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Pour Jade, dans les années 90 à Saint-Nazaire, la vie ressemble à un cul-de-sac. Après s’être fait larguer, avoir perdu son boulot et ses amis, elle est revenue habiter chez maman. Elle n’a pas l’énergie de faire autre chose que flemmarder à la plage ou ailleurs, avec pour seuls compagnons ses cigarettes et ses livres. Car elle lit, beaucoup. La lecture est sa dernière véritable raison de survivre, avec la musique qu’elle écoute en même temps. Tout semble la destiner à une existence moribonde, jusqu’au jour où un imprévisible caprice du destin va dévier le cours des choses vers une voie totalement inattendue...
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Seitenzahl: 578
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Hervé RICHARD
LA PRATIQUE DUCHAOS
À Gabrielle...
Le hasard, c’est peut-être le pseudonyme de Dieu quand il ne veut pas signer.
–Théophile Gautier
Pourquoi faut-il se lever de son lit ? Quel est donc l’intérêt de quitter ce sublime état de léthargie pour finir immuablement par y retourner la nuit venue, quoi que l’on fasse ? Pourquoi ne pourrions-nous pas, à l’instar des mollusques ou autres échinodermes, vivre nos vies couchés à attendre paisiblement que ça se passe, en filtrant les poussières de l’air pour nous nourrir ? Pourquoi ? Parce qu’il faut se bouger le cul, pardi ! Se secouer le popotin pour ramener de la fraîche, pour faire bouillir la marmite, pour donner du sens à sa putain de vie, pour apporter sa pierre à l’édifice, comme avait coutume d’énoncer virilement Michel.
Michel, c’était le père de Jade. C’était, oui. Depuis qu’il est mort tragiquement il y a déjà treize ans de ça, victime d’un accident du travail aux circonstances peu claires. Il est parti traverser la brumaille matinale, sur les coups de sept heures, pour rejoindre les chantiers Alsthom Atlantique de Saint-Nazaire où l’attendait son travail de contremaître. C’était un mardi de printemps, comme aujourd’hui... et il n’est jamais revenu. Cependant, on jurerait encore entendre sa voix de baryton parfois fulminante, ses rires chauds et ses saillies de bon sens prolétarien résonner entre les murs de la demeure familiale. Et Jade, c’est celle qui est toujours étalée comme une loque au fond de son lit alors qu’il est déjà presque neuf heures et demie du matin. Cette rejetonne qui a décidément bien du mal à trouver un prétexte acceptable pour daigner glisser d’un état de larve couchée à une position de larve debout. Une fille qui aimerait bien revivre les embrassades impromptues que lui prodiguait énergiquement son père. Elle en aurait bien besoin.
Deux pieds potelés aux ongles teints d’un antique vernis rougeâtre à moitié écaillé s’extirpent difficilement de la tiède caverne de coton où ils séjournaient depuis neuf heures. Ils se posent avec précaution sur le frais carrelage, cherchant à tâtons le tapis descente de lit en forme de demi-lune. Successivement, trois bâillements prononcés déforment laidement le visage de Jade. Elle extrait du bout des doigts les chassies sèches qui lui grattent les paupières, puis se lève comme un automate pour marcher vers la fenêtre de sa chambre. Elle ouvre cette dernière, avant d’écarter les volets, mécaniquement, dans un brouillard d’embryons de pensées. Le soleil l’agresse plaisamment, en même temps qu’une brise soutenue dissolvant la douceur ambiante. Une nouvelle journée s’entame dans ce fuseau horaire, et avec elle une nouvelle effervescence du genre humain. Pour Jade, c’est un nouveau flot d’inanité s’apprêtant à s’épancher dans la ravine de sa conscience. Une révélation s’impose à son esprit envasé : le seul véritable intérêt de l’existence, c’est de pouvoir se rendre compte qu’on a bien dormi.
La date du jour s’affiche devant son regard absent lorsqu’elle effeuille son calendrier éphéméride. 31 mai 1994, Visitation. De toute façon, elle ne sait même pas ce que cela veut dire, et elle s’en fiche. Il lui semble que la Vierge Marie est dans le coup. Ça n’est pas un prénom, pour sûr. Encore que... En tout cas, ce n’est pas un prénom à donner. Il devrait faire beau, aujourd’hui... Une bonne façon de se motiver un minimum pour aller lanterner à la plage. Ce sera toujours mieux pour y lire un livre que de rester cloîtrée dans la casbah. Enfin, sauf s’il y a un peu trop de vent... Le vent, c’est casse-bonbons, ça projette du sable... mais bon. Elle a un alibi pour se bouger, pour délaisser les rêves nocturnes et se replonger dans des rêves en papier bouffant, sauter depuis les bras de Morphée jusque dans ceux des Jules Verne, Balzac, Flaubert, Hugo, Maupassant, Apollinaire, Colette, Camus, Le Clézio, Dickens, Steinbeck, Woolf, Stephen King, et dans ceux de tous les autres, ou dans ceux du premier venu, si le titre l’inspire. Tout est bon pour lui permettre de fuir, de se nourrir de vies, de fugues, de rebondissements, de frasques. S’égarer dans le dédale des phrases à la recherche de leurs sens.
La lecture est pour elle un refuge où elle se construit, à l’abri des regards, des jugements et des influences. Un passe-temps absorbant lui évitant de sombrer dans la téléphagie. D’ailleurs, elle n’aime pas regarder la télévision, à part en compagnie de sa mère, et en particulier le soir. Ceci afin de ne pas la laisser seule, de lui faire plaisir... Jade a compris depuis longtemps le potentiel d’abêtissement que renferme la maudite boîte à images, à mensonges et à stupidités, et elle préfère éviter de se laisser conduire par ce berger cathodique.
Quand les gens tentent de deviner l’âge de Jade, ils ont souvent tendance à lui donner trois ou quatre printemps de moins que ses vingt-six. Plantée devant le miroir de la salle de bains, elle regarde distraitement son faciès même pas fripé par la nuit. Ce beau minois bouffi de juvénilité, avec un petit nez en trompette, de fins sourcils légèrement obliques lui donnant des airs d’espiègle diablotin et cette mouche naturelle ornant sa bouche menue, juste au-dessus de sa lèvre, du côté droit. Elle agrippe sa longue tignasse châtain froissée, la ratissant de ses doigts fuselés, contemplant son corps gracile avec une paire d’yeux verts d’eau aussi gorgés de tristesse que de cette force torrentielle et captive ne demandant qu’à sourdre.
D’habitude, elle aime à se faire une longue tresse, mais aujourd’hui, elle a la flemme. Pas de mise en beauté, pas d’efforts particuliers. Elle enlève son pyjama, se contente d’ablutions sommaires, un jet de parfum, on enfile jeans, T-shirt, chemise blanche ouverte, baskets... et roulez jeunesse. Mais d’abord et avant tout, petit déjeuner. C’est peut-être bien le moment le plus agréable de la journée... Surtout grâce aux croissants frais de la boulangerie Chassevent, à tout juste deux minutes de marche. Sans élément de comparaison, on peut facilement affirmer que ce sont les meilleurs au monde. Elle les déguste le plus fréquemment possible depuis presque toujours, et il n’y a pas de raison que ça change...
Ensuite, Myrtille réclame sa part. C’est la chatte de Jade, celle qui l’accompagne fidèlement dans son chemin de croix spongieux de jeune désœuvrée. Heureusement qu’elle est là, elle aussi. Une loyale chatte de quatorze ans, au poil noir ponctué de son petit médaillon blanc, que lui avait offert son père pour son anniversaire. Son plus beau cadeau. Ce qui la rapproche de lui. La dernière chose vivante qui reste de leur relation. Jade lui sert une solide portion de ses croquettes favorites, l’animal cesse enfin de miauler et se jette dessus avec voracité. Comme tous les jours.
