La prison des âmes - Hugo Reit - E-Book

La prison des âmes E-Book

Hugo Reit

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Beschreibung

Entre 794 et 1185, période Heian, au Japon naquit le clan Hatakira, exclusivement féminin, contraint de se réfugier sur l’île aux papillons pour échapper à la violence des hommes. Leur rencontre avec le forgeron des âmes engendra la société secrète la plus monstrueuse de l’histoire. En dépit des siècles, leur haine envers la gent masculine demeura insatiable. En 1967, le 23e maître des âmes vit le jour, pour la première fois, hors du Japon. S’agissait-il d’un bon présage ou de la manifestation d’un monde en mutation aux destins incontrôlables ?




À PROPOS DE L'AUTEUR

Passionné par le japon, les arts martiaux et plus particulièrement la voie du sabre, Hugo Reit s’en est inspiré pour l’écriture de "La prison des âmes". Retraité, il partage son temps entre l’écriture et ses anciennes passions qui le captivent toujours.

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Seitenzahl: 582

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Hugo Reit

La prison des âmes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Hugo Reit

ISBN : 979-10-422-2144-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

L’intemporelle légende

À l’époque où le Japon était inconnu du reste du monde, une ancienne légende dont nul ne connaissait l’origine intriguait déjà les mauvaises âmes au pays du soleil levant. Lorsque la capitale impériale de Nara céda la place à Heian-Kyo (Kyoto), une longue période de prospérité s’ouvrit à l’aristocratie japonaise. Dans les provinces, en revanche, les gouverneurs locaux opprimaient les populations. Les lourds impôts provoquèrent de nombreuses révoltes. Les puissantes familles se livraient de multiples batailles et les guerres incessantes entre les clans ravageaient le pays dans sa totalité.

L’île aux papillons en période Heian

En l’année 811, isolée en mer de Chine orientale au sud-ouest de Kyushu, l’île aux papillons abritait l’étrange secret des forces de l’âme. Cette île mystérieuse à l’apparence d’une pince de crabe émergeant des flots terrorisait bon nombre de marins. Orientée vers Kyushu, l’île volcanique semblait en attente d’une revanche sur le pays du soleil levant. Tout aussi sordide qu’effrayante, la violence des courants d’ouest n’en apaisait pas moins la vigueur de son volcan. Sombre et maquillée par l’austérité d’une mer agitée, l’île aux papillons trônait furtivement au milieu des flots. Les courants tourbillonnaient sans relâche, alléchant les plus téméraires pour ensuite les bannir à tout jamais du monde des vivants. Rattaché aux îles japonaises, ce volcan délaissé au milieu des flots comptait comme le plus capricieux. Hantise ou superstition, l’affronter à cette époque dissuadait bon nombre de pêcheurs, marins et pirates à s’y aventurer. Reconnu comme un lieu maudit et dissident des lois de la navigation, toutes manœuvres ou stratégies pour y accoster restaient impossibles. Les quelques tentatives d’approche, selon les dires des plus téméraires, ne laissaient que de vagues témoignages et amplifiaient de surcroît la légende. Fallait-il être assez fou pour prendre un tel risque ! En toutes saisons, l’effroyable tourbillon opérait comme une protection sournoise, brassant cette mer rageuse sans le moindre répit. À l’approche de ses côtes, les inaccessibles parois rocheuses s’élevaient de la brume où l’infernal fracas des vagues semblait châtier cet endroit coupé du monde. Depuis la mer, la vision de cette île était terrifiante. Ce que l’on ignorait de cette accumulation de rochers sortis tout droit des enfers, seuls les oiseaux et la multitude de papillons autochtones en avaient une tout autre vision privilégiée. La vision de fumerolles d’un volcan en veille, n’étaient que sources chaudes dissipant la fraîcheur d’une cascade pour en former une agréable et douce vapeur blanchâtre. En ces lieux aussi fragiles que secrets, le temps semblait s’être arrêté comme une créature en dormance, dont le réveil ne serait que regrettable. De par la multitude de papillons argentés voletant autour de cette île, les habitants de Kyushu, sans imagination particulière, la baptisèrent : l’île aux papillons. Ces milliers de minuscules lépidoptères argentés crépitaient en tous sens et étincelaient de mille feux sur les reflets d’une mer agitée. Arrivées de nulle part, ces créatures brillantes semblaient être les seules occupantes de l’endroit étrange. Sur la partie retranchée au centre de ses remparts volcaniques, une immense forêt de bambous étouffait sans pitié la majeure partie de ce lieu absolument sublime. La douceur de la nature alimentait tout au long de l’année une abondante et luxuriante végétation. Inondées de multiples cascades dévalant les collines tapissées de mousse, d’étroites rizières absorbaient le relief d’une vallée en contrebas. Ce paradis caché pour les unes, montré du doigt tel l’enfer pour les autres, abritait sans inquiétude la forge du maître des âmes. Aux antipodes de sa vision extérieure, la forteresse naturelle protégeait ainsi une étrange colonie de Femmes. Rebelles à l’extrême et rejetées, confiant à l’art du sabre l’unique raison de retrouver leur dignité, ces quelques Femmes recluses sur cette île maudite faisaient du maniement de leurs tranchants leur principale activité. Dans l’ignorance d’un monde animé par la haine et autres convoitises humaines, les forgerons de l’âme se succédaient inéluctablement en ces lieux, et ce depuis la nuit des temps. Ces hommes hors du temps aux pouvoirs fabuleux éveillaient ainsi l’esprit de ces diablesses qu’aucune vengeance n’aurait su apaiser. Guidé par la magie du papillon, le maître des âmes réalisait dans une alchimie des plus sordide entre feu et puissance de l’esprit, les lames parfaites retenant sans pitié les âmes prisonnières dans les profondeurs d’une dimension sans limite. Le forgeron des âmes ou maître des âmes, l’unique humain ayant le pouvoir d’emprisonner l’âme de quiconque à l’intérieur d’un sabre et d’en remettre à ces Femmes l’entière possession. Personne n’oserait imaginer la puissance incommensurable des sabres forgés par cet homme semblant venir de l’au-delà. Le sabre parfait, l’arme démentielle où seul le monde des esprits s’approprierait les effets maléfiques d’un tranchant aux effets redoutables. En cette période Heian, les proies du maître n’étaient autres que quelques chefs de clan de provinces environnantes devenus menaçants envers ce clan minuscule ou de son île. De ce pouvoir sans limite, seules ces quelques Femmes bannies par l’austérité masculine en avaient pleine conscience. Toute âme prisonnière de ces magnifiques sabres secrètement gardée par ces diablesses, ignorait totalement l’existence de son sort. L’âme prisonnièreobéissait aveuglément à la volonté de ces Femmes sans même en soupçonner la cause. Ce pouvoir absolument fantastique sur les êtres humains ainsi que les forces de la nature donnaient inéluctablement à ces Femmes rebelles le contrôle absolu du monde pour autant qu’elles le désirent. La très ancienne légende de l’île aux papillons, ne tenant plus que de quelques anciens pêcheurs, racontait que ces effroyables guerrières sans pitié, entièrement dévouées au maître, protégeaient celui-ci avec une loyauté sans égale. Ces quelques Femmes maudites, ces samouraïs féminins ne craignaient absolument quiconque. Rejetées de toutes les provinces japonaises, elles vivaient en parfaite harmonie entre les papillons, la magie de cet endroit et le très puissant maître des âmes. Le maniement des armes tenait une place prépondérante dans la vie de cette tribu hétéroclite, devenue aussi sournoise qu’inquiétante. Le mystère restait entier sur ces quelques insulaires vivant au pied d’un volcan qui n’était autre qu’une forge et prison des âmes. L’incroyable légende du maître des âmes était née sur ce petit morceau de terre volcanique, l’étrange île aux papillons. La légende devait-elle rester ainsi, ou sortir de cet endroit pour ne devenir qu’une affreuse réalité ?

