assez soignée ; il portait un chapeau à haute forme orné de l’inévitable cocarde rouge, noire et or ; et tandis que, de la main droite, il se cramponnait de toutes ses forces à la crinière de son cheval, il agitait de l’autre main un large drapeau tricolore dont la longue hampe touchait terre.
A la vue du cortège royal, la bande interrompit son chant pour pousser à tue-tête les cris de : « Vive la liberté ! Vive la Constitution ! A bas la troupe ! »
L’homme au drapeau se démenait le plus de tous et paraissait le plus enragé ; sa voix aiguë et sifflante dominait les clameurs rauques de son entourage.
Dès qu’il avait aperçu le cavalier, Goldschmidt s’était mis également à crier comme un forcené ; sa figure, de rouge, avait passé au violet ; il accompagnait ses exclamations de divers signes d’intelligence et d’amitié adressés à l’individu au drapeau, qu’il semblait connaître et dont il s’efforçait d’attirer l’attention.
Goldschmidt avait été tellement absorbé par son manège, qu’il ne s’était pas aperçu que le compagnon avec qui il causait était subitement devenu pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.
Ce ne fut que lorsque Schœffel, à demi défaillant, s’appuya sur le bras de son ami, que Goldschmidt interrompit ses cris et ses signes, et se retournant :
— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?… Voyons, dit-il à Schœffel, vous allez vous trouver mal… Mais à qui en voulez-vous ?
Schœffel s’était déjà redressé comme un homme mordu par un reptile. De la défaillance il venait de passer à la colère la plus violente. Tout son sang lui était monté à la tête ; ses traits s’étaient contractés, son corps tremblait de frissons ; il leva sa canne d’une main crispée, et il allait s’élancer sur l’homme au drapeau quand celui-ci, arrivé presque à côté du roi, régla audacieusement l’allure de son cheval sur celle du souverain ; puis, se penchant à son oreille, lui dit à mi-voix :
— Sire, ne craignez rien ; nous sommes des fidèles, nous venons vous protéger.
Le roi, le prince-Adalbert, le général de Radowitz, avaient vu le geste de menace de l’ex-prisonnier, et tous crurent qu’on voulait attenter à la vie du monarque.
La figure hagarde de Schœffel, son bâton qu’il brandissait comme une arme, autorisaient cette supposition. Goldschmidt s’efforçait vainement de le calmer et de le retenir. « Laissez-moi ! Laissez-moi ! criait l’ex-prisonnier… Le voilà, le traître, l’espion qui m’a vendu ! Laissez-moi me venger ! »
Il allait s’échapper des bras robustes de son compagnon à bout de forces, quand l’homme au drapeau fit cabrer son cheval et força Schœffel, qui le touchait presque, à se jeter en arrière. Puis, relevant brusquement la hampe de son drapeau, il fit sauter en l’air la canne de Schœffel. Un des ouvriers qui était de la bande s’en empara. En même temps cinq ou six individus dirigés par l’homme au drapeau entourèrent l’ex-prisonnier et son ami de façon à les isoler complètement.
Le cortège royal disparut au grand trot sous la porte de Brandebourg.
La foule, brusquement, se porta alors d’un autre côté pour se trouver de nouveau, en coupant par la rue Frédéric, sur le passage du roi. Les individus qui retenaient Schœffel et Goldschmidt furent comme enlevés par cette marée montante d’hommes, et les deux amis profitèrent de la circonstance pour s’esquiver.
Goldschmidt avait pris énergiquement sous son bras le bras de Schœffel.
— Venez avec moi, lui dit-il en continuant de l’entraîner, je loge à deux pas d’ici, dans la rue Dorothée… Vous vous reposerez… Vous en avez besoin… Un verre de vieux vin du Rhin et quelques tranches de jambon achèveront de vous remettre… Mais à qui diable en voulez-vous tant ?…
— Comment ! Vous le demandez encore ?… Mais le cavalier, l’homme au drapeau, c’est lui… le traître, le misérable espion qui m’a dénoncé…
— Ce n’est pas possible !… Comment l’appelez-vous ?
— Augustin Schmidt. Oh ! j’ai bien retenu son nom.
— Augustin Schmidt ! Vous vous trompez… Ce jeune homme est un avocat très distingué, un écrivain de mérite, libéral, ardent et convaincu… Il ne s’appelle pas Augustin Schmidt, mais Stieber.
