La prophétie des Elfes, Partie 1 - Zélina . - E-Book

La prophétie des Elfes, Partie 1 E-Book

Zélina .

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"Il est une prophétie qui dit que l'union de la cinquième fille du dixième roi des Elfes de Lumière et du cinquième fils du dixième roi des Elfes Sylvains donnera lieu à une guerre sans précédent." Lorsque Lalaith, princesse des Elfes de Lumière, entreprend de quitter le royaume d'Elenraz afin d'échapper à son mariage, elle n'a aucune connaissance de la prophétie qui la lie à Ohtar, prince des Elfes Sylvains. Durant son épopée, elle va traverser plusieurs épreuves et se confronter à maints dangers mettant sa vie en péril. Parviendra-t-elle à atteindre son but ? Rejoindra-t-elle le royaume de Sylvana ? Rencontrera-t-elle ces êtres dont on a caché l'existence à son peuple ?

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

 

 

 

La Prophétie des Elfes

 

Partie 1

 

 

de Zélina

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le temps d’un roman

Editeur

Collection «Fantasy»

 

 

 

CHAPITRE I

 

Il est une prophétie qui dit que l’union de la cinquième fille du dixième roi des Elfes de Lumière et du cinquième fils du dixième roi des Elfes Sylvains donnera lieu à une guerre sans précédent. Celle-ci fut lue par un sage appelé Meneldur alors qu’il regardait les étoiles le soir du couronnement d’Elenwë et Anarion, souverains du royaume des Elfes de Lumière.

 

Le palais qui surplombait la cité des Elfes de Lumière était d’une magnificence sans égal. L’on racontait qu’il avait été sculpté par les dieux eux-mêmes dans les falaises qui l’encerclaient, le protégeant ainsi de tout danger venu de l’Est, du Sud ou bien encore de l’Ouest.

Au Nord, l’océan d’un bleu si clair qu’il en était transparent venait lécher le rivage au rythme de ses marées, offrant une ouverture vers l’autre monde. Sur ces eaux, nul navire ne voguait exceptés ceux dont les passagers ne revenaient jamais. En effet seuls les elfes qui atteignaient la fin de leur longue vie embarquaient sur ces bateaux qui semblaient surgis tout droit des profondeurs sous-marines. Et tandis que ceux-ci parcourraient les flots en direction de leur destination ultime, d’autres prendraient leur place à Elenraz, peuplant la cité comme jadis ils le firent.

 

L’entrée de la cité se trouvait au Sud. Tenue secrète, très peu de citoyens d’Elenraz en connaissaient l’existence. Ce portail vers le monde extérieur était d’autant plus secret que le seul moyen de s’y rendre était d’emprunter un passage étroit entre les falaises à l’intérieur desquelles s’écoulaient avec vigueur les eaux d’une cascade, créant un épais rideau blanc à travers lequel la lumière du soleil ne paraissait pas. Enfin, pour traverser, il fallait réciter une formule en ancienne langue elfique - désormais très peu parlée à Elenraz.

Derrière cette barrière quasi infranchissable s’étendait une forêt. Une rivière la séparait en deux royaumes : d’un côté, le royaume des Elfes de Lumière ; de l’autre, celui des Elfes Sylvains. Sur les cartes cachées dans l’une des pièces de la grande bibliothèque du palais apparaissait son nom : Laurëduin, la rivière aux reflets dorés. Sans-doute l’avait-on nommée ainsi à cause des scintillements que l’on pouvait apercevoir à travers ses eaux cristallines.

 

Le palais d’Elenraz se divisait en des dizaines de salles creusées dans le roc auxquelles l’on accédait par des couloirs qui n’en finissaient pas de serpenter dans les entrailles de la terre. Les murs d’un blanc si pur qu’ils ne semblaient jamais avoir été effleurés par les dégradations causées par le temps étaient ornés de scènes peintes par les plus habiles artistes de la cité. Tantôt elles représentaient des jardins enchantés peuplés de créatures qui n’existaient que dans les contes ou les esprits les plus imaginatifs, tantôt elles retraçaient la vie des habitants de la cité en des fresques immenses dont les couleurs étaient si vives qu’elles paraissaient animées.

 

Dans la grande bibliothèque du palais où les érudits se retrouvaient afin de cultiver leur esprit, les murs étaient recouverts d’étagères poussiéreuses sur lesquelles reposaient des milliers d’ouvrages de toutes sortes : livres de contes, de magie blanche, parchemins encrés de formules en tous genres ...

Sous un dôme de verre qui laissait passer tantôt la lumière éblouissante du soleil tantôt les rais timides de la lune fleurissait un arbre millénaire qui à lui seul ornait ce sanctuaire de connaissances.

 

La façade du palais était longée par un balcon sur lequel s’invitaient de longues branches de lierre et de chèvrefeuille entremêlées dont les fragrances naturelles encensaient les âmes oisives qui l’arpentaient.

Des bancs de marbre blanc strié de mille minuscules vaisseaux rosâtres accueillaient peintres et poètes inspirés par la beauté de la vue qui leur était offerte. A leurs pieds s’étendaient les jardins du palais dans lesquels ondulaient des dizaines de petits cours d’eau. Puis, au loin, l’on pouvait apercevoir les campagnes, les forêts, les falaises, les montagnes…et enfin, l’océan se confondant avec l’horizon.

 

Dans les jardins s’élevaient de grands arbres majestueux reliés entre eux par des ponts de bois sur lesquels flânaient les habitants d’Elenraz : des rires, des chuchotements, des cris d’enfants emplissaient ces sentiers aériens. Du haut de ces passerelles, l’on pouvait observer les elfes étendus dans l’herbe moelleuse, les yeux rivés vers le ciel, remplis de rêves et de gratitude envers les dieux pour leur avoir fait don d’un monde d’une telle splendeur.

Des fleurs de toutes les couleurs formaient un bouquet gigantesque aux abords d’une fontaine trônant au milieu de ces milliers de teintes s’accordant parfaitement les unes avec les autres.

Le soir venu, lorsqu’Anor, dieu du soleil, disparaissait pour laisser place à Idril, déesse de la lune, toutes ces nuances chatoyantes se muaient en des couleurs plus sombres, la cité revêtant son manteau de nuit maculé d’une myriade de petites flammes orangées ondoyant doucement au gré du vent.

Ce paysage édénique était agrémenté d’une grande place où le peuple aimait à se réunir afin de festoyer.

Car, chez les Elfes de Lumière, tout événement était propice à la célébration. Ils avaient en effet pour coutume d’organiser des banquets lors des changements de saison, des couronnements des rois et reines, des annonces de naissances de princes et princesses ainsi que lors de leur passage à l’âge adulte le jour de leurs cent ans.

Les enfants étaient sacrés et considérés comme des cadeaux des dieux.

 

Et ce fut ainsi que les dieux firent don de cinq filles à Elenwë et Anarion, dixièmes souverains d’Elenraz, la Cité Étoilée.

L’aînée fut nommée Laurelin qui signifie « le chant d’or ».

 

Laurelin avait une voix dont les ondulations charmaient quiconque les écoutait. Sa nourrice, Serindë, fut l’une des premières victimes de cet enchantement. En effet, Laurelin avait pris l’habitude de lui conter les odes que Meneldur lui avait apprises, mais la voix de la jeune elfe était bien plus mélodieuse que celle du vieux mage avec qui les leçons semblaient durer une éternité. Serindë sombrait alors dans un profond sommeil pendant que Laurelin s’enfuyait à travers les champs des campagnes environnantes rejoindre Celebrindal, le fils d’un charpentier de la cité. Ensemble ils passaient des après-midis à s’amuser ou à courir dans les prairies.

Celebrindal connaissait la campagne mieux que quiconque. Il connaissait le nom de chaque arbre, de chaque fleur, de chaque insecte.

Lorsqu’ils étaient las de gambader dans les vallons verdoyants, Laurelin et Celebrindal s’étendaient parfois dans l’herbe grasse et se racontaient des histoires que seule l’imagination d’un enfant pouvait créer. La fille d’Anarion et d’Elenwë se mettait alors à chanter et la nature, envoûtée par une voix si pure, l’accompagnait dans ses litanies : le pépiement des oiseaux se mêlait au souffle du vent créant une mélodie naturellement enivrante.

