La Résilience du Phoenix - Tome 2 - Virginie Bardot - E-Book

La Résilience du Phoenix - Tome 2 E-Book

Virginie Bardot

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Beschreibung

L’aventure se poursuit pour Jessica et Joshua au sein de la clinique des Pins, institut spécialisé dans le traitement des psychotraumatismes. Ils devront faire preuve d’ingéniosité pour accompagner les jeunes âmes perdues entre leurs propres maux et ceux hérités des générations précédentes. Nos deux psychiatres tenteront de démêler les nœuds afin que le passé retrouve sa place, que le présent s’apaise et s’ouvre à un futur différent.

Arriveront-ils à poursuivre leur collaboration ? Ou la complexité de leur relation finira-t-elle par les conduire sur des chemins différents ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Ce roman psychologique aborde le pouvoir des traumatismes transgénérationnels dans une famille. Virginie Bardot, pédopsychiatre et psychothérapeute, propose au lecteur d’entrer dans les coulisses de la thérapie afin de découvrir comment celle-ci peut guérir les blessures et offrir une autre issue que la répétition des traumatismes psychiques d’une génération à l’autre.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Virginie Bardot

La Résilience du Phoenix

Les Membres Fantômes

Tome2

Prologue

Pour éviter de revivre ce à quoi son passé l’a confronté, le docteur Joshua Bayne a eu l’idée, il y a quelques années, de fonder une clinique pour soigner des jeunes souffrant de traumatismes complexes. Ce lieu, à la pointe des techniques de thérapies centrées sur le psychotraumatisme, a incité le docteur Jessica Lestrie à rejoindre l’aventure.

Dans ce nouvel environnement, Jessica trouve peu à peu ses marques. Elle y rencontre notamment Gérard, un vieux monsieur qui possède une écurie à proximité du centre, et dont les chevaux se révèlent être une grande ressource pour la jeune femme lorsqu’elle est confrontée à des entretiens particulièrement éprouvants. Progressivement, une tendre affection se tisse entre elle et Gérard, qui de bourru finit par dévoiler son cœur tendre.

Au sein de la clinique des Pins, une belle synergie s’installe entre Joshua et Jessica. Elle montre rapidement des effets bénéfiques dans l’accompagnement des jeunes hospitalisés. Mais, au fur et à mesure des mois passés ensemble, leur relation se complexifie. Heureusement, les deux psychiatres peuvent compter sur Kilian, le kinésithérapeute du centre, et surtout leur ami, pour éviter que les flammes entre eux ne se transforment en véritable incendie.

C’est ainsi que Jessica met tout son talent de thérapeute au service des patients, alternant entre des temps d’entretien individuel, de thérapie de groupe ou encore de thérapie familiale dans un seul et même objectif : retrouver le chemin de la résilience. Pas toujours de tout repos, mais quand l’issue est favorable, elle se rappelle à quel point son métier a du sens et combien elle l’aime.

Chapitre 1

L’esprit de Jessica s’évada quelques instants en prenant conscience de la date inscrite sur le cahier de liaison qu’elle tenait dans ses mains. « Un an déjà. Que le temps passe vite ! » Sa réflexion fut accompagnée d’une légère pointe de nostalgie qui s’installa au creux de sa poitrine.

En effet, un an auparavant, jour pour jour, elle avait franchi pour la première fois le seuil de la clinique des Pins. Mais le moment n’était pas opportun pour se plonger dans une introspection. Elle força son attention à se focaliser sur la salle dans laquelle elle avait rejoint ses collègues pour la réunion habituelle du lundi matin. Un temps essentiel qui permettait de préparer la semaine tout en faisant un point sur l’état de santé des patients hospitalisés.

Après la réunion, ses pas la dirigèrent naturellement vers le pré aux chevaux. L’humeur morose qui l’accompagnait depuis le matin lui donna l’envie de cette petite parenthèse, comme un moyen de réaliser la synthèse de cette première année.

Un bilan relativement positif tant professionnel que personnel. De belles rencontres. La stabilité qu’elle était venue chercher dans ce petit coin de campagne. Presque un père d’adoption en la personne de Gérard. Sa relation avec Joshua qui s’était simplifiée au cours des mois. Une belle complicité dont les résultats sur le plan professionnel s’avéraient très positifs. Malgré quelques échanges mouvementés, ils avaient fini par trouver leur rythme de croisière. Leur amitié s’était renforcée en s’occupant ensemble de Gérard. Une personne qui comptait autant pour l’un comme pour l’autre et pour qui, ils s’inquiétaient chaque jour davantage.

Ce week-end, c’était au tour de Joshua de prendre soin du vieux monsieur. Sa toux ne s’améliorait pas depuis presque trois mois maintenant. Et restant conforme à son tempérament, Gérard refusait catégoriquement d’être hospitalisé malgré l’avis du pneumologue. Joshua et Jessica avaient tenté diverses approches pour lui faire entendre raison, sans résultat. Ils avaient fini par déposer les armes et s’organiser pour veiller sur lui et l’aider dans son quotidien. En effet, malgré sa faiblesse physique actuelle, son caractère abrupt avait eu raison des aides extérieures. « Quelle tête de mule, se dit-elle en riant. La pire que je connaisse. »

Jessica sentit une présence derrière elle. Se retournant, elle vit Joshua approcher.

–Comment va Gérard ? demanda-t-elle.

–Son état est stable. Mais il mange peu. Si ça se prolonge, ça risque d’être compliqué de le maintenir à domicile.

–Je lui ai fait une bonne soupe comme il les aime. Je lui en apporterai ce soir. Cela devrait le motiver un peu plus. Il ne sait pas me dire non de toute façon, ajouta-t-elle avec un air espiègle.

–Peu de gens y arrive, surtout pour ta soupe… répliqua Joshua sur le même ton.

–J’en ai fait pour un régiment, si tu veux te joindre à nous, tu es le bienvenu.

–Je verrai selon l’heure à laquelle je termine. Merci pour l’invitation.

Le ton de la plaisanterie que Jessica venait d’utiliser ne reflétait absolument pas son état intérieur. Elle était de plus en plus préoccupée par l’état de Gérard. Et ce week-end, elle avait résisté pour ne pas prendre de nouvelles. Une manière de lutter contre ses prémonitions ou d’éviter d’être à l’origine d’une prophétie auto réalisatrice… elle se sentait ridicule, mais ne pouvait s’empêcher d’avoir ce genre de pensées.

Le soir, elle rejoignit Gérard à son domicile. Elle voulait passer le voir à l’heure du déjeuner, mais une urgence l’en avait empêchée.

–Comment ça va ? demanda-t-elle en embrassant chaleureusement le vieux monsieur sur la joue.

–Je n’ai pas encore passé l’arme à gauche, comme tu peux le constater, exprima-t-il d’un ton bourru.

–Toujours aussi charmant…. Pas étonnant que toutes les auxiliaires aient fui dès leur premierjour.

Elle accompagna sa répartie d’une grimace et n’attendant pas la riposte de son hôte, elle poursuivit :

–Je vous ai ramené une soupe. Faite avec les légumes du jardin. Obligation de boire un bol minimum. Je n’accepterai aucun refus.

–Je vois que Joshua vous a déjà fait le compte-rendu du week-end. Je ne sais pas pourquoi il s’inquiète autant.

–Vous avez besoin de force pour combattre la maladie.

