La poulette et le boulanger - Hervé Devred - E-Book

La poulette et le boulanger E-Book

Hervé Devred

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Beschreibung

1888 : la France est secouée par la crise boulangiste. Anne-Amélie, quant à elle, se moque des tourments politiques ; elle attend son mari pour se rendre au bal du 14 Juillet. S’il tarde à arriver, c’est qu’il la trompe ! Lorsque le cadavre de Gautier de Saint-Chauvet est découvert, elle refuse de pleurer ce mari volage. Jeune et avide de vivre, elle souhaite rattraper le temps perdu et est prête à toutes les expériences, ignorant l’enquête qui peine à démêler un imbroglio politico-financier. Pendant ce temps, un tueur en série rôde dans l’ombre… Échappera-t-elle aux griffes de ce prédateur ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Hervé Devred, ancien cadre de l’industrie, s’est tourné vers l’écriture pour faire revivre, à travers des intrigues policières et des personnages fictifs, la Belle Époque. Cette période, souvent idéalisée, cachait des réalités bien moins idylliques, dont les échos résonnent encore aujourd’hui.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Hervé Devred

La poulette et le boulanger

Paris 1888

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hervé Devred

ISBN : 979-10-422-5161-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

I

« Alphonse, vous êtes assommant, avec vos vers ! » Alphonse Lebrun eut un haut-le-corps – façon de parler, puisqu’il était allongé – et se détourna, outré. Voilà qu’il boude, maintenant ! « Voyons, Alphonse… Ne le prenez pas mal ! Je me suis emportée et je vous demande pardon… Mais vous devriez comprendre qu’il y a un temps pour tout. Un temps pour la poésie, et un temps pour l’amour. » L’amouuur, en arrondissant les lèvres en cul de poule. Anne-Amélie de Saint-Chauvet s’était dressée sur un coude pour darder ses yeux d’un bleu profond sur son amant. Ce faisant, le drap avait glissé et sa poitrine était dénudée. Or, Alphonse, allez savoir pourquoi, était beaucoup plus attiré par les seins d’Anne-Amélie que par ses yeux, des yeux dont elle était pourtant convaincue qu’ils la rendaient irrésistible, alors qu’elle jugeait peu seyants ses seins en poire, de taille moyenne, avec des aréoles brunes, au point qu’elle avait demandé au peintre, qui avait réalisé un tableau d’elle mollement allongée sur une ottomane, de les lui faire plus gros, et en forme de melons. Un tableau qui décorait le mur de sa chambre, au-dessus de la commode Empire en acajou, avec ornementations de bronze ciselé et doré, dessus de marbre noir à inclusions, pieds de lion et décor de griffons ailés sur les côtés. Pourquoi dans sa chambre ? Pour deux raisons : d’abord, parce qu’il était au format horizontal et ne trouvait pas sa place dans le salon ; ensuite, parce qu’elle avait posé vêtue d’un voile transparent et qu’il n’eût pas été convenable de l’exposer à la vue de tous. Pour en revenir à Alphonse, la vue des seins de sa belle lui fit oublier l’insulte faite à Érato. Le troubadour devint Minotaure, le corps d’Anne-Amélie, le réceptacle de sa virilité. Eh oui, c’était toujours comme ça avec les hommes qu’elle rencontrait. Toujours pressés d’aller à la conclusion.

À vingt-huit ans, Anne-Amélie de Saint-Chauvet avait jugé qu’il était temps pour elle de prendre un amant. Entendez par là un amant attitré. Elle avait choisi celui-là parce que ça faisait chic d’avoir un homme de lettres dans son salon, même si la réputation d’Alphonse Lebrun n’avait guère dépassé les limites du VIe arrondissement. Et un peu par défaut, aussi. Pour la bagatelle, il ne valait pas Saint-Chauvet, mais Saint-Chauvet était occupé ailleurs.

Anne-Amélie, qui était restée sur sa faim, attendit le deuxième tour, en espérant que son Roméo fît preuve, cette fois, de moins d’empressement. C’était effectivement ce qui arriva, mais alors que les deux amants commençaient à s’échauffer, on frappa trois coups à la porte, deux coups rapprochés suivis d’un coup espacé. C’était un signal convenu avec Angélique, la femme de chambre d’Anne-Amélie. Alphonse, terrorisé, bascula sur la carpette, dans l’espace entre le lit et le mur. C’était suffisant pour qu’Anne-Amélie pût inviter Angélique à passer la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Monsieur de Saint-Chauvet vient de rentrer. Il demande si madame peut le recevoir.

— Bien sûr ! Dites-lui qu’il est toujours le bienvenu chez moi !

Angélique referma la porte et la tête effarée d’Alphonse émergea.

— Cachez-vous dans la garde-robe, mon ami. Et, surtout, prenez tous vos vêtements avec vous !