Jade est au chômage depuis cinq mois. Victime de la crise économique, selon l’explication plausible avancée surtout pour se faire plaindre et se donner bonne conscience. Elle a perdu son boulot de serveuse dans un restaurant-hôtel de Saint-Nazaire, poste qu’elle occupait depuis l’été dernier. Ce fut un vrai coup dur pour elle, malgré les conflits récurrents avec son patron. Déjà qu’elle est revenue vivre avec sa mère après s’être fait plaquer abruptement deux ans plus tôt... Sans signes avant-coureurs, sans mobile apparent. Plaquée de façon civilisée, d’un ton poli et affecté, mais plaquée quand même. Abandonnée par celui qui aurait dû idéalement l’accompagner pour le meilleur et pour le pire, Laurent.
Laurent. Lui. Le seul, l’unique. De dix mois son aîné, ils se lièrent au lycée, et il fut son premier et seul amour. Pour son malheur, elle n’a connu que lui, fondant tous ses espoirs et illusions sur ce piètre compagnon. Depuis, elle ne veut plus entendre parler d’hommes ni d’amour ni de sexe. C’est de la littérature, au mieux. Quoique pour le sexe, il pourrait y avoir débat... Pour couronner le tout, Isabelle, sa meilleure amie, est partie vivre à la Réunion en fin d’année dernière. Tous ses amis se sont casés, se sont cassés... ou se sont cachés. Bref, ils ont disparu de son paysage. Jade, elle, n’a pas trouvé de case. Excepté une case vide, celle du départ.
Maman est de sortie, ce matin. Un local quelconque à nettoyer sans doute... Nicole Bertho vient à peine d’avoir soixante-trois ans. Elle est propriétaire de leur logis, exerçant encore un labeur consistant à faire des ménages de temps en temps pour arrondir les malingres revenus constitués de sa retraite et de sa pension de réversion. Il faut bien ça pour alimenter deux bouches. Brave et résignée depuis son plus jeune âge, cette mère a abdiqué depuis le départ de Martial, le fils aîné, lequel a trouvé sa voie en tournant matelot de marine marchande, constamment en bourlingue sur toutes les mers du monde. Sans compter le sévère ébranlement engendré par le décès brutal de son mari Michel, en 1981. Michel Bertho, « Michtho » pour les intimes, ouvrier émérite exerçant ses compétences dans le poumon de la ville, à savoir les fameux chantiers navals qui lui ont pris la vie. Michel le jobard pour ses collègues... Rapport à son tempérament un peu facétieux et téméraire. Michel, cette figure tutélaire occupant de sa pesante absence la maisonnée depuis tout ce temps.
Cela fait treize ans que Nicole subsiste, clopin-clopant, en dame malheureuse un peu rabougrie avant l’âge ayant renoncé à se battre avec la fille oisive, tabagique et à moitié dépressive qui squatte chez elle, préférant savourer égoïstement sa présence tout en pestant à l’envi contre son indolence. Car Jade a cessé depuis déjà plusieurs semaines d’envoyer des candidatures à des employeurs potentiels, bien qu’elle mente éhontément à sa mère en lui affirmant l’inverse. Ce n’est pas l’envie de travailler qui lui manque le plus, mais la recherche d’emploi représente une corvée qui l’exaspère... D’autant que Jade a un mal fou à choisir une voie spécifique à emprunter, cela constituant un sacré euphémisme.
Elles habitent toutes deux allée des Primevères, dans une petite maison conventionnelle blanche achetée à crédit en 1971. Après des années vécues dans un taudis de Penhoët, à deux pas des chantiers, la famille avait voulu s’éloigner un peu des dits chantiers, s’élever socialement en acquérant un logis neuf et deux voitures. Une baraque sans cachet, franchement défraîchie, coincée entre deux maisons jumelles et mitoyennes, nichée dans un quartier tranquille de Saint-Nazaire, à six kilomètres de l’entrée des chantiers. À l’époque, maman avait sa Fiat 500, papa sa Simca 1100, et ce dernier rejoignait son lieu de travail en une dizaine de minutes, soit le même temps qu’il mettait auparavant pour s’y rendre à pied.
Saint-Nazaire, cette cité si singulière où les cornes de brumes rythment davantage la vie des habitants que les cloches des églises. Saint-Nazaire, voisine de la grande métropole nantaise, ressemble plus à un port avec des habitations agglutinées tout autour qu’à autre chose, et paraît ne vivre que de l’océan, par l’océan et pour l’océan. Saint-Nazaire, ses grandes plages, ses pêcheries, ses marais et canaux... Une ville à l’identité forte bercée sans cesse par une envahissante histoire émaillée de rodomontades, célébrant aventures légendaires, drames maritimes, anéantissement et renaissance suite aux intenses bombardements alliés... Une histoire puant la marée, les embruns au gasoil, la fumée de soudage, l’hydromel frelaté et les bastons de pochards... Un patrimoine qui estampe sa marque saline sur chaque centimètre carré de cette contrée où tout le monde, à un moment de la journée, est forcé de se sentir un peu marin, même sans avoir jamais mis les pieds sur un entrepont ni savoir ce qu’est un franc-bord.
Jade n’aime pas beaucoup cette ville, néanmoins elle s’en accommode. Elle y a toujours vécu, c’est donc tout naturel. Il peut même lui arriver d’apprécier l’instant quand elle arpente le front de mer et ses esplanades ou le quartier ancien de la Havane et ses maisons bourgeoises. Le plaisir est moindre dans les quartiers du centre avec leur béton armé omniprésent. Cinquante ans plus tôt, ces rues et ces pâtés n’étaient pas. Il n’y avait en lieu et place qu’un énorme tas de gravats fumants, de larmes enfouies et d’espoirs ensevelis. Une ville battue en brèche par les coups de gourdins aveugles de nuées d’hommes en trompe-l’œil, déversant sans réserve une colère mécanisée tout en brandissant des raisons et des étendards aussi absurdes qu’infâmes, à la mesure de leurs conséquences. Saint-Nazaire détient le titre peu enviable de dernière ville d’Europe à avoir été libérée en 1945, les troupes allemandes s’y étant repliées en force après la bataille de Normandie... Jade pense souvent à tout cela. Il lui est toujours difficile de le concevoir, particulièrement lorsqu’elle s’alanguit sous les explosions de quiétude soufflant le cœur du flâneur à chaque pas dans ces rues calmes, si calmes... Presque trop calmes.
Elle ne déteste pas cette ville, elle supporte son charme iodé. Elle rêve fort de s’en éloigner, de voir enfin plus loin, mettre quelques coups de couteaux sur la toile pour donner du relief et ajouter de la couleur à une existence monochrome, attendant désespérément l’aléa qui la fera changer de vie, de ville, d’humeur, d’univers... Mais elle n’a pas l’audace de provoquer ce changement ni le talent de le désirer. Tout le contraire de son frère, Martial. Du haut de ses trente-deux ans, il toise la vie comme pas un dans les navires qui le font sillonner la planète, avec son corps athlétique et son faciès de boucanier ombrageux affublé d’une fine moustache... Et il se sent parait-il si bien dans cette vie-là qu’il ne repasse pas tellement souvent par l’allée des Primevères...
Fâcheusement, Jade n’aime pas les bateaux, bien qu’elle aime l’océan. Le comble pour une âme de ville portuaire. L’océan, elle préfère l’admirer de loin. Pendant les jours heureux des prospères années soixante-dix, son père l’emmenait fréquemment sur le Fleur d’Eau, une petite coque de noix de pêche-promenade. Cependant, elle n’a jamais vraiment ressenti l’appel du large. Elle était heureuse de l’accompagner en mer seule ou avec les autres membres de la famille, mais les bateaux... elle s’en balançait, et ça n’a guère changé. Le Fleur d’Eau fut d’ailleurs vendu par sa mère il y a déjà longtemps... Elle préférait largement la pêche aux moules à Pornic ou à la Turballe, les balades à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, dans les châteaux de la Loire, les vacances à l’Île d’Oléron ou à Arcachon. Son frère, a contrario, est depuis son adolescence un passionné de mécanique et de navigation, et il déteste lire. Autant dire qu’ils se sont rarement retrouvés sur un terrain commun au cours des quinze dernières années...