— En êtes-vous bien sûr ? demanda Schœffel.
— Très sûr.
— Vous le connaissez ?
— C’est le fiancé de ma fille !
Schœffel, redevenu maître de lui-même, passa à deux reprises la main sur son visage comme pour rassembler ses idées et ses souvenirs.
— Évidemment, dit-il, l’un de nous deux se trompe… Si vous voulez, je vais tout vous raconter…
— Avec le plus grand plaisir, interrompit Goldschmidt, mais à condition que vous acceptiez mon invitation. Quelque palpitant que soit votre récit, j’aime mieux l’entendre dans une bonne chambre bien close, le dos contre le poêle et les pieds sous la table, qu’ici, au milieu des bousculades, et par une bise qui, si elle continue, gèlera les paroles… Allons, venez !
Et il entraîna son ami dans la direction de la rue Dorothée.
Ce ne fut pas sans difficultés qu’ils parvinrent à se frayer un passage à travers la foule qui s’engouffrait comme un torrent dans la nouvelle issue qu’elle s’était choisie.
Au moment où Goldschmidt tirait de sa poche une lourde clef pour l’insinuer dans la serrure de la maison qu’il habitait, le cortège impérial rentrait hâtivement au palais. La nuit était venue, et, dans la cour, la garde bourgeoise avait allumé des feux de bivouac. Dès que le monarque et sa suite furent à l’intérieur, on ferma brusquement les grilles. En montant le grand escalier, Frédéric-Guillaume demanda à son confident, le général de Radowitz :
— Avez-vous pris le nom du jeune homme au drapeau ?
— Oui, Sire, répondit le général.
— Bien… Je vous le demanderai à l’occasion… Sans lui, l’individu qui était si furieux me faisait un mauvais parti…
Au haut de l’escalier, le roi, se retournant vers ceux qui l’accompagnaient, leur dit en riant, de sa grosse voix de rustaud :
— Ah ! que nous allons dîner de bon appétit, messieurs !… Après cette libation forcée d’eau-de-vie populaire, que le cliquot et le rœderer vont nous sembler bons !
Un intérieur allemand. — M. Prosper Cheraval, parisien de naissance, musicien par goût et professeur de langue française. — Stieber, orateur socialiste. — La fabrique des frères Schœffel. — Un contremaître socialiste. — M. Schmidt, peintre et espion. — Comment on ébauche une conspiration. — Papiers volés par la police. — La première mission secrète du policier Stieber. — Arrestation de M. Schœffel. — Stieber porté en triomphe.
Walther Goldschmidt était un ancien comédien. Pendant de longues années, il avait appartenu à quelqu’une des scènes les plus renommées de l’Allemagne. S’il ne s’était pas fait applaudir à Vienne ni à Berlin, il ne s’était pas moins fait apprécier dans les « résidences » de second ordre, où le théâtre était et est encore aujourd’hui la plus grosse affaire de l’État, en tous cas celle dont le souverain s’occupe le plus directement et avec le plus d’assiduité. Dans ces petites cours, les comédiens sont à la fois des personnages officiels et des artistes, des fonctionnaires publics et des courtisans, mêlés à toutes les intrigues politiques et autres, suprême ressource contre l’ennui mortel qui ravage ces capitales minuscules.
Après avoir joué pendant vingt-cinq ans, Charles Moor, Clavigo, Nathan le Sage, Hamlet, etc., et après avoir épousé une ingénue très jolie et très prude à la ville, Walther Goldschmidt, à qui ses économies et un héritage inattendu assuraient une modeste aisance, avait définitivement pris sa retraite et réalisé le rêve de toute sa vie, d’habiter une grande capitale.
Il était venu se fixer à Berlin, où il menait l’existence la plus heureuse et la plus tranquille, entre sa femme, toujours séduisante, et sa fille Geneviève, qui, à seize ans, évoquait toutes les grâces et les séductions de sa mère dans la première jeunesse. Le soir, selon l’usage allemand, Walther allait fumer sa pipe dans une brasserie voisine, où il racontait à son auditoire habituel ses aventures d’antan, historiettes de coulisses et anecdotes de cour qu’on écoutait avec la plus grande attention, et même avec un certain respect qui flattait beaucoup le vieil acteur.