Le Minotaure s’était évanoui, il avait laissé la place à un Lebrun assez pitoyable et qui goûtait fort peu la plaisanterie. Certes, sa place d’amant lui permettait de s’empiffrer de mignardises trois fois par semaine – la poésie ne nourrit pas son homme –, mais est-ce que cela valait la peine de risquer un duel avec le mari trompé ? D’autant que, entre nous, Anne-Amélie de Saint-Chauvet était une dinde et que les soirées qu’elle organisait avec ses amies étaient d’un ennui mortel.

Quel besoin Gautier de Saint-Chauvet avait-il de voir son épouse à une heure aussi tardive ? Gautier de Saint-Chauvet était parti l’avant-veille en province pour affaires. Ne cherchez pas à savoir quelles affaires, monsieur de Saint-Chauvet était très discret sur ce sujet. Il ne devait rentrer que le lendemain, 13 juillet 1888. Il n’était donc pas exagéré de dire qu’il était revenu précipitamment, et Anne-Amélie était curieuse de connaître la raison de cette précipitation. La curiosité d’Anne-Amélie l’emportait sur le désir modéré qu’elle éprouvait pour son amant.

— Qu’est-ce qui nous vaut le plaisir de vous revoir si tôt, mon ami ?

Saint-Chauvet était très excité. Il avait le teint rosé, signe qu’il avait grimpé l’escalier très rapidement – manquant d’ailleurs de tomber sur Alphonse réunissant ses frusques –, et l’œil luisant. Il ressemblait à un adolescent qui vient d’apprendre qu’il a été admis au Prytanée militaire de La Flèche. Je parle d’un adolescent d’un certain milieu, bien sûr.

— Le général Boulanger a présenté une proposition de dissolution de l’assemblée à la Chambre. Je ne pouvais pas manquer ça !

Anne-Amélie écarquilla les yeux pour montrer l’étonnement et le plaisir que lui procurait cette nouvelle. Alors, c’était ça ! C’était ça la raison pour laquelle elle avait, pour la deuxième fois, manqué le coche !

— L’assemblée est-elle dissolue ?

— Dissoute, mon amie… Non, la proposition a été rejetée, mais il y a eu une altercation entre le général et Floquet, le président du Conseil. Ils vont se battre en duel demain.

— Un duel ! Comme les mousquetaires ! Reconnaissez que ce n’est pas très raisonnable !

— C’est un duel au premier sang.

C’est à ce moment précis que Saint-Chauvet s’aperçut que sa femme était nue.

— Vous ne portez pas de chemise de nuit, mon aimée ?

— J’avais si chaud ! Et puis je ne m’attendais pas à votre visite.

Si chaud ? L’excuse était mal trouvée en ce mois de juillet glacial, mais un homme reste un homme. Monsieur de Saint-Chauvet, qui ne visitait plus sa femme depuis des lustres et qui avait ses habitudes ailleurs, n’allait pas manquer une occasion comme celle-là. Anne-Amélie se laissa faire avec complaisance en regardant le ciel de lit étoilé. Elle songeait à ce pauvre Alphonse qui devait se morfondre dans la garde-robe. Monsieur de Saint-Chauvet n’était, en effet, pas très discret dans ces moments-là. La situation n’était pas pour lui déplaire, Anne-Amélie goûtait fort les pièces de monsieur Feydeau.

II

Une jeune femme l’appelle. Elle a des cheveux et des sourcils noirs et un nez allongé, légèrement busqué. Ses lèvres gourmandes sont une promesse de baisers. Elle porte une robe en organdi blanche qui laisse deviner ses formes. Il s’avance vers elle, vêtu d’une cape noire doublée de satin rouge. L’instant d’après le corps ensorcelant de la jeune femme n’est plus que pourriture. Il plonge ses mains dans ses viscères dont s’échappe le fantôme d’une Érinye grimaçante. Son rire lui vrille les tympans. La longue lame du couteau qu’il a plongé dans le ventre de la catin est rouge de sang. Elle se redresse et l’entraîne dans un couloir obscur. Son visage est pâle. Elle lui offre ses lèvres. Elles exhalent une haleine putride…

La lumière du jour filtre à travers les persiennes et dessine des rais horizontaux sur le mur blanc. Le tic-tac de la pendule découpe le silence avec la régularité agaçante d’une goutte d’eau qui tombe. À l’étage supérieur, les pas de Cayenne font gémir le plancher de sa sous-pente. Il ne dort donc jamais ? Six heures sonnent au clocher de Saint-François.

L’homme se redresse. C’est la fraîcheur qui l’a réveillé. Tout à l’heure, lorsque les domestiques arriveront, il demandera à la cuisinière de mettre des braises dans la chaufferette de son bureau. Il ne va quand même pas faire du feu dans la cheminée un 13 juillet ! Il se laisse retomber sur l’oreiller et ramène sur lui l’édredon qui a glissé.