Lorsque la douce saison laissait place à l’hiver, si rude, si froid, Laurelin, fredonnait sa tristesse dans une langue qu’elle avait elle-même inventée. Les accords voluptueux de sa voix, portés par la bise, parvenaient parfois jusqu’aux oreilles de Celebrindal, et bien que le jeune elfe ne comprît pas les mots de Laurelin, il ressentait la peine que ses chants véhiculaient.

Durant la saison de glace, lorsqu’elle ne chantait pas, elle passait son temps à étudier, contentant ainsi ses parents et Meneldur - qui ne tarissait pas d’éloges sur l’intelligence et l’esprit vif de la jeune princesse.

Lorsque la saison douce revenait, au contraire, Meneldur, agacé par l’oisiveté de Laurelin qui rêvait à ses escapades dans la nature, écourtait souvent les leçons.

 

Meneldur n’était pas un maître comme les autres. Il savait marier autorité et indulgence, comprenait la fougue de la jeunesse comme si lui-même la ressentait - bien qu’il paraissait si vieux que l’on n’eût pu deviner son âge.

Les enfants de la cité l’aimaient beaucoup et adoraient par-dessus tout jouer avec sa longue barbe blanche. Aussi pâle que la lumière d’Idril, sa peau semblait aussi fragile que du cristal. Lorsque l’on plongeait les yeux dans ceux de Meneldur, leur bleu azur nous transportait si loin qu’il nous était difficile de détacher notre regard du sien. L’on pouvait y lire toute la sagesse qu’il avait accumulée à travers les âges, une sagesse si grande que l’on disait qu’elle pouvait égaler celle des dieux.

Meneldur portait souvent de longues aubes blanches et ne quittait pas son bâton de mage dont on disait qu’il possédait certains pouvoirs. L’on venait des quatre coins du royaume pour le consulter.

Premier conseiller du roi Anarion, le vieux sage était considéré comme une figure importante de la cité et sa voix comptait autant que celle du souverain lorsque des décisions devaient être prises.

Alors lorsque Meneldur affirmait que la culture s’acquérait aussi bien dans la grande bibliothèque d’Elenraz que dans ses forêts et ses champs, Anarion et Elenwë n’avaient d’autre choix que de laisser la jeune Laurelin en découvrir les mystères.

Ainsi, libre de vagabonder dans la nature, Laurelin s’empressait d’aller retrouver Celebrindal et bientôt, leurs rires d’enfants laissèrent place à des sourires complices. L’amitié qui les avait liés jusqu’alors se métamorphosa en un amour si fort qu’elle se refusa à aimer tout autre que lui.

Ils se rencontrèrent en secret pendant de longues années, leurs origines ne leur permettant pas une telle union : elle était une fille du palais - une princesse - et lui n’était que le fils d’un simple charpentier.

 

Un jour, vers la fin de l’automne, alors que les deux jeunes elfes sillonnaient gaiement les champs dont les hautes herbes n’avaient pas encore été coupées, une fine pluie froide commença à tomber. Laurelin et Celebrindal se réfugièrent quelques heures à l’orée d’un petit bois.

Blottis l’un contre l’autre et adossés à l’écorce rugueuse d’un vieux chêne dont le feuillage avait revêtu les couleurs chaleureuses propices à la saison, le jeune charpentier pria la princesse de lui réciter quelque ode en attendant que passât le mauvais temps. Laurelin chanta alors à son compagnon un poème qu’elle avait créé pour lui, lui avouant son amour. Sa voix d’or s’éleva dans les airs. Les feuilles se mirent à tourbillonner, l’ondée se muant en une pluie aux reflets ambrés. Lorsque les dernières notes eurent passé le seuil de ses lèvres, les gouttelettes d’or restèrent quelques secondes en suspension autour d’eux, créant ainsi un spectacle féerique.

Celebrindal effleura le visage de Laurelin, caressa sa chevelure soyeuse et l’embrassa timidement.

 

Ainsi commença l’histoire d’amour des deux amants qui s’unissaient en secret sans penser aux lendemains douloureux que le futur leur offrirait, car Laurelin, une fois son âge adulte atteint, devrait prendre pour époux un jeune guerrier de la cité.

 

Pendant quelques années cependant, Laurelin ne fut point importunée par les désaccords qu’aurait entraîné la découverte de son idylle avec Celebrindal.

En effet, durant le printemps de sa trentième année vint au monde sa sœur Elena, dont la vie fut tragiquement écourtée par une épidémie qui décima bon nombre de la population elfique.

Peu habitués à ce genre d’affliction, tous y virent là un châtiment divin, sans toutefois n’oser blâmer ces dieux qu’ils vénéraient autant qu’ils craignaient.

Ce drame scella le sort de la princesse Niniel, leur sœur cadette, qui naquit quelques années plus tard.

Le décès brutal d’Elena plongea Elenwë dans une tristesse inconsolable. Elle arpentait les couloirs du palais, inlassablement, ne faisant plus que de rares apparitions dans la cité, submergée par une douleur qui ne disparut qu’à la naissance de Niniel.

 

Sa venue au monde, Niniel, la fit en pleurs, exorcisant sa mère de la douleur qu’elle avait ressentie jusqu’alors. Dès lors, Niniel passa ses nuits à pleurer, sans même en connaître la raison. Quant à Elenwë, aucune larme ne s’écoula plus de ses yeux bleus dans lesquels l’on pouvait parfois apercevoir le scintillement des étoiles.

 

La jeune Niniel, toujours vêtue de robes sombres, souvent bleu foncé, ne souriait jamais. Élève studieuse, Meneldur désespérait de la voir s’épanouir et embrasser la vie tout comme le faisaient les autres jeunes elfes. Au lieu de profiter des beaux jours de la saison douce, de se délecter des senteurs des fleurs et des fruits qui faisaient ployer les branches des arbres tellement elles étaient chargées, ou bien d’aller gambader dans les campagnes, elle restait enfermée dans la bibliothèque.

Jamais le soleil ne caressait sa peau livide sinon à travers le dôme de verre de ce temple de savoirs.

Jamais elle ne tournait les yeux vers Anor, lui préférant la pâle lueur d’Idril.

Contrairement aux autres elfes qui se terraient durant la saison rude, Niniel, affublée de sa longue cape sombre, s’absentait durant des heures pour aller errer dans les forêts, se confondant avec les brumes humides qui les hantaient jusqu’au matin. Alors, elle rentrait et partait s’allonger sur sa couche où elle s’endormait, le visage baigné de larmes.

 

Une nuit, alors que l’inquiétude d’Elenwë et d’Anarion avait atteint son paroxysme, Meneldur rendit visite aux souverains.

Les étoiles avaient parlé.

Ébranlée par la souffrance de Niniel, Eilinel, l’étoile-reine, avait pris une décision : dès le lendemain, Niniel quitterait Elenraz sur l’un des navires qui voguaient vers les rives de l’au-delà.

Accablés de chagrin, le roi et la reine ne purent s’endormir cette nuit-là.

A peine le soleil fut-il levé qu’elle descendit les escaliers du palais lentement, accompagnée par ses parents qui pleuraient en silence. Ensemble ils traversèrent les jardins et, lorsqu’ils arrivèrent sur la plage, Niniel baisa leur front à tous deux et poursuivit seule sa marche silencieuse vers le rivage où l’attendait son embarcation. Elle entendit la voix de sa sœur aînée qui lui formulait ses adieux en une chanson emplie de tristesse dont la mélodie sembla émouvoir la nature même qui se mit à déverser un léger crachin, comme si les cieux pleuraient le départ de Niniel.

Puis ce fut autour de sa mère :

« Namarië.1 Adieu, ma tendre fille. » chuchota-t-elle.

« Namarië Ammë. Namarië Atar.2», murmura-t-elle.

Et, pour la première fois depuis sa naissance, Niniel sourit.

 

Le bateau s’éloigna des rives d’Elenraz, laissant des parents certes meurtris de voir une autre de leurs filles les quitter, mais aussi soulagés que son fardeau ne fût plus.

 

 

CHAPITRE II

 

Les années passèrent.

La célébration des cent ans de Laurelin approchait à grands pas, laissant paraître un triste destin, car en effet son père comptait la marier à un jeune guerrier du nom de Thalion.

Mais Laurelin à la voix d’or était toujours éprise de Celebrindal.