Jade a fini la vaisselle du p’tit déj et a tout rangé scientifiquement. Elle se met à tourner un peu en rond dans la maison, les oreilles absorbées par le râle du vent qui se renforce au dehors. L’indécision l’étreint, alors que la journée est déjà bien avancée. Que faire ? Rester à la maison à glandouiller ? Aller faire un tour dans les librairies du centre, telles que l’Estacade ou Sous les pavés... les pages ? Dire bonjour à madame Hieronimus, la patronne de son échoppe favorite, l’Arbre aux Livres ? Partir à la plage pour profiter du beau temps ? Aller chercher du boulot ? Elle hésite, un peu trop longtemps, pour choisir au bout du compte l’option semblant à ses yeux la plus enthousiasmante... Et il ne s’agit pas de faire un tour à l’agence nationale pour l’emploi.
Je m’en souviens encore, limpidement. Comme si le temps s’était arrêté, là. J’ai treize ans, je marche sur le trottoir, comme tous les jours ou presque. Je rentre du collège à pied, mon lourd cartable en croûte de cuir pesant sur mon dos encore frêle. Ce matin-là, j’ai tenu à porter ma robe bleue toute neuve au lieu d’un pantalon. De fait, j’ai un peu froid aux jambes. Pourtant, maman me l’avait dit : en avril, ne te découvre pas d’un fil. J’avais haussé les épaules...
Plus que cent mètres à faire. Je tourne le coin de l’allée des Violettes pour rejoindre ma rue, et j’aperçois déjà le toit de tuiles brunes de la maison, au loin. Une mobylette 103 passe à fond à côté de moi en me cassant les oreilles et en empestant mes narines de ses grasses nébulosités bleuâtres, comme chaque jour à la même heure. C’est le fils Chauvet qui rentre du lycée, il habite tout au bout de la rue, au 32. Je presse le pas, tout en me demandant si je vais grignoter des barquettes ou des beurrés nantais avant de faire mes devoirs. Va pour les deux... J’ai eu des notes plus que correctes, aujourd’hui. Cette journée s’est bien passée, et je me dis que mes parents seront aussi contents que moi. Par conséquent, j’ai l’esprit léger...
Je vois alors ma mère, devant le portillon de chez nous. Ce n’est pas coutumier. Elle est en train de parler avec monsieur Fauchard, le voisin d’à côté qu’elle n’apprécie pas trop en temps normal. Elle a la main droite posée sur sa poitrine, sa tête se tourne légèrement et elle me voit. Son regard croise le mien. J’y perçois quelque chose de terrible, d’une horreur insondable, tout de suite.
Jamais je n’oublierai ce jour, le 28 avril 1981. Jamais je n’oublierai ce moment, cette explosion au fond de moi, cette brûlure intérieure me donnant l’impression que je vais me consumer de tristesse. C’est mieux ainsi. Pourtant, je préférerais l’oublier, ce serait plus confortable. Je pourrais peut-être alors croire que ça n’est jamais arrivé. Je m’avance, sous le ciel moutonneux, le vent frais heurtant mon visage d’enfant. Ma mère est là, immobile. À mesure que je me rapproche d’elle, son faciès se crispe toujours davantage en ce qui me semble être un masque de souffrance et de désarroi. Mon cœur bat plus vite, je reste impassible mais je sens confusément que la vie va changer. Que rien ne sera plus jamais pareil. Je ne sais rien, mais je sais. Mon thorax écrase mes poumons, et je sens que je vais souffrir longtemps. Je n’ai pas envie de savoir, mais pourtant je veux savoir. Je n’ai pas envie de vivre les minutes qui vont suivre, mais aucun demi-tour n’est possible.
« Ton père est mort, ma chérie... » Cette phrase inconcevable résonne, rebondit sans cesse dans ma tête telle une super-balle frappée par un chaton enragé. Ton père est mort dans un accident du travail, aux chantiers. On ne sait pas vraiment ce qui s’est passé. Il y a eu une déflagration, un incendie... Pourtant, il avait de l’expérience. Il avait déjà eu des pépins au cours de sa carrière. Coupures, brûlures, lombalgies, des doigts foulés, un pied cassé... Il s’en était toujours remis sans problème. Là, de toute évidence, ça a vraiment mal tourné. Je ne le verrai plus, ne l’entendrai plus, ne le toucherai plus, il ne me regardera plus amoureusement, ne me fera plus rire, ne m’engueulera plus. Comment cela se peut-il ? C’est insensé. Partis à jamais les rêves, mis en miettes les bonheurs préconçus, tout ce que l’on aurait dû vivre, les mots qu’on aurait dû se dire.
Comment exprimer ce que j’éprouve ? Ces larmes qui jaillissent sans frein, ces milliers de petits dards qui me perforent de toutes parts au cours de minutes plus longues que des hivers. Mes yeux brûlent, je respire mal, mes jambes tremblent, le monde change de nature. Incrédulité, incompréhension, sidération, perdition. Un chagrin dense, visqueux, incommensurable, heureusement très vite apaisé grâce à l’aide de mes camarades, de mes professeurs, mais surtout grâce au réconfort apporté par ma mère et mon grand frère.
L’enterrement trois jours plus tard, le train-train et les difficultés de la vie qui reprennent le dessus sur la peine. Plus le temps de pleurer, il faut avancer, coûte que coûte. Avec moins d’espoir, moins de vie, moins de jovialité, moins d’insouciance, moins d’amour, moins d’argent, moins de tout... sauf de douleur et de regrets. Une politique d’austérité se met naturellement en place sur notre vie, avec de sévères restrictions sur le bonheur. Un nouveau territoire, semblable à une banquise aux limites incertaines, s’ouvre devantmoi.
Mon père est mort. Michel ne nous emmènera plus en vacances dans la R16, ne pestera plus contre les politiques de tous bords à la télévision, ne dégustera plus sa bière rousse favorite devant l’Île Fantastique le dimanche, ne claquera plus vigoureusement le capuchon de son Zippo en allumant ses Bastos, ne nous racontera plus d’histoires drôlatiques, ne râlera plus comme lorsqu’il perdait aux parties de Monopoly ou de La Bonne Paye égayant les sinistres après-midi bruineux. Plus de pique-niques les week-ends d’été dans les clairières, plus de promenades à bicyclette, de jeux innocents ni de cadeaux les jours de fête. Plus de balades en mer ni au bord de la mer. Il ne me serrera plus contre lui, si fort que je pouvais sentir l’amour qu’il me transmettait comme s’il m’inoculait un sérum de joie faisant bouillonner les sangs.
Michel n’était pas le meilleur père dont on puisse rêver. Ce n’était pas le père le plus présent, pas le plus intelligent, pas le plus cultivé, pas le plus drôle, pas le plus charismatique, pas le plus distingué... mais c’était le mien. Il était travailleur, ne comptant pas ses heures, rugueux mais attentionné. Tendre quand il fallait, rude mais sans excès. Il n’était pas riche, mais quand on n’a que l’amour à offrir en partage... Et de l’amour, il en avait à revendre. Je le savais, et c’est pour ça que je l’aimais, malgré tous ses défauts. Je n’ai jamais rien eu à lui reprocher, à part d’être lui-même. Il avait des valeurs, n’était ni injuste ni malveillant et encore moins violent. Il rêvait, il pleurait, il gueulait, il disait des conneries... mais il nous aimait. Il m’aimait moi, en particulier. Il m’adorait, même, serais-je tentée d’affirmer. Quand j’étais petite, il me racontait que pour être aussi jolie et gentille, je venais forcément d’un autre monde. Je devais être née au pays des citrouilles, là où les petites filles sont des princesses et où les carrosses ressemblent à des citrouilles avec des roues. Depuis, dès que je vois une citrouille, je pense à mon père...
Je ne sais pas si ma mère et mon frère souffrent plus, moins ou autant que moi. Ni s’ils font semblant de souffrir ou s’ils prennent sur eux. Mais moi, je sais que je serais malheureuse pour un temps indéfini. Je sais que tout est brisé. En moi et autour de moi. Que le temps de récupérer les morceaux et de les raccommoder sera fort long. Pourquoi n’ai je pas pu lui dire au revoir ? Pourquoi la dernière image qu’il me restera de lui est celle d’un homme barbu en chemise à rayures ouverte sur son débardeur, assis sur le canapé en velours orange du salon, une cigarette au bec, s’apprêtant à regarder le film Le Casse avec Jean-Paul Belmondo diffusé sur la première chaîne ? Pourquoi ne nous sommes nous pas embrassés avant que j’aille au lit, ce soir-là ? Pourquoi n’est-il plus là, sans la moindre raison ? Pourquoi la vie est-elle injuste ? Pourquoi ne suis-je tout à coup plus une petite fille ? Pourquoi sais-je que mon avenir est devenu plus que nébuleux ? Pourquoi ai-je presque soudainement perdu l’envie de vivre ?