La révolution, en jetant un peu Walther dans le courant politique, n’avait rien changé à ses habitudes et à sa vie d’intérieur. A sept heures précises, la bouilloire à thé chantait sur un réchaud, et Mlle Geneviève aidait sa mère à disposer sur une nappe éblouissante de blancheur les différentes assiettes de viandes froides qui composaient le menu accoutumé du souper.
Ce soir-là, deux seaux d’étain poli brillants comme de l’argent ornaient les deux bouts de la table et rafraîchissaient dans de la glace deux bouteilles de vin du Rhin. Des rœmer, hauts sur leurs pieds d’une transparente couleur d’émeraude, jetaient des feux irisés sous la clarté d’une grande lampe de verre.
On attendait le maître de la maison pour se réunir autour de la table de famille.
En présentant son convive, Goldschmidt rappela à sa femme qu’ils avaient vu autrefois M. Schœffel aux bains de Warmbrunnen en Silésie, près de Hirschberg, où se trouvait la grande filature de MM. Schœffel frères. Mme Goldschmidt indiqua par un gracieux sourire qu’elle se souvenait en effet de M. Schœffel.
On se mit à table.
Pendant le repas, la conversation roula sur des sujets assez indifférents. On s’entretint des événements du jour, de la promenade du soir ; mais dans le récit qu’en fit Goldschmidt, il évita soigneusement de mentionner l’incident relatif à l’homme au drapeau. Il ne fut question qu’un instant du jeune homme, quand Mme Goldschmidt dit à son mari que le « docteur » s’était fait excuser de ne pouvoir venir dans la soirée. Une rougeur qui empourpra subitement les joues de Mlle Goldschmidt apprit à Schœffel qu’on parlait du fiancé de Mlle Geneviève.
Vers le milieu du repas, un coup de sonnette retentit, et un homme d’une trentaine d’années, les yeux vifs et l’air enjoué, type assez accompli du Parisien, parut dans l’entrebaillement de la porte.
— Ah ! monsieur Cheraval, entrez donc, s’écria l’ancien comédien. Quel bon vent vous amène ?
Le nouveau venu s’inclina devant les dames, adressa un salut correct à Schœffel et serra cordialement la main que lui tendait le maître de la maison. Sur un signe de celui-ci, la servante avança une chaise et apporta un couvert et un rœmer qui fut aussitôt rempli jusqu’au bord.
Le jeune homme leva son verre, but et ajouta en français :
— Mes chers amis, je viens tout simplement prendre congé de vous.
Goldschmidt se récria et sa femme fit chorus avec lui.
— Oui, reprit Cheraval, demain, à l’heure où les gens vertueux regardent rougir l’aurore, je quitte Berlin, je repars pour Paris… pour ce Paris que je regretterais tant d’avoir quitté si je n’avais trouvé ici de bons amis tels que vous, et une aussi charmante élève, ajouta-t-il en s’inclinant du côté de Geneviève.
— Voyons, voyons, mon ami, fit l’acteur, qu’est-ce qui vous force donc à nous dire sitôt adieu ?
— La politique et l’amour filial… Il paraît qu’on a offert au papa Cheraval une candidature pour l’Assemblée constituante, et le brave homme veut que je sois là pour lui donner un coup de main, ou plutôt un coup de langue, car il faudra faire assaut d’éloquence… Bref, je pars pour soutenir la candidature de mon père… Mais soyez tranquilles, je ne vous oublierai pas, je vous écrirai souvent, aussi souvent que possible. Et j’espère que ma charmante élève voudra bien me prouver que mes leçons n’ont pas été perdues.
— Je vois, répondit Goldschmidt, qu’il ne nous reste plus qu’à boire à l’heureux retour de notre ami Cheraval dans sa patrie, à ses succès oratoires, et aussi à monsieur le futur député Cheraval père !
On trinqua et l’on but.
— Mais ne verrons-nous pas le docteur ce soir ? demanda le jeune Français.