La veille, l’homme a minutieusement préparé le plan de la journée, reconnu les lieux, rédigé le mot qu’un coursier ira porter plus tard dans la matinée. En fin d’après-midi, il expliquera à Cayenne ce qu’il doit faire. Cayenne l’écoutera sans qu’un trait de son visage exprime la moindre émotion. Il enregistrera chaque détail, l’adresse, l’étage, le tampon imbibé d’éther, le sac de jute…

Il a tout le temps de se préparer. La journée sera longue. Ce matin, il écrira la suite du roman qu’il a entrepris et qu’il ne publiera jamais. Publie-t-on un roman dans lequel on dévoile ses pulsions ? Les turpitudes d’une âme tourmentée ? Puis il se recueillera.

Il est encore temps de renoncer. Comme chaque fois, il a la tentation de le faire. Une sorte d’illumination, comme si une autre existence était possible, une existence consacrée à l’art et à la philosophie. Chimère. Il n’accédera à cette existence que lorsque le programme qu’il s’est fixé pour sortir de l’abîme dans lequel il est plongé sera accompli.

L’homme se tourne sur le côté et ferme les yeux. Au-dessus de lui, les pas de Cayenne font grincer les lames du parquet.

III

Il faisait sacrément froid en ce 13 juillet 1888 à Paris. Le matin du 12, on avait relevé huit degrés à la station météorologique de Montsouris. Alors, vous pensez, le lendemain à six heures du matin !

Gautier de Saint-Chauvet se fraya un chemin dans la foule qui s’était amassée devant la propriété du comte Arthur Dillon1 : badauds, journalistes, policiers en civil reconnaissables à leur air indifférent… Des bookmakers allaient de groupe en groupe. Les plus audacieux pariaient Floquet à trois contre un. Un avocat contre un militaire, il fallait avoir de l’argent à perdre !

Saint-Chauvet dut patienter devant le portail, le temps qu’on vérifie le laissez-passer manuscrit que lui avait donné Labrosse. De toute façon, Floquet n’était pas encore arrivé. Viendrait-il ? Dans le cercle de ses amis, on en doutait. « Moi, je crois qu’il ne peut pas se défiler, dit Leguet, un Méridional au teint rubicond, sinon il perd toute crédibilité. » On verra bien… En attendant, on battait la semelle sur la pelouse humide. Les partisans du général étaient les plus nombreux. Les deux clans s’observaient. Côté Floquet, on reconnaissait quelques parlementaires, Pochon, Sarlat, Rivière, des journalistes, des proches. La seule chose qui puisse compromettre la victoire du général, c’était l’état de la pelouse. Il pouvait glisser. Floquet aussi, d’ailleurs. Mais dans ce cas, il fut entendu avec l’arbitre qu’il arrêterait le combat, le temps que celui qui avait chuté se relève.

— Vous avez vu le capitaine Bertier ? demanda Saint-Chauvet.

— Non, il nous rejoindra tout à l’heure, répondit Dubreuil, un ancien assistant du baron Haussmann.

On commençait à s’impatienter. La cloche de l’église voisine avait sonné la demie. C’est alors qu’un brouhaha se fit entendre au-delà du mur de la propriété. Vive le général Boulanger ! Dissolution ! Peu de temps après, on vit entrer Floquet. Visage carré, front haut, cheveux poivre et sel, le sémillant jeune homme qui faisait chavirer les cœurs et enflammait les prétoires s’était empâté. À soixante ans, Floquet peinait à combattre la mollesse de ses traits par une attitude sévère et distante. Boulanger sortit aussitôt de la maison du comte pour l’accueillir. Les deux hommes échangèrent quelques mots, puis l’arbitre s’avança vers eux pour leur rappeler les règles. Ils prirent place sur l’espace réservé au duel et tombèrent la redingote. En chemise, l’inégalité du combat qui allait se dérouler n’en fut que plus évidente : Floquet paraissait pataud face au général, cinquante ans, allure fringante, barbe blonde et regard clair. On se salua et on se mit en garde. Le silence se fit dans la cour de la propriété, on n’entendit plus que le brouhaha des conversations au-delà du mur.

Boulanger attaqua aussitôt, enchaînant tirés droit, coupés et dégagés. Floquet para, mais il fut contraint de reculer. L’arbitre interrompit une première fois le combat pour les ramener au centre.

Nouvel assaut, cette fois beaucoup plus disputé. Floquet tint bon. Quinte, tierce, sixte, quarte, il céda très peu de terrain. Dans la rue, on avait compris que le combat avait commencé et on s’était tu. L’arbitre interrompit l’échange pour rappeler certaines règles dont on ignorait qu’elles eussent été contournées. Par qui, d’ailleurs ? Il ne serait pas favorable à Floquet, celui-là ? On se replaça.