–Et qui dit que j’ai envie de la combattre ? Je suis certain que ma Laura sera ravie de retrouver son vieux père.

Avant que Jessica ne puisse répondre, quelqu’un frappa à la porte et entra. La tête de Joshua se dessina dans l’entrebâillement.

–J’ai pu me libérer pour venir manger avec vous, dit-il avec un large sourire qui contrastait avec l’ambiance de la maison.

Devant le silence qui se prolongeait, Joshua interrogea Jessica du regard. La tristesse de son visage lui répondit, au moment où une quinte de toux souleva la poitrine du vieux monsieur.

–Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta Joshua.

–Je viens d’expliquer à Jessica que j’en avais marre de me battre et que je songeais à rejoindre Laura, répondit Gérard une fois qu’il put respirer.

–Pourquoi est-ce que tu dis ça, Gérard ? L’infection est en train de se résorber. Tu as encore quelques belles années devant toi.

–Peut-être. Pourtant cette nuit, j’ai fait un drôle de rêve. Laura était au bout du chemin, elle me tendait les bras. Ça semble ridicule, mais je me sentais tellement bien. Ça paraissait si réel… Si le repos éternel me saisissait dans mon sommeil, je ne serais pas malheureux de ne plus jamais me réveiller.

Jessica ne savait trop quoi dire, elle laissa Joshua gérer la situation.

–D’accord, alors laissons le destin décider et faisons honneur à la délicieuse soupe que Jessica nous a préparée. D’autant que j’ai entendu dire qu’il fallait de l’énergie pour monter au ciel. Si le périple est pour ce soir, autant mettre toutes les chances de ton côté !

–Bonne idée, répondit Gérard qui sembla convaincu par l’argument de Joshua.

Le repas se passa sur un ton plus léger. Gérard plaisanta au sujet du palefrenier qu’il avait engagé pour s’occuper de ses chevaux. Il lui en faisait voir de toutes les couleurs quand il venait voir ses bêtes, mais le jeune homme tenait bon.

Rapidement après le repas, Gérard quitta la table pour aller se coucher. Avant de quitter les lieux, Jessica et Joshua prirent le temps de faire la vaisselle, de ranger les affaires et préparer le petit déjeuner de Gérard pour le lendemain.

–Ça va ? demanda Joshua. Tu n’as quasiment pas dit un mot de la soirée.

–L’état de Gérard me préoccupe. C’est la première fois qu’il tient des propos aussi sombres. Lui qui est tellement vivant habituellement.

–Je comprends que ça te remue. Mais il voit son autonomie chuter, sa respiration l’handicape de plus en plus malgré les traitements. Il sent qu’il perd le contrôle. Parfois, ça aide de pouvoir parler de lamort…

–Je sais. Mais je crois que je ne suis pas prête à le laisser partir, exprima Jessica en laissant une larme s’échapper.

–Moi non plus, souffla Joshua en s’approchant d’elle.

–Mais au moins, tu as su lui répondre… je me suis sentie complètement démunie.

Son regard embué implorait du réconfort. Face à la détresse de la jeune femme, Joshua ressentit le besoin de la prendre dans ses bras. Sentant son corps lui répondre favorablement, il l’enlaça, la serrant fort contre lui. Ils étaient comme deux naufragés, partageant la même bouée.

Quelques instants plus tard, Joshua desserra son étreinte. Son regard plongea dans celui de Jessica, en même temps que sa main essuya la larme qui roulait sur sa joue. Subitement, l’atmosphère s’électrisa. Le cœur de Joshua brûlait littéralement au contact de la peau de la jeune femme et des frissons lui parcouraient le dos.

Comme aimanté, un besoin irrépressible le poussa à pencher la tête à la rencontre des lèvres de celle-ci. Le baiser d’abord timide se transforma en une vague passionnée à laquelle Jessica répondit presque instantanément. Sa bouche s’entrouvrit plus généreusement, pendant que leurs deux corps collés l’un à l’autre réagissaient avec la même intensité. Comme s’ils voulaient fusionner, ils se retrouvèrent emportés par la puissance de l’émotion qui les submergeait. Les barrières s’étaient enfin effondrées, laissant toute la tension accumulée cette dernière année s’exprimer. De délicieux spasmes parcouraient le ventre de Jessica, l’entraînant dans un autre monde.

Son esprit enivré ne comprit pas tout de suite le vide qui suivit. Brutalement, Joshua s’était détaché d’elle. Elle eut l’impression qu’on lui arrachait le cœur. La brume dans son cerveau ne lui permit pas tout de suite de saisir le sens des paroles qu’elle entendit, comme si elles sortaient du tréfonds des Enfers.

–Désolé. C’était une mauvaise idée.

Ces quelques mots furent suivis d’un claquement de porte, laissant Jessica pantelante, totalement déboussolée par ce qui venait de se produire.

Après quelques minutes sans réaction, son cerveau se reconnecta. En mode survie. Elle comprit que son vœux avait été exaucé avant de la laisser l’âme meurtrie et le cœur détruit. Ravalant le torrent de larmes qui menaçait de briser ses dernières protections, elle chevaucha sa Fireblade tel un automate. Ce jour-là, elle établit un record de vitesse entre l’institut et sa maison. Mais la prudence était secondaire, elle voulait retrouver la sécurité de son foyer pour pouvoir laisser sa douleur s’exprimer librement.

Arrivée chez elle, elle s’effondra sur le canapé. Les larmes se transformèrent en hoquets de désespoir. « Comment avait-elle pu être aussi naïve ? Et lui, comment avait-il pu profiter de la situation ? » Elle avait conscience que ce n’était pas un simple baiser de réconfort. L’intensité du moment s’était imprimée en elle, comme tatouée sur sa peau, gravée dans son ventre. Il ne pouvait pas avoir fait semblant. Mais alors, pourquoi être parti aussi rapidement ? Comme un voleur.

Elle se remémora les quelques mots prononcés avant son départ. « Désolé. C’était une mauvaise idée…Qu’est-ce que cela signifie ? ». Les pleurs finirent par se tarir. Elle se servit un thé brûlant pour combattre l’incendie qui la consumait intérieurement. Guérir le mal par le mal. Puis elle prit une douche pour chasser l’odeur de Joshua sur sa peau et alla se coucher. Après la violence des émotions qu’elle venait de vivre, elle sombra dans un sommeil sansrêve.

Chapitre2

Le lendemain, Joshua était absent pour la journée. Maigre consolation pour Jessica, mais c’était toujours mieux que rien car elle ne se sentait pas encore assez forte pour lui faireface.

Pas un message. Silence radio. Il n’avait pas cherché à expliquer son geste. Sa dernière phrase résonnait toujours dans la tête de la jeune femme, provoquant chaque fois des haut-le-cœur. Elle tentait désespérément de chasser ce souvenir et faire comme si cela n’avait existé que dans son imagination. Enfin en théorie… La lucidité de son cerveau n’empêchait pas la farandole des ruminations.

Jessica savait que son collègue était un handicapé des sentiments, qu’il n’y avait pas de place à ses côtés. Les lueurs d’espoir ressenties au court de l’année précédente avaient rapidement été étouffées par l’air glacial qui y avait succédé. Même son cœur s’était fait une raison et cela avait été très profitable pour le climat de travail. « Arrête de te torturer, c’est son choix. » se réprimanda-t-elle.