Goldschmidt regardait Schœffel d’un air embarrassé ; il trouva heureusement un prétexte pour détourner la conversation :
— Oh ! mais je ne vous ai pas encore présentés l’un à l’autre… C’est votre faute, M. Cheraval… Vous nous arrivez avec une nouvelle si éblouissante, s’écria Goldschmidt, qui se servait un peu à l’aventure des adjectifs français… Monsieur Henri Julius Schœffel, un de nos principaux filateurs de Silésie… Monsieur Prosper Cheraval, parisien de naissance, musicien par goût… et professeur de langue française…
— A l’étranger… Expatrié pour raison de santé, afin de ne pas attraper des rhumatismes sur la paille humide des cachots, où les juges de S. M. Louis-Philippe voulaient me faire coucher pendant un an pour une toute petite chanson satirique… Mais chacun a sa revanche… A moi la belle maintenant !
Et Cheraval se mit à fredonner sur un air connu :
Dans ce monde tout varie,
L’esprit et le sentiment.
Chacun son goût, sa manie,
L’un voit noir, l’autre voit blanc.
Aujourd’hui, dans ma patrie,
Que de gens prennent sans voir
Le blanc pour le noir !
Voyez cet amas de cuistres,
Prêtres, moines et prélats,
Procureurs, juges, ministres,
Médecins et magistrats.
Leurs uniformes sinistres
Leur tiennent lieu de savoir.
Que d’ânes couvre le noir !
— Le « docteur » devait traduire ma chanson en allemand, ajouta Cheraval, savez-vous s’il l’a fait ? j’aurais bien voulu prendre congé de lui. Mais où le trouver ?
— Oh ! fit Mme Goldschmidt en dépliant un journal qu’on venait d’apporter, je crois qu’il nous sera facile de savoir où le « docteur » sera ce soir…
Elle passa le journal à sa fille, et lui indiquant du doigt le haut de la troisième page :
— Geneviève, dit-elle, lis-nous ça…
La jeune fille, d’un voix émue, commença :
« Ce soir, grande réunion démocratique dans la salle des Trois Aigles, rue Moabit. Le jeune orateur populaire Stieber, qui a conquis une si rapide célébrité dans les clubs, doit prononcer un long discours pour demander l’abolition de l’armée permanente et la suppression immédiate de la police secrète. L’importance de ces deux questions, qui tiennent si fort à cœur à nos Berlinois, et la réputation de l’orateur attireront certainement la foule. »
Les éloges que le journal décernait au docteur Stieber firent de nouveau rougir de joie la jeune fille.
— Eh bien, dit Cheraval, si vous voulez me le permettre, je vais me diriger à pas accélérés vers la salle des Trois Aigles. Je n’aurai ainsi pas le regret de quitter Berlin sans serrer la main de cet excellent Stieber… J’essaierai de le persuader de faire son voyage de noce en France… si Mlle Geneviève y consent…
Goldschmidt regardait Schœffel d’un air de plus en plus embarrassé. Celui-ci avait de la peine à cacher le trouble qu’il éprouvait chaque fois que le nom du docteur était prononcé.
Cheraval s’était levé ; tout le monde l’avait imité.
Après avoir accompagné le jeune Français jusque sur le palier, Goldschmidt pria Schœffel de le suivre dans un petit fumoir à côté de la salle à manger.
L’ancien acteur offrit un cigare au fabricant silésien :
— Maintenant, dit-il, mon cher Schœffel, je suis prêt à vous écouter.
Ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur un petit divan, et tandis que Mme Goldschmidt et sa fille travaillaient dans la pièce voisine à un ouvrage de tapisserie, Schœffel raconta à son ami ce qui suit :
« Vous avez connu, comme tout le monde, le procès intenté, il y a trois ans environ, aux socialistes de la vallée de Hirschberg ; vous avez lu les détails de mon arrestation et de ma condamnation. Mais ce que vous ignorez, c’est comment le misérable dont vous voulez faire votre gendre s’y est pris pour me dénoncer.
« Notre fabrique était la plus importante de la vallée. Mon frère Hubert et moi, nous la dirigions. Lui s’occupait de la vente et des achats ; il était presque toujours en voyage, tandis que moi je surveillais la fabrication, vivant continuellement au milieu des ouvriers, sachant les conduire comme il fallait, avec douceur et résolution, à la fois camarade et patron. Aussi je puis dire qu’ils m’aimaient beaucoup. Ils remplissaient gaiement leur tâche, avec une conscience et une ardeur qui étaient les causes principales de la prospérité de notre fabrique, ce qui ne manqua pas d’exciter la jalousie de nos concurrents dont les ouvriers étaient traités comme des serfs et des esclaves.