Cette fois, ce fut Floquet qui attaqua. Boulanger, surpris, recula, puis il se fendit pour reprendre l’initiative. Ceux qui étaient les plus proches des combattants poussèrent un cri. Floquet baissa son arme. Une tache rouge s’élargit sous le col de la chemise blanche du général. Dillon s’avança, suivi du médecin chargé de secourir les blessés. Côté boulangiste, on était consterné. Labrosse rassembla ses amis :

— Messieurs, ce jour est un jour sombre pour notre pays. Je vais rester auprès du général pour m’assurer qu’il est convenablement soigné. Je vous donne rendez-vous au café de Flore à deux heures. Prévenez ceux qui ne sont pas là.

IV

— Je vais vous laisser, brigadier.

Le brigadier Gomard leva la tête vers le commissaire Lauzière qui venait d’entrer dans son bureau.

— Allez-y, commissaire. Ne vous mettez pas en retard !

— N’ayez crainte… Le train arrive dans une heure.

— Vous présenterez mes respects à madame votre mère.

— Je n’y manquerai pas ! Je vous remercie.

Le commissaire appréciait ce petit homme rondouillard au visage poupin, plein de bon sens et faisant preuve d’initiative. Gomard le secondait utilement, aussi l’avait-il déchargé de ses fonctions d’encadrement pour en faire son adjoint.

— Nous nous reverrons lundi 16. Il ne devrait pas se passer grand-chose dans le quartier d’ici là. De toute façon, vous savez où me trouver !

— Ne vous inquiétez pas ! Je me débrouillerai. Je ne voudrais pas gâcher la visite de votre maman ! Mon seul souci, et ça, vous le savez, c’est qu’on fonctionne à effectif réduit.

Lauzière poussa un soupir. Une partie de ses hommes avait été réquisitionnée pour prêter main-forte au commissaire Lesueur.

— Oui, je sais… À ce propos, vous savez si Lesueur a progressé dans son enquête ?

— Non, je crois qu’il piétine. Et il réclame encore plus d’hommes.

— Qu’il aille chercher ailleurs ! Nous lui avons déjà envoyé la moitié de la brigade. Reste à espérer que le boucher de l’Observatoire ne vienne pas frapper dans notre secteur !

— A priori, il choisit plutôt ses victimes autour de Saint-François.

— Oui, vous avez raison.

Gomard plissa ses yeux pleins de malice :

— Chez nous, les gens sont plus préoccupés par le boulanger que par le boucher.

Lauzière rit.

— Savez-vous comment s’est terminé le duel ce matin ? demanda-t-il.

— Le bruit court que le général a été blessé.

— Le général ? Battu par un avocat qui a dix ans de plus que lui ?

— Nous vivons dans une République d’avocats.

— Vous avez raison. J’y vais. À lundi !

— À lundi, commissaire.

V

— Le génie anglais a légué à l’humanité deux inventions qui ont transformé notre vie. La machine à vapeur et le sandwich. Je lève mon verre à cette industrieuse nation !

Merlot s’était levé, il dominait tout le monde de sa haute stature. On fit de même. La déconvenue du général était oubliée. Que voulez-vous, on s’était gelé pendant une heure, alors, un bon sandwich et un verre de rouge, comme les ouvriers, ça vous remettait d’aplomb. Le serveur avait fait la tête, le « sandwich », ce n’était pas le genre de la maison.

— Savez-vous que l’Empereur s’en faisait servir à l’opéra ? dit Dubreuil de sa voix de fausset.

Non, on l’ignorait.

— Si, si, je vous assure. Je tiens ça de Cassagnac2.

Merlot reprit la parole :

— Buvons à la santé du prince Victor3 !

— À la santé du prince Victor !

Leguet réclama le silence :

— Messieurs, messieurs, je viens de recevoir un mot de Labrosse. Le général est hors de danger !

— Hourra ! À la santé du général !

— N’empêche… Ça la fiche mal, dit Lecat, l’aide de camp du colonel du Plessis, boulangiste de la première heure. Je vois d’ici les titres des journaux. Le militaire s’incline devant un avocat…

Leguet avala son morceau de pain en faisant une drôle de mimique et dit :

— Laissez-les causer ! Plus personne ne s’intéresse à eux. Nous avons le pays avec nous.

— Derrière Boulanger, oui, mais peut-être pas avec nous.

— Vous avez peur des royalistes ? Philippe d’Orléans est trop mou. Si Boulanger a le choix, il choisira le prince Victor.

— Ou le prince Jérôme.

À l’autre bout de la table, on était passé à tout autre chose. On parlait de la guerre tarifaire avec l’Italie (« Vous croyez que je dois revendre mes actions de la compagnie des aciéries de Bologne ? ») et du protectorat français sur les îles Sous-le-Vent. On disait que les indigènes s’étaient révoltés !

Le capitaine Bertier parut un peu avant midi. On avait déjà descendu plusieurs bouteilles.

— Venez donc vous asseoir à côté de moi, capitaine.

— Merci, Saint-Chauvet.

— Un verre de vin ?

— Non, je préférerais un café.