L’homme papillon

Au début de l’année 811, le vieux forgeron des âmes atteignait ses quatre-vingt-sept printemps et semblait très affaibli. Le jeune maître, du nom de Kira, vivait en permanence aux côtés du vieil homme. Cela faisait maintenant plus de vingt ans que l’homme papillon formait le jeune élu afin de lui transmettre au travers de la fabrication de ces sabres la pleine possession de son don et la révélation de ses pouvoirs. La réalisation d’un tel sabre, cette œuvre d’art magnifique, ne pouvait se perpétuer qu’au travers d’un don de la nature que les extraordinaires forgerons obtenaient dès la naissance. Tous avaient cette singulière particularité de communiquer avec les esprits du mal ou du bien, dont le commun des mortels ignorait totalement l’existence. Ils n’étaient reconnaissables que de leurs yeux, passant au vert émeraude lorsqu’ils communiquaient ou utilisaient leurs pouvoirs et dans la paume de leur main gauche, où toutes les lignes convergeaient en représentant très distinctement le papillon d’argent. Ces hommes papillon avaient ce fabuleux pouvoir d’affronter les âmes et les retenir prisonnières de leurs sabres. Ils obtenaient un contrôle total sur la volonté des personnes choisies, en les laissant dans l’ignorance absolue de cette soumission obscure.

La prémonition du vieux maître

Alors qu’il pleuvait sans interruption depuis le lever du jour, le vieil homme très affaibli ordonna à Kira de réunir toutes les habitantes sur le lieu habituel de rassemblement. Dans ce minuscule et très sobre village entièrement de bois, les quelques habitations éparpillées en tous sens semblaient s’être disposées au gré du vent. Dans l’importante bâtisse qui occupait une place d’honneur au centre de ces habitations, le vieux maître assis sur ses genoux les bras croisés, attendait sagement les guerrières. Sous cet énorme et massif préau aux allures de temple, protégé sur les côtés seulement aux trois quarts de sa hauteur, chaque personne prit sa place respective dans le silence le plus absolu. La pluie redoublait de violence et parvenait à métamorphoser les sentiers de ce village en ruisseaux boueux. Kira se tenait à la droite du vieil homme, face aux Femmes. Les deux se prosternèrent, donnant lieu au salut respectueux de ce rituel codifié, devant les vingt-trois Femmes et une enfant, saluant et faisant face aux deux maîtres. Le vieil homme papillon s’exprima lentement puis laissa la parole à Kira, tant il semblait épuisé. Kira, malgré son jeune âge, employait déjà le phrasé de la sagesse et transposait les métaphores du vieil homme en un discours serein. Le temps leur était compté, il mettait en garde et élaborait les diverses stratégies afin d’anticiper et contrer les terribles menaces qui avançaient sur leur île. Là où le temps ne fut pour eux que le meilleur des alliés, ils devaient maintenant le tenir comme ennemi afin de ne pas succomber à ses effets démoniaques et constater avec effroi son invincibilité. Le temps ne jouait plus en leur faveur, il allait fragiliser ces âmes rebelles, éroder les plus dures, lisser les plus agressives et finirait par anéantir les plus terribles quelles qu’elles soient. Elles ne devaient plus se contenter d’observer et attendre. L’île aux papillons devait disparaître à tout jamais engloutie par les flots et la rage de son volcan. De sa voix de plus en plus solennelle le jeune maître s’exprimait au nom de la puissance infernale. La véritable force infaillible et sans limite, celle qui animait le mouvement perpétuel de la vie de ces quelques Femmes mutines, allait devenir affreusement dévastatrice. Le temps et le devoir étaient venus pour le maître de déclencher le séisme qui allait mettre en péril leur repère. Toujours sur les genoux, Kira prit majestueusement le sabre posé à sa gauche sur le sol. En le sortant de son saya, le jeune maître exhibait la perfection de l’ouvrage. La tsuba1 dans toute sa splendeur, représentait le papillon d’argent. La lame renfermait cette horrifiante destinée maintenant achevée. Elle brillait de cet éclat froid et tranchant, insufflant la mort. Le sublime polissage sur ce sabre révélait la tragique malédiction, séquestrée dans les profondeurs d’une lame pour l’éternité. Toutes avaient saisi la gravité de la situation, il n’existait plus aucun moyen de retour. Dès le lendemain matin les occupantes de ce paradis bientôt enseveli se préparaient à mener l’ultime combat. Un duel sans merci contre l’envahisseur arrivant en force des contrées hostiles du Nord. Parées d’armures sobres et légères pour la plupart, ce minuscule bataillon de Femmes armées de sabres, arcs et lances prenait ses dispositions au travers d’une allure effrayante. Leur code d’honneur transpirait de leurs visages endurcis par la détermination et la préférence de la mort face à une éventuelle défaite. Dans cet infernal et infranchissable labyrinthe de bambous qui envahissait les deux tiers de l’île, elles connaissaient tous les passages et les moindres recoins. Elles disposaient méthodiquement les réserves de flèches aux endroits stratégiques où les massacres de ces audacieux et téméraires envahisseurs allaient avoir lieu. L’île aux papillons était entourée d’une barrière infranchissable de récifs en forme de U pratiquement refermé sur lui-même, n’autorisant qu’un seul accès d’entrée ou de sortie de l’endroit maléfique. Ces quelques Femmes samouraïs, aussi habiles à la guerre qu’à la navigation, maîtrisaient parfaitement l’unique technique d’approche et de sortie de l’énorme bloc de lave rugueux et cristallisé des forces du mal. Tous ces paquets de mer démunis de grâce s’agrippaient éperdument aux parois rocheuses pour ruisseler en vain de l’écume inoffensive de la défaite. Le repaire aux papillons d’argent allait offrir sans nul doute à ses assaillants une rencontre avec la mort. Postée au sommet d’un plateau rocailleux surplombant la mer, la jeune enfant frêle et habile tel un petit singe, scrutait l’horizon de sa vue perçante. Soudainement la