« J’avais à la tête du premier atelier un contre-maître que ses études et son intelligence mettaient certainement au-dessus de sa position sociale. Michel Wurm avait une quarantaine d’années, l’air loyal et franc, la figure ouverte et sympathique. Né en Souabe, il avait la simplicité charmante et l’affabilité qu’on trouve même chez les gens du peuple de ce pays. Comme sa présence permanente à la fabrique était en quelque sorte nécessaire, je lui avais donné un logement dans la filature même, en face du corps de bâtiment que nous occupions, ma mère et moi, et aussi mon frère dans l’intervalle de ses voyages. Michel Wurm n’était pas marié. Il avait auprès de lui une sœur restée veuve avec une fillette. L’éducation de cette jeune fille, qui s’appelait Hedwige, était la grande préoccupation du contre-maître. Je vous l’ai dit, Wurm avait de l’instruction acquise par lui-même ; ses premières économies, il les avait employées à acheter des livres, et il s’était formé une petite bibliothèque qui avait élargi ses idées et élevé son niveau intellectuel et moral. Il voulait qu’Hedwige profitât de ce savoir, qui était sa conquête personnelle, et qu’elle fût un peu plus qu’une femme ordinaire.
« Or, il arriva ceci : Tandis que l’éducation de Wurm se complétait surtout au point de vue de l’histoire et de la science économique, et qu’il s’assimilait les théories socialistes de ses auteurs favoris, Hedwige ne profitait de cette somme de connaissances que dans un sens artistique. Plus son oncle lui donnait à lire de traités philosophiques, de livres d’histoire et de science sociale, plus se développait son talent de musicienne et de peintre. Wurm voyait avec fierté les progrès de sa nièce dans les arts, mais il déplorait qu’elle se montrât si indifférente aux « grands principes de l’humanité ». — « Elle a les goûts d’une patricienne, me répétait-il en soupirant, elle ne sera jamais des nôtres. »
« Wurm s’était pris d’une belle passion pour tous les systèmes mis en avant par les novateurs pour améliorer le sort du genre humain, et il avait rêvé de faire de sa nièce un apôtre de la cause socialiste. Hedwige ne semblait guère se douter des visées ambitieuses de son oncle ; en dehors de son piano et de sa palette, elle ne comprenait pas qu’on pût s’intéresser à quelque chose. Elle adorait la musique, mais c’est en peinture surtout qu’elle montrait de remarquables dispositions. Wurm était un homme pratique : il reconnut bientôt son erreur, et, loin d’entraver sa nièce dans ses goûts, il finit par les encourager.
« J’allais souvent le soir passer une heure ou deux chez Wurm, et tous les dimanches le contre-maître, sa sœur et sa nièce dînaient à notre table de famille.
« J’avais remarqué chez Wurm des livres français, les œuvres de Fourier, Cabet, Considérant ; bien que ne connaissant qu’imparfaitement la langue, je les lisais avec attention et intérêt. Wurm, seul, sans maître, s’était perfectionné au point d’en remontrer à un Français de naissance ; il m’expliquait les passages difficiles, dont ma science personnelle ne pouvait venir à bout. J’avais pris l’habitude de résumer par écrit la traduction de mon contre-maître sur un petit calepin que j’enfermais dans mon secrétaire avec mes autres papiers.
« Une dissertation sur le régicide, que j’avais trouvée dans un volume de Considérant, je crois, m’avait vivement frappé par la vigueur des arguments invoqués par l’écrivain pour justifier la conduite d’un moderne Brutus qui tenterait de sauver une nation en supprimant un homme. J’avais fait une traduction assez complète de ce morceau sur mon agenda… Notez bien ce détail…
« Deux jours après, je vis arriver à la fabrique un jeune homme dont la mise singulière ne me plut guère au premier abord. Mais ses manières étaient si affables que la mauvaise impression causée par sa figure s’effaça vite dans mon esprit. Il était porteur d’une lettre d’un de nos principaux clients de Berlin, M. von S…, qui me le recommandait chaudement, ajoutant que M. Augustin Schmidt était un de ses parents et un peintre de beaucoup d’avenir. Il venait en Silésie pour se livrer à des études de paysage. J’étais prié de lui faire aussi bon accueil que possible.