— À votre guise. Garçon !

— Je voulais justement vous parler… Une affaire un peu délicate…

— Je vous en prie ! Vous voulez qu’on s’installe à une autre table ?

— Oui, j’allais vous le proposer.

Une fois au calme, Bertier se pencha vers Saint-Chauvet. Il était visiblement mal à l’aise.

— Qu’est-ce qui vous tracasse, capitaine ? Parlez sans crainte. Vous savez que vous pouvez être franc avec moi.

Bertier jeta un œil vers la tablée des autres supporters du général, puis il se pencha vers Saint-Chauvet :

— Êtes-vous sûr de votre valet ?

Jaunay ? La question surprit Saint-Chauvet. Un drôle de loustic, ce Jaunay. Anne-Amélie ne l’aimait pas.

— Autant qu’on peut l’être d’un valet. Que lui reprochez-vous ?

— C’est délicat… Je n’ai pas de certitudes…

— Nous nous connaissons suffisamment, capitaine, pour que vous puissiez me parler sans détour.

— Eh bien, voilà. L’autre jour, lorsque vous êtes venu chez moi, mon majordome a surpris votre valet en train de fureter. Il l’a suivi discrètement jusque dans l’antichambre de l’appartement de ma femme. Là où se trouve sa cassette à bijoux. Mon majordome s’est alors montré et votre valet a prétendu s’être égaré.

Saint-Chauvet resta longuement silencieux. Bertier l’observait avec une lueur d’inquiétude dans le regard. Avait-il été trop direct ? Il crut bon d’ajouter :

— Encore une fois, je n’ai aucune certitude. Je ne fais que vous rapporter ce que m’a signalé mon majordome.

— Je comprends. Vous avez eu raison de me parler. Je ne vous cache pas que je suis surpris de ce que vous me dites, mais cela fait écho à une réflexion que je me suis faite récemment. Voyez-vous… J’ai constaté une épidémie de cambriolage dans mon entourage ces derniers mois. Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, Montmorillon m’a appris qu’on lui avait dérobé la Croix du Sud, un bijou qui est dans sa famille depuis 1760 ! Et, chaque fois, pas de traces en hors d’une simple effraction pour pénétrer dans la maison ou l’appartement. Comme si le cambrioleur savait parfaitement où trouver ce qu’il cherchait.

— Et vous pensez que…

— Je ne peux pas m’empêcher de faire le rapprochement.

— Que comptez-vous faire ?

Saint-Chauvet prit le temps de réfléchir avant de répondre :

— Tout d’abord, je dois prendre des précautions. Si Jaunay est mêlé à ces fric-frac, il vaut mieux que je mette en sécurité certaines choses. Ensuite, j’aurai une discussion sérieuse avec lui.

— S’il est coupable, vous prenez des risques.

— Je suis de taille à lui résister. Je ne voudrais pas en parler à la police sans avoir des certitudes.

Il prit congé et se leva, puis il se ravisa :

— À propos… Labrosse nous a conviés à une réunion en début d’après-midi. Je ne pourrai certainement pas y assister. Vous m’excuserez auprès de lui et je compte sur vous pour me faire part de ce qui aura été décidé.

— Bien sûr ! Vous pouvez compter sur moi.

VI

Fuis, Marie ! Sauve-toi ! Elle a vu la lame effilée du couteau. Elle a vu le visage aux pommettes saillantes de l’homme, la cicatrice à la lèvre. Fuis, Marie, fuis. Les escaliers, quatre étages, elle manque plusieurs fois de tomber. Des cris là-haut. Fuis, Marie, fuis. La rue, retrouver la foule, se mêler à la foule. Elle court, sa robe longue la gêne, on la regarde avec étonnement, on proteste. Faites attention, madame ! Le souffle lui manque, son cœur cogne dans sa poitrine et dans ses tempes. Elle voudrait, mais elle ne peut pas crier, appeler à l’aide, les mots ne sortent pas. Elle va tomber, s’évanouir. La longue lame du couteau, la cicatrice, le regard impassible… Il faut continuer, ne pas s’arrêter. Fuis, Marie, fuis !

VII

Bon sang, qu’est-ce qu’il fichait, Saint-Chauvet ? Il n’avait pas reparu depuis la veille. Oh, ce n’était pas la première fois qu’il découchait sans prévenir. Et pas la peine de lui demander des explications ! Il prenait un air étonné… Je ne vous avais pas prévenue ? J’en suis vraiment désolé, mon amie. Je ne sais comment me faire pardonner… Ou alors : Oui, je sais. Je suis impardonnable, mais, vous comprenez, on doit parfois faire face à des imprévus. J’ai dû partir précipitamment et, une fois là-bas, je n’avais aucun moyen de vous prévenir. Là-bas ? Où ça ? Il évoquait un endroit vague et on passait aussitôt à autre chose.