À l’école, ça marchait plutôt bien. Même si je n’étais pas la plus sociable du lot, et que je ne levais jamais le doigt pour me présenter aux élections des délégués de classe. Après l’envol de mon père, je n’ai plus la foi, plus la force. Je fais tout comme un robot défectueux, je sais que mes devoirs ne seront jamais plus supervisés par Michel, lequel ne rechignait pas lorsqu’il s’agissait de m’aider à apprendre mes leçons, dès qu’il le pouvait. Je devrais poursuivre mes efforts, pour ma mère. Cependant, je ne fais que stagner, régresser, m’engluer dans le ventre mou des élèves sans intérêt. Ceux qui ne sont ni assez bons pour gagner les palmes ni suffisamment faibles pour obtenir du soutien. J’écris un journal intime, des poèmes, en guise de catharsis. Je commence à me plonger de plus en plus sérieusement dans les livres, quels qu’ils soient, ce qui me permet de conserver, de façon presque machinale, un bon niveau en français et en histoire-géographie, mais pas dans les autres matières. J’ai abandonné l’idée folle d’embrasser la carrière d’archéologue, de météorologue ou de toute autre profession se terminant par le suffixe -logue. Je n’envisage pas non plusde devenir musicienne, ce dont rêvait à petit bruit et sans illusions mon père. Je suis morne, accablée, lymphatique. Ma vie a pris un mauvais aiguillage, elle s’oriente vers une voie de garage.
J’ai mon frère, pourtant. Mon frère adoré, vénéré. Nous étions si proches, nous devrions nous secourir l’un l’autre pour franchir ce cap. Mais lui, de son côté, se replie depuis déjà quelque temps sur lui-même et sur un monde hasardeux, pernicieux. Et cela s’aggrave brutalement après le drame. D’ado un peu tourmenté, il est passé à l’état d’adulte écorché vif, ses fréquentations deviennent de plus en plus douteuses. Il prend des risques, il s’écarte du chemin des écoliers, de moi. Nos interactions deviennent toujours plus limitées, nos centres d’intérêt toujours plus distants. J’ai peur pour lui. Il me fait peur.
Maman est abattue. Elle tente sans grand succès de faire front dans la tempête, mais je vois nettement qu’elle a froid dans son âme, qu’elle ne se sent pas de taille à aborder toutes les épreuves qui l’attendent avec bravoure, le menton relevé et l’œil tranchant. Elle n’est pas en ordre de bataille. De plus, ce n’est pas vraiment le genre de femme à surmonter une blessure de cet ordre en cherchant un nouveau partenaire, un « beau-père ». Elle a construit sa vie avec Michel, les ruines demeureront telles quelles. J’en suis sûre et certaine. Aucun élément extérieur ne peut pénétrer notre univers. Maman n’a jamais été une reine de beauté, bien qu’elle eût un certain charme dans son jeune temps, mais elle n’est pas dans la séduction ni la quête de relations érotiques. Sans doute autant par manque de confiance que par perte de goût. Elle n’est pas davantage dans le besoin de soutien moral ou psychologique à trouver auprès d’amis, de professionnels ou de groupes de parole. Elle encaisse, absorbe la souffrance en silence, affairée à son travail et ses tâches ménagères, tapie dans son foyer, blottie contre ses enfants, avec fatalisme.
Je remonterai la pente. Je deviendrai une personne presque normale, banale même. Une adolescente un peu insoumise, un peu à part, un peu ténébreuse, le plus souvent perdue dans ses bouquins. Je vais me mettre tout doucement à fumer, pour faire comme les copines et les copains du lycée. Pour me donner une contenance, pour m’intégrer au groupe un minimum, parce que j’aime bien l’odeur... Pour combattre l’anxiété. Je m’éprendrai de celle qui héritera du rôle de meilleure amie, Isabelle Teyssedou. C’est avec elle que je commencerai à fumer, à sortir, à parler garçons, à parler d’amour, de mode, de maquillage, de sport, de géopolitique, de météo, de tout... À me prendre pour une femme. C’est la première personne ne faisant pas partie de ma sphère familiale qui me donnera l’impression d’être réellement à mon écoute, d’être une extension de moi-même. Elle investira mon espace, m’aidera à me développer, à me faire grandir. Belle, poupine, plantureuse, grande gueule, optimiste et volontaire, mon exact contraire, elle me portera sur notre radeau jusqu’à des rivages nouveaux et inattendus. Pendant trois ans, nous serons cul et chemise... Un peu moins après, car elle poursuivra des études, tandis que de mon côté je poserai sans entrain le pied dans ce que l’on nomme « vie active ». Et puis, un jour... je tomberai amoureuse. Quasiment de but en blanc. Ce ne sera pas un coup de foudre, mais davantage un booby trap, un délicieux traquenarddans lequel je chuterai sans m’en rendre compte. Je vais croire, espérer avoir réussi à me rattraper aux branches, avoir ouvert un chemin. Je vais échouer.
J’ai vingt-quatre ans. Une seconde fois, mon monde s’écroule. L’humble esquif radoubé qu’était ma vie vient de se fracasser sur un brisant. Tout ce qui me maintenait à flot, me permettant de nager au-dessus de ma ligne de flottaison intime, coule à pic. Corps et biens. Un aride espace me noie de son étreinte transparente. Je me sens trahie, honteuse, désespérée, abandonnée. Plus rien autour de moi ne comporte la moindre aspérité, excepté la souffrance. Tout est lisse, pâle, sans intérêt. Tout n’est plus que vide, à commencer par moi-même. Je ne suis plus qu’un bloc d’antimatière, un trou sans volume d’où aucune lumière ne s’échappe.
Et puis, un jour, je vais vouloir en finir. Et là aussi, je vais échouer.
Le moteur rincé d’une petite Polo rouge de douze ans d’âge se coupe sur un grand parking en terre battue, interrompant la diffusion du sempiternel panache bleuté qui s’échappe en volutes épaisses du pot brinquebalant. Une jeune femme en sort, agrippe ses affaires et part droit devant, prenant la direction de la plage de la Courance qui lui tend les bras. Jade a finalement choisi, sans surprise, d’aller s’y prélasser. Elle traversera probablement la lande buissonneuse qui la surplombe en passant par les chemins serpentant entre les blockhaus du mur de l’Atlantique, comme elle aime à le faire souvent, au retour. Peut-être dans l’espoir fou d’y croiser un faune espiègle tapi derrière les ajoncs d’or, et qui tenterait de la séduire...
Jade met un temps exagérément long à choisir l’endroit qui lui siéra le mieux au beau milieu de cette grande étendue de poussière de roche beige pourtant quasi-déserte. Finalement, elle stoppe pour étaler non sans mal sa serviette secouée par le vent à une vingtaine de mètres du bord. Elle ôte ses baskets, les secoue vigoureusement pour vider le sable qui s’y est insinué, tout en s’installant à proximité de cette langue rocheuse supportant le fort de l’Ève. Au large s’étendent les côtes du pays de Retz, la pointe Saint-Gildas, et plus loin on distingue l’île de Noirmoutier. Elle est pile en face de la côte de Jade, bande de terre qui inspira – entre autres sources – Michel pour le choix du prénom de sa fille. Il tenait mordicus à lui attribuer un prénom original. Celui-ci devait être plus que rare, presque unique, aussi sobre qu’évocateur. Ce qui ne convenait pas tellement à Nicole, laquelle était davantage partisane d’un certain classicisme. Nathalie, Catherine, Florence... Il chercha des mois durant, passionnément, dans les prénoms anciens, qu’ils soient français ou étrangers... Il se racla la soupière sans relâche, jusqu’à ce qu’il s’enthousiasme finalement pour Jade, avant de devoir convaincre sa femme de nommer ainsi cette belle enfant maussade aux cheveux chaotiques grignant face aux bourrasques.