Elle essaya de se convaincre que l’intimité partagée la veille ne signifiait rien et que les derniers mots de Joshua n’avaient fait que confirmer son ressenti. D’ici quelque temps, ce baiser deviendrait le point final à tous ses questionnements. Elle le sentait, ou tout du moins l’espérait. Ils s’entendaient à merveille. Les attentes de Joshua les concernant étaient plus que limpides. A elle de tourner la page et d’éviter que cet épisode ne détruise tout. Elle se le devait.

Le soir-même, Joshua passa voir Gérard. Heureusement qu’ils s’étaient déjà réparti les jours avec Jessica car il n’avait pas la force de se confronter au regard de sa collègue. La souffrance qu’il avait entrevue sur son visage juste avant de partir l’avait hanté une bonne partie de la nuit. Il ne se sentait pas prêt à la revoir dans le réel. Mais il devait retourner voir Gérard. Prendre le temps de discuter du sujet abordé la veille.

A son arrivée, Joshua découvrit un tout autre personnage. Gérard avait repris des couleurs et son envie de vivre était revenue comme par magie.

–Vous n’allez pas vous débarrasser de moi aussi facilement ! Je me suis trompé ce n’est pas encore mon heure.

–Et qu’est-ce qui t’a remis les idées en place ? demanda Joshua, surpris de ce revirement de situation.

–Vous avez trop besoin de moi, répondit ce dernier avec un air mystérieux.

Joshua gêné n’osa pas lui poser davantage de questions, craignant que Gérard ne les ait surpris la veille au soir. Mais le doute fut instantanément levé :

–Ma chère Flicka attend un poulain!

–Ah, répondit Joshua, soulagé.

–Et le médecin est passé tout à l’heure pour changer mes antibiotiques. J’ai promis à Flicka que je serai là pour mettre son bébé au monde. Donc je vais suivre le traitement. J’ai même demandé à Kilian de passer pour faire de la kiné.

–Incroyable !

L’étonnement et le soulagement se disputaient la première place dans le cœur de Joshua. Malgré sa réticence à contacter Jessica, il lui envoya un message pour la prévenir du revirement de situation et pour la rassurer. Message qui demeura sans réponse.

∞∞∞

Deux jours après s’être enfui de chez Gérard, Joshua arriva avec appréhension à l’institut. A sa surprise, Jessica l’accueillit chaleureusement, comme s’il ne s’était rien passé. Un sentiment étrange s’insinua en lui, mêlant soulagement et peine.

–Tu vas être ravi de la nouvelle, commença Jessica avec une expression étrange.

–Dis-moi, dit-il un peu inquiet.

–Arnaud vient de faire une demande pour une nouvelle hospitalisation.

–Et ?

–Je reprends ses termes. Il souhaite qu’on l’aide « à reprendre sa vie en mains pour offrir le meilleur à son fils ».

–Il est père ? demanda Joshua, surpris par la nouvelle.

–Pas encore, dans quelques mois. D’où sa demande « urgente ». Je lui ai dit que tu le rappellerais pour voir aveclui.

–D’accord, je le contacte dès aujourd’hui pour lui donner un rendez-vous au plusvite.

A peine eut-elle prononcé ces mots que Jessica s’éloigna de Joshua. Elle avait réussi à maintenir un semblant de sérénité, mais la proximité de son corps était encore difficile à supporter. « Comment vais-je pouvoir continuer à travailler ici, si sa présence me perturbe autant… » s’inquiéta-t-elle. Elle se visualisa le soir même en train de courir dans la forêt non loin de chez elle. Cela eut pour effet de soulager un temps le chaos de son cœur.

Elle se plongea ensuite dans la préparation de son prochain groupe, histoire de se changer les idées. Depuis quelques semaines, les jeunes du groupe travaillaient sur le thème des croyances et des valeurs, questionnant notamment le sens de leur vie.

Chapitre3

Le lundi en arrivant devant son bureau, Joshua reconnut une silhouette familière.

–Bonjour Doc. Ça fait longtemps ! Quelque part je suis assez content de vous revoir. Et ce qui me rassure c’est que ce sont toujours les mêmes médecins, exprima Arnaud en regardant autour de lui comme pour valider son propos.

–Bonjour Arnaud. Ça me fait également plaisir de te revoir. Vas-y, entre dans mon bureau.

Joshua laissa à Arnaud le temps de s’installer sur son siège avant de lui demander les raisons pour lesquelles il souhaitait revenir à l’institut.

–Comme je vous l’ai dit au téléphone, je vais bientôt être papa. Le bébé est prévu pour dans cinq mois environ. Depuis que j’ai appris la nouvelle, j’ai vraiment la trouille. Attention, je suis super content. On n’avait pas prévu que ce serait maintenant, mais on sait avec Elsa… Elsa c’est ma copine… On savait qu’on voulait construire une famille tous les deux. On ne voulait pas forcément que ça arrive tout de suite… Bon je vous passe les détails. En attendant le bébé va arriver et moi il faut que j’assure. Je veux être à la hauteur pour lui et aussi pour Elsa. C’est grâce à elle que je vais aussi bien. A vous aussi bien sûr. Mais avec elle j’ai recommencé un nouveau départ. Bref, c’est un peu confus tout ce que je vous raconte.

–Non, non, je crois avoir compris l’essentiel. Et aujourd’hui qu’est-ce que tu attendrais d’une hospitalisation ? questionna Joshua.

–Ben depuis l’annonce de la grossesse, il y a certains fantômes qui reviennent me hanter. Et ça me donne très envie de reprendre mes mauvaises habitudes…

–C’est-à-dire ?

–Je recommence à jouer de plus en plus, même si Elsa n’arrête pas de me dire de faire attention. Et la semaine dernière, j’ai rappelé un ancien camarade… c’était mon dealer. Je sais que je suis sur la corde raide. Si Elsa n’avait pas été là, j’aurais pas réussi à me retenir. Je sais au fond de moi que ce serait la pire des bêtises. Mais c’est tellement dur de lutter… C’est pour ça que je suis là. Je ne veux pas retomber dans cette spirale, ni faire porter tout ça à Elsa. Et surtout je veux être prêt quand le bébé arrivera. Elle me soutient dans mon choix. C’est vraiment quelqu’un de bien, ajouta Arnaud d’une voix touchante.

–Depuis quand est-ce que tu sens que les choses sont plus compliquées ?

–Après la sortie d’hospitalisation, j’ai eu quelques moments difficiles. Mais globalement j’ai toujours réussi à retomber sur mes pieds. Un collègue de ma mère a un fils qui montait sa boîte de communication. Il m’a offert un poste. Au début, c’était plutôt du dépannage mais depuis quelques mois je suis salarié. Ça se passe très bien. J’ai de nouvelles responsabilités depuis peu. Il est content du travail que je fournis.

–Toutes mes félicitations, exprima Joshua avec un sourire admiratif.

–Et il y a quelques mois, j’ai rencontré Elsa. Ça a matché direct. Comme je vous l’ai dit, le bébé n’était pas prévu si tôt mais on est super contents tous les deux. Le seul point noir, ce sont les fantômes.

–Est-ce que tu peux m’en dire plus au sujet des fantômes ?

–C’est un peu compliqué à expliquer, répondit Arnaud en se tortillant sur son siège. J’aimerais qu’on prenne le temps d’en parler quand je serai ici, si ça ne vous dérangepas.