N’allez pas croire qu’Anne-Amélie était jalouse. Peuh ! Qu’il aille voir sa ou ses maîtresses, elle s’en fichait. Mais qu’il ne prît pas la peine de la prévenir, c’était humiliant. Son valet devait en savoir plus qu’elle sur les déplacements de son mari. Pas la peine de l’interroger, celui-là, il était faux comme un âne qui recule. Le mensonge, pour lui, c’était un art de vivre. Une gourmandise. Comment Saint-Chauvet pouvait-il le supporter ?

L’humiliation, à force, on s’y faisait. Mais aujourd’hui, ça ne passait pas. C’était insupportable ! Il y avait des limites à ne pas franchir, celles imposées par les convenances, le qu’en-dira-t-on. Chaque année, le 14 juillet, monsieur de Saint-Chauvet se procurait des places à la tribune officielle et Anne-Amélie n’avait manqué aucun défilé depuis 1883 – hormis celui de 1886, elle était alors enceinte de huit mois. Pouvait-elle manquer celui-ci ? Anne-Amélie aimait les parades militaires, les uniformes, le martèlement sourd des brodequins sur le sol d’une troupe résolue qui marchait au pas, mais là n’était pas la question. Ne pas assister au défilé, c’était, d’une certaine façon, baisser les bras, admettre que Saint-Chauvet pouvait disposer d’elle à sa guise, reconnaître aux yeux du monde et à ses propres yeux qu’elle était une femme délaissée, rejoindre la cohorte des épouses trompées, les moches, les vieilles, les sottes, les pimbêches… À même pas trente ans ! Elle entendait déjà les commentaires derrière son dos. Il n’en était pas question, elle irait à Longchamp4, que cela plaise ou non à Saint-Chauvet.

Une fois prise cette grave décision se posait une question bien embarrassante. Pouvait-elle y aller seule ? Une femme seule… Anne-Amélie n’était pas particulièrement timorée. D’ailleurs, que risquait-elle, alors que la moitié des effectifs de la police parisienne serait sur place pour garantir le bon déroulement de la cérémonie ? Non, c’était une nouvelle fois une question de convenances. Une femme de sa condition ne sortait pas sans être accompagnée. Une ouvrière, oui. Une bourgeoise, peut-être. (Sûrement, même, on en voyait tous les jours dans les rues.) Mais qui pouvait l’accompagner ? Il était bien tard pour solliciter une amie, Solange, par exemple. Alphonse ? C’était délicat. Et lui faire beaucoup d’honneur. Mais c’était aussi faire un joli pied de nez à Saint-Chauvet. Ah, vous me trompez ? Vous vous pavanez, sans doute, au bras d’une autre ? Eh bien, rira bien qui rira le dernier. Que diriez-vous d’endosser le rôle de mari cocu ? Il n’était pas question, bien sûr, qu’elle permît à Alphonse le moindre geste de familiarité en public, mais il suffisait qu’on la vît avec lui. De toute façon, elle s’arrangerait pour que son mari le sache, dût-elle avoir une sérieuse explication avec lui ensuite. La leçon, elle en était certaine, porterait ses fruits.

À onze heures et demie, Anne-Amélie fit porter un mot à Alphonse, lui enjoignant de venir toutes affaires cessantes. Alphonse, au lieu de venir ventre à terre, se fit attendre. Monsieur n’avait pas digéré les moments inoubliables passés dans la garde-robe, bien qu’il eût droit à un rattrapage après le départ de Saint-Chauvet. Résultat, une fois arrivé à Longchamp, la revue avait commencé. Inutile de chercher une place dans les tribunes, on se retrouva donc mêlé à la foule, au pied de celles-ci. En ce jour de fête, on était galant, on laissa Anne-Amélie se faufiler jusqu’au premier rang.

On avait loupé l’arrivée du président de la République en calèche, accompagné par un escadron de la garde républicaine à cheval, casque à crinière, tunique bleu nuit avec épaulettes rouges, pantalon blanc et bottes impeccablement cirées. Au moment où Anne-Amélie trouva une place entre une dame un peu boulotte et un monsieur aux cheveux blancs, c’étaient les fantassins du 21e de ligne qui passaient, capote bleue à martingale, pantalon garance, collet rouge et képi rouge. Ils formaient une ligne impeccable, derrière leurs officiers à cheval, au moins quarante de front, et pas un qui dépassait ! « Il paraît que nos fantassins sont ceux qui ont les plus beaux uniformes », dit la dame en se tournant vers Anne-Amélie. Ça, c’était bien possible ! « L’infanterie, c’est la reine des batailles ! » ajouta son mari. La fanfare, au pied de la tribune officielle, jouait Sambre et Meuse5.

Pour nous battre, ils étaient cent mille.

À leur tête, ils avaient des rois !

Ça vous prenait aux tripes, même quand on avait du sang bleu dans les veines.

Le choc fut semblable à la foudre.

Ce fut un combat de géants…

Le régiment par la mitraille

Était assailli de partout.