Elle est là, pile en face d’elle-même, de l’autre côté d’un bras de mer qui la sépare de ce qu’elle aurait pu être, de ce qu’elle pourrait devenir, de ce sombre rivage onduleux, indistinct, barrant l’horizon cérulé. Si près, si loin. Plutôt que de s’ouvrir, s’entrebâiller, permettre à la vie de l’emporter et lui faire rouler sa bosse, elle préfère venir ruminer tout son spleen sous la velouteuse abrasion des vents océaniques, se laissant glisser dans les vertigineux méandres des romans qu’elle engloutit, brûlant les minutes au fil des pages et des bouffées de tabac blond.
Jade ressent sa vie comme une longue errance où l’ennui rivalise en permanence avec la vacuité. Elle se résout donc à faire ce qu’elle sait faire de mieux : lire. Lire et fumer des clopes. Fumer est son seul vice, lire est sa seule vertu, et elle aime à marier les deux tout en écoutant de la musique... Elle calfate de suie ses poumons depuis maintenant dix ans, avec des cigarettes de toutes marques, se fixant sur l’une ou l’autre durant quelques semaines, au gré de ses penchants. Là, elle est sur les Benson & Hedges. Elles ont un petit truc en plus qui lui plaît bien...
La musique, elle a mis du temps à y venir. Mais vers seize ans et demi, soit après le phénomène d’aimantation provoqué par sa rencontre avec Laurent, le quatrième art a pris une plus large place dans sa vie. Pendant ces dernières semaines, elle est restée longtemps sur Tostaky, de Noir Désir. Juste avant, c’était Us de Peter Gabriel. La boucle tournant actuellement dans les écouteurs de son baladeur Sony concerne pour la énième fois le tout dernier album de Pink Floyd, sorti dans les bacs il y a quelques mois, The Division Bell. Impossible d’oublier ce concert mémorable du groupe anglais auquel elle eut eu le privilège d’assister à Nantes six ans plus tôt, presque jour pour jour, en compagnie de Laurent. C’était l’une des six dates prévues en France cette année-là dans le cadre de la tournée A Momentary Lapse of Reason. Au temps de ses vingt ans, à l’heure de la douce insouciance mortifère vous étourdissant de sa béatitude, tout en aiguisant les dures lames scélérates de la réalité qui vous traque dans l’ombre, et finit par vous rattraper inexorablement.
Elle cherche la meilleure position sur sa serviette, tout en s’apprêtant à poursuivre la lecture de La Petite Roque, une nouvelle de Maupassant. Elle l’a prélevée dans la pile vacillante d’une douzaine d’ouvrages qui se dresse sur le sol de sa chambre. Pile constituée de tout ce qu’elle a glané plus ou moins récemment dans les foires, chez les bouquinistes... Avec ce dont elle dispose en réserve, elle a de quoi voir venir. De toute manière, Jade n’a pour l’heure plus les moyens de s’offrir un quelconque cadeau, littéraire ou non. Son compte en banque est à découvert depuis cinq jours, et il lui reste juste assez pour tenir jusqu’au versement de la prochaine allocation. Cela ne valait pas la peine d’aller chiner dans les librairies. Et pas question de demander un coup de pouce à maman ! Si c’est pour s’acheter des paquets de cigarettes...
Au détour d’un regard, presque sans le vouloir, Jade s’attarde sur ses pieds nus un peu enfantins saupoudrés de grains de sable, les examinant, détaillant leur structure, mesurant courbure, position et proportions de chaque orteil par rapport au métatarse, analysant la proéminence de chaque veine ou tendon, le dessin de chaque ongle, l’harmonie géométrique de l’ensemble. Elle les juge trop fins, trop lisses, insuffisamment cambrés. Elle se demande s’ils sont beaux. Mignons, oui... mais pas davantage. Est-ce que ce pourrait être l’une des raisons susceptibles d’expliquer le départ de Laurent ? Peut-être que Gisèle, sa damnée pharmacienne, en a de plus galbés, plus charnus, plus excitants. Des pieds de femme, pas des pieds de gamine. Cela peut paraître complètement ridicule, mais... Ou alors, ce sont les mollets incurvés de Jade... Ou bien encore parce qu’elle n’a presque pas de seins. Si ça se trouve, l’autre en a de plus rondelets, plus aisés à prendre en main. Il lui en a toujours fait le reproche... sur le ton de la plaisanterie, naturellement. Ou bien est-ce parce que Jade a toujours manqué d’ambition, a toujours eu peur de s’engager ? Parce qu’elle traînait la patte dès qu’il s’agissait de passer du temps et des déjeuners empesés avec ses « beaux-parents » ? Parce qu’elle n’était pas assez sociable ? Parce qu’elle a attendu cinq ans avant d’accepter de s’installer en appartement avec lui ? Parce qu’elle est trop casanière, trop dilettante, trop velléitaire, trop instable, trop... ? Ce fut sans doute ça qui le fit s’éloigner...
En tout cas, s’il l’a quittée, ça ne peut pas être à cause de son mauvais caractère, elle est douce comme l’agneau mais farouche comme la fauvette. De son point de vue à elle, bien évidemment. Ce ne peut pas être non plus une affaire d’odeur corporelle, il adorait s’en étourdir à la folie. C’est plus sûrement parce qu’elle des fesses molles pas très rebondies, qu’elle rechigne à porter des bijoux, à se maquiller, à se « mettre en valeur »... Sans oublier le fait qu’elle refusait de faire certaines choses dans la chambre à coucher, ce qui semblait le contrarier vivement. C’est forcément à cause de ça... Pour les garçons, tous autant qu’ils sont, il n’y a que ça qui compte vraiment de toute façon. Salir l’immaculé, profaner le pur, planter leur hampe dans la chair fraîche en beuglant comme des pourceaux le plus fréquemment possible, tout en faisant miroiter l’éternité des sentiments... Elle en a la certitude, aujourd’hui. Grand bien leur fasse !
Cela ne change rien au fait que sa chasteté de deux ans d’âge commence à devenir difficile à vivre pour Jade. Le sexe lui manque. Un désir imprécis ruisselle sous l’écorce de l’éternelle adolescente. Elle aurait surtout envie de faire enfin l’amour avec quelqu’un d’autre que Laurent. Elle aimerait pouvoir laisser ses noirs fantasmes s’ébattre, défeuiller la rose, cabrioler dans les prairies vénéneuses du stupre en toute liberté... tout en se sentant honteuse d’éprouver de l’appétit pour cette source de plaisirs coupables et éphémères autant qu’implacablement naturels, voire incontournables. La lecture et le tabac sont d’efficaces substituts, mais bientôt, ils ne suffiront peut-être plus. Elle devra s’en remettre à son inertie, sa morbidesse...
La vie de couple lui manque également, bien que conjointement, son évocation lui inspire le dégoût. Telle l’allégorique chat de Schrödinger, Jade se dit que quitte à vivre dans une boîte, dans sa boîte, comme tout le monde, ce serait parfait de pouvoir s’y trouver dans deux états superposés. Être tout à la fois célibataire et en couple. Las, à l’instar des particules élémentaires, Jade doit, à un moment donné, choisir son état...
Jade n’est pas une personne passionnante, pense Jade. Elle se doute que sa joliesse creuse saute facilement aux yeux du mortel, que l’on perçoit vite son caractère amorphe, sauvage, presque asocial. Plus de vie sentimentale, pas de vie professionnelle, peu ou pas d’argent... Que reste-t-il ? Les trois piliers porteurs indispensables pour exister dans cette société-là lui manquent. Il n’y a même pas de volonté tangible. Jade n’a jamais rêvé d’être infirmière, de faire le tour de la Terre, de défendre la veuve et l’orphelin, de grimper sur un podium. Enfin... si, mais jamais sérieusement. Elle n’a jamais eu envie d’être danseuse étoile, de panser un cheval, de gérer une équipe, de rédiger des rapports ou des pamphlets incendiaires, de dispenser son savoir... Jade n’a jamais voulu être au centre du jeu. Jade n’a pas de passion pour elle-même, et n’en a pas beaucoup plus pour le monde, d’ailleurs. Sa vie ne l’intéresse pas. Fort logiquement, peu de personnes sont disposées à s’y intéresser.