–D’accord, je comprends. Et tu envisages une hospitalisation à quel moment ?

–Dès que possible. Je veux vraiment me donner toutes les chances d’y arriver. Et c’est bon pour mon patron aussi. Il est au courant et me soutient dans cette décision. On a d’ailleurs trouvé quelqu’un pour me remplacer le temps nécessaire.

–Quelle organisation ! J’avais moi-même anticipé en te réservant une place. Il me semble que tu habites assez loin donc si tu le souhaites, ton séjour ici peut débuter dès aujourd’hui.

–Merci Docteur Bayne, répondit Arnaud avec un visage visiblement soulagé.

–De rien. Je te laisse installer tes affaires et faire ton entrée administrative et nous nous reverrons un peu plus tard pour définir tes temps desoin.

L’après-midi, Joshua proposa à Arnaud de poursuivre l’entretien pour établir ses attentes concernant le temps d’hospitalisation. A sa demande, Jessica accepta de participer à l’entretien. Elle prit soin de rester en retrait en se focalisant sur les propos du jeune homme.

–Comment tu te sens Arnaud ? questionna Joshua en le voyant à nouveau se tortiller dans son fauteuil.

–Je n'ai jamais osé en parler, mais si je vous ai vraiment demandé cette hospitalisation c'est officiellement pour le cannabis et les problèmes de jeux mais en fait c'est… que… euh… je sais pas trop comment dire… euh… il y a des trucs bizarres qui se passent chezmoi.

–Quand tu dis « il y a des trucs bizarres qui se passent chez moi », est-ce que tu peux nous expliquer ce qu’il se passe ? demanda Joshua.

–Je sais pas trop comment vous dire ça. Je veux pas que vous me preniez pour un fou… En fait j'ai jamais osé en parler avant…

–Est-ce qu'on peut partir du principe que si tu nous as recontactés, c'est que tu nous fais suffisamment confiance pour qu’on en parle ? Et que tu es venu chercher de l'aide avec cette nouvelle hospitalisation par rapport à ces choses bizarres qui se passent cheztoi ?

Arnaud hocha la tête. Son corps s’était désormais figé, droit comme un piquet. Tous ses sens en alerte.

–Alors peut-être que c'est le bon moment pour t'autoriser à parler de ce que tu n'as jamais osé dire avant, poursuivit Joshua avec une voix très douce.

Arnaud regarda Jessica qui lui sourit en retour en signe d'encouragement.

–En fait il m'arrive des trucs trop, trop chelou. Je saurais pas trop dire quoi, mais genre vraiment bizarre. Parfois, j'ai l'impression que c'est comme si j'étais pas tout seul dans ma tête. Pendant longtemps j'ai cru que c'était le cannabis qui faisait ça. Mais j’essayais surtout de me rassurer. Et là vous voyez bien, je suis clean depuis des mois et y a toujours le même problème. En plus ça fait peur à ma copine.

–Et le problème tu dirais qu’il se manifeste comment ?

–Bah des fois c'est moi, des fois c'est pasmoi.

–C'est-à-dire ?

–Par exemple l’autrefois j'étais chez un ami. La soirée était plutôt tranquille. Pas d'alcool, pas de joint. Et à un moment je suis allé aux toilettes. Je me lave les mains et je regarde devant moi, le miroir, et là je me reconnais plus… je sais pas… il y a ce visage, j'ai l'impression d'être un inconnu. C’est pas facile à expliquer mais c'est trop flippant.

Arnaud s'arrêta de parler et jaugea du coin de l'œil la réaction des médecins. Jessica continua de l’encourager d’un regard bienveillant pendant que Joshua lui demanda :

–Et que s’est-il passé ensuite ?

–J’ai attendu que ça rentre dans l'ordre. Ouais, c'est comme s'il y avait des scènes qui changeaient, là sur le miroir. Je ne sais pas si vous connaissez la série Lucifer. Il se regarde dans la glace : un coup il voit sa tête d'homme, un coup il voit le diable, un coup il voit sa tête d'homme. Bah ça fait un peu ça, sauf que moi c'est une tête que je ne connais pas. Juste elle paraît pas très sympa et elle fait pas très vivant. Ça a duré quelques minutes et après je suis retourné voir les autres. Ma copine a bien vu qu'il y avait un truc qui ne collait pas mais j'ai eu peur de lui en parler. Je ne voulais pas l'effrayer.

–Est-ce qu'il y a déjà eu d'autres événements de ce genre ?

–Ouais, y en avait déjà quand j'étais à la clinique. Ça fait bien trois ans que ça dure… au moins… et je pensais que c'était la drogue qui faisait ça. Mais en fait ça a continué. Y en avait quasi plus depuis ma rencontre avec Elsa. Mais depuis l’annonce du bébé, je sens que les fantômes me tournent autour.

–Est-ce que tu veux bien nous en dire un peu plus ? demanda doucement Jessica.

–En fait il y a plusieurs souvenirs assez flous. Comme si c’était pas vraiment vrai, ou un peu comme si j'y étais pas ou comme si c’était pas vraiment moi. Les autres me disent que j'ai fait des choses, mais moi je m'en souviens plus. Mes amis me clashaient en me disant : « bah je sais pas ce que tu avais pris l'autre fois mais t'étais trop bizarre, on aurait dit que c’était pas toi ». Ça les faisait rire sauf que moi je savais que j’avais rien consommé à ce moment-là. A chaque fois, je préfère faire semblant pour pas inquiéter les autres. Mais là, j'ai promis d'être clean pour le bébé et je peux plus utiliser cette excuse. Est-ce que vous pouvez m'aider ? demanda Arnaud avec appréhension.

Il n'osait plus regarder les psychiatres depuis qu'il avait révélé son secret. Il savait qu’il jouait gros… peut-être même qu'ils allaient décider de l'enfermer après ce qu'il venait de dire ! Après un instant de silence, Joshua reprit la parole :

–Je te remercie de la confiance que tu nous témoignes et oui je crois que nous pouvons t'aider… en tout cas nous ferons de notre mieux.

Encouragé par la réponse de Joshua, Arnaud s'autorisa à en dire un peu plus :

–En fait le plus difficile c'est surtout quand j'ai des crises de colère. Je sais pas si vous vous souvenez de ce que j’avais dit un jour en groupe, dit-il en s'adressant à Jessica, mais je suis pas loin de Hulk à ce moment-là et je contrôle plus rien. Et là j'ai super peur avec le bébé qui arrive. C’est jamais arrivé avec ma copine mais avec les fantômes qui reviennent… comment je sais pas ce qui peut se passer… Imaginez si ça se passe avec le bébé, je veux pas lui faire demal.

Des larmes se formèrent au coin de ses yeux et il baissa la tête pour ne pas se confronter au regard des thérapeutes. La honte l’envahissait. Rien que d’imaginer qu’il puisse blesser son enfant l’anéantissait.

–Est-ce que c'est déjà arrivé que tu fasses du mal à quelqu’un pendant l’un de ces moments de crise ? questionna Jessica, avec beaucoup de douceur.