Un matin d’automne, alors qu’elle étudiait à la bibliothèque, réfléchissant à un moyen d’éviter cette union, elle eut une idée qui susciterait sans doute des controverses.

Scrutant chaque étagère à la recherche d’un livre dans lequel elle pourrait trouver quelque sort ou quelque potion qui eût pu l’aider, elle découvrit bien vite l’objet de ses convoitises : un grimoire dans lequel étaient répertoriées toutes sortes de formules.

Ce jour-là, à sa plus grande satisfaction, Meneldur était absent – il avait en effet été appelé au chevet d’un jeune elfe que seuls ses talents de guérisseur pouvaient sauver.

Parcourant les pages poussiéreuses du manuscrit, ne sachant quelle méthode elle allait employer pour se débarrasser de ce Thalion qui ne l’aimait sans doute pas non plus, elle tomba sur un sort de fertilité.

Son idée portait ses fruits : un enfant de Celebrindal lui éviterait ce futur dont elle ne voulait pas. En ce jour, la fortune semblait lui sourire.

Elle lut rapidement l’incantation qu’elle s’empressa de recopier et regarda la liste des ingrédients dont elle aurait besoin : dix pétales d’iris bleu, quelques feuilles de lierre et une rose tricolore.

Laurelin remit le grimoire à sa place et s’enfuit dans la campagne rejoindre Celebrindal. Sur son chemin elle n’eut aucune difficulté à regrouper les plantes nécessaires. Elle retrouva son amant et le mit au courant de ses intentions par lesquelles il fut enthousiasmé - bien que réprimant une certaine appréhension quant à la réaction de ses souverains.

Ils se réfugièrent dans les bois où ils s’étaient embrassés pour la première fois et, pendant que Celebrindal allumait un feu, Laurelin commença à broyer les divers composants de la potion.

Pendant qu’elle continuait de préparer sa mixture, s’enivrant des senteurs des fleurs fraîchement cueillies, le jeune charpentier se rendit au petit ruisseau à quelques pas de là auprès duquel il s’agenouilla pour remplir un récipient qu’il se hâta de rapporter à sa bien-aimée qui y ajouta la préparation.

Bientôt, tout fut prêt.

Laurelin se mit à murmurer quelques mots en ancienne langue elfique3 que le jeune elfe répéta : « […] i melmë, i onwë, i valdë...[…] A alyalwë Yavanna !4 », puis tous deux chantèrent à tue-tête cet hymne à la fécondité. La voix de Laurelin s’éleva jusqu’à la cime des arbres, si puissante et si fluide à la fois, si envoûtante, que même la nature n’aurait su ignorer leur requête.

Le vent souffla, créant un murmure étrange dont ils ne saisirent le sens. Transcendés, ils portèrent la concoction à leurs lèvres et l’ingurgitèrent. Le philtre brûlant s’écoula dans leurs veines pour fusionner avec leur sang. Animés d’une passion ardente, ils s’aimèrent au creux du chêne qui avait été témoin de leur amour durant toutes ces années qu’ils avaient passées à se cacher.

 

Ils ne s’éveillèrent qu’au petit matin, extirpés de leur sommeil par des cris :

« Laurelin ! Laurelin ! ».

C’était la voix de Serindë ! réalisèrent-ils.

Ses parents, inquiets, avaient cherché Laurelin durant toute la nuit et avaient envoyé la nourrice la trouver. Celebrindal s’empressa d’enfiler sa chemise de lin assortie à son pantalon et recouvrit les épaules de son amante avec la cape verte qu’il avait l’habitude de porter en ces mois d’automne. Laurelin frotta vigoureusement sa robe tâchée par la terre humide puis ils rejoignirent rapidement Serindë, mettant fin à ses vociférations.

Pauvre Serindë ! Laurelin ne lui épargnait décidément aucune folie !

Toutefois, sachant qu’elle n’obtiendrait aucun aveu, la nourrice ne lui posa aucune question et ne lui fit aucune remontrance.

 

Protectrice, Serindë n’hésitait parfois pas à mentir pour éviter des punitions trop sévères à celle qu’elle considérait comme sa propre fille. De plus le tempérament de la reine était une fois de plus adouci par les joies de la maternité.

En effet, Elenwë attendait de nouveau un enfant - une fille, d’après les présages rapportés par Meneldur.

Nerwendë, la quatrième princesse qui naquit durant le règne d’Elenwë et d’Anarion, ouvrit ses yeux vert-bleus par un beau matin d’hiver. Les derniers flocons de neige avant un printemps très attendu tourbillonnaient dans les airs, recouvrant Elenraz d’un léger manteau blanc.

 

Laurelin, dont le ventre commençait à bien s’arrondir, ne pouvait désormais plus garder sa condition secrète. Le matin même où la reine mit au monde sa troisième petite sœur, elle prit la décision d’annoncer à ses parents qu’elle ne prendrait pour époux que le père de son enfant. Bien que surpris à l’annonce d’une telle nouvelle, les souverains ne purent néanmoins s’opposer à la requête de Laurelin.

Ainsi Laurelin annonça son union avec Celebrindal qui fut célébré le jour du solstice d’été. Elle quitta le palais le soir-même pour aller s’installer dans la maison forestière que son charpentier leur avait bâtie dans les hautes branches du chêne sous lequel ils avaient scellé leur avenir.

Le mois suivant naquit leur enfant qu’ils prénommèrent Ingwë.

 

Ingwë et Nerwendë, bien qu’issus de la même famille, grandirent loin l’un de l’autre, sans que jamais leurs chemins ne se croisassent. Pourtant, tous deux partageaient un amour inconditionnel pour la nature.

En effet, Nerwendë n’aimait guère s’enfermer durant des matinées entières pour assister aux leçons de Meneldur qui désespérait de lui trouver quelque sujet qui eût pu la captiver : ni la lecture, ni la poésie, ni même la magie - que tous les jeunes elfes rêvaient pourtant d’apprendre ! – ne semblaient trouver d’intérêt à ses yeux. Il avait tout essayé.

Las de ces vains efforts, il se contenta de l’emmener visiter le royaume, l’instruisant tout en la distrayant – c’était là le seul moyen de préserver et d’améliorer la culture de la princesse.

Mais les jeunes jambes de Nerwendë la portaient bien plus vite que celles du vieux sage ne le faisaient. Meneldur peinait à suivre ses courses effrénées à travers les champs et les forêts, et bientôt, elle sut tout ce qu’il y avait à savoir sur la nature.

Pourtant, jamais elle n’était rassasiée.

 

Durant sa vingtième année, Nerwendë découvrit la chasse - ce qui la passionna bien plus que tout ce qu’elle avait pu apprendre jusque-là. Bien entendu, elle s’y rendait en secret car seuls les elfes mâles y participaient alors.

Ainsi, tous les matins, elle quittait ses quartiers, traversait le long corridor qui desservait les chambres vides de ses sœurs sur la pointe des pieds, se faufilait dans la cuisine encore silencieuse à cette heure-là et sortait par la petite porte devant laquelle s’étirait un minuscule sentier de terre battue qui la mènerait tout droit à la lisière de la forêt. Elle enfilait un heaume sous lequel elle attachait ses cheveux châtains - ayant auparavant pris soin de choisir quelques vêtements qui ne seyaient guère à une jeune princesse. Puis, avant d’entamer son aventure matinale, elle se recouvrait le visage de la terre imprégnée de rosée afin que personne ne la reconnût.

Mais son stratagème ne berna pas bien longtemps les chasseurs qui, devant tant d’obstination, promirent de ne rien révéler au roi et à la reine.

 

Ce fut Maehdros - un guerrier qui maniait aussi bien la lame que l’arc - qui apprit à Nerwendë l’art de la chasse. Il avait atteint son âge adulte depuis de longues années : environ cent cinquante ans les séparaient mais tous deux s’entendaient si bien que bientôt, ils ne se quittèrent plus.

 

Et tandis que Maehdros enseignait à Nerwendë l’utilisation de l’arc et de l’arbalète, mais aussi de la lance, et parfois même, lorsqu’elle le suppliait, de l’épée, la princesse lui révélait les particularités de telle ou telle plante ou les effets de telle ou telle fleur, jusqu’à ce qu’ils eussent complété leur éducation mutuelle.