fillette se mit à crier. Elle racontait absolument tout ce qu’elle voyait sans même prendre sa respiration. Dans un langage rapide et hachuré par son manque d’oxygène, la fillette décrivait précisément la venue d’un premier bateau très agile, suivi de deux plus gros dont l’allure restait assez pataude. Aussitôt, sa mère sur un ton très autoritaire la pria d’aller se réfugier aux grottes puis d’en ressortir uniquement lorsque le moment serait venu. Toutes étaient maintenant sur le haut des falaises, analysant et évaluant la force de l’ennemi. Anéantir l’envahisseur avec l’effet de surprise tant il était supérieur en nombre n’en dissimulait plus l’évidence. Le déploiement de ces trois bateaux adoptait une stratégie hors du commun, tout en tenant une allure de poursuite infernale. Le premier bateau nettement plus petit, semblait harcelé par les deux autres. Ses voiles, après avoir essuyé de nombreuses tempêtes de flèches, ressemblaient aux écailles d’un poisson tant elles souffraient d’une multitude d’accros en tous sens. Il ne leur fallut que de quelques minutes pour comprendre la situation. En bonne observatrice, la plus âgée des Femmes reconnut le premier bateau de style japonais. C’était une embarcation marchande typique de Kyushu. Les deux autres navires, plus lourds et manquant d’agilité, ressemblaient sans s’y méprendre aux embarcations des contrées voisines ennemies : les Coréens. Kira en observateur sur le sommet des rochers, les bras croisés, entouré de ses plus fidèles guerrières examinait la situation. Il se remémorait les prophéties du vieux maître, indiquant que le réel danger serait de ne pas protéger les siens face à un ennemi commun. La stratégie s’éclaircissait au fur et à mesure que les trois navires approchaient le lieu maudit. Le premier bateau poursuivi par les deux autres, devrait tenter une manœuvre désespérée à l’approche du piège. Sans aucune connaissance de ces lieux inhospitaliers, les deux gros navires allaient de toute évidence s’engouffrer dans le creux de la pince et détruire leurs navires contre les inévitables récifs. Le bateau japonais prenait ainsi lui-même un énorme risque. Avait-il le choix de cette manœuvre suicidaire ? C’était peut-être là son ultime chance et dernière tentative héroïque avant de périr fracassé sur les rochers ou massacré sauvagement par ces barbares. Lorsque le bateau japonais tenta aussi rapidement que possible un changement de cap de la dernière chance, il était déjà trop tard. En manœuvrant par surprise à tribord pour éviter l’embouchure de l’île, le bateau se mit à tanguer dangereusement. L’embarcation montait et descendait dans un roulis épouvantable, tourbillonnait sur elle-même, puis assaillie de tous côtés par les énormes paquets de mer, elle se dirigea sans aucun contrôle à l’encontre de la catastrophe. Sous le regard terrifié de son équipage et la stupéfaction des deux autres navires, l’embarcation japonaise décolla soudainement très haut sur le sommet d’une vague gigantesque. Surfant au-dessus de ce raz de marée en survolant la rage d’une mer déchaînée, la fragilité ainsi que la frêle anatomie de cette coque de noix révélaient le désarroi et l’impuissance. Gouvernail, poupe et proue, plus rien ne semblait reposer sur l’eau. Par on ne sait quel miracle, la petite embarcation fut projetée directement dans l’embouchure de l’île aux papillons sans toucher les côtés. En tanguant si fort des deux bords, elle se remplissait d’eau, craquait de tout son long, puis en s’élevant dans les airs d’une hauteur de plus de quinze mètres, finit par s’écraser et terminait sa course sur les parois de l’embouchure. Dans la multitude de débris ensanglantés et cadavres désarticulés en tous sens, quelques chanceux s’accrochaient et tentaient de grimper comme des araignées sur les parois rugueuses et abruptes des falaises. Sur le sommet des épouvantables vagues suivantes, le sort des deux bateaux coréens se figeait et s’encrait sur la même trajectoire. La fulgurante ascension et retombée on ne peut plus fracassante, ne laissait alors que très peu de temps aux six rescapés japonais pour ne pas se retrouver écrasés des deux monstres de bois. De par leurs poids et volumes plus conséquents, les manœuvres pataudes des Coréens devenaient rapidement un handicap face à l’étroite embouchure de l’île. Toutes deux se retrouvèrent happées au même instant dans cet entonnoir qui allait les réduire en une masse de bois rougissante du sang de ces intrépides barbares. Le terrible vacarme de la rupture des deux navires, du bruit des vagues et des hurlements de l’équipage, se trouvait projeté violemment sur les débris japonais. Il ne restait plus que quelques survivants, tentant de s’extirper le plus rapidement possible de cette énorme sculpture cunéiforme. Sur les rochers, l’amas de bois, tissus et métal entremêlés s’amenuisait et s’éparpillait dans la mer, balayée par la cadence régulière et indifférente des vagues. La mer ne cachait plus sa démence et dans son excès de folie, donnait le sentiment de terminer sa bien basse besogne en emportant de ses vagues meurtrières tous les cadavres. Elle entamait ainsi sans pudeur le vaste nettoyage de l’horreur. Afin d’éviter le ressac, les plus vigoureux s’agglutinaient sur les rochers qui ne leur octroieraient que très peu de place et de temps face à la marée montante. Du haut des rochers, les Femmes et Kira restaient de marbre et complotaient méthodiquement le moyen de sauver les six Japonais et d’exterminer tous les autres jusqu’au dernier. Sans ignorer que l’ennemi n’avait plus rien à perdre et par conséquent deviendrait sordide et dangereux, les Femmes mûrissaient un supplice digne de ces hommes à forte crédulité. Elles comptaient méthodiquement tous les survivants aptes à escalader et pour le reste, la marée se chargerait de leur sort. Au pied de la falaise, une bonne quarantaine de ces barbares récupérait le plus d’armements possible et semblait vouloir tout donner pour en finir de cette traque infernale.