Elle a bien paresseusement rêvé, plus jeune, de devenir archéologue, ou paléontologue, ou encore météorologue. À l’époque où elle adorait lire des illustrés, des ouvrages traitant des mondes précolombiens, de l’Égypte ancienne, des dinosaures, des sciences naturelles... À partir de l’âge de onze ans, cela revenait fréquemment dans sa bouche lors des repas familiaux, quand elle claironnait à qui voulait l’entendre qu’elle deviendrait un jour une grande scientifique. Nicole n’y croyait pas vraiment, mais lui laissait croire le contraire en abondant dans son sens. Michel ne disait rien, mais n’en pensait pas moins. Il avait le bon goût de garder une attitude totalement neutre face à ses élucubrations, se refusant à briser ses rêves, laissant au temps et au déterminisme social la tâche de le faire à sa place.
En caressant machinalement les cicatrices stigmatisant son poignet gauche, Jade sait que toutes ces secondes ne sont que du bonus. Immanquablement, dès que son regard croise ces petits traits de peau, dès que ses doigts les effleurent, elle songe à ces douleurs, ces réminiscences, ces bris d’existence répandus à terre et pas encore totalement balayés... À cette absurdité. Pourquoi est-elle encore en vie ? Et par-dessus tout, pourquoi avoir désiré mourir pour quelque chose d’aussi futile qu’une rupture avec un homme qu’elle méprise désormais ? Un homme qui, probablement, ne l’aimait pas, aussi simplement que l’on puisse le dire. Cela n’en valait vraiment pas la peine. La fuite de Laurent n’était sans doute qu’un tournant obligatoire, la préservant contre son gré de ce programme plan-plan qu’elle s’était concocté. À l’instar de sa mère, à l’instar de beaucoup... Sans trop savoir pourquoi, tout compte fait, hormis pour affirmer sa dévotion au culte du couple. Jade songea à rentrer dans les ordres après cette dépression brutale, mais ce n’était pas vraiment une inspiration judicieuse, sauf à considérer que le fait de ne plus croire en Dieu ne soit pas problématique.
« L’intelligence est le seul outil qui permette à l’homme de mesurer l’étendue de son malheur. » Une sentence magistrale tirée du spectacle d’un humoriste aussi connu qu’incinéré, ayant imprimé à vie le cerveau de Jade lorsqu’elle l’ouït pour la première fois. Cette conviction est depuis longtemps solidement enracinée en elle. L’intelligence est une malédiction. Jade aurait préféré naître puce de mer, ténébrion meunier ou crabe fantôme. Tout plutôt que d’endurer les affres de la cognition. Pourquoi succomber à la sentimentalité, pourquoi se poser mille questions à propos de Dieu, du beau et du laid, de l’être ou du non-être, alors que le moindre coup d’œil appuyé à ce qui nous entoure nous renvoie aussitôt à l’incongruité de notre existence ? Nous, benoîts bipèdes si éternellement immatures, si viscéralement insatisfaits de nous-mêmes. Nous, risibles gobe-mouches si mécontents de notre habitat... Au point que la seule idée fixe que nous entretenons et le plus grand talent que nous développons semblent être de tout modifier, de tout réinventer, de tout dénaturer, de tout démolir, de tout lyophiliser.
La nature, au printemps, nous joue une comédie malsaine, en nous laissant fermement penser que les ressorts de notre existence sont plus complexes que la simple notion de survie, en nous bernant au point de nous exhorter chaque jour à agir comme si nous étions autre chose que des cloportes vides, de petits colporteurs de vie. La nature n’est pas hostile, elle est juste inhumaine. La nature n’est pas belle, non. Elle nous en persuade, nous mystifiant accidentellement en profitant de nos naïves largesses, camouflant habilement sa brutalité sous des atours captieux nous subjuguant de leur éclat, de leur pureté idéalisée. La nature n’est que péril, urgence, ruse, agression, fugacité, perpétuité. Point de morale ici-bas, point de règles ou de justice ni même de cruauté, et encore moins d’espoir. Juste l’impérieuse nécessité de survivre à tout prix, sans conscience ou débat, sans retenue ni vertu. Rien qu’un jeu d’équilibre entre naissance et mort. Seulement des pyramides alimentaires, des relations mutualistes et des rites millénaires.
Après tout, pourquoi donc se formaliser à propos de ce qu’il pourrait lui arriver, se susurre Jade ? Puisqu’il semble si clair à ses yeux que le monde tel que nous le percevons n’est jamais qu’une paréidolie, une clinquante imposture ourdie par notre intelligence. L’intelligence, cette faculté cérébrale si soucieuse de se prouver à elle-même qu’elle est bien plus qu’une impertinente aberration... Une aberration, oui. Un dérèglement, pouvant nous amener à des conduites loufoques, comme par exemple être disposé à mourir bien volontiers pour un morceau de tissu bariolé, une idée supposément grande, un amour, ou quelque autre déité.
À la vue de la silhouette fuyante de cet immense navire inconnu dont la poupe se fond à travers un horizon miragineux, devant ce symbole de la volonté de puissance humaine, ce pense-bête lui évoquant son père, Jade se voit comme une excroissance, une grosseur inepte vaguant stérilement à la mesure de ses échecs, de sa nullité assumée. Nonobstant toutes ces songeries métaphysiques qu’elle se plaît à laisser effuser de son pauvre esprit dolent, Jade sait, depuis ce dérisoire banc de sable, qu’elle est condamnée à se prêter au jeu, à cette tartufferie... à défaut de se vendre. Mieux vaut en lire, pense t-elle...
Tout en bouquinant pour tenter d’oublier, elle savoure dans ses écouteurs le morceau instrumental Marooned, l’un de ses titres préférés de The Division Bell avec l’épique High Hopes. C’est incontestablement celui qui la fait le plus planer. Mais le fort vent agite les pages de son livre, et cela la contrarie. Elle choisit d’interrompre sa lecture prématurément pour sortir une Benson & Hedges de son paquet doré. Ensuite, elle se lève et va la griller en cheminant au plus proche des vagues, musique en tête. Jade avale goulûment et recrache par le nez la fumée aussitôt dispersée au loin par le père Banard. C’est la première, celle du matin... soi-disant la meilleure.
L’image du bonheur transpire de ce tableau vivant. Une sylphide déambulant crinière au vent au bord de l’eau, dans la douceur d’un été en embuscade. Cela pourrait être plus que parfait, s’il n’y avait justement ce fichu vent qui brûle sa cigarette trop rapidement, ce qui l’agace encore plus. On pourrait se croire aux abords du paradis, s’il n’y avait en filigrane ce boulet accroché à sa cheville qui semble rouler derrière elle. Ce nodule de mal-être, de désenchantement, fait de tout ce qui la flagelle de l’aube à la nuit, et qui parfois se détache et lui donne quartier libre une fois atteintes les premières plaines d’un engourdissement espéré.
Après quelques minutes à divaguer sans but, promenant ses pieds nus et son mètre cinquante-neuf sur le sable moelleux, son attention se porte soudainement sur un reflet lumineux qui brasille depuis le bord de la plage. Rejeté par les flots, un objet roule sur le rivage, à quelques mètres de cette paroi rocheuse s’enfonçant dans l’eau. Elle éteint son mégot, coupe son Discman, abaisse ses écouteurs sur sa nuque et s’approche, éprise d’une curiosité infantile. Avec des yeux méfiants, elle contrôle les environs pour s’assurer que personne ne l’observe, puis elle s’accroupit.
Jade se saisit de l’objet, une bouteille avec un signe distinctif se présentant sous la forme d’un blason gravé dans le verre ne permettant pas à un profane de l’identifier. Il semble s’agir d’une bouteille ayant un jour contenu du vin de Côtes du Rhône, eu égard à sa forme assez évasée au centre, aux épaules douces et au col long. Elle est aussitôt frappée par la présence d’un objet de couleur beige à l’intérieur, ressemblant vaguement à un petit fagot. La bouteille est fermée par un bouchon bien enfoncé, le col et la bague portent des traces de cire érodée, montrant qu’elle fut scellée. En examinant plus attentivement, elle se rend compte que ce qui se trouve à l’intérieur est un papier enroulé et ficelé.