Elle s’entraînait durant longues heures, sans que jamais personne ne se doutât qu’elle était devenue l’une des meilleures chasseuses d’Elenraz et que dans les auges des souverains étaient parfois servis le gibier qu’elle avait elle-même tué.

Parfois, lorsqu’elle rentrait tard dans la matinée, elle prétendait qu’elle s’était adonnée à la cueillette de champignons et de baies sauvages dont les enfants des villages voisins étaient particulièrement friands - ce qui n’était pas tout le temps un prétexte, car en effet elle aimait à partager les fruits de ses récoltes avec les autres.

Si Nerwendë était de nature frivole, elle était par-dessus tout généreuse.

 

Un jour, Nerwendë prit conscience qu’il existait quelque chose en ce monde qui pouvait changer la vie d’un elfe : l’amour.

Après une partie de chasse infructueuse, Nerwendë et Maehdros se promenèrent quelques heures dans la forêt, ramassant çà et là quelques fruits qu’ils grignotèrent en se racontant de courtes histoires.

Maehdros avait une imagination inépuisable et la jeune princesse débordait d’idées originales.

Errant tels deux poètes vagabonds, ils atteignirent bientôt un site dont aucun d’eux ne connaissait l’existence. Perdu dans un labyrinthe de hêtres et de chênes, ceinturé de fougères et de ronces, s’étendait un petit étang nourri par une source aux eaux si transparentes que l’on en distinguait le lit parsemé de galets multicolores. Le soleil en embrassait la surface qui scintillait sous ses caresses ardentes. Une brise chaude balayait le visage des deux amis qui, pour profiter pleinement de ce paysage enchanteur, se frayèrent un passage à travers les buissons épineux qui protégeaient ce petit paradis.

L’étendue d’eau était de forme circulaire, ceinte par une roche nacrée aux reflets rosâtres. Lorsqu’on levait les yeux, ceux-ci se retrouvaient pris dans une spirale qui les menait directement au centre de ce cercle de ciel bleu, délimité par la cime des hauts arbres qui s’étiraient à n’en plus finir.

Maehdros et Nerwendë s’assirent sur les rochers brûlants, ôtèrent leurs bottes et, les jambes ballantes, effleurèrent du bout des pieds les eaux limpides de la source. La sensation que leur offrit l’onde était délicieuse.

Maehdros s’allongea, se laissant bercer par la chaleur d’Anor qui embrassait son corps tout entier.

Profitant que son compagnon eût les yeux clos, Nerwendë se dévêtit et se laissa glisser lentement dans l’étang, jouissant chaque seconde des sensations que lui procuraient les eaux dans lesquelles elle s’immergea bientôt complètement.

Elle se mit à nager : sous la surface, au-dessus, puis à nouveau en dessous, laissant son corps voguer au gré de ses désirs. Tantôt celui-ci rencontrait les bras enflammés de l’astre de feu, tantôt il s’imprégnait de la fraîcheur du bassin.

Après quelques instants, le chasseur ouvrit l’œil, et, n’apercevant plus sa compagne, se releva pour poser son regard sur la princesse dénudée dont le corps épousait l’onde en une exhibition sensuelle.

Désormais, Nerwendë ne ressemblait plus du tout à la « fille masculine5» que Maehdros avait connue jusqu’alors. Au contraire, elle incarnait en ce lieu, en cet instant, la féminité et l’innocence, la fusion desquelles dégageait un charme envoûtant.

Maehdros, ne pouvait détacher les yeux de cette sirène si bien que lorsqu’elle émergea, elle le surprit en train de l’observer et ne put réprimer un rougissement honteux. Arraché à ses songes, le guerrier rougit à son tour et détourna le regard, non sans que cela ne lui coûtât un effort considérable.

 

Jamais il n’avait vu pareille beauté, et bien que tous les elfes de lumières fussent d’une grande élégance, Nerwendë possédait quelque chose d’autre qui avait réussi à faire chavirer son cœur.

Elle profita des yeux fuyants de Maehdros pour sortir de l’eau, ramasser ses vêtements et les enfiler promptement.

Elle s’agenouilla sur la roche trempée par les ruissellements de sa peau et coiffa ses longs cheveux de ses doigts fins puis elle se mit à fredonner un air que les oiseaux reprirent à l’unisson, ajoutant leur pépiement au doux murmure de la jeune princesse.

S’immisça une nouvelle voix, plus masculine, mais dont le timbre s’accordait parfaitement aux chœurs qui l’accompagnaient. Maehdros improvisait une ode qui vantait les plaisirs de l’amour, tout en retenue.

Lorsque les chants disparurent, laissant place à un silence dans lequel de troubles pensées s’entrechoquaient, créant un écho presque audible, les deux amis, gênés, entreprirent de retourner vers la cité, sans dire mot.

 

Il se passa bien des mois sans qu’ils n’osassent se rencontrer à nouveau, chacun craignant la réaction de l’autre - bien que tous deux eussent partagé les mêmes sentiments.

Maehdros continua de chasser pour le roi, ne ramenant toutefois que de menus gibiers, tiraillé entre l’affection qu’il éprouvait pour Nerwendë et sa loyauté envers son souverain.

Nerwendë quant à elle ne s’éclipsait plus du palais aux aurores pour prendre part aux battues organisées par ses amis qui se languissaient de sa présence frétillante. Elle restait allongée sur sa couche, fantasmant pendant des heures, repensant à cette journée qui avait éveillée en sa conscience cette nouvelle sensation, ce nouveau désir qui désormais la hantait.

Qu’ils fussent clos ou bien ouverts si grand qu’ils semblaient vouloir englober le monde d’un seul regard, ses yeux ne percevaient plus rien excepté le visage empourpré de honte de Maehdros.

 

Vers la fin de l’automne avait lieu la dernière partie de chasse avant la saison froide à laquelle pouvait prendre part quiconque le souhaitait.

Des citoyens accouraient des quatre coins du royaume : des paysans, des jeunes elfes, des guerriers qui se chargeraient de tuer le gibier qu’ils conserveraient une partie de l’hiver, tandis que les femmes elfes récolteraient fruits et légumes sauvages ainsi que toutes sortes de racines et de champignons comestibles qui seraient ensuite séchés pour une meilleure conservation.

Nerwendë décida elle aussi d’assister à cette grande traque, mais pas en tant que cueilleuse : elle chasserait aux côtés du roi !

Maehdros, qui avait auguré la présence de son amie, l’accueillit à l’orée du bois où se déroulerait la battue. La jeune princesse fut surprise de trouver son instructeur, ami et amant de ses songes, perché sur une branche, sifflotant un air qui ne lui était pas inconnu – en effet il s’agissait de celui qu’ils avaient eux-mêmes composé la dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés. Il descendit de l’arbre avec grâce, et lui tendit un arc qu’il avait lui-même fabriqué : une pièce faite d’if – un des meilleurs bois utilisés dans la conception de ce type d’arme – sur laquelle étaient sculptées des branches entremêlées. Son prénom était gravé parmi les entrelacs.

Ne sachant que dire, émue devant tant d’attention de la part de celui qu’elle aimait, elle le remercia en déposant un baiser furtif sur ses lèvres à la fois si masculines et si délicates. Maehdros, troublé, mit quelques instants avant de reprendre ses esprits.

Il avait tellement espéré qu’elle partageât les sentiments qui étreignaient son cœur jour et nuit ! Il avait tant attendu ce jour qu’il n’avait cessé de rêver !

« Tye melen6. » murmura-t-il.

« Tye melen. », répéta-t-elle, déposant sa tête sur l’épaule de son compagnon.

Ils n’osèrent bouger, de peur de rompre le charme qui les unissait alors, mais bientôt, une multitude de voix envahit la forêt, véritable intrusion dans leur écrin de tendresse. Leur étreinte fut brisée.

Nerwendë remit son casque, se barbouilla le visage de terre, ce qui amusa Maehdros – cela lui rappela le bon vieux temps ! – et, d’un geste sûr, elle s’empara de l’arc qu’il lui tendait.

Ensemble, ils rejoignirent Anarion et les autres archers et guerriers qui l’accompagnaient qui reconnurent aussitôt leur ancienne partenaire.