Tous réussirent à se reconstituer tant bien que mal un petit arsenal de guerre. Quelques-uns avec arcs et flèches de fortune tentèrent d’atteindre les six fugitifs qui allaient bientôt terminer cette ascension de toutes les surprises. Les six hommes montaient en quinconce avec une agilité remarquable, lorsque cinq ou six flèches en provenance du pied de la falaise sifflaient à la verticale. Malgré les efforts de cette escalade de l’extrême, le sommet paraissait encore inatteignable. Les grimpeurs du dernier espoir accusaient de plus en plus l’épuisement et succombaient à la douleur. À la deuxième vague, suite à la découverte de quelques munitions rescapées des débris, quatre flèches fendirent l’air en sifflant sur une ascension fulgurante. Deux de ces damnés projectiles touchaient les fuyards à quelques dizaines de mètres du sommet. Le dernier et retardataire des six grimpeurs dans cette course effrénée restait plaqué à la paroi, foudroyé d’une flèche reçue dans la nuque et ressortant par la gorge. Tous ses muscles se décrispèrent, il glissa de tout son long sur quelques mètres puis virevolta dans les airs en heurtant violemment les nombreux rochers qu’il dut gravir avec tant de peine. En s’éclatant de tout son poids sur le sol jonché de bois et autres personnes démembrés, plusieurs barbares se jetèrent sur son cadavre. Dans l’attente de la perpétuelle et naturelle opération de nettoyage engendrée par la marée, les maudits l’avaient décapité et brandi à bout de bras comme un trophée. L’exhibant et hurlant dans un incompréhensible langage, les barbares vociféraient une multitude de propos vengeurs. À moins de cinq mètres du sommet, le premier rassurait tant bien que mal les autres et surtout le second qui avait une flèche en travers de la cuisse. Celui-ci répondait d’une voix fébrile et haletante qu’il ne saurait résister plus longtemps, tant sa jambe le paralysait de douleur. Dans les secondes suivantes, là où le désespoir allait grandissant et la fin de cette épreuve paraissait impossible, un cordage de tissus tressés se déroula du sommet de la montagne. La pièce d’étoffe à l’apparence solide terminait sur un nœud coulant et se balançait devant les alpinistes de fortune en très mauvaise posture. Surpris, dans l’incompréhension la plus totale, ils enfilèrent la main sans résistance dans le nœud faisant office de dragonne. Soudainement, une forte traction les hissa vers ce sommet inaccessible qu’ils convoitaient avec tant d’ardeur. Sans ce miracle de dernière minute, dont ils ne comprenaient pas le sens, les Japonais recevaient cette aubaine comme une providence du ciel. Le plus haut des cinq Japonais veillait plus particulièrement sur son ami blessé ayant perdu connaissance après s’être noué le poignet. Dans le vide, il pendait maintenant le long de son bras tendu, hissé par cette sangle de fortune. Du haut de la montagne, les Femmes prenaient soin de retourner le grimpeur évanoui en décrivant un large cercle avec son attache. Ainsi le dos face à la roche, l’ascension devenait plus rapide et sans ménagement pour ce corps inerte. Il tressautait inconscient contre le relief volcanique, lui déchirant ses vêtements ensanglantés. Pour les autres, s’aidant des jambes, genoux et coudes, ils puisaient leurs dernières forces de ce miracle qu’ils n’attendaient plus. Lorsqu’ils arrivèrent tous les cinq au sommet, quelle ne fut la surprise en constatant qu’il n’y avait que des Femmes. Le premier était à genoux face au corps inerte et lui empoigna fermement les épaules. De sa voix suffocante et de seulement quelques mots pour remède, il le suppliait : Hata… Hata… je t’en prie Hata, reviens. Une des guerrières posa un genou à terre, écarta sans ménagement l’homme qui se morfondait devant la victime, puis retourna celle-ci sur le côté. Dans cette position, ses vêtements en lambeaux laissaient apparaître quelques formes, non plus d’un jeune garçon, mais bien celles d’une femme. À la surprise générale, Hata était de sexe féminin et méritait une attention particulière de la part de ces guerrières autochtones. Il n’en fallait pas moins pour adoucir enfin les visages de ces Femmes pour qui l’affront de venir sur l’île aux papillons méritait en tout état de cause, la peine de mort. Elle saisit à pleine main cette flèche qui lui transperçait la cuisse, sortit le plus petit de ses deux sabres, passa lentement le dos de sa lame sur la cuisse, et sur le retour de celle-ci, le morceau de bois coupé en biseau vola dans les airs. Aussitôt elle saisit entre son pouce et l’index la pointe couverte de sang, puis la tira méthodiquement afin de l’extraire avec une précision chirurgicale sur l’autre extrémité de la cuisse. Hata reprenait ses esprits en gémissant de douleur sous les regards de ses compères qui n’en revenaient pas ! Après quelques soins prodigués en toute hâte, Hata fut conduite en sécurité dans l’une de ces mystérieuses grottes. Là où les secrets et la magie de l’île aux papillons étaient tenus à l’écart du monde depuis trop longtemps. Au pied de la falaise, bon nombre de barbares encore valides fouillaient parmi les détritus du naufrage et s’équipaient pour le combat. Épées, couteaux, pointes de lances, arcs et flèches, cordages ainsi que tout matériel léger permettant l’ascension de cette montagne semblaient redonner du courage à cette bande de miséreux. Ils comprirent rapidement qu’ils ne leur restaient que peu de temps et nulle autre issue pour échapper au terrible destin que cette mer enragée leur réservait. Au crépuscule d’une journée qui deviendra celui de leurs vies, il ne se trouvait pas moins d’une cinquantaine de monstres sauvages, entamant cette montée en enfer. Dans les prémices d’une obscurité profonde en cette fin de journée, le vent du sud au sommet attisait doucement l’énorme brasier que les Femmes préparaient pour l’accueil des sanguinaires. Telle une fourmilière, elles transportaient des quantités impressionnantes de charbon de bois qu’elles avaient stocké préalablement afin d’alimenter la forge du maître des âmes. Sans rechigner, les Femmes s’exécutaient sur les gestes de la plus vieille d’entre elles et de Kira. Terrorisés par la détermination meurtrière des Femmes, les quatre compagnons de Hata accomplissaient leur tâche. Elles parlaient peu et observaient régulièrement l’arrivée des premiers guerriers que l’obscurité rendrait difficile. L’épais tapis incandescent de braises, étalé sur toute la montagne, permettrait de voir l’arrivée et surtout de canaliser aisément l’éventuel assaut. Dès lors que la marée brutaliserait le pied de la falaise, la nuée de sauvages n’avait plus d’autre choix que de gravir cette montagne, dont la plupart n’accéderaient jamais le sommet. La tombée de la nuit ainsi que la marée imposaient maintenant l’infernale volonté de ses flux et reflux. Désormais, tous les retardataires devaient s’agripper et gravir rapidement la paroi. En abandonnant lâchement les plus faibles, n’ayant plus la force nécessaire d’affronter cette terrible épreuve, le bataillon de sauvages était pris au piège. Ces abominables pirates sanguinaires se comptaient au nombre de quarante-neuf. Agiles et déterminés, accrochés à cette montagne, ils s’approchaient du sommet avec la rage au ventre et le couteau entre les dents. Lorsque les premiers atteignirent pratiquement le sommet, une première bourrasque de charbon incandescent fit perdre l’équilibre à six d’entre eux qui dans leur chute en entraînaient deux ou trois autres. Attentionnées, elles écoutaient les cris de ceux qui chutaient et s’écrasaient sur les rochers et totalisaient les pertes de l’ennemi. Penchée au-dessus du vide en constatant l’amenuisement du troupeau, l’une d’elles déclara :