« Très désireux de reconnaître l’amabilité de M. von S…, chez qui mon frère avait reçu plusieurs fois l’hospitalité, je priai M. Schmidt de considérer ma maison comme la sienne. Mon domestique alla chercher ses bagages à l’auberge, et quelques instants plus tard, le jeune artiste était installé dans une chambre au-dessus de la mienne, avec son chevalet, sa palette, sa boîte à couleurs, son attirail complet de peintre, sans parler de quelques ébauches qui témoignaient sinon d’un grand talent, du moins d’une grande habileté à manier le pinceau.
« La glace fut bientôt rompue entre mon hôte et moi. Il était si discret, si poli ! Il savait mettre tant de déférence en écoutant ma vieille mère et en lui parlant ; et il racontait si bien, avec une amusante pointe de verve, les petites historiettes berlinoises qui faisaient les délices de l’excellente femme.
« Il nous avait mis au courant de sa vie. Resté orphelin de bonne heure avec une fortune suffisante, il avait été élevé dans un pensionnat suisse, où il prétendait avoir puisé des idées républicaines qui l’empêchèrent de profiter de la protection de son cousin von S…, fort bien en cour et qui voulait le lancer dans l’administration. Il avait préféré sa liberté. Il voulait les délices de la vie d’artiste, les enivrements qu’elle donne, ses illusions et ses déceptions si vite oubliées. Tout cela ne valait-il pas la livrée la plus dorée du fonctionnaire le plus haut en grade ?
« Les premiers jours s’écoulèrent rapidement dans la société de mon hôte. Il partait de bon matin, on était en été et le temps était beau ; il allait s’installer au centre d’un site choisi, et il travaillait toute la matinée, — du moins nous le supposions. L’après-midi, il montait dans sa chambre pour transporter sur la toile les croquis qu’il avait faits au crayon. Il avait mis son chevalet près de la fenêtre… Sa fenêtre donnait justement sur celle de la chambre d’Hedwige…
« Le dimanche suivant, Wurm, sa sœur et la jeune fille, ainsi que deux autres contremaîtres et quelques notabilités de Hirschberg dînèrent comme d’habitude à la filature. Augustin Schmidt fut présenté à tout le monde. Il plut beaucoup. Je remarquai qu’en entendant nommer le jeune homme Hedwige rougit. Le peintre, de son côté, s’écria : « Oh ! mademoiselle et moi, nous nous connaissons, nous sommes des confrères… J’ai eu l’indiscrétion de jeter un regard du haut de ma fenêtre dans votre chambre, mademoiselle, et je vous ai surprise à l’œuvre… J’étais loin de m’attendre à trouver une artiste dans une fabrique de coton… »
« Le père Wurm dit qu’en effet sa fille copiait en ce moment un vieux portrait de famille, un Rittmeister de la guerre de Trente ans découvert dans les combles et dont le modèle et le coloris étaient remarquables, malgré les dégâts du temps. Hedwige s’appliquait beaucoup, mais elle était très inexpérimentée.
« Tout naturellement Augustin s’offrit pour lui donner quelques conseils, et même des leçons. Tantôt on organisait des promenades dans la forêt avec ma mère et la sœur de Wurm, tantôt Schmidt s’installait dans le logis du contremaître et surveillait son élève travaillant au portrait du Rittmeister. Hedwige faisait des progrès très réels, mais tout se bornait entre elle et son maître à des sentiments de confraternité artistique. Augustin ne pouvait prétendre à son cœur, car le cœur d’Hedwige avait déjà parlé en faveur d’un autre… »
A ces mots, Schœffel s’arrêta dans son récit, et il sembla à celui qui l’écoutait que deux larmes perlaient sous les cils du fabricant.
Schœffel continua :
« En revanche, Augustin avait gagné toutes les bonnes grâces de Wurm. Au bout de quelques entretiens, le trop confiant contremaître crut reconnaître dans le jeune peintre un adepte ardent des doctrines socialistes. Schmidt trouvait que dans ce monde tout était bâti à l’envers ; il débitait de longues tirades contre la société telle que l’ont organisée les lois, et il prédisait sur un ton de prophète un bouleversement général. Lorsque j’assistais à ces conversations, je m’étonnais de cette fougue politique chez un artiste, et je me disais que M. von S… avait eu une singulière idée de vouloir faire de son cousin un fonctionnaire royal. Wurm ne parlait plus que de son ami.