 

Chevauchant une monture majestueuse, le roi, vêtu du blason des elfes de lumière qui lui seyait aussi bien que ses robes de cérémonie brodées de fil d’or, portait à son cou une corde tressée de couleur rouge à laquelle était attaché un cor de chasse aux reflets ambrés. Noblement, il le porta à sa bouche et retentit alors un son à la fois doux et puissant qui annonça le début de la battue.

Les cavaliers s’élancèrent dans une course effrénée, le claquement des sabots sur la terre battue s’estompant au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, se métamorphosant en un grondement sourd qui bientôt disparut. Menés par Anarion, ils avaient pour mission de rabattre le gibier vers l’Est où les attendraient Maehdros et tous ses compagnons impatients de montrer leurs talents.

 

De l’autre côté du royaume, leurs épouses s’adonnaient à des activités plus paisibles, mais tout aussi plaisantes. Les denrées récoltées seraient ensuite partagés et distribués à tous les habitants d’Elenraz.

La dernière cueillette de l’année se déroulait dans la joie et la bonne humeur, des chants et des éclats de rire résonnant dans les forêts de la Cité de Lumière.

Pendant que celles-ci psalmodiaient des poèmes et des contes, accompagnées d’enfants dont les cris attestaient d’un grand entrain, les chasseurs se dirigeaient vers l’Est, certains chantonnant, d’autres racontant des anecdotes qui en firent rire plus d’un.

Maehdros et Nerwendë se contentaient de marcher en silence, souriant naïvement, heureux.

Lorsqu’ils eurent atteint leur destination, ils se dispersèrent dans les sous-bois, attendant patiemment leurs cibles qui n’allaient plus tarder à se montrer.

En effet, les grondements réapparurent. Les chevaux approchaient, précédés par le gibier. Les archers tendirent leurs arcs, les yeux fixés droit devant eux, guettant tout mouvement, tout bruissement qui eût pu trahir la présence d’un sanglier, d’un cerf ou bien encore d’une biche.

« L’elfe à l’œil vif 7» repéra bientôt une paire de bois imposants et fit signe à sa comparse qu’il allait prendre pour cible l’animal. Mais la bête releva la tête et son œil noir vint rencontrer le regard de Maehdros qui fut déstabilisé par tant d’audace. Nerwendë, quant à elle, tentait de réfréner l’excitation qui faisait bouillir son sang, mais elle ne put se retenir plus longtemps : elle s’élança à la poursuite du cerf qui détala aussi vite qu’il le put.

Elle se déplaçait rapidement, bondissant si promptement que ses jambes ne semblaient non plus seulement la porter mais la soulever dans les airs.

Bientôt, l’animal fut prisonnier : derrière lui, la jeune princesse qui l’avait dans sa ligne de mire, et devant, une horde de cavaliers qui s’approchaient.

Il s’arrêta net ; Nerwendë l’imita.

De nouveau, elle s’empara d’une des flèches de son carquois, murmura quelque mots inaudibles, tendit la corde de son arc et la relâcha brusquement. Un sifflement aigu se fit entendre, accompagné d’une sorte de chuchotement mélodieux, et enfin, lorsque la flèche atteignit le cerf, celui-ci s’écroula sans un bruit, comme s’il n’avait ressenti aucune douleur lorsque la pointe avait pénétré sa chair pour venir transpercer son cœur.

Anarion, qui avait assisté à la scène, resta coi devant un tel spectacle. Par quelle magie ce jeune elfe dont il ignorait l’identité - ne reconnaissant pas sous ses traits brunis par la terre sa propre fille - avait-il réussi à tuer un animal sans que ce-dernier n’hurlât sa souffrance ? alors que tout autour, des brames et des grommellements se faisaient entendre ?

Les armes de ses compagnons n’étaient-elles pas faites des mêmes essences que les siennes ?

Il fut alors tiré de son introspection par la vision d’un sourire complice entre le jeune chasseur et un des autres archers.

« Jeune ami, montrez-moi le visage d’un futur maître des armes dont je tiens à saluer les prouesses devant la communauté entière. » déclama le roi.

Nerwendë ne sut comment réagir. En son esprit troublé se heurtaient tellement de pensées qu’elle se sentit défaillir, accablée par le poids des remords, de la honte, de la peur et de l’amour.

Pourquoi avait-elle écouté son instinct ? Pourquoi n’avait-elle pas laissé le soin à Maehdros, tout aussi méritant qu’elle, de poursuivre le cerf et d’obtenir la gratitude du souverain ?

Sentant qu’elle commençait à flancher, Maehdros se précipita vers la jeune princesse pour la soutenir. Sous le regard attentif du roi, Nerwendë, après s’être relevée, ôta timidement son casque, secoua la tête et sa chevelure se déploya, onduleuse, révélant la véritable identité de la chasseuse.

Anarion resta muet quelques secondes, à la fois surpris et fier de son enfant.

 

Suite à ce moment intense et inattendu, tous repartirent vers la cité où fut organisé un gigantesque repas pendant lequel fut servi le gibier goûteux que Nerwendë leur avait offert.

Lors de ce dîner, Nerwendë prit la parole et exprima fermement son désir de prendre pour époux Maehdros le jour du prochain solstice d’été afin que leur union fût célébrée sous les meilleurs auspices. Les souverains ne s’y opposèrent pas, bien que la tradition voulut que le mariage d’un membre de la famille royale eût lieu au cours de sa centième année.

De plus, Maehdros était un prétendant tout à fait convenable : maître des épées, excellent archer et par-dessus tout, honnête, serviable et généreux. Le roi avait beaucoup d’estime pour ce guerrier et tous ses compagnons d’armes. Nerwendë eût-elle choisi n’importe lequel d’entre eux, Anarion eût accepté leur union sans hésiter.

 

Durant ce festin éclairé par Idril fut également annoncée la nouvelle d’une naissance prévue pour le printemps : celle de la cinquième fille des dixièmes souverains du royaume des Elfes de Lumière. Tout le peuple se réjouit de cette future naissance, ignorants de la prophétie qui pesait sur le petit être à venir.

 

Les journées de la saison rude défilèrent à une allure soutenue.

Nerwendë était affairée à commencer les préparatifs de son mariage. Avec Serindë, elles passaient des journées entières à concevoir sa robe de cérémonie : l’habit serait blanc et son col brodé avec du fil d’or représentant des branches de lierre entrelacées. Le fond de la robe serait également serti de perles dorées et des fleurs fabriquées dans des pans de soie bleue y seraient cousues. Enfin, sur sa tête serait déposée une couronne de lys blancs.

 

Et pendant que le palais et la cité étaient bien occupés en cette saison normalement si silencieuse, l’esprit d’Elenwë se laissait envahir passivement par l’inquiétude, l’angoisse et la peur de la réalisation de la prophétie. Elle s’enfermait dans ses rêves, dont aucun bruit, aucun cri, aucune voix ne pouvaient la tirer.

Elle s’abandonna à ses craintes, se morfondant dans la pénombre, les yeux posés sur les flocons de neige qui ne cessaient de tomber, voilant le paysage d’Elenraz, voilant ces lendemains qu’elle redoutait.

 

Et ce fut ainsi qu’arriva le jour du printemps, tant attendu par certains, tant appréhendé par d’autres.

Comme de coutume, une fête fut organisée, réunissant tout le royaume autour d’un somptueux banquet dont les mets avaient été préparés la veille dans la joie et la bonne humeur et le gibier abattu lors de la dernière chasse. Des centaines de fruits étaient présentés sur des plateaux d’argent, ornant les tables de bois installées et décorées pour l’occasion. Le vin abondait et coulait à flot. La viande, délicieuse, était parfumée d’épices qui lui conféraient un goût unique.

Non seulement les convives, mais aussi toute la nature semblait en fête : les fleurs s’étaient parées de leurs plus beaux atours, revêtant des couleurs vives et joyeuses ; les arbres, fournis d’un feuillage épais et d’un vert éblouissant, accueillaient entre leurs branches le souffle du vent qui, frôlant leur frondaison, composaient un bruissement mélodieux. Venait s’ajouter à cette composition le chant des oiseaux et la douce voix de Laurelin.

Elenwë était resplendissante malgré la fatigue, l’inquiétude et le poids de l’enfant à naître. Elle était entourée de jeunes elfes qui caressaient son ventre et riaient aux éclats tout en dévorant des fruits rouges dont le jus ruisselait le long de leurs mentons.