— Ces chiens de pirates seraient-ils prêts à mourir en silence ?

Confectionnés en bambous, une multitude de pieux biseautés à l’extrémité attendaient sur le sol les premiers arrivants. Embrochés puis repoussés d’une violence inouïe, tel était le sort des premiers arrivants. Dès lors qu’ils ne surgissaient pas en masse, cela restait assez aisé de les éliminer malgré l’obscurité. Elles n’étaient pas moins de huit archères ; pour certaines, un genou posé au sol, prêtes à décocher la flèche qui ne laissait aucune place au hasard. D’une habilité sans faille, à chaque sifflement et déchirement de l’air, les projectiles atteignaient assurément leurs cibles. L’ignoble spectacle des hommes tombant dans le vide ou effondrés à plat ventre dans les braises révélait à l’envahisseur son impuissance. Les Femmes ne semblaient pas en tirer une quelconque gloire mais cela renforçait sans nul doute leur volonté et leur détermination de les anéantir sauvagement jusqu’au dernier. La mort planait de toute évidence sur ces envahisseurs, dontl’absurdité réduisait sensiblement le nombre.

Pendant quelques minutes, le silence laissa place au crépitement de la braise. L’odeur de cadavres sur le tapis incandescent ne dérangeait pas les diablesses en position de force. Jouer avec l’effet de surprise, les Femmes en faisaient leur arme de prédilection et de toute évidence, elles attendaient l’ultime assaut des envahisseurs. Accrochés sous le rebord de la falaise comme des chauves-souris tout en ignorant la nature de l’ennemi, les pirates s’agglutinaient des retardataires afin de mener une attaque en nombre. Le moment opportun d’en éliminer le plus possible était imminent. Kira et les femmes ne se tenaient qu’à une dizaine de mètres du précipice, lorsqu’elles décidèrent de tout évacuer par le fond. Munies de larges râteaux dans le prolongement de longues perches de bambou, elles débarrassaient avec une énergie incroyable tout ce qui encombrait le sommet de la montagne. Braises, cadavres en partie consumés, tout devenait bon pour refouler les assaillants. L’odeur et la vision du massacre disparaissaient au fur et à mesure que le nettoyage opérait. Le bruissement des bambous sous le vent du sud s’était littéralement interrompu en laissant place à un épais silence, une angoisse pesante dont les femmes semblaient se délecter. Pour la petite trentaine de belliqueux, mutilés pour la plupart, accrochés plus encore à la démence qu’à la paroi hostile de cet endroit démoniaque, l’attente ne pouvait plus durer. Après cette ultime vague de refoulement, l’affreuse bande de crapules tenait l’impossible sommet comme un dernier espoir. Le plus téméraire et le mieux placé des belligérants tentait de se rehausser de quelques centimètres afin d’en découvrir un peu plus sur les hauteurs de cette montagne impossible. Lorsque les doigts crochus et ensanglantés du pauvre bougre prirent possession du sommet, le bruit à peine perceptible des cailloux trahit brusquement sa curiosité. À l’instant où son champ de vision grandissait et offrait l’espoir, le spectacle ne fut que de très courte durée. Simultanément, deux flèches atteignaient le bandeau crasseux qui lui recouvrait le front. La violence et la puissance des deux projectiles bien encastrés dans son crâne formaient un V, telles deux antennes plantées dans la tête, l’avaient littéralement décollé de la paroi. Dans sa chute presque majestueuse, la bouche ouverte et les bras tendus, l’homme faisait son dernier saut de l’ange à la renverse et disparaissait dans le néant. Pour ces ignobles envahisseurs haineux, assoiffés de sang, ne connaissant ni la forme ni le nombre de l’ennemi, l’accueil ne s’annonçait pas des meilleurs. Les archères orchestraient la réception avec la vitesse de l’éclair et une détermination effrayante. Elles contrôlaient parfaitement la situation tout en maîtrisant l’ironie d’un silence de plomb. Profitant de l’obscurité ainsi que la maîtrise des éléments naturels en ce lieu sacré, l’affrontement contre les barbares se déroulait exactement comme elles l’avaient prévu. Côtés coréens, les pertes importantes n’étaient autres que la somme des erreurs que ces Femmes les forçaient à commettre. Il était temps de passer à la deuxième étape de leur plan. Les monstres du bas n’avaient plus d’autre choix que d’affronter en bloc les monstres du haut. Et le haut comptait bien exterminer jusqu’au dernier ceux du bas et en aucun cas subir de perte. Kira allumait les torches croisées sur le sol, afin d’attirer et fixer le premier regard des assaillants. Sous la lumière crépitante des flambeaux, il était difficile de discerner les mouvements précis et rapides de ces impitoyables diablesses se fondant dans la pénombre. Toutes de noir vêtues, leurs visages habilement maquillés au charbon de bois ne reflétaient que haine et insensibilité. Elles apparaissaient et disparaissaient sans le moindre bruit avec la fluidité et la légèreté d’une brise d’été dans la nuit. Sur le plateau, à l’opposé des flambeaux, il ne restait que deux de ces Femmes. À peine dissimulées en bordure de la forêt, elles se préparaient en guise d’appât pour attirer le troupeau dans un autre guet-apens. Sans aucune empathie, elles attendaient l’instant propice pour les déstabiliser. Soudainement en s’accompagnant d’un cri tant hargneux que vengeur, tous ces enragés franchissaient le sommet. Puisant dans leur dernière réserve d’insouciance où ils y avaient trouvé le courage nécessaire d’en finir avec cette montagne, leur élan suicidaire ne fut que de très courte durée lorsqu’ils constataient la désolation et le néant du plateau. Les deux femmes se fondaient en parfaite harmonie avec l’obscurité, tant en odeur qu’en couleur. Nul ne soupçonnait leur présence. Tout en laissant les affreux s’agglutiner au pied des flambeaux, elles épiaient tous les faits et gestes de la meute qui grossissait rapidement. Elles évaluaient méthodiquement leur nombre ainsi que l’armement qu’ils avaient pu transporter. Sournoisement dissimulées à l’entrée de l’épaisse forêt de bambou, les deux ombres noires poussèrent un cri glacial et dans le même instant, profitaient de l’effet de la surprise. Elles décochaient sans interruption trois flèches chacune. Consternés et fous de rage, les affreux s’appauvrissaient ainsi de six des leurs. Leurs deux supposées proies s’étaient littéralement volatilisées dans cette jungle qui semblait les absorber de sa densité. En s’engageant tous les uns après les autres dans ce labyrinthe, les incrédules s’engouffraient sous l’emprise de la haine, dans une inéluctable rencontre avec la mort. Au matin le soleil pointait doucement sur l’île et traversait les barreaux verdoyants de cette immense prison de bambou. Épuisés, les barbares ne dissimulaient plus la fatigue et la faim qui les tiraillaient. Ils en étaient réduits à lécher les perles de rosée sur le bout des feuilles, afin d’étancher cette soif insoutenable. À la croisée de plusieurs chemins, le doute s’installait sur le visage de leur chef. Perdus dans cette jungle, ils tournaient puis s’agitaient, conversaient dans un langage brutal inconnu des autochtones. De l’instant où ils décidèrent de se séparer, des hurlements les interpellaient. Les deux derniers hommes du troupeau venaient de se faire sabrer. L’un n’avait plus de tête et l’autre était littéralement coupé en deux de l’épaule droite au flanc gauche. L’hostilité de cet endroit maléfique et la férocité des habitants les effrayaient de plus en plus. En ramassant les armes de leurs congénères, noyés dans une mare de sang, les bandits redoublaient de vigilance. Ce combat furtif dans l’ignorance de l’ennemi ne les rassurait pas le moins du monde. Ils subissaient de lourdes pertes sans même rencontrer l’assaillant. À tout instant les Femmes apparaissaient et disparaissaient subrepticement dans la jungle. Chaque rencontre se traduisait par quelques corps atrocement mutilés gisant dans un bain de sang. Les Coréens s’engluaient dans l’incompréhension et l’impuissance et semblaient terrifiés par l’audace meurtrière d’un ennemi invisible. Attirés par l’abondante luminosité d’une clairière, ils s’empressèrent de s’extraire de l’épaisse forêt. Une forte odeur de charbon de bois envahissait les lieux. Quelques centaines de papillons d’argent prirent leur envol à l’instant où les brigands foulèrent le sol de cet endroit merveilleux. À l’autre extrémité de la clairière, enveloppée dans une bruine opaque, l’eau jaillissait à profusion d’une haute cascade. Semblant découler du ciel, le flot alimentait dans une sonorité glaciale un long ruisseau filant sur les quelques rochers harmonieusement disposés par la nature. La vision de cette source apparaissait comme un miracle. Dans un état déplorable, les rescapés très affaiblis moralement, traversèrent la clairière en courant et abandonnèrent ainsi toute vigilance. S’abreuvant à outrance et s’éclaboussant de cette source bienfaitrice tant attendue, ils ne prenaient plus garde à l’entourage. Soulagés, presque tirés d’affaire de cette épreuve dont les plus chanceux sortaient indemnes, les envahisseurs retrouvaient une certaine forme d’arrogance.