–A quelqu'un non, mais j'ai cassé pas mal de trucs et dit des choses terribles à ma mère par exemple. Et je ne voudrais pas que ça se répète. Je ne veux pas être un de ces pères violents qui terrorise ses enfants. Moi je veux être un modèle pour mon fils ou ma fille… mais déjà je sais même pas ce que c'est que d'être père. J’en ai jamais eu ! dit-il d’un ton déchirant. Et pour l'instant je n’arrive même pas à comprendre ce qui se passe avec ce que je viens de vousdire.

–Arnaud, pour t'aider j'aimerais que tu répondes à un questionnaire, proposa Joshua pour le sortir de cette vague d’émotions qui le submergeait. Ça va paraître un peu pénible, voire rébarbatif, mais ça nous permettrait de préciser tout ce que tu viens de nous expliquer. Est-ce que tu es d’accord ?

–Ouais, je ferai de mon mieux, répondit Arnaud encore secoué.

Joshua sortit de l'un des tiroirs de son bureau un ensemble de feuilles qu’il tendit à Arnaud.

–Cela s’appelle la Dissociative Experiences Scale ou échelle d'expériences dissociatives. Ce que tu nous racontes me fait beaucoup, nous fait beaucoup penser, se reprit-il en regardant Jessica, à des épisodes dissociatifs. Cette échelle va t’aider à lister les symptômes dissociatifs présents dans la vie quotidienne et à évaluer leur fréquence. Je te propose que tu prennes ton temps pour la remplir tranquillement et nous en reparlerons ensemble lors du prochain rendez-vous.

–Vous voulez dire qu’il y a d'autres personnes qui vivent la même chose quemoi ?

–Effectivement, Arnaud, ce que tu décris, d'autres personnes en font aussi l’expérience. C’est ce qui s'appelle un trouble dissociatif et nous allons ensemble voir les spécificités de ce trouble te concernant, autrement dit comment il se manifeste.

–C'est quoi un trouble dissociatif ?

–C'est comme si le fonctionnement habituel de ton cerveau avait été altéré à la suite d’un psychotraumatisme. Les symptômes peuvent être épisodiques ou constants. Ils touchent l’identité, la mémoire, la conscience, les perceptions, ou encore les façons de réagir… ainsi l’entourage peut avoir l’impression d’être avec une autre personne ou qu’il y a quelque chose d’anormal qui se passe au moment des épisodes dissociatifs, alors que la personne elle-même a une amnésie du moment, comme ce que tu décris. Aussi certains patients témoignent qu’ils ont l’impression de devenir fous car ils ne se reconnaissentplus.

–Et ça se soigneça ?

Face à la répartie d’Arnaud, Joshua ne put réprimer un sourire.

–Effectivement ça se soigne. Mais quand je dis ça se soigne, tout dépend du niveau d'altération et ça prend souvent du temps.

–Mais moi, j'ai pas beaucoup de temps. Je dois être prêt à accueillir mon enfant, exprima Arnaud le visage tendu.

–Les troubles dissociatifs ne t'empêchent pas de le faire, le rassura Joshua. On va déjà commencer par comprendre les mécanismes, savoir ce qui déclenche les épisodes. Le travail que tu as déjà réalisé ici va nous faciliter les choses. Le plus important pour que les symptômes disparaissent, c’est la question de la sécurité intérieure. Ça te parle, non ? Nous allons nous concentrer dessus et tu pourras accueillir ton enfant dans les meilleures conditions possibles.

–Fais-toi confiance Arnaud, ajouta Jessica.

–Si vous le dites, grimaça ce dernier.

–Ce que je te propose, poursuivit Joshua, c’est de te laisser faire l’auto-questionnaire et nous le reprendrons ensemble lors du prochain entretien. Nous partirons de tes réponses pour t'accompagner au mieux pour que ces troubles dissociatifs disparaissent ou tout du moins ne soient plus aussi envahissants.

–Ok, merci. Je m’y mets tout de suite.

Arnaud se leva et prit la direction de sa chambre. Il avait hâte d’en finir avec tous ses problèmes psy… il était motivé et prêt à faire tout ce qu’on pourrait lui proposer si cela pouvait contribuer à le libérer des fantômes. De son côté, Jessica prétexta un appel urgent pour ne pas s’éterniser dans le bureau de Joshua. Sans la présence d’Arnaud, la proximité avec Joshua s’avérait plus compliquée à gérer.

Chapitre4

Le lendemain matin, Arnaud se rendit au groupe thérapeutique mené par Jessica, sans conviction. La nuit avait été un peu compliquée. Après le soulagement ressenti par l'échange avec les médecins, Arnaud avait rempli le questionnaire et s'était effondré dans un sommeil sans rêve. Cependant, au milieu de la nuit, les fantômes étaient réapparus, et avec eux, un grand nombre de questions avait émergé. Il avait hâte de pouvoir échanger avec le docteur Bayne mais il savait qu’avant cela il devait faire face à ce qu'il n'appréciait pas forcément : le groupe de parole. Il avait souhaité négocier avec le Dr Bayne le fait de ne pas y participer mais il n'avait pas trouvé le courage d'aborder la question.

Rapidement, Jessica observa qu’Arnaud cherchait à se mettre en retrait. Il avait répondu au bonjour de ses camarades de groupe et s'était, comme eux, brièvement présenté. Jessica n'avait pas cherché à le solliciter davantage, lui laissant le temps et l’espace nécessaires pour intégrer le groupe. Elle proposa que quelqu’un reprenne là où il s'était arrêté la semaine précédente.

–Qui souhaite faire un résumé pour Arnaud afin qu'il puisse poursuivre avec nous ce cheminement autour des valeurs et du sens de lavie ?

Dans le cercle formé par les chaises des participants, le silence se fit instantanément. Certains jeunes dévisageaient leurs camarades, scrutant des mouvements de réponses. D’autres regards détaillaient le sol afin d’éviter d’être mis à contribution.

–Quelle motivation ! ironisa gentiment Jessica. C’est l’arrivée d’un nouveau venu qui vous rend aussi calmes ???

–Ok, je veux bien essayer de reprendre ce qu’on a dit la dernière fois, proposa Jean-Baptiste, un jeune homme de vingt-quatre ans qui avait abandonné son poste d’ingénieur après une année de désillusion dans la boîte qui l’avait embauché, ce qui avait grandement participé à effondrer les quelques protections qui préexistaient.

–Vas-y, nous t’écoutons, l’encouragea Jessica. Et les autres, n’hésitez pas à l’aider et à compléter.

–En fait on est parti de la question de l’école. On est plus ou moins tous au lycée, en études supérieures, à la recherche d’un travail ou… ben moi je sais pas trop où je me situe… mais bon c’est pas la question. Tim a commencé à dire, je cite, « tout était du bullshit au lycée », que ça servait à rien d’aller en cours, à part perdre son temps et nous tuer à petit feu. Du coup, je sais plus qui a rebondi en disant qu’on nous formait à des bullshit job, ce que mon expérience ne fait que confirmer et que l’avenir semblait aussi dark que le présent pour les jeunes d’aujourd’hui. Delphine a alors parlé d’un nouveau concept qui nous a pas mal parlé à tous. Le brown-out. C’est le fait de ne plus avoir d’énergie à faire les choses, parce que ça n’a plus aucun sens. Normalement c’est pour les gens qui travaillent, mais tout le monde semblait d’accord pour dire que c’était aussi ce qu’on ressentait, que beaucoup de jeunes ne comprennent plus le sens de l’école, etc… Et c’est là qu’on a commencé à parler des valeurs et du sens de la vie. De ce qui est important pour nous et qui fait qu’on a envie de se lever le matin. Voilà, je crois que ça parle de l’essentiel.