Dans l’après-midi, alors que la fête battait son plein, épuisée et lasse de ce fourmillement, elle s’éloigna de la grande place et se réfugia dans la cour intérieure du palais où le roi l’accompagna avant de retourner présider les festivités. Mais Anarion ne se rendit pas bien loin car à peine eût-il déposé Elenwë sur sa couche fleurie que déjà les prémices de l’accouchement apparurent.

Il fit appeler Meneldur qui s’empressa d’arriver et qui assista au spectacle le plus extraordinaire qu’il lui fut donner de voir : la naissance de la cinquième fille du dixième roi des Elfes de Lumière qui fit son entrée dans ce monde en riant !

En effet ce petit être riait aux anges, semblant exprimer une joie immense, sans doute véhiculée par les chérubins qui l’avaient éveillé.Ce petit être, d’une pâleur encore si pure, semblait tout ignorer du destin qui l’attendait et de la prophétie qui désormais pesait sur sa vie.

 

Elle reçut pour nom Lalaith, qui signifie « rire ».

 

 

CHAPITRE III

 

Durant les vingt premières années de sa vie de jeune elfe, Lalaith fut une enfant exemplaire. Élève assidue, d’une curiosité inépuisable, elle assistait sans rechigner aux leçons de Meneldur qui fut ravi de constater qu’elle n’avait pas choisi d’emprunter le même chemin que ses sœurs – bien qu’il les eût adorées toutes les quatre.

Elle s’intéressait à beaucoup de disciplines mais ce qu’elle préférait, c’était la littérature et plus particulièrement la poésie. Ainsi, lorsque Lalaith eût terminé de perfectionner sa lecture, elle se mit à apprendre par cœur les poèmes et les contes et légendes de son peuple qu’elle récitait ensuite à ses parents avec une telle ferveur qu’ils ne pouvaient que louer ses efforts, essayant tant bien que mal de dissimuler leur inquiétude devant l’intelligence qui brillait dans ses yeux.

Elle n’avait alors que sept ans.

Cependant, la maturité dont elle faisait déjà preuve la mena à d’étranges découvertes quelques années plus tard.

 

Très intriguée par ses origines et la façon dont les elfes de lumière avaient vécu durant des milliers d’années, elle ne cessait de faire des recherches sur l’histoire de la fondation d’Elenraz, si bien qu’un jour elle s’aperçut que la cité était auréolée d’innombrables mystères : certains faits semblaient manquer, d’autres étaient incohérents et d’autres encore paraissaient avoir été inventés de toutes pièces.

Toutefois, elle garda pour elle ses interrogations.

 

Meneldur tenta de lui enseigner les matières scientifiques et l’astronomie, mais elle n’y entendait rien : en effet, les étoiles ne semblaient pas lui parler de la même manière qu’aux autres élèves – ou bien était-ce elle qui ne les comprenait pas ? Quant aux sciences, elle ne pouvait se persuader de leur exactitude, restant intimement convaincue que certains phénomènes de la nature relevaient de faits inexplicables.

Non assurément, la logique et les explications rationnelles qu’on lui enseignait ne satisfaisaient pas son esprit vif et curieux.

 

Dès qu’elle atteignit l’âge de vingt ans, elle put assister aux cours sur les arts réservés à la gente féminine comme la confection d’habits et d’objets en cuir ou bien encore la préparation de recettes ancestrales, mais elle trouvait toutes ces activités très ennuyeuses et répétitives.

Elle préférait la peinture et la poésie grâce auxquelles ses pensées pouvaient s’évader.

Elle s’était inventé un monde à partir des livres d’aventures poussiéreux qu’elle avait lus après les avoir détrônés des plus hautes étagères de la bibliothèque d’Elenraz sur lesquelles ils se tapissaient, presque invisibles parmi tant d’autres. C’était comme s’ils avaient été cachés là intentionnellement.

Entre leurs lignes, l’on rencontrait des personnages appartenant à d’autres clans : des elfes des bois, ou encore des créatures sombres, maîtres incontestés dans l’art de la magie noire contre laquelle les héros semblaient totalement impuissants…

Et bien qu’elle tenta de se persuader que tout cela n’était que le fruit de l’imagination de quelque poète à l’esprit un peu trop créatif, un murmure en son âme lui chuchotait que c’était réel et que ces êtres existaient bel et bien, tapis quelque part à l’extérieur d’Elenraz.

Elle avait alors une trentaine d’années.

Elle décida dès lors de vouer tout son temps libre à l’apprentissage de la magie et de l’art du combat afin d’être parée à affronter tout danger.

 

Ainsi elle rejoignit le petit groupe d’elfes entraînés par l’un des meilleurs maîtres des armes du royaume et uniquement composé de garçons. Pendant deux années elle en apprit les bases, ne parvenant cependant pas à s’imposer face à ses camarades moqueurs qui accaparaient toute l’attention du gardien de ces savoirs ancestraux. Au bout de ces deux ans elle quitta le groupe et, plus que jamais déterminée à acquérir toutes les compétences qu’un jeune elfe devait posséder pour devenir un guerrier, elle décida de continuer sa pratique seule, munie de son instinct et de sa volonté.

Ainsi après avoir terminé son enseignement quotidien aux élèves qui ne cessaient d’affluer dans la bibliothèque – soulageant le vieux sage dont la patience, bien que légendaire, était parfois rudement mise à l’épreuve – elle partait se réfugier dans une forêt peu fréquentée par les gens du royaume. Elle traversait la campagne, des idées plein la tête et de l’ambition plein l’esprit. La sensation de liberté et d’indépendance qui s’emparait alors de tout son être emplissait son cœur d’une joie immense. Puis elle atteignait enfin ce lieu oublié de tous où les fougères abondaient et où les buissons étaient si fournis et la végétation si dense que nul ne pouvait y deviner sa présence.

Elle s’était fabriqué un arc et s’était taillé des flèches, et bien que leur esthétisme ne fût pas parfait, ils n’en étaient pas moins résistants. Lorsque le soleil se couchait, embrassant les cieux de ses couleurs chatoyantes, Lalaith les dissimulait au pied d’un vieux chêne dont les racines entremêlées et recouvertes de mousse offraient une cachette parfaite. Puis elle rentrait au palais, imprégnée de la senteur des sous-bois.

Pour ne pas éveiller les soupçons quant à ses activités secrètes, elle restait ponctuelle et se rendait chaque matinée auprès de Meneldur pour l’assister. Cependant elle résistait difficilement à l’excitation que l’approche de la mi-journée éveillait en elle et qui marquait la fin de ses longues heures à se languir de la nature.

 

Elle aimait ce calme, cette authenticité, ces odeurs dont elle seule avait le privilège de s’enivrer, et ces bruissements qu’elle seule pouvait entendre. Ce lieu sacré était sa demeure, dans laquelle le poids de ses secrets s’estompait. Il lui offrait des fruits rares et goûteux et des plaisirs tels que le chant d’oiseaux peu communs, ou bien encore le lourd silence de l’exil qui vous étreint le cœur.

Ce silence qui à la fois vous effraie et vous propose son épaule invisible pour pleurer. Ce silence qui fait renaître en votre âme toutes les sensations que la civilisation vous ravit : la solitude, l’aventure, la liberté, ranimant ces désirs primitifs qui sommeillent en vous.

 

Lalaith s’entraîna durant des jours, qui bientôt devinrent des semaines, des mois puis des années, comblant ses envies d’évasion.

Le sifflement de ses flèches puis le choc qu’elles créaient en heurtant leur cible s’étouffaient dans le murmure des bois.

Là, seule, sans personne pour se railler de sa gaucherie, elle ne manquait jamais la cible. Seule, elle se sentait plus forte. Rien ne pouvait l’arrêter.

Elle reprit confiance en elle et s’acharna encore et encore, jusqu’à ce qu’elle en atteignît le cœur, jusqu’à ce que la douleur dans ses bras devînt insupportable sous la tension de son arc trop rigide.

Elle avait également façonné une épée de bois, un objet dont on se serait volontiers moqué puisqu’il ressemblait à tout sauf à une lame de guerrier. Mais la ferveur avec laquelle Lalaith la maniait eût fait taire quiconque eût ri d’elle. Sans relâche elle enchaînait postures et mouvements d’attaque et de défense, sans que personne n’abusât de sa force pour la faire trépasser.