Après un long moment de repos, les hommes avaient récupéré quelques forces et tous leurs esprits mais n’en restaient pas moins affamés et avides de vengeance. Sans intention particulière, le plus dégourdi de la bande relevait les yeux et observait la multitude de papillons argentés qui virevoltaient au-dessus de leurs têtes. De ses horribles mains meurtries et claquantes dans le vide, il parvenait à en écraser quelques-uns en souriant bêtement. Sous l’emprise d’une frénésie collective, le troupeau d’abrutis hilarant tentait d’en détruire le plus possible. Devenus complètement hystériques à la vue de cette poudre d’argent qui leur saupoudrait les mains, ils sautaient à pieds joints dans le ruisseau et tentaient d’en massacrer le plus grand nombre. Quelle ne fut la terrible surprise pour cette horde de dégénérés, en réalisant que les centaines de petites sentinelles argentées indiquaient précisément leur emplacement aux Femmes. Elles étaient toutes là, positionnées sur le pourtour de la clairière. Outrageusement offensés, les guerrières et le maître des âmes n’appréciaient nullement ce sacrilège. Ces papillons couleur d’argent n’étaient autres que l’essence, l’esprit de cet endroit démoniaque et leur destruction n’annoncerait qu’un mauvais présage. Au fond de la clairière, le vieux maître était présent lui aussi, accompagné de la jolie Hata et de ses quatre compères, ainsi que la fillette qui leur servait de guide. Pour Kira et les Femmes maudites, le spectacle était insupportable. Le mépris et la haine cadençaient la respiration du jeune maître qui n’attendait plus que le signal. Lorsque le vieil homme acquiesçait de la tête, la fillette mettait en garde Hata et ses hommes à ne surtout pas croiser le regard du jeune maître. Kira se retrouvait seul face à cette misérable armée venue d’une autre contrée. De cette intrusion sauvage sur les terres du forgeron des âmes, seulement quatorze robustes pirates avaient survécu. La situation n’avait que trop duré, les affreux devaient tous périr condamnés par la noblesse d’un ultime combat au sabre. Les guerrières étaient postées en lisière de la forêt et attendaient à genoux. La désinvolture et le comportement étrange de Kira inquiétaient la troupe de sauvages. Il était seul, face à ces quatorze âmes qui désormais lui appartenaient. Ses yeux brillaient d’un vert émeraude étincelant. Sa main droite encerclait la tsuka2 de son sabre, tandis que la gauche maintenait fermement le haut du saya. Tout en avançant d’un pas rapide et franc dans la direction des pirates, son pouce recourbé donnait une légère impulsion sur la tsuba en forme de papillon. Consternés, ils fixaient l’étrange regard émeraude de l’homme seul. Noble et insolente, son attitude donnait l’impression qu’il avançait de plus en plus rapidement vers eux. Dans la précipitation, l’unique archer de la meute décochait sa dernière flèche et visait au cœur. À l’instant précis où la flèche l’eut atteint, Kira dégaina avec la rapidité de l’éclair son premier sabre, tranchant et dispersant celle-ci dans les airs. Le supposé chef prononça quelques mots, et aussitôt quatre hommes solides se mirent en garde face à Kira. Le maître ne ralentissait pas, sa lame étincelante pointait les pauvres bougres. D’un geste lent et précis de la main gauche, il dégainait le deuxième sabre qu’il portait dans son dos. En saisissant sa seconde lame, les hommes remarquèrent la paume de sa main, où toutes les lignes convergeaient et représentaient ce splendide papillon d’argent. Ses yeux verts étincelants embrochaient déjà l’esprit de ces quatre idiots. Les hurlements et la rage de ses assaillants ne furent que de très courte durée. De leur attitude plus ou moins désorganisée, Kira en tirait immédiatement profit et adoptait les techniques du champ de bataille si chères aux Femmes de l’île aux papillons. Il tranchait le bras du premier homme qui dans son élan pivotait sur lui-même et ne put contrer la deuxième lame qui lui entaillait entièrement le dos. Le second fut décapité à la hauteur des épaules, d’où le sang jaillissait par saccades. De la tête du second à la jambe tranchée nette du troisième, il n’y eut qu’un seul geste. L’élan incontrôlé du quatrième le fit se plier en deux sur la lame de Kira. Le sabre planté dans le pli du ventre, le bougre n’eut pas la peine de souffler qu’il fût déjà en deux morceaux. Du restant de la meute, le sordide du maître des âmes atteignait son paroxysme. Le sang affluait de tous côtés et n’entravait que peu l’élégance morbide des deux lames tournoyant dans les airs. Fioritures absentes, violence inouïe et précision remarquable, chaque coup de sabre sectionnait sans pitié l’ennemi. Les cris de Kira en harmonie avec les coupes dévastatrices qu’il infligeait à ses adversaires, terrorisaient Hata et ses compagnons et laissaient les Femmes de marbre au pourtour de la clairière. Une fois le massacre accompli, seul le chef fut épargné. Au centre de cet immonde charnier, Kira restait immobile un instant. Ses yeux bridés s’assombrissaient et retrouvaient la couleur des ténèbres. Ses deux lames dégoulinantes pointaient vers le sol, dont la couleur du sang envahissait la clairière et peinait à le rassasier. Un genou à terre, le chef des barbares avait le regard vide. Il déposait son sabre sur le sol et abandonnait ainsi son âme à l’indomptable. Kira posait la pointe du plus long de ses sabres sur le cœur de l’homme agenouillé. Il orientait la lame dans le sens de son ossature puis l’enfonçait en un seul geste au travers de son torse. Accompagnant son geste d’un cri glacial, il la retirait d’un geste brusque et mettait fin au carnage. Il se retourna et pointa son regard brutal sur le vieux maître, qui le lui rendit immédiatement.

L’âme de Hata

Un épais silence enveloppait la clairière dans sa totalité et faisait foi de l’approbation des Femmes. Dépourvu de la moindre expression, le visage dur et ensanglanté de Kira confortait la sauvagerie. En remontant le cours d’eau sur quelques mètres, son corps se libérait, se soulageait de la nécessité d’avoir agi en tant que bourreau. L’eau lui recouvrait à peine le bas des cuisses quand il s’arrêtait pour y plonger ses deux lames. De cette source purificatrice, il se lavait les mains et le visage. Quelques instants plus tard, en essuyant avec soin ses deux lames, il apportait une attention particulière sur le plus court de ses sabres. Puis, il le glissa sans même se retourner dans le saya qu’il détachait ensuite de son dos. Son regard sombre reflétait maintenant un sentiment d’indifférence face à ce massacre, voire la satisfaction du devoir accompli. Il avançait dans la direction de Hata. Ses longs cheveux noirs dénoués d’où l’eau perlait sur ses vêtements maculés de sang, lui donnaient un air féroce. Sa musculature saillante animait sa démarche autoritaire, affirmant sans nul doute l’évidence de ses actes. Tenant ce magnifique sabre à plat dans le creux de ses deux mains, il le présentait à Hata en baissant respectueusement le regard. Fascinée, la jeune femme saisit le somptueux présent en le remerciant. Hata et ses quatre compagnons ne comprenaient toujours pas pourquoi cette cruelle population de Femmes les protégeait de la sorte. En recevant ce sabre, Hata portait son regard sur la sublime tsuba forgée représentant le papillon d’argent. Cette même forme de papillon, qu’elle découvrait dans le creux de la main de Kira et comparable à tous ces lépidoptères argentés qui tourbillonnaient à nouveau au-dessus de leurs têtes. Avec une certaine émotion, Hata sombrait littéralement dans le regard de Kira. Ce magnifique sabre l’ayant en quelque sorte libéré de ses ennemis, agissait comme la protection de son âme pour l’éternité. Sous les prémonitions du vieux maître, Kira avait lui-même forgé le destin d’Hata dont elle restera prisonnière à jamais. Par la voie imposée de ce sabre, Hata pénétrait dans le monde des esprits sacrés. L’importante mission qui lui sera confiée, et dont elle ignorait encore les conséquences, marquait à ce jour le destin du plus sordide clan au monde.

La rencontre de Hata et Kira sacralisait les prédictions sans faille du forgeron des âmes avec les Femmes. Kira devait inéluctablement rencontrer Hata pour baptiser ainsi la plus étrange des sociétés secrètes de tous les temps. Ainsi allait naître au printemps de l’année 811 sur cette île aux papillons, la légende du mystérieux clan Hatakira.

Le rétablissement

Une certaine douceur de vivre flottait à nouveau sur l’île aux papillons. En laissant s’écouler les unes après les autres quelques journées paisibles, les cinq rescapés tentaient en vain de comprendre la situation. Là où toute prise de repaires paraissait impossible, Hata découvrait peu à peu l’étrangeté de cette île dont les habitantes n’ondulaient que de son reflet. Un monde subtil où il est impossible de comprendre par quelle magie, ces lucifériennes communiaient sans égard avec le monde du vivant et celui des âmes. Sous la bienveillance des Femmes, Hata et ses compagnons pansaient leurs plaies, tout autant physiques que morales, et appréciaient l’hospitalité. Hata faisait des progrès, elle marchait de mieux en mieux et se remettait de sa blessure à la cuisse. En suivant chaque jour les papillons, elle découvrait de nouveaux endroits et constatait qu’il n’y avait plus la moindre trace d’une quelconque lutte contre les barbares, comme si la nature avait repris ses droits et s’était débarrassée de la souillure. En profitant de cet incroyable repos du corps et de l’esprit, Hata éprouvait de bien étranges sensations jamais ressenties auparavant. Elle se grandissait chaque jour. Une force inexplicable éveillait ses sens. Les odeurs et couleurs de la nature paraissaient différentes. La perception du vent sur la peau lui activait un fourmillement de sensations intuitives. Les Femmes ne parlaient que par nécessité et n’avaient pour seule courtoisie perceptible que l’enseignement de l’ambivalence. Toute question recevait une réponse plus ou moins vague, enfouissant la jeune femme encore plus dans l’incertitude et la perplexité. Les sourires et la bienveillance des Femmes renvoyaient une certaine hypocrisie et plongeaient Hata dans la lassitude de l’incompréhension. Malgré ce climat incertain, Hata se posait une multitude de questions. Qui étaient ces Femmes, pour la plupart assez jeunes, s’entraînant inlassablement tous les jours au maniement des armes ? Imperturbables, ces effroyables Femmes semblaient invincibles. Elles travaillaient en parfaite osmose entre l’esprit et l’art de manier le sabre. Hata se sentait mal à l’aise en les observant, bouleversée par la rigueur de leurs combats. Cet acharnement à parfaire toutes ces coupes qui, aussi futiles que violentes, auraient donné bien des frissons à n’importe quelle armée de vaillants samouraïs. Pour les cinq réfugiés, il était impossible de comprendre le fonctionnement de cette minuscule fourmilière. L’organisation étrange de toutes les activités semblait cadencée par une hiérarchie complètement invisible. Aucune menace ne planait sur cet endroit ni sur le petit groupe de rescapés, mais l’inquiétude les envahissait de plus en plus. Qui étaient ces terribles Femmes et qu’attendaient-elles pour leur solliciter la moindre requête ? Était-il possible de quitter cet endroit et comment ? Toutes ces questions restaient sans réponse et décourageaient de plus en plus ces cinq réfugiés.