–Moi, je pense qu’on fait tout pour nous écraser. Je ne sais pas si c’est brown-out ou broyés et out ! Quand on voit parcours sup’ c’est juste une blague… y a pas plus absurde et injuste comme fonctionnement, s’écria Tim.

–Et ça se poursuit dans les études supérieures, assura Delphine, une jeune femme de vingt-et-un ans, qui avait interrompu ses études de commerce après s’être complètement effondrée lors d’un examen. J’ai plein d’exemples de gens, moi la première, qui ont été broyés par le système comme le ditTim.

La véhémence du propos du jeune homme et le jeu de mots associé eurent comme effet de faire rire tout le monde et de mettre le groupe en mouvement. Plusieurs évoquèrent leur propre expérience, souscrivant au ressenti de Tim. Même Arnaud exprima son accord d’un hochement de tête.

–Et du coup, on devait réfléchir pour aujourd’hui aux valeurs qui sont importantes pour nous, compléta Delphine.

–Tout à fait, valida Jessica. Et qui veut partager l’objet de ses réflexions avec le groupe ?

–Je ne sais pas trop si c’est raccord avec ce que vous vouliez mais moi ça m’a rappelé un souvenir avec mon grand-père, commença Lucie. Quand j’allais chez eux pendant les vacances, il était toujours habillé nickel. Le soir, il préparait ses affaires pour le lendemain avec une chemise, une cravate, un costume et tout. Il était à la retraite et pourtant fallait toujours qu’il soit habillé comme quand il allait travailler. Sa journée était réglée avec plein de contraintes que je trouvais inutiles. Ma mère disait qu’il était un peu maniaque. Un jour, je lui ai demandé pourquoi il s’obligeait à faire tout ça alors qu’il pourrait s’habiller plus décontracte et se laisser vivre. Il m’a répondu que ces petites routines qu’il avait intégrées au fur et à mesure des années construisaient son chemin de vie, et lui permettaient en retour d’être serein et épanoui… Il a dit ensuite que « l’excès de liberté représentait un terreau extraordinaire pour les angoisses et la dépression » … Je n’ai pas compris sur le coup, mais en fait je crois que ça donnait un sens à sa vie et il n’avait pas à se poser tous les jours la question de mettre un sens à sa journée, ni de comment la remplir. Ça ne l’empêchait pas d’y déroger quand il en avait besoin ou envie et c’est vrai qu’il semblait plutôt heureux. Je ne veux pas lui ressembler dans tous ses rituels mais la tranquillité dont il parlait, j’aimerais bien la connaître.

–Elle a raison, poursuivit Delphine. Quand tu vois comment tout change tout le temps, à peine on s’habitue à quelque chose qu’il faut s’adapter à autre chose. On nous demande sans arrêt de choisir, de décider de notre avenir, mais les règles du jeu ne sont même pas claires… moi, je trouve que ça donne envie de rester dans son lit, tranquille, avec son téléphone… au moins je ne prends pas le risque de me planter, ni de souffrir.

–C’est clair, si on nous expliquait les règles, on aurait peut-être moins le seum, rétorqua Titouan, un adolescent qui semblait totalement désabusé.

–Moi, parfois j’ai l’impression d’un train lancé à grande vitesse où soit tu suis, soit t’es mort… c’était encore plus vrai quand j’ai commencé à travailler, exprima Jean-Baptiste. Tous les matins, je me levais comme un zombie… on me donnait des missions qui avaient ni queue, ni tête avec des objectifs inatteignables et contradictoires qui changeaient d’un jour à l’autre. J’en ai parlé à mon chef. Il m’a dit soit tu t’adaptes, soit tu dégages. Sur le papier, ils avaient de belles valeurs, mais dans la réalité, on était loin de tout ça.

–Moi, j’ai l’impression que le lycée c’est comme des sables mouvants. Du coup, je rejoins Delphine, on est bien mieux allongé… paraîtrait que ça évite de s’enfoncer davantage, expliqua Tim avec un air des plus sérieux. Mais bon, mes parents ne sont pas trop d’accord avec mes explications.

Il acheva son propos avec un sourire narquois qui fit rire les autres, y compris Jessica. Elle reprit la parole pour tisser entre les expériences de chacun :

–Effectivement ce que vous décrivez me fait penser à un concept qui a été décrit par un sociologue, Monsieur Zygmunt Bauman. Il évoque un changement de paradigme d’une société solide basée sur des repères précis et stables dans le temps comme ce que décrit le grand-père de Lucie, à une société liquide, sans limites, où le culte de la vitesse, de l’immédiateté et du changement permanent sont présents et où nous avons besoin de constamment nous adapter pour éviter de rester à la gare ou de nous enfoncer dans les sables mouvants.

–Vous voulez dire que la société actuelle est dangereuse et qu’il n’y a rien de bon là-dedans ? interrogea Lucie. Parce que du coup, autant en finir tout de suite, ça ne sert à rien de lutter.

–Qu’est-ce que vous en pensez les autres ? Qu’est-ce que vous voudriez répondre à Lucie ? demanda Jessica.

–On peut peut-être organiser un suicide collectif dans un dernier trip festif qu’on filmerait. Ce serait la célébrité assurée, plaisanta Maël, qui appréciait tout particulièrement de parler de la noirceur de la vie et ne manquait pas une occasion de faire référence à la mort. Vous imaginez les gros titres « un groupe de jeunes choisissent de dire non à une société liquide trop destructrice en se noyant dans l’alcool »…

–Sympa l’ambiance, rétorqua Arnaud mal à l’aise face à ce comportement qui le renvoyait à lui-même quelques mois auparavant.

–Ne fais pas attention à lui, c’est son délire d’être dans le glauque, le rassura Delphine. Sérieux Maël… t’es quand même sacrément taré !

Plutôt que de rétorquer Maël préféra observer comment Jessica allait le défendre. Elle commençait à avoir l’habitude, car à chaque groupe, il se devait de faire référence à des choses mortifères. Elle savait que dans les entretiens individuels et avec ses parents, il était capable d’augmenter le niveau de compétences dans le gore, donc elle était plutôt contente qu’il se contienne dans le groupe. Les autres restaient bienveillants à son égard, comme s’ils sentaient qu’il ne pouvait pas faire autrement, tout du moins dans l’immédiat. Elle lui adressa donc un regard qu’il connaissait par cœur et il s’excusa avec une mimique bien à lui.

–Bon, je crois que Maël vient de nous envoyer le signal que le temps de groupe est terminé. Je vous propose pour la prochaine fois de réfléchir au pour et au contre d’une société solide et d’une société liquide et nous poursuivrons ce que nous avons entamé aujourd’hui.

–C’est quoi l’intérêt Madame ? demanda Titouan.

–C’est une très bonne question. Est-ce que quelqu’un a une idée ?

–Apprendre la nuance, comme vous le dites souvent, proposa Delphine.

–Connaître son ennemi permet de mieux s’y adapter et d’avoir un coup d’avance sur lui, poursuivit Maël.

–Ou plutôt de mieux comprendre comment le monde fonctionne nous permet de mieux nous adapter et de ne plus avoir l’impression d’être asphyxié ou broyé, reformula Jean-Baptiste.