 

Lors d’une après-midi si ensoleillée que les doigts d’Anor parvenaient à transpercer l’épais feuillage des arbres, alors qu’elle combattait contre l’ennemi fictif qu’elle avait inventé pour améliorer sa technique à l’épée, un bout de bois vint réceptionner le coup fatal qu’elle s’apprêtait à asséner à son adversaire. Surprise, elle se retourna et tomba nez à nez avec un elfe un peu plus jeune qu’elle.

« Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? lui demanda-t-elle, si surprise qu’elle en oublia même de baisser sa garde.

_ Je m’appelle Aulendil. Je suis le fils d’un forgeron. Je ne te veux aucun mal. » avoua-t-il en s’apercevant que leurs épées ne s’étaient pas défaites.

Lalaith ôta son arme et la ramena près d’elle. Le jeune elfe reprit alors :

« Mon père et moi habitons dans la dernière maison près du chemin là-bas, répondit-il un peu gêné tout en tendant le bras vers le Sud, désignant ce petit sentier qu’elle empruntait chaque jour.

_ Et…puis-je savoir depuis combien de temps tu m’espionnes Aulendil, fils de forgeron ? s’enquit-elle.

_ Eh bien… hésita-t-il, cela fait plusieurs mois que j’ai remarqué ta présence dans cette forêt et…j’avoue que je n'ai pu contenir plus longtemps ma curiosité. »

Ils passèrent le reste de la journée à se raconter leur histoire – bien que celle-ci fût courte puisqu’ils étaient tous deux encore bien jeunes.

 

Aulendil, qui admirait la patience et la détermination dont faisait preuve Lalaith, proposa de l’aider à s’entraîner. En tant que fils de forgeron, sa connaissance des armes était plus approfondie que celle de n’importe quel guerrier. Il connaissait la substance d’une arme, son âme. Il avait reçu ce don d’entrer en communion avec la matière qu’il façonnait.

Enthousiasmé par l’audace et la résolution de la jeune fille, il lui promit qu’il lui forgerait une excellente épée et qu’ensemble, ils fabriqueraient un arc à la fois maniable et solide dans lequel elle placerait plus de confiance qu’elle ne l’eût fait dans ses propres mains - un arc qui l’accompagnerait durant sa quête.

Ces pensées la ravirent et bientôt, une complicité naquit entre les deux elfes : ils avaient chaviré dans l’amitié sous sa forme la plus pure, auréolée de l’innocence de la jeunesse.

 

Ils s’entraînèrent ainsi durant plusieurs mois, et les mois devinrent des années. L’épée qu’Aulendil avait forgée à Lalaith était légère et, lorsque sa propre arme l’effleurait, le grincement que l’on entendait de coutume se muait en un tintement mélodieux. La jeune elfe ne semblait jamais vouloir cesser l’entraînement, et pour cause, elle progressait de jour en jour.

« Avec qui as-tu appris à te battre ? demanda-t-elle un jour à Aulendil.

_ C’est mon père qui m’a enseigné tout ce que je sais. Malgré cela et le métier qui est le mien je n’ai guère le cœur à l’aventure ni au combat, mais avec toi, Lalaith, toi et ta joie de vivre, ton rire dont les échos font revivre l’univers tout entier et cette liberté qui t’est si chère… Je me sens comme réveillé d’un songe qui dure depuis bien trop longtemps.»

Lalaith rougit. Elle n’était pas habituée à de tels compliments et ne savait pas comment les interpréter.

« Aulendil, tu es mon ami et je ne veux pas rompre ces sentiments qui nous lient, ni qu’ils n’évoluent vers quelque chose de plus intime. Je -

_ Je ne le souhaite pas non plus, l’interrompit-il. Tu es extraordinaire Lalaith, mais bien loin d’Elenraz demeure celle que je chérirai, je te l’assure. »

 

Ces dernières paroles éveillèrent à nouveau les doutes qui hantaient Lalaith au sujet de la cité, de son peuple et de ses secrets. Pourtant, elle décida pour lors de ne pas lui en toucher mot. Elle se contenta de lui sourire aussi innocemment que possible, feignant l’ignorance.

 

Ils continuèrent de se retrouver jour après jour, et Lalaith avait maintenant l’allure d’une vraie guerrière. Souvent vêtue d’une tunique vert olive en lin, de collants de couleur claire et de bottes en cuir marron dont les nuances se confondaient avec celles de la nature, elle se battait avec ardeur et férocité, ce qui lui valut plusieurs victoires sur son adversaire fier des progrès qu’elle avait réalisés grâce à leurs entraînements.

Elle supplia Aulendil de lui en apprendre davantage.

Il lui enseigna donc le combat au bâton, beaucoup plus subtil qu’avec une lame. D’abord il fallait choisir un bois très résistant mais léger afin qu’il restât le plus maniable possible. Ensuite, le polir afin d’en ôter toute trace d’écorce et de rugosité pour ne point se blesser. Et enfin, comme l’on se devait de le faire avec chaque outil de guerre, ne faire qu’un avec lui, s’imprégner de sa force naturelle et lui transmettre les pensées à l’initiative de ses gestes. La connexion ainsi établie, de simples mouvements se métamorphosaient en une danse où chaque attaque, chaque position de défense, définissaient la victoire ou la reddition.

C’était un art du combat qui remontait à des temps immémoriaux.

Comment le fils d’un simple forgeron en connaissait-il la pratique ? Qui lui avait enseigné tout cela ?

Décidément, les savoirs d’Aulendil étaient bien plus étendus qu’elle ne pouvait l’imaginer.

 

Durant plusieurs années Lalaith se battit contre Aulendil, sans que jamais personne ne se doutât de ce secret qu’elle se gardait bien de divulguer. Elle lui en demandait toujours plus, jusqu’à épuiser ses connaissances de combat, si bien qu’ils finirent par s’entraîner à la lutte à mains nues. Mais il était difficile pour Lalaith de s’opposer à son adversaire dont la force était immense.

 

Un beau jour, ne pouvant demeurer plus longtemps dans l’ignorance, Lalaith interrogea son ami :

« Aulendil, cela fait maintenant bien longtemps que l’on se connaît, que l’on se voit tous les jours de la saison douce, que l’on se confie nos… »

Là, elle se tut, hésitant à prononcer le mot « secrets » car sans doute en possédait-elle tout autant que lui.

Elle resta silencieuse, l’esprit confus.

Que pouvait-elle bien lui dire ? Devait-elle lui avouer qu’elle n’était pas aussi crédule que tous les autres citoyens ? Qu’elle savait qu’il y avait un monde en dehors d’Elenraz et qu’elle savait que lui aussi était dans la confidence de cet ailleurs ?

« Il y a bien des sujets que je n’ai osé aborder avec toi Lalaith, bien des secrets que je garde enfouis tout au fond de mon cœur en attendant de les partager avec quelqu’un digne de confiance, confessa-t-il.

_ Ne suis-je pas digne de ta confiance Aulendil ? Après toutes ces années ? Ne peux-tu donc me dire ce que tu sais ? l’interrogea-t-elle, son regard si pénétrant que lorsqu’elle le plongea dans celui de son ami, ce-dernier ne put lutter plus longtemps.

_ Dis-moi d’abord les tiens et je t’avouerai les miens. » répondit-il calmement.

Mais en voyant qu’elle n’osait parler, il la rassura :

« Lalaith, je sais qu’il y a des intentions derrière ton désir d’apprendre à te battre. Je ne saurais deviner lesquelles mais ce que je peux affirmer, c’est que toi aussi tu sais…

_ Il y a un monde en dehors de la cité de lumière, déclara-t-elle. Un monde dont on nous cache l’existence. Tu le sais n’est-ce pas ? s’empressa-t-elle de lui demander, par peur que le cœur du jeune forgeron ne se refermât à jamais et ne gardât ainsi tous ces mystères auxquels il semblait avoir des réponses.

_ En effet…répondit-il, trahissant les promesses qu’il avait faites de ne parler à personne de ce qu’on lui avait confié.

_ Je m’en doutais ! s’exclama-t-elle d’un ton presque satisfait. Je l’ai su dès lors que tu as évoqué ta promise. Comment es-tu au courant de l’existence de ce monde hors des murs de notre cité ? Qui t’a transmis ce savoir puisque nul n’est sensé le partager ?