Le temps des explications

Ce ne sera qu’au matin du septième jour, lorsque Hata sortait de sa cabane pour marcher le long des falaises, qu’elle aperçut Kira. La silhouette de l’homme papillon, dont le vent d’ouest gonflait son hakama, lui attira immédiatement le regard. Il l’attendait, impassible, les bras croisés et le regard tranchant. Au fur et à mesure qu’il s’approchait d’elle, son visage s’attendrissait et redonnait à la jeune femme l’espoir de saisir enfin une explication. Les présentations ne vinrent qu’à la suite de longues excuses, formulées d’une noblesse de langage digne d’un seigneur.

— Ton âme ne serait que plus belle si elle t’accompagnait.

De cette simple phrase, il lui fit remarquer qu’elle ne portait pas son sabre. Tel un petit chien obéissant, elle retournait dans sa cabane pour en ressortir avec le sabre ajusté en son hobi. Affichant un sourire naïf pour seule excuse, elle pétillait de bonheur et de curiosité. En regardant plus attentivement son entourage, toutes les Femmes arboraient en permanence une ou deux lames sur le côté gauche.

Alors qu’elles vivaient sur une île, à l’abri d’un éventuel conflit où l’accès de tous coté paraissait impossible, elles étaient toutes armées. De fait, leurs attitudes imposaient une certaine fierté et beaucoup de respect. Bienveillant, Kira lui demandait des nouvelles sur son rétablissement et celui de ses compagnons. Après cette brève mise en confiance, il l’invitait poliment à le rejoindre aux fins d’une visite de cet incroyable endroit. Bercés tous deux de ce climat d’apaisement, ils se dirigèrent sur un petit chemin escarpé le long des falaises. Au début, Hata n’effleurait le dialogue que de quelques banalités. Pour le forgeron, cette promenade avait pour but d’élucider bon nombre de mystères gravitant autour de leur rencontre. Kira gagnait rapidement sa confiance et laissait Hata le harceler de questions, dont elle n’attendait plus la fin des réponses pour en soumettre la prochaine. Il appréciait la pertinence et la vivacité d’esprit de la jeune femme. Kira s’exprimait tel un sage, il enchaînait les réponses avec assurance et douceur. L’homme qui à lui seul avait mis fin au troupeau d’enragés voulant en découdre avec cette princesse de la mer, apprivoisait avec douceur l’obscurité de ses intentions.Le vent d’ouest soufflait sur le plateau et déposait une sensation de liberté dont le bien-être inexplicable les rassurait tous les deux. Ils s’arrêtèrent quelque temps afin de se désaltérer et abordèrent les vraies questions. Les fameuses questions, qui dès lors que la confiance mutuelle était instaurée, se devaient d’être sans a priori. Kira n’avait jamais été aussi bavard de toute sa vie et sur le ton de la douceur il amorçait un monologue hallucinant sur les prédictions du vieux maître. Hata buvait ses paroles et retenait son souffle devant la gravité des propos annoncés. Le temps était venu pour les Femmes et Kira d’abandonner l’île aux papillons et le clan comptait bien sur Hata pour les conduire sur le continent. Fille de tous les vents et courants marins, cette experte en la manière de sillonner les mers environnantes, Hata était bien la seule personne dotée du pouvoir de les réintroduire au pays du soleil levant. Plus exactement au sud de Kyushu où la jeune femme tenait de son père le plus discret repaire de pirates du Japon. Avide d’autant de pouvoir que de vengeance, les Femmes n’avaient plus qu’un désir, celui de reconquérir une position dominante et sans pour cela s’inscrire ou défendre un territoire précis. Et plus encore, il leur fallait s’imposer en tant que clan de l’ombre, le plus sordide et démoniaque sans vraiment le situer géographiquement. Rejetées, pourchassées et bannies de tous clans, si petits soient-ils, les Femmes maîtrisaient maintenant la puissance incommensurable du maître des âmes et comptaient bien l’utiliser sans modération. Par le biais de cette autre dimension, les malfaisantes allaient profiter de la crédulité des puissants afin d’en conquérir sournoisement les richesses. Arriver par le sud du Japon, ce pays en proie aux conflits incessant et coupé du monde, servirait de base afin de se dissimuler. Avec un seul souhait, prendre leur revanche et le pouvoir sur le monde des hommes. Partout et nulle part à la fois, les diablesses Hatakira allaient contrôler le monde des esprits en édifiant la première prison des âmes. De retour aux choses concrètes, il l’informait sur le sort et la fin apocalyptique de l’île aux papillons, du terrible volcan qui allait l’ensevelir à tout jamais. Le clan Hatakira, cette fusion diabolique ordonnée par les Femmes de l’île aux papillons, allait donner naissance à la plus intrigante des sociétés secrètes de tous les temps. Ces Femmes de l’ombre avaient une volonté irrassasiable de puissance, animée de plus par une terrible revanche sur le monde masculin. La puissance sans limite du maître des âmes leur permettait d’imposer leur volonté sur l’âme en question et par conséquent, d’endoctriner même le plus insurgé de tous les êtres humains. Dans une opacité des plus morbide, elles contrôlaient l’ignominie des plus puissants et s’en appropriaient le pouvoir et la richesse. Après s’être reposés aux abords d’une cascade, ils reprirent le chemin. Abreuvée d’eau fraîche et de paroles, Hata ne se souciait plus de sa blessure. Plus question de se lamenter sur son sort, pensait-elle. Son destin semblait tout tracé et la seule manière de quitter cette l’île passait évidemment par une confiance absolue de ces Femmes. Serait-elle assez forte pour mener à bien sa mission ? Kira se dirigeait à grandes enjambées sur l’autre versant du plateau faisant sautiller la jeune femme tel un cabri pour le suivre. Après le franchissement de plusieurs passerelles solidement arrimées aux falaises, ils pénétrèrent sur un large sentier. Plus ils avançaient, plus l’endroit s’élargissait et surplombait une rizière en terrasse disposée comme un vitrail. Tout au bout de cette vallée aux allures fertiles, une forêt à la densité clairsemée enveloppait plusieurs cabanes et formait un semblant de village. En regardant de plus près, Hata apercevait quelques personnes travaillant dans les champs. Non loin des cabanes, un enclos hébergeait une dizaine de gros cochons noirs et bien gras, qui caressaient le sol boueux de leur groin. De sa démarche saccadée, Hata avait de la peine à suivre l’allure vive de Kira, puis soudain elle le percuta lorsqu’il stoppa net. Ne sois pas effrayée, dit-il en la priant de rester naturelle, tu ne risques rien !

— Ce ne sont que de pauvres moines persécutés. Ils sont inoffensifs.