Jessica attendit que d’autre s’expriment. Comme tous restèrent silencieux, elle félicita chacun pour ses propositions et mit fin au groupe. Arnaud avait lui aussi une réponse qu’il n’avait pas osé mettre au milieu : quel monde transmettre à son enfant. C’était trop tôt pour partager avec le groupe, mais il était content de cette séance finalement. Il avait pu observer le chemin parcouru en s’identifiant à Maël. Et Jean-Baptiste lui rappelait beaucoup un de ses amis qu’il avait rencontré dans ce même groupe lors de sa précédente hospitalisation. Il s’appelait David. Ils ne se voyaient pas aussi régulièrement qu’ils le voulaient mais ils avaient conservé un lien indéfectible et sincère. Une véritable amitié comme il n’en a pas connue beaucoup. Pourtant au départ, il le détestait. Progressivement, les liens tissés avaient été un des facteurs importants de son nouveau départ dans la vie. Il sourit aux réminiscences de certains sourires. En partant, il remercia Jessica et prit la direction de sa chambre. Pour l’instant, il n’avait pas tellement envie de se mêler aux autres… le temps de se familiariser.

Le groupe avait pris une toute autre direction que celle envisagée par Jessica mais il avait été particulièrement riche, suscitant des réactions diverses et variées qui permettaient à chacun de commencer à donner une forme à un monde sans limite ou impalpable… le meilleur moyen d’en dessiner les contours justement ! C’est ce qu’elle aimait d’ailleurs dans son approche psychothérapeutique, cette notion de monde relationnel. Une sorte de paysage mental qui illustrait les différents liens tissés par la personne avec la complexité de son environnement.

∞∞∞

Le soir-même, Jessica fit un crochet pour aller voir Gérard. Son état de santé continuait de s’améliorer et il avait retrouvé toute sa vivacité habituelle. C’était un soulagement pour elle à plusieurs niveaux. Même si la principale raison était que Gérard soit guéri, elle était aussi libérée d’un autre poids : elle pouvait encore croiser Joshua chez Gérard mais c’était beaucoup moins fréquent et surtout ils n’avaient plus à dîner tous ensemble.

Autant à l’institut, elle gérait les émotions inconfortables qui faisaient faire les montagnes russes à ses intestins, mais la douleur se ravivait toujours autant quand elle se trouvait dans la cuisine du vieux monsieur. Elle se sentait encore incapable d’y ajouter une proximité physique avec Joshua.

Cela faisait dix jours maintenant qu’il l’avait embrassée. Ils n’avaient jamais reparlé de ce fameux soir. Indirectement, Jessica avait fait comprendre à Joshua qu’elle respectait son choix et cela semblait convenir aux deux parties. Elle était décidée à préserver ce qu’elle avait déjà et désirait maintenant passer à autre chose. L’éviter en dehors du travail apparaissait comme la plus sage des solutions.

Chapitre5

En fin de semaine, Joshua retrouva Arnaud pour un entretien individuel. Le jeune homme avait rempli le questionnaire très sérieusement. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il témoigna qu’il était content de pouvoir mettre des noms sur ses symptômes et sentir qu’il n’était pas le seul à ressentir ou vivre tout ce qui le traversait. Néanmoins, il précisa ses inquiétudes :

–Par contre, ça ne m’a pas forcément rassuré sur ma santé psychologique.

–Comment ça ?

–Ben, comme il y a pas mal d’items où je me sens concerné… même si c’est pas si fréquent que ça… j’en suis venu à la conclusion que j’ai quand même un gros problème psy… et ça me fait peur pour la suite.

–L’objectif du questionnaire n’était pas de t’affoler, dit Joshua avec un sourire. Mais plutôt d’objectiver ce qui te mettait en difficulté pour y remédier.

–Tant mieux si vous êtes serein… Moi, je ne suis pas aussi confiant que vous !

Joshua sourit avec bienveillance devant sa mine déconfite.

–Laisse nous le temps d’essayer quand même ! Est-ce que tu as ramené les feuilles ?

Ils regardèrent ensemble les réponses qu’ Arnaud avait apportées. Ce dernier pointa les items qui l’inquiétaient particulièrement.

–Vous voyez Doc, j’ai quand même un gros problème.

–Ce que tu décris dans ces items, Arnaud, ce sont des éléments de dissociation. Essentiellement des expériences de dépersonnalisation et de déréalisation.

–Vous pouvez m’expliquer votre charabia ?

–La dépersonnalisation c’est une expérience d’être, de se sentir détaché de soi-même de manière persistante ou récurrente et la déréalisation c’est l’impression que le monde, l’environnement qui t’entoure n’est pasréel.

–Ok… et on fait quoi avec ça ?!?

–Avant de passer à la phase « traitement » , expliqua Joshua en utilisant ses mains pour marquer les guillemets, il me semble important que nous revenions sur une chose que tu as évoquée la dernière fois et qui apparait dans le questionnaire.

–C’est-à-dire ? questionna Arnaud avec un mouvement de méfiance.

–Tu as mentionné que parfois tu avais la sensation que ce n’était plus vraiment toi jusqu’à ressentir une identité étrangère à la tienne.

–Ah, ça… on est vraiment obligé d’en parler ?

–Je sais que ce n’est pas un exercice facile. Mais on a besoin de ces informations pour avancer. Imagine comme un puzzle. S’il manque des pièces, le puzzle est incomplet et c’est comme s’il ne pouvait pas former un tout. Si on reprend ce que je t’ai dit la dernière fois sur la sécurité intérieure, c’est comme si on avait besoin de tout réunifier pour retrouver cette unité qui permet d’y accéder. C’est la raison pour laquelle je te pose cette question.

–Ok. Je veux bien essayer…. Mais est-ce que ça veut dire que s’il me manque des infos, c’est foutu ?

–Non, non, je te rassure. Le but n’est pas d’être exhaustif, mais de mettre en scène tout ce qui est amené à ta conscience, ou que tu perçois et qui te perturbe.

Depuis quelques mois, Joshua s’était formé à la thérapie que Jessica lui avait faite découvrir, la Thérapie du Lien et des Mondes Relationnels, une approche thérapeutique ayant pour objectif de réajuster, de retisser les liens dysfonctionnels à multi-niveaux afin de permettre à la personne de retrouver un monde relationnel plus sécure, plus apaisé. Il choisit d’utiliser certains outils de cette thérapie pour faciliter l’entretien avec Arnaud.

–Imagine, là maintenant, devant toi comme une scène. Une scène imaginaire sur laquelle un certain nombre de personnages peuvent évoluer. Certains peuvent apparaître comme existants dans le réel, d’autres appartenir au monde de l’imaginaire. Mais ce que je te propose, aujourd’hui, c’est uniquement de les observer afin de découvrir ensemble les caractéristiques de chacun.

–D’accord. Et qu’est-ce que je dois faire ?

–Imaginons que tous ces personnages soient comme des facettes de ta personnalité. Observons quelles formes ils prennent là, maintenant, devant nous.

Joshua proposa à Arnaud quelques mouvements alternatifs pour l’aider à s’immerger dans l’exercice et adopter une position d’observateur. Il fallut quelques allers-retours entre la scène et les mouvements pour qu’Arnaud soit suffisamment connecté. Les yeux alternant entre la scène et le médecin, il prit la parole avec une moue dubitative :

–Je me vois moi. Enfin quelqu’un qui me ressemble et qui regarde autour de lui.