Jade, perplexe, réalise qu’elle se trouve en présence d’une bouteille à la mer. L’excitation la gagne en un clin d’œil à la vue de ce flacon qui, pour la première fois depuis un temps indéfini, n’est plus en contact avec l’eau de mer mais avec ses doigts fébriles. Tant de fantasmes, tant de légendes entourent ce mythique trophée empli de magie... Un objet que tous rêvent de découvrir, mais qui n’a que rarement l’occasion de toucher l’âme et les mains du bienheureux qui en hérite. Jade n’étant pas, sur l’instant, en capacité d’ôter le bouchon solidement enfoncé, celle-ci se résigne à emporter la bouteille chez elle pour pouvoir tenter de l’ouvrir. Elle se précipite vers ses affaires posées à une quarantaine de mètres sur la plage, afin d’essuyer la bouteille et de la glisser dans son sac cabas en toile grise, parmi tous ses affûtiaux. La petite sortie côtière est écourtée, et Jade renonce à musarder dans la butte verdoyante, préférant regagner directement sa voiture sans louvoyer, tant la soif de découverte la tenaille.
Sur la route, elle fume une nouvelle clope au volant, la savourant avec une satisfaction inusuelle, un petit sourire idiot autant que mutin contractant ses minces lèvres, alors qu’elle redécouvre cet itinéraire habituel avec une humeur fraîche. La routine est brisée par un événement enthousiasmant. Une bouteille à la mer avec un message ! Il lui tarde de rentrer pour la déboucher. Elle roule un peu plus vite que d’ordinaire, pour atteindre la maison avant le retour de samère.
Dès son arrivée, sans attendre, Jade farfouille dans le tiroir du haut du buffet de la cuisine pour y attraper un tire-bouchon, s’attelant à percer en douceur ce ferme bout de liège, et sa concentration porte ses fruits. Il faut dire qu’en tant que serveuse, elle a appris à déboucher les bouteilles en un temps record. C’est l’un des avantages de ce job, face aux nombreux inconvénients... Elle parvient à ôter le bouchon d’une seule pièce, avec des gestes précis et maîtrisés. Guillerette, elle se prépare à enfin extraire la missive de son écrin translucide.
L’eau ne paraît pas s’être infiltrée à l’intérieur. La feuille semble en bon état, mais jaunie par le temps. Elle est nouée par une ficelle fine, facile à démêler. Deux documents distincts, faits d’un papier vergé épais, se révèlent alors. Elle les pose avec empressement sur son bureau. Sur l’un d’eux, d’un format plus petit que l’autre, elle lit alors ce texte écrit en lettres calligraphiées, avec une stupéfaction et une avidité exaltantes : « Cette bouteille et les documents s’y trouvant furent perdus par moi-même le 6 novembre 1965 à 20h00 heure de Paris, et tombèrent dans l’océan depuis le pont du paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, j’ai nommé le France, où je me trouvais aux côtés de quelque 2500 âmes ainsi que du Portrait de Mallarmé d’Édouard Manet. Celui qui découvrira la bouteille et les documents s’y trouvant ne devra en aucun cas les séparer pour garantir l’authenticité de l’ensemble. » La feuille porte la signature d’un certain Charles Malfilâtre.
Jade reste bouche bée. Cette bouteille aurait été – si la lettre ne ment pas, et n’est pas l’œuvre d’un plaisantin – jetée à la mer il y a plus de vingt-huit ans de cela ? Cela paraît extravagant, fabuleux... et difficile à croire. Mais que contient le document de taille plus importante qui l’accompagne ? Elle déroule avec une précaution extrême le fragile papier, le maintenant à plat avec les premiers objets un peu pesants lui tombant sous la main, un briquet Zippo et un taille-crayon.
« Ceci est mon testament » Voilà ce que Jade déchiffre en haut de cette feuille odoriférante. Le dénommé Charles Fernand Alphonse Malfilâtre, né le 29 septembre 1899 à Alençon et résidant à Noroy dans l’Orne, sain de corps et d’esprit, y stipule qu’il lègue la totalité des biens en sa possession au moment de la rédaction du document à la première personne qui découvrira ce testament dans sa bouteille, en deviendra de ce fait le porteur et détenteur, et se fera connaître comme tel. Ceci avant d’inviter le lecteur à se présenter en possession des dits documents, accompagnés de la bouteille les ayant contenus, à l’office notarial de maître Villedieu à Nogent-le-Rotrou – et nulle part ailleurs – pour faire authentifier le testament et récupérer cet héritage, dont la liste des biens est conservée chez le notaire susdit. Il précise également qu’il n’a bien entendu pas d’héritiers, qu’il préfère confier au hasard le soin de transmettre son patrimoine, et que cela pourra être effectué au cours d’une période de trente ans après son décès, lequel surviendra, selon sa formule, « dans les plus brefs délais ». Le document fut entièrement rédigé avec une écriture précise aux jolis pleins et déliés, toujours la même, sans ratures ni bavures. Il est daté du 29 octobre 1965 et dûment signé.
Après l’émotion initiale, la lente accalmie qui s’en suit, Jade pense qu’il s’agit d’une mauvaise blague. Cela semble beaucoup trop gros, trop inconcevable, trop romanesque. Et puis, à la réflexion, elle se dit qu’il ne coûte rien de s’en assurer. Il lui faudrait d’abord tenter de savoir si ce monsieur Malfilâtre a réellement existé, puis obtenir son acte de décès. S’il est bien mort... En outre, il convient de protéger ces documents devenus très précieux, du moins a priori...
Sur ces entrefaites, une voiture se gare devant la maison, et une vingtaine de secondes plus tard, la porte d’entrée s’ouvre. Nicole, sa mère, revient de ses ménages et la dérange donc quelque peu. Jade se dépêche de tout remiser soigneusement dans l’armoire de sa chambre avant de faire comme si de rien n’était. Pendant que sa mère se met à l’aise et range tranquillement ses effets, Jade ramène d’un air détaché le tire-bouchon à son exact emplacement, avant d’ouvrir le réfrigérateur pour se servir un verre de son jus de pomme préféré.
Nicole est une petite femme ordinaire, une dame âgée comme on peut en croiser des centaines sans même les discerner, toujours sobrement pomponnée, cheveux gris assez courts teints en noir, petites lunettes hexagonales, boucles d’oreilles coquillages dorées, peau plissée, goitre pendouillant, jambes légèrement variqueuses, cachant mal ses bourrelets sous des robes à fleurs d’un autre temps. Une femme simple, terne, gentille et anodine, pouvant susciter tour à tour – selon l’état d’esprit de la personne qui la croise – indifférence, sympathie, dédain, voire pitié. Une mère marquée par les ans, à l’opposé de sa fille.
–Alors... ça va, toi ? demande lamère.
–Ouais, ça va...
–C’était comment, cette matinée ?
–Sympa... Trop de vent, la plage c’était pas très agréable.
–La plage... Hm. (soupir, puis long silence) Quand est-ce que tu vas enfin te décider à chercher sérieusement du travail, Jade ?
–Maman... C’est bon, je touche le chômage, laisse-moi le temps de respirer !
–C’est la belle saison, faut pas traîner ! Il reste forcément des places à prendre dans les restaurants...
–(soupir) Je t’ai déjà dit que je voulais plus entendre parler de la restauration ! Ça m’a gonflée ! Mon dernier patron, c’était un vrai connard !...
–Monsieur Le Gleuher ?
–Oui !... Quand je repense à la petite jeune, là, Sophia, qui s’est retrouvée brûlée à 50% parce que son matos était pourri... et comment il l’a traitée ! Comment il a essayé de lui mettre la faute sur le dos ! Franchement, quand j’ai été virée, c’était presque une bonne nouvelle... En plus, on court partout, on est traitée comme de la merde et les horaires de travail sont moisis ! Et puis, hors saison, on travaille... une fois de temps en temps.