« Augustin abandonnait parfois son travail et allait trouver le contremaître à l’atelier. Je fus bientôt frappé des relations qui s’établirent entre le peintre et les ouvriers. Sous le prétexte de prendre des croquis de la vie populaire, Schmidt se mit à fréquenter les cabarets, les débits de bière, les salles de danse où les filateurs avaient coutume de se réunir pour se distraire les dimanches et les jours de fête.
« Un soir, Wurm me pria d’assister à une réunion dans un endroit qu’il ne voulut pas me désigner. Par curiosité et ne supposant pas d’ailleurs qu’il s’agît d’une conspiration, je promis d’y accompagner mon contremaître. Il vint me prendre après le souper et nous nous dirigeâmes vers la forêt. Au bout d’une heure, nous arrivâmes à une clairière qui sert de halte de ralliement aux chasseurs. Wurm s’arrêta. Il siffla trois fois à intervalles égaux. Des sifflets lui répondirent ; puis cinq, dix, quinze hommes sortirent des fourrés. Parmi eux, je reconnus quelques ouvriers de la filature, et, à ma vive surprise, Augustin.
« Sur un signe de Wurm, ils se rangèrent en cercle.
« Ces hommes avaient l’air résolu, et leurs silhouettes se détachaient comme des fantômes sur le fond de verdure éclairé par la lune. Tous paraissaient au courant de l’objet de ce mystérieux rendez-vous ; moi seul je l’ignorais. Wurm me l’apprit enfin. Depuis plusieurs mois une association s’était formée parmi les ouvriers de ma fabrique et ceux de quelques autres fabriques rivales, dans le but de renverser la monarchie et de proclamer, d’abord en Silésie, une petite république selon les principes des réformateurs socialistes de France.
« Cette association n’avait pas de chef, et, chose dont j’étais loin de me douter, c’était sur moi qu’on avait jeté les yeux !
« Mes bonnes intentions pour les ouvriers, mes procédés humains, les veillées studieuses que j’avais passées dans le logis de mon contre-maître, tout cela me désignait à la confiance de ces pauvres gens… Mais je refusai énergiquement l’honneur qu’on voulait me faire, malgré les instances de Wurm et de Schmidt, qui paraissait le plus résolu et le plus ardent. Je me bornai à promettre de garder le silence le plus complet sur ce que j’avais entendu.
« Avant de me retirer j’engageai vivement mon contremaître et ses amis à éviter les imprudences, et j’exprimai aussi l’espoir qu’ils ne se laisseraient pas aller à des excès.
« Je partis seul, et pendant toute la route je me demandai comment Schmidt, venu dans le pays pour faire des études de paysage, avait tourné à l’agitateur socialiste. Pourtant aucune pensée mauvaise ne me vint à l’esprit. Je me disais qu’après tout un artiste est capable de toutes les métamorphoses ; que le côté pittoresque d’un complot pouvait l’avoir séduit ; que la mise en scène théâtrale et mystérieuse de ces réunions nocturnes en pleine forêt lui avait peut-être donné l’envie de jouer un rôle dans la pièce.
« J’en étais là de ces réflexions quand je rencontrai Hedwige au bout de la grille de la fabrique. Nous nous voyions quelquefois seuls le soir dans un petit jardin qu’elle se plaisait à soigner.
« Personne ne connaissait notre amour, nul ne savait que, d’un commun accord, nous nous étions promis de nous appartenir pour la vie.
« Hedwige était fort inquiète de me voir rentrer sans son père. Je la rassurai, tout en jugeant inutile de lui révéler le motif de son absence. Malgré moi, je parlai de Schmidt et je ne pus m’empêcher de témoigner mon étonnement au sujet de ses allures. « Il me semble, dis-je, qu’il ne peint plus du tout depuis quelque temps… Ce tableau qu’il vous a fait commencer, cette vue du Warmbrunnen, n’avance guère… » Hedwige se montra un peu embarrassée de mon observation ; puis elle me répondit : « Je ne veux plus peindre avec M. Schmidt. »
« — Pourquoi ? » lui demandai-je d’un air surpris.
« Elle me raconta alors en rougissant que le jeune peintre avait profité de ses tête-à-tête avec elle pour lui faire une cour assidue, et que, finalement, pour échapper à ses obsessions et à ses familiarités, elle avait renoncé à ses leçons, prétextant que les soins du ménage absorbaient tous ses instants.