Pourtant la vivante muraille

Impassible restait debout.

« N’empêche, ça doit être lourd, ce qu’ils portent sur le dos », dit la dame. Elle avait l’air bien brave. « Un peu, oui ! Trente kilos », commenta un homme derrière elle. On eut tout juste le temps d’applaudir les biffins. Ce fut ensuite le tour des chasseurs à pied du 13e bataillon, capote et pantalon bleus. Roulement de tambours. Trombones. Cette fois, la tonalité de la musique était plus sombre. La Strasbourgeoise6. Un grand gaillard au deuxième rang entonna les paroles :

Dis-moi maman, tu pleures et tu défailles,

Ils ont tué petit père adoré ?

— Oui mon enfant ils ont tué ton père,

Pleurons ensemble, car nous les haïssons !

Pour un peu, Anne-Amélie en aurait eu la larme à l’œil. Sa voisine pleurait comme une madeleine et son mari s’essuya discrètement la paupière avec un doigt. Au fond, on avait des préjugés contre les gens du peuple. On les imaginait braillards, mal élevés, mais donnez-leur des plaisirs simples et ils sont heureux ! Cette dame, qui prenait beaucoup de place à côté d’elle, aurait très bien pu être sa cuisinière, ou sa blanchisseuse. Elle était certaine qu’elle se serait sentie très à l’aise avec elle, bien qu’elle n’eût que très peu d’occasions de parler avec le petit personnel.

Deuxième bataillon du troisième régiment d’artillerie… Vareuse noire, avec une simple rangée de boutons, épaulettes rouges, pantalon noir avec un galon rouge et képi noir. Et les attelages, visez-moi les attelages ! Deux essieux articulés, caisson et canon, six chevaux. Des percherons, croupe énorme et boulets poilus. Ça faisait un sacré bruit de roulement, même sur la pelouse de Longchamp. « Quand ça tire, vaut mieux pas être à côté ! Ça doit vous arracher les tympans », dit le monsieur qui s’y connaissait en matière de havresac. Le bruit courut que le commandant avait perdu un œil à Belfort, sous le commandement du colonel Denfert. On l’applaudit chaleureusement.

Puis vinrent les cavaliers du 25e cuir, tunique bleue, pantalon garance, casque luisant sous le soleil et bottes cirées. Une voix féminine se fit entendre : « Faut toucher leur toupet, paraît que ça porte bonheur ». La dame à côté d’Anne-Amélie lui fit un clin d’œil complice. Un peu plus loin, un gamin sur les épaules de son père tambourinait sur sa tête et lui éperonnait les flancs en criant : « Hue, hue, à l’assaut ! » Mais déjà les cavaliers s’éloignaient.

Il y eut alors un moment de répit. Le bataillon qui suivait s’était arrêté un peu plus loin sans qu’on sût pourquoi et la fanfare s’était tue. Dans la foule, quelqu’un se mit à chanter le refrain d’En revenant de la revue7 :

Gais et contents

Nous étions triomphants

En allant à Longchamp

Le cœur à l’aise

Sans hésiter…

Et tout le monde de reprendre en chœur :

Car nous allions fêter

Voir et complimenter

L’armée française.

Ça faisait plaisir de chanter ensemble. On se regardait en rigolant, on se congratulait, on en oubliait la fraîcheur et les nuages qui s’amoncelaient vers l’ouest. C’était comme si le chant avait répandu une onde de fraternité dans la foule. Anne-Amélie, qui ne connaissait pas les paroles, avait un temps de retard, mais qu’importe. Elle se sentait bien. Elle avait de l’affection pour tous ces gens qui l’entouraient, des bourgeois, des ménagères, des artisans, des ouvriers, des étudiants… Ils étaient chaleureux, simples, authentiques. On faisait beaucoup trop cas de la différence entre les classes. S’ils n’étaient pas excités par des agitateurs, ces gens ne témoignaient aucune animosité aux personnes de son rang. Finalement, elle ne regrettait pas de ne pas être à la tribune officielle, au milieu des ministres et des parlementaires, avec leur haut-de-forme, leur col empesé et leur femme constipée.

À la suite du premier couplet, il y eut un peu de confusion, jusqu’à ce que le grand échalas qui avait chanté La Strasbourgeoise couvre le tumulte de sa voix de stentor :

… Je débouche les douz’ litres à douze

Et on se met à saucissonner

Tout à coup l’on crie : Vive la France

Ça y est, c’est la r’vue qui commence

J’grimp’ sur un marronnier en fleurs

Ma femme sur le dos d’un facteur

Éclat de rire général, même les tirailleurs sénégalais, avec leur uniforme bleu, leur chéchia rouge et leur figure toute noire, avaient le sourire aux lèvres. Que comprenaient-ils de ce que l’on chantait ? Anne-Amélie se surprit à reprendre le refrain avec les autres :

Gais et contents

Nous étions triomphants…

Voir et complimenter

L’armée française

Le type à la voix tonitruante continuait. À croire qu’il connaissait les paroles par cœur !