–(silence) Tu as fait quoi, déjà, comme différents boulots ?
–Euh... Nettoyer les chiottes ou des bureaux, commis de cuisine, serveuse de brasserie, distributrice de prospectus, caissière, vendeuse en électro-ménager, animatrice dans un centre aéré, serveuse de restau...
–Et dans tout ça, il n’y a rien qui te plaît ?
–Bah...non.
–Ah, les jeunes d’aujourd’hui... bougonne t-elle.
–De toute façon, en règle générale, y a pas grand-chose qui me plaît dans la vie... murmureJade.
–C’est vrai que tu t’intéresses à rien... Tu pourrais faire des efforts, quand même ! Tout ce temps dilapidé alors qu’il y a tant de possibilités...
–Moi, j’ai juste envie qu’on me foute lapaix.
–(soupir) Mais qu’est-ce que tu vas faire, à la fin, bon Dieu ?! Il va bien falloir qu’un jour tu trouves un moyen de gagner ta vie ! Faire une formation, reprendre des études, je sais pas, moi !... Je ne suis pas éternelle, et les allocations chômage non plus ! lance t-elle d’une voix mate légèrement enrouée.
–Mais je sais, tout ça... Tu me saoules.
–Alors si tu le sais, remue-toi ! Ton poil dans la main, tu vas devoir te l’arracher tôt ou tard ! C’est pour ton bien, que je te dis ça !... À moins que tu aies pour projet secret de te maquer avec un cadre supérieur,ou...
–Ah non, ça certainement pas ! Les mecs, c’est bon j’ai donné...
–Tu plaisantes ? Les mecs ? T’en as eu un, et il t’a chié dans les bottes ! C’est des choses qui arrivent ! Tu peux pas prétendre que t’as fait le tour du problème ! Si j’avais dû en faire autant... (silence) J’ai mis du temps, moi, avant de trouver le bon !... Alors toi, si tu commences à faire vœu de chasteté à vingt-six ans parce que ton premier béguin a pris la poudre d’escampette...
–J’ai jamais dit que j’avais fait vœu de chasteté !
–Encore heureux... Tu devrais sortir un peu aussi. Voir du monde, aller... je sais pas... Faire des activités autres que lire des bouquins enfermée dans ta chambre ou sur une plage déserte !
–Mais... je suis allée au cinoche la semaine dernière !
–C’était quel film, déjà ? Je ne me rappelle plus...
–(soupir) Grosse fatigue.
–Ah, oui... Vachement motivant, comme titre.
–Pff... C’était un bon film, j’ai passé un très bon moment.
–Moi, je te parle de sortir vraiment. Restaurant, bar, bowling, discothèque...
–Sortir ? Avec quel argent ?! Et puis... avec qui, de toute façon ?
–C’est bien le problème... Depuis deux ans, tu vis de plus en plus repliée sur toi-même. Tu n’as plus d’amis, donc tu ne sors pas... Et comme tu ne sors pas, tu n’as pas d’amis. C’est le serpent qui se mordla...
–Oui, bon euh... J’ai pas envie de parler de ça... (soupir) Demain j’irai faire les courses, ça me changera les idées. On fera la liste tout à l’heure ?
–Si tuveux.
–(silence) Dis, hm... est-ce que tu saurais comment on fait pour obtenir un... acte de décès ?
–Un acte de décès ?! Pourquoi tu veux savoir ça ? L’acte de décès dequi ?
–T’occupe... Ça me regarde.
–Ben... il faut aller ou bien téléphoner à la mairie du lieu de décès.
–Ah...
–Quoi ?
–Ben, c’est quelqu’un que je sais pas où il est mort, en fait...
–Ah bon ?... C’est bien intrigant, toutça...
–T’inquiètepas.
–La mairie du dernier domicile connu, ça devrait faire l’affaire.
–Hm... OK, merci m’man.
Cette histoire taraude Jade, et c’est parti pour durer. Ce qui est bien naturel. Lorsque sa mère s’absente de nouveau dans le courant de l’après-midi, elle en profite pour chercher sur son Minitel les coordonnées de la mairie de Noroy – le patelin où était censé résider l’homme de la bouteille – ainsi que celles de l’office notarial Villedieu, lequel existe toujours. Elle griffonne le tout sur un bout de papier. Avant de les contacter, elle s’en va à la recherche de vieilles cartes routières enfouies dans un placard, pour repérer le lieu en question. Jade s’aperçoit que Noroy et Nogent-le-Rotrou sont distants de Saint-Nazaire d’approximativement trois cents kilomètres. Ce qui est facilement parcourable en un saut de bagnole. C’est un bon point.
Jade ne veut pas se précipiter. Encore sous le coup de cette découverte fantastique, elle est pensive, comme en état de choc. Un traumatisme délectable qui la galvanise, et qui redonne un semblant de sens à son existence moribonde. Elle trouve difficilement le sommeil, songeant du fond de ses draps, au cœur de la nuit, à ce mystérieux héritage. À cette histoire énigmatique dont elle est brutalement devenue une protagoniste, et qu’il lui faut absolument éclaircir. Elle réfléchit à ces futures conversations téléphoniques auxquelles il lui faudra se consacrer, inéluctablement, et le plus tôt possible.
Au matin, alors que sa mère est sortie faire les commissions, elle fond sur le téléphone et contacte la mairie du village de Noroy, pour leur demander s’il lui est possible d’obtenir l’acte de décès de ce Charles Malfilâtre. La fonctionnaire lui répond par l’affirmative, et le lui envoie donc tout naturellement par courrier. Après réception du document le vendredi vers onze heures, Jade est aux anges. Elle apprend à sa lecture que le grand Charlot a tiré sa révérence au Havre, dans l’hôtel Richelieu, rue de Paris, le 16 novembre 1965 à 14h00, à l’âge de 66 ans. Il s’agit bien de l’homme qui l’intéresse, mêmes prénoms, même date de naissance que sur le testament. Mais pas de cause de la mort... Ce qui est normal, car cette information ne figure pas sur un acte de décès. Elle serait tout de même curieuse de la connaître...
Jade est maintenant fin prête à appeler le fameux notaire de Nogent-le-Rotrou pour prendre rendez-vous auprès de lui. Au bout d’une seule sonnerie, une femme à la voix glaciale lui répond :
–Le notaire pourra vous recevoir le jeudi 22 juin, dans l’après-midi.
–Dans trois semaines ?!
–Maître Villedieu est assez occupé, je suis désolée, madame. Deux semaines, c’est un minimum, en général... Le 22 à 15 heures, cela vous convient-il ?
–Euh.. oui, c’est très bien. Ça meva.
–Présentez-vous au cabinet avec tous les documents requis, état civil, justificatif de domicile, titres, actes, relevé d’identité bancaire et cætera... ceci afin d’éviter déplacements inutiles, perte de temps et délais. Cela concerne un héritage, vous me dites ?
–Oui, je... je désirerais discuter en tête-à-tête avec maître Villedieu pour éclaircir une histoire de testament que j’ai... trouvé. C’est une affaire peu commune !
–Très bien. Votre nom, s’il vous plaît ?
–Bertho. T, H, O, à lafin.
–D’accord... Et le prénom ?
–Jade.
–Jeanne, vous dites ?
–Non, Jade. J,A,D,E.
–Hm, bien. Un prénom peu commun, pour une affaire peu commune...
–Oui...
–Un numéro de téléphone ?
–C’est, euh... Je vous appelle d’une cabine. Mon téléphone est... en dérangement. De toute façon, s’il y a un problème... (soupir) Il n’y aura pas de problème. Je serai présente à l’étude à l’heuredite.
Trois semaines. Cela lui semble une éternité. Mais le sort en est jeté. Cependant, Jade ne s’est jamais sentie aussi proche d’un nouveau chapitre de sa vie, lequel s’apprête à tourner ses pages sous ses yeux émerveillés. La dernière fois qu’un nouveau chapitre a débuté, c’était lorsqu’elle se retrouva brusquement célibataire et qu’elle attenta à ses jours moins d’une semaine après. Et cette période de deux ans fut particulièrement longue, même si ça aurait pu être pire sans cette trouvaille fortuite.