— Mais que font-ils ici, demandait-elle ?

— Ils cultivent, élèvent quelques animaux et sont d’excellents pêcheurs. À la suite d’un interminable conflit entre deux clans rivaux, leur monastère fut assailli, incendié, et ils furent pratiquement tous exterminés. Certains d’entre eux, les plus vaillants peut-être, évitèrent de justesse le massacre et purent s’enfuir par la mer. Puissant et cruel, le seigneur de leur province s’était juré de les retrouver afin de les décapiter lui-même pour l’exemple. Persécutés, ils se sont délestés de toute croyance pour affronter les hostilités d’une mer capricieuse. Comme toi et les tiens, ils ont fini par s’écraser ici. Et c’est ainsi que les Femmes secoururent les survivants. Il y avait une importante récompense sur leur tête. Pour cela, tous mauvais guerriers ou pêcheurs miséreux se lançaient à leur poursuite au travers du pays. Depuis, les Femmes ont instauré un pacte avec ces moines bannis. La protection de leurs piètres âmes contre une partie de leur récolte, ainsi que tous les travaux afférents à la nourriture dont elles avaient besoin. Il n’y avait pour cela qu’une seule condition, qu’ils acceptèrent de suite : ne jamais franchir les trois ponts que nous venons de traverser. Ainsi, leur vie se limite à cette partie de l’île avec un accès à la mer uniquement pour la pêche. Hata restait sans voix et prenait peu à peu conscience de la subtilité et du génie de ces Femmes. Hata y trouvait son compte et le raisonnement de ces terribles Femmes la séduisait de plus en plus. Elle n’avait guère plus d’une vingtaine d’années, et n’avait que trop subi cette frustration dogmatique de l’autorité masculine. Dans ce monde où la force de l’homme imposait constamment sa volonté, l’ingéniosité de ces Femmes n’était pas sans lui déplaire. En continuant leur chemin ils croisèrent bon nombre de ces moines d’une humilité déconcertante, les obligeant à fixer leurs sandales pour seul horizon. Face à ces prêtres, Kira gardait le regard hautain et quelque peu méprisant. Hata, suivait de près et se surpris à porter sa main gauche sur la tsuka de son sabre, comme le faisait Kira. Après avoir parcouru ce vaste domaine aux moines, ils traversèrent à nouveau les trois passerelles. Maintenant du bon côté de cette frontière suspendue, entre les dominantes et les humiliés, ils bifurquèrent en direction de la mer. Le chemin descendait assez brutalement et se terminait sans aucune issue. Ils se retrouvèrent face aux parois de rocaille, recouvertes d’une épaisse végétation. Kira en écartait de ses deux mains les lianes formant un rideau touffu. Pour Hata qui avançait de surprise en surprise, celle-ci fut de taille. Elle découvrait les multiples crevasses, plus ou moins profondes de la montagne, dans lesquelles ils pénétrèrent lentement. La pénombre ne masquait que le début d’un long tunnel dans lequel ils s’engouffrèrent. Au fur et à mesure de leur descente, la lumière jaillissait sur les parois d’une immense grotte donnant sur la mer. Le bruit des vagues se fracassant sur l’entrée de la grotte rendait le dialogue impossible entre les deux complices. L’odeur cinglante de la mer en traversant ce halo, giflait littéralement Hata de bonheur. Quelle merveilleuse surprise, ses yeux se fixèrent sur deux embarcations solidement arrimées dans le fond de la caverne. En regardant les bateaux de plus près, elle réalisa que l’île aux papillons ne serait plus une prison. Cette incroyable communauté était dotée d’une intelligence hors du commun et lui cachait bien des choses encore. Son sentiment d’inquiétude et de frustration s’estompait rapidement face à cette singulière flottille. Hata était issue d’une famille de puissants marchands autant que brigands et avait grandi dans un port sur l’île de Kyushu. Par conséquent, elle connaissait ce type d’embarcation, certainement originaire de Chine, et se demandait bien pourquoi les femmes utilisaient de tels bateaux. Kira répondait à toutes les questions de façon pertinente et rationnelle et ne divulguait maintenant que le nécessaire. De conception robuste et agile à la fois, le bois de ces embarcations utilisait la technique du Yakisugi. Un procédé de brûlage superficiel sur le bois, lui rendant la couleur de l’obscurité et la résistance dont elles avaient besoin. De chaque côté des embarcations, Kira avait forgé une série de pointes en guise de protection, et conjurait ainsi du mauvais sort. Ces deux majestueux bateaux, dont la forme rappelait celle des drakkars, semblaient aussi bien parés aux affronts d’une mer agitée que d’un éventuel abordage. Ces bateaux étaient à l’image des Femmes, puissants, inquiétants, d’où un sentiment de méfiance émanait avec force. De cette teinte noire les rendant quasiment invisibles dans l’obscurité, les exploratrices de l’ombre naviguaient le long des côtes et principalement la nuit. Elles sillonnaient régulièrement le pourtour du Japon en y pénétrant discrètement jusqu’au fin fond des provinces désirées. Le constat de ce pays désuni n’exprimait, à la vue de ces diablesses, qu’une immense rancœur. La volonté d’exploiter la puissance du maître des âmes envers cette féodalité monstrueuse devenait une obscure nécessité. Elles épiaient sans relâche les principaux clans ainsi que les puissants seigneurs des Shoguns terrorisant les populations. Bon nombre d’âmes déjà, subissaient la volonté et l’emprise de ces créatures invisibles, tout en ignorant leur fondement. Avec la complicité de l’ancien maître, Kira avait entamé depuis plusieurs années déjà l’élaboration de nombreux sabres. Offrant ainsi aux Femmes bon nombre d’âmes devenues obéissantes, de la seigneurie locale de ce pays. Hata regardait tristement Kira pour la première fois dans les yeux et réalisait que son destin était ainsi tracé. La frénésie sournoise de ces Femmes allait ainsi se révéler de cette alliance entre ces deux êtres, Hata et Kira. Le plus monstrueux de tous les clans, le clan des Hatakira se devait d’envahir en imposant à tous les autres clans, sa terrifiante et tentaculaire emprise. Hata n’était que le dernier élément de cette machine infernale. L’élément tant attendu et annoncé des prédictions du vieux maître arrivait enfin. De ce fait, Hata devenait l’âme docile qui conduirait le clan Hatakira en toute discrétion en son fief. Sur le chemin du retour, la jeune femme ne prononçait plus un mot. Elle n’avait guère besoin d’explication supplémentaire pour saisir la terrible machination déjà bien entamée. À peine éclose d’une noblesse inconsciente, elle maintenait fièrement la tsuka de son sabre. Elle en arborait la splendeur à la manière de Kira, avec une certaine pointe d’arrogance. Cette lame rutilante dont l’élégance n’était autre que son âme, à laquelle les Femmes avaient l’entière possession et en régissaient les pleins pouvoirs. Pour s’extraire de la grotte, uniquement à marée basse, ils durent s’engager sur un minuscule sentier en longeant le canal les conduisant à la mer. Hata avait de bonnes connaissances en navigation et s’interrogeait sur la méthode pour entrer et sortir de cet endroit improbable. À ses yeux, il était impossible de passer dans ce chenal, dont la largeur ne dépassait à peine celle de leurs embarcations. De chaque côté de ce canal, les parois rocheuses étaient si pointues, qu’elles semblaient vouloir se planter dans les nuages. Les vagues faisaient de multiples allées et retours avant d’exploser sur les récifs. Hata n’osait plus poser de questions. De toute évidence, ce goulet restait l’unique moyen de pénétrer ou s’extraire de cette île diabolique.

Après une longue marche l’un à côté de l’autre, les deux protagonistes apercevaient l’entrée du village. L’enfant les vit en premier, piaffant au milieu des Femmes.

— Hata est là ! Hata est là !