« Depuis lors l’intimité entre Schmidt et Wurm était devenue plus étroite, et le peintre passait avec le contremaître et les ouvriers tout le temps qu’il consacrait auparavant à son élève.
« J’embrassai Hedwige sur le front et je me retirai. Sur la table de ma chambre à coucher m’attendait une lettre de mon frère, qui me donnait rendez-vous à Breslau pour une affaire urgente. Il me recommandait de venir le plus vite possible, afin qu’il pût continuer lui-même sa route vers la Russie, où des commandes importantes lui étaient promises. Comme rien de pressant ne me retenait à l’usine, je pris immédiatement mes dispositions pour partir le lendemain. La voiture fut attelée de bonne heure ; le soir, j’étais à Liegnitz, où je prenais le chemin de fer pour arriver peu d’heures après à l’hôtel du « Grand Frédéric », où mon frère m’attendait. Pendant que je soupais, il me mit au courant de l’affaire. Il s’agissait d’une très importante fourniture qu’il devait effectuer de compte à demi avec M. von S…, qui l’avait obtenue grâce à ses influences. Ma signature était nécessaire au traité que nous devions passer. M. von S… était également arrivé à Breslau ; mais, fatigué par le voyage, il était allé se reposer, remettant au lendemain notre entrevue.
« Je demandai à mon frère si M. von S… lui avait parlé de son cousin.
« — De quel cousin ? » me demanda-t-il.
« Je lui racontai l’arrivée à la fabrique du jeune peintre, parent de M. von S…, mais je me tus sur tout le reste. Mon frère est un homme phlegmatique qui n’aime guère se creuser la cervelle en dehors des affaires. Il n’insista point et nous gagnâmes nos chambres.
« Le lendemain il nous fallut attendre jusqu’au soir pour nous rencontrer avec M. von S…; l’affaire fut vite conclue ; c’était une opération avantageuse, je n’eus qu’à ratifier les conditions conclues entre mon frère et son partenaire. Quand tout fut terminé, je dis à M. von S… que j’avais le plaisir de posséder encore son cousin sous mon toit.
« — Lequel ? me demanda M. von S… Et il m’expliqua que sa famille était très nombreuse.
« — Je veux parler de votre cousin Schmidt, répondis-je, de votre cousin le peintre paysagiste que vous m’avez fait l’honneur de me recommander. »
« M. von S… fit un bond sur sa chaise.
« — Comment ! s’écria-t-il, c’est mon cousin Augustin Schmidt qui est chez vous, à Hirschberg !… Vous en êtes bien sûr ?… »
« — Parfaitement sûr… Depuis trois semaines…
« — Voyons, fit le Berlinois, expliquons-nous bien, car l’un de nous deux est dupe d’un mystificateur ou d’un intrigant. M. Augustin Schmidt avait en effet l’intention d’aller en Silésie, mais il y a un an de cela ; et je lui avais donné une lettre de recommandation pour vous. Mais il a dû renoncer à ce projet pour différentes raisons. Il a dit adieu à la peinture, il est entré dans une maison de banque de Hambourg pour laquelle il voyage en ce moment en Amérique. Et tenez, voici une lettre qu’il m’écrit de New-York pour me prier de réclamer au bureau de police une petite valise renfermant quelques vêtements et des papiers, qu’il a oubliée dans une droschke le jour de son départ de Berlin, où il était venu pour prendre congé de nous.
« — Avez-vous retrouvé la valise ? demandai-je vivement intrigué à M. von S…
« — Oui, mais les papiers n’y étaient pas. Comme mon cousin est très distrait, j’ai pensé qu’il les avait oubliés ailleurs. »
« Tous mes soupçons de la veille se tournèrent en certitude. Ces papiers volés !… Si c’était lui qui était le voleur ! Par un de ces hasards qui ressemblent parfois à des inspirations j’avais pris avec moi la lettre que m’avait présentée M. Augustin Schmidt. Je tirai le papier de ma poche et je le tendis à M. von S…
« — C’est cela, c’est cela, fit-il à deux reprises… C’est bien la lettre remise par moi à mon cousin… Seulement, voyez la rature en haut, à la date… on a changé le 4 en 5… 1845 au lieu de 1844… Vous êtes la dupe d’un aventurier !… Quelle tête a-t-il, ce parent que je ne connais pas ? »