Ma sœur qu’aim’ les pompiers

Acclame ces fiers troupiers

Ma tendre épouse bat des mains

En regardant les Saint-Cyriens

Ma bell’ mèr’ pouss’ des cris

En r’luquant les Spahis, Moi je n’fais qu’exprimer :

Vive le général Boulanger !

Tonnerre d’applaudissements. Une clameur monta. « La boulange ! La boulange ! La boulange ! Boulanger, président ! À l’assemblée ! » C’est alors que des sifflets se firent entendre. La foule fut prise de brusques mouvements d’oscillation. On entendit des cris. Quelque part, des gens se battaient. Anne-Amélie était emportée dans un sens, puis dans l’autre. Par moment, ses pieds ne touchaient plus terre. Un malotru lui pelota l’arrière-train. Mais comment se retourner pour le gifler ? Savait-il, ce butor, qu’il mettait la main aux fesses de trois siècles de noblesse ?

Hi !

Hi, hi !

Anne-Amélie fut soudain prise d’un fou rire. Un de ces fous rires qui vous tombent dessus sans prévenir et qu’on cache derrière sa main, mais il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer les soubresauts des épaules, les yeux qui se mouillent… Remarquez, dans la foule, personne ne prêtait attention à cette femme trop élégante, ballottée par le ressac, et dont on ne savait pas si elle riait ou si elle pleurait.

L’image lui avait plu. Elle la replacerait.

Soudain, comme par magie, Anne-Amélie se retrouva nez à nez avec Alphonse. Il avait le visage décomposé. Il la regarda avec des yeux dans lesquels se lisait la peur. Il balbutia :

— Vous… vous allez bien ?

— Voyons, Alphonse ! Ce n’est pas la Révolution ! Et puis ces gens ne sont pas des sauvages !

Quel benêt, cet Alphonse ! Le paltoquet qui l’avait tripoté était oublié. À la place, Alphonse ferait un parfait souffre-douleur. Anne-Amélie avait l’âme tourmenteuse quand il s’agissait d’Alphonse.

La pression retomba aussi soudainement qu’elle était montée, allez savoir pourquoi. On respira un temps, mais pas longtemps. Des garnements profitèrent du répit pour allumer des pétards dont les explosions couvrirent le son de la fanfare. Des étudiants, sans doute. Il n’y avait que des étudiants pour faire une chose pareille. C’était moins drôle, on était scandalisé. Anne-Amélie n’avait pas envie de laisser une bande de chenapans gâcher son plaisir. Elle entraîna Alphonse derrière elle et se dirigea vers la sortie.

Une fois hors de l’hippodrome, elle chercha des yeux un fiacre et, bien sûr, n’en trouva pas. Rentrer à pied ? Il n’en était pas question. Elle arrêta d’autorité un phaéton qui descendait l’allée du Bord-de-l’Eau au pas paresseux de ses deux chevaux. Le cocher, un type bourru, ne résista pas à la vue de la pièce de cinq francs en or qu’elle lui exhiba. Elle s’installa sur la banquette arrière. Elle était d’excellente humeur et elle contemplait avec amusement, et peut-être même un certain mépris, Alphonse qui se rencogna à l’autre extrémité. Le phaéton mit un certain temps à rejoindre le faubourg Saint-Germain, cela lui donna tout le loisir d’ironiser sur la frayeur d’Alphonse qui boudait dans son coin.

VIII

— La victime a dû se défendre, mais l’assassin s’est acharné sur elle.

Gomard regardait Lauzière avec un air désolé. Il s’était promis de ne pas le déranger, mais un meurtre… Le commissaire le tira de l’embarras :

— Vous avez bien fait de me prévenir, brigadier.

Un homme jeune, trente-cinq ans environ, plutôt beau gosse. De bonnes familles si l’on en jugeait par la qualité de ses vêtements. Il portait plusieurs traces de coups de couteau, au visage, à la gorge, au ventre, il avait saigné abondamment. Autour de lui, des traces de lutte, une chaise renversée, des éclats de verre. L’appartement était aménagé avec goût alors qu’on se fût attendu, à cet étage et dans ce quartier, à une chambre occupée par un étudiant peu fortuné. Une garçonnière ?

— Avait-il un passeport ? demanda Lauzière.

— Non, rien sur lui. L’assassin a dû le détrousser.

— Vous avez prévenu le chirurgien légiste ?

— Oui, il passera en début d’après-midi. Il a un repas en famille.

Lauzière eut un bref sourire. Lui aussi avait un repas de famille. Maman risquait de déjeuner seule… Il soupira.

— En début d’après-midi ? C’est un peu tard. Le crime a dû être commis hier soir… Je compte sur vous pour interroger les voisins. Y a-t-il un concierge ?