_ Ma mère avait hérité du don de lire dans les étoiles. Ce fut ainsi qu’elle me dit dans un dernier soupir que ma bien-aimée demeurait à Sylvana, la cité des elfes des bois. Dès lors je me résignai à vivre dans la solitude, ne pouvant m’aventurer en dehors de mon propre royaume par peur de le détruire.

_ Pourquoi dis-tu cela mon ami ? Pourquoi votre amour détruirait-il Elenraz ?

_ Parce que les elfes des bois sont nos ennemis Lalaith. Ne le savais-tu pas ? »

Honteuse, elle baissa la tête. Une larme ruissela sur sa joue, teintée de tristesse pour son ami qui avait décidé de sacrifier son bonheur pour la prospérité de son clan. Elle se sentit soudain si égoïste.

« Ne pleure pas Lalaith, tu n’y es pour rien. Tu ne savais même pas que d’autres peuples existaient en ce monde.

_ Oh si je le savais, rétorqua-t-elle. J’ai lu des récits d’aventuriers qui racontaient leur séjour dans de lointaines forêts. J’ai lu des histoires d’elfes sylvains et d’êtres cruels, et dès lors que j’ai posé mes yeux sur les lignes écrites par ces héros du peuple de lumière, de notre peuple, j’ai cru en leurs mots. J’ai cherché, j’ai fouillé, j’ai feuilleté tous les manuscrits de la bibliothèque mais je n’y ai rien trouvé du tout. Le doute s’est alors installé en mon esprit, mais j’ai préféré ne mettre personne au courant de mes suspicions… Jusqu’à aujourd’hui. »

Aulendil se sentit à la fois flatté de la confiance que lui accordait Lalaith, mais attristé de ce qu’elle éveillait en son esprit :

« Lalaith, nous ne devons plus parler de cela, je t’en prie. C’est contre les lois de la cité, tenta-t-il de la raisonner.

_ Quelles lois ? Il n’y a aucune loi puisque personne ne sait à part toi et moi, ainsi que tous ceux qui dissimulent la vérité ! s’indigna-t-elle.

_ Mais c’est dans le seul but de protéger Elenraz ! Comprends-tu qu’il est important que cela reste entre nous ? Ta fougue et ta résignation nuisent à ta raison, affirma-t-il avec sagesse.

_ Qu’ont-ils fait de si horrible pour que notre peuple les haïsse autant ? Pour qu’on nous cache leur existence ? Répondit-elle, l’âme emplie d’amertume.

_ Cela je ne puis te le dire. Je ne sais rien de plus mon amie. Je t’en prie, cesse de nous tourmenter ainsi. Je ne veux qu’une chose : oublier. Car l’amour de deux ennemis est impossible. »

Aulendil ramassa ses affaires et, la tête baissée, les yeux remplis de larmes, partit sans même se retourner.

Les rires qui jadis avaient résonné dans cet endroit se muèrent en pleurs.

En son esprit régnait la confusion : Lalaith n’acceptait pas de demeurer ainsi dans l’ignorance. Elle devait en apprendre plus. Mais la peine d’Aulendil réfrénait son élan ; son ami éveillait en son cœur un chagrin immense dont elle se sentait coupable.

 

Ce fut ainsi que leurs rencontres s’espacèrent.

Lalaith se rendait tous les jours dans leur sanctuaire sylvestre, mais bientôt, son compagnon ne l’y rejoignit plus. Elle n’osait cependant aller l’importuner dans sa demeure, de crainte de n’envenimer sa tristesse.

Elle passa des années à l’attendre, sa détermination et sa combativité s’évanouissant avec l’insouciance de sa jeunesse. Elle ne s’entraînait plus ; elle n’avait plus rien à apprendre – du moins était-ce ce qu’elle croyait. Elle se contentait d’errer quelques heures dans la forêt, ressassant les souvenirs de l’époque où Aulendil et elle riaient aux éclats, égayant la nature par leur joie de vivre, les pensées douloureuses d’un amour impossible bien loin des instants de bonheur qu’ils partageaient alors.

Elle ne pouvait accepter de le voir ainsi rongé par de tels maux.

 

Le jour de sa quatre-vingt dix huitième année, lorsqu’enfin elle réalisa qu’elle se rapprochait sans cesse du moment où elle deviendrait adulte et devrait choisir un époux, elle prit la décision de tout mettre en œuvre pour les sauver tous les deux.

Elle entreprit de nouvelles rechercheset découvrit les traces de ce monde à l’extérieur de la cité de lumière.

 

En effet, un jour qu’elle se rendit à la bibliothèque à une heure plus tardive que de coutume, elle surprit le roi et son mage pénétrant dans une pièce secrète derrière des étagères sur lesquelles étaient rangés des grimoires poussiéreux sur les plantes et la magie.

C’était un signe des dieux !

Elle se rendit compte qu’elle avait complètement délaissé ce type d’ouvrage, qu’elle ne connaissait pas grand-chose des herbes ni de leurs vertus et qu’elle ne s’était jusqu’alors que très peu intéressée à la magie. Il lui restait deux années avant d’acquérir tout le savoir relatif à ces deux disciplines, après quoi elle aurait à assumer des responsabilités d’épouse et de mère auprès d’un parfait inconnu, et cette perspective ne la réjouissait guère.

Prise d’une excitation qu’elle ne pouvait contenir, elle décida de quitter les lieux avant que quelqu’un ne la surprît. Discrètement, elle s’empara de quelques-uns de ces manuels avant de s’éclipser sur la pointe des pieds.

 

Le lendemain de son étonnante découverte, elle partit s’isoler dans sa forêt. Elle ne prévint pas Aulendil, sous peine de lui infliger à nouveau de la souffrance et, le cœur serré de ne pouvoir partager de tels moments avec son ami, lança un regard plein de regrets sur la maisonnette accolée à la forge où ce dernier travaillait avec son père.

Le bruit de métal envahissait l’atmosphère et dans les chocs que recevaient les lames bouillantes, l’on entendait la douleur qu’Aulendil tentait d’anéantir. Lalaith poursuivit son chemin jusqu’à l’orée des bois où elle s’arrêta un instant, contemplant la campagne derrière elle, avançant vers un avenir incertain.

Munie de quelques supports d’écriture, d’une plume et d’encre qu’elle avait empruntés, elle s’assit sur un tapis de feuilles. En guise de table, elle utilisa un tronc d’arbre qui n’avait pas résisté aux souffles ardents de vents orageux.

Confortablement installée, elle ouvrit le manuel sur les plantes et s’empressa de recopier les informations qu’elle trouvait utiles et nécessaires.

Elle apprit ainsi que certaines herbes avaient des propriétés de guérison lorsqu’on les associait à d’autres, et que certaines au contraire étaient un véritable poison si l’on venait à les ingérer. Il y en avait qui protégeaient des mauvais esprits et d’autres qui exacerbaient les pouvoirs psychiques. Il existait également des fleurs avec lesquelles on pouvait préparer des philtres d’amour, et d’autres avec lesquelles on pouvait se défaire de son emprise ou de quelque autre envoûtement. Leurs noms étaient classés par ordre alphabétique et un dessin figurait à côté de chaque description afin de les reconnaître, car certaines se ressemblaient – cependant, leurs effets n’étaient pas les mêmes.

Ces travaux lui prenaient énormément de temps, et, au sortir de la saison douce, elle dût se résigner à se séparer du manuscrit, n’ayant pris connaissance que de la moitié de son contenu et ne pouvant prendre le risque de le cacher dans les bois.

Ainsi elle dissimula le fruit de son ouvrage dans sa chambre où elle savait que nul ne le trouverait, et replaça discrètement le précieux manuel sur son étagère à la bibliothèque.

 

Lorsque le printemps arriva, Lalaith sentit un changement en elle : l’impatience et l’ennui qui l’avaient envahie durant cet hiver rigoureux se métamorphosèrent en excitation et en soif d’apprendre. Elle guetta l’instant où nul ne pourrait la surprendre et courut chercher le grimoire auquel elle avait tant rêvé durant cette longue période. Elle s’en saisit, le serra contre son cœur tel un joyau que l’on eût perdu puis retrouvé, et, le dissimulant sous sa cape légère, elle s’enfuit vers son havre de paix.