–Très bien. Et avec lui est-ce que tu observes d’autres choses ou d’autres personnes ?

–Je vois Hulk… décidément il ne me lâchepas !

–Et que fait Hulk ?

–Il hurle toute sa colère. Je le sens distinct de l’autre… comme si ça connectait pas. Je sens que c’est un peu moi, mais pas moi quandmême.

–Ok, très bien. On y va tranquille. Aujourd’hui on va se limiter à les observer. Rien de plus.

–C’est comme s’ils étaient dans une pièce. Y a pas de déco juste des murs vides et froids…

Arnaud était désormais totalement focalisé sur la scène qui se déroulait devant lui. Joshua l’encouragea à poursuivre.

–Dans un coin, là tout au bout, y a comme un enfant… il n’a pas plus de trois ans. Il est accroupi. On dirait qu’il est terrorisé. C’est lui qui est là quand y a trop de stress. Il s’appelle Antoine. Et le seul truc qu’il sait faire, c’est se figer dans les situations qu’il ne gère pas… heu, c’est pas un peu bizarre votre truc ? C’est la première fois que je le vois d’habitude il est là, expliqua Arnaud en montrant son torse, mais moi je suis pas là… ouah, galère, ça m’embrouille complètement. C’est pire qu’Inception…

–Tu parles du film ? questionna Joshua, pour permettre à Arnaud de prendre appui sur une question anodine afin d’éviter la montée d’émotion qui semblait le saisir.

–Oui, dit Arnaud en posant à nouveau son regard surlui.

–C’est ok si on poursuit ensemble cette inception ?

–Ok, accepta Arnaud, rassuré par la posture tranquille du médecin.

Il se remit en position d’observation et accepta l’aide des mouvements alternatifs pour replonger dans la scène.

–Y a quelqu’un d’autre, mais je sais pourquoi elle est là.

–Est-ce que tu veux bien me décrire ce que tu vois ?

–C’est une femme, la trentaine…. Enfin une femme… plutôt une créature, un genre de zombie ou une harpie, je sais pas trop si ça ressemble à ça mais c’est le mot qui me vient.

–Très bien. Continue.

–Elle est hideuse. C’est elle que j’ai vue dans le miroir, dans le souvenir que je vous ai raconté la dernière fois. Elle est là surtout quand dans ma tête j’entends des mots pas sympas. C’est différent du petit garçon. Elle, je la sens pas dans mon corps mais comme si elle me collait à la peau. Elle me dit des choses horribles… c’est surtout à cause d’elle que je fumais. Je voulais qu’elle se taise à tout prix… On peut arrêter… je veux pas entendre tout ça… j’ai mis comme un cadenas… ça recommence avec le fait que ma copine soit enceinte et… je veux plus entendre ça, grimaça Arnaud.

–Ok, Arnaud, focalise ton attention sur mes doigts.

Joshua utilisa les mouvements oculaires rapides, associés à d’autres outils permettant une refocalisation sur l’environnement du bureau pour l’aider à revenir dans le moment présent, et éviter d’amplifier la détresse chez le jeune homme.

–Très bien. Ce que je te propose c’est de garder cette pièce fermée à clé pour l’instant. On la laisse ici, dans mon bureau et on la réouvrira à ton rythme, ensemble, si c’est ok pour toi, dit Joshua en ponctuant sa phrase de mouvements oculaires.

–Merci Doc, exprima Arnaud, reconnaissant qu’il n’insiste pas. C’est bon, c’est passé.

Joshua ratifia son propos et mit fin à l’entretien. Avant de partir, Arnaud lui demanda s’il était possible que Jessica soit présente pour les entretiens de famille :

–Je n’y vois pas d’inconvénient. Je poserai la question au Docteur Lestrie et je te transmettrai sa réponse.

–Ok. Et si vous pouvez lui dire de ne pas faire allusion aux problèmes avec la dissociation dans les groupes de parole, ça me rassurerait.

–Tout ce qui se passe en entretien individuel n’est utilisé dans le groupe qu’à la demande du patient et si cela est utile pour lui. Donc tu peux être complètement rassuré là-dessus.

–Merci. J’avais juste besoin que vous me le rappeliez. On se revoit à l’entretien de famille du coup.

–Oui, c’est ça. Bonne journée à toi. Et si tu as besoin, je suis dans mon bureau.

–Je sais Docteur. Merci.

∞∞∞

Le lendemain, Jessica arriva dans le groupe de parole en même temps qu’Arnaud qui affichait une mine particulièrement sombre.

–Comment tu te sens Arnaud ? ça n’a pas l’air d’aller.

–J’ai passé une mauvaise nuit… rien de grave. J’ai l’habitude. Et on va dire que l’entretien d’hier a été un peu remuant.

–Tu aurais besoin de revoir le Docteur Bayne ?

–Je crois que c’est lui qui est d’astreinte ce week-end donc si j’ai besoin, je lui ferai savoir. Merci de vous préoccuper de mon sort !

Ils rentrèrent dans la salle où la majorité des jeunes étaient installés. Le docteur Lestrie leur demanda s’ils étaient d’accord de poursuivre sur le sujet abordé lors du groupe précédent. La plupart semblait motivés et avaient même réfléchi à la question, en témoignaient les bouts de papiers présents dans leurs mains. Elle demanda alors à Tim d’aller chercher le paperboard, rangé dans un coin.

–Ce que je vous propose aujourd'hui c'est d’utiliser le paperboard qui est là pour partager le produit des réflexions de chacun et de dessiner petit à petit le monde relationnel de la société solide et le monde relationnel de la société liquide avec ses avantages et ses inconvénients. Est-ce que cela vous convient ?

Elle dessina deux cercles qui représentaient les mondes relationnels. Puis elle ajouta les différents types de relation dont les jeunes avaient déjà entendu parler : la relation au corps au centre et trois branches qui allaient vers la relation à l’autre, la relation au monde et la relation au monde des représentations. Delphine accepta de faire le rapporteur.

–Moi, je mettrais « repère stable » pour la société solide au niveau du monde proposa Jean-Baptiste. Mais en même temps on peut dire que ça empêche l'évolution. C'est un peu la loi de la naissance qui prévaut !

–Ouais, c'est clair ! ajouta Titouan. C'est comme s’il n’y avait pas de libre arbitre. On pourrait dire le « soi inexistant ». Ça fige, même si ça sécurise. C’est un peu une cage dorée enfait.

–Ce qui est rassurant aussi, évoqua Tim, c'est que les relations sont plutôt fiables a priori. Tu connais la place de chacun, t'as pas besoin de te battre pour ça. Du coup, c'est un peu rigide mais rassurant. Et y a une base de valeurs communes.

–Et on peut prendre appui sur les expériences du passé pour construire le futur, énonça fièrement Jean-Baptiste.

–Ouahou, pas mal ! Y en a là-dedans, se moqua gentiment Delphine pendant qu'elle écrivait les paroles de ses camarades.

–Très bien, est-ce que d’autres personnes veulent ajouter quelque chose ou on passe au monde de la société liquide ? demanda Jessica.

–Je vois rien d’autre pour le premier, dit Lucie, par contre pour le deuxième, les sables mouvants ça me parle beaucoup.

– Moi, je noterais le côté éphémère : tu prends, tu jettes ! C’est ça la société de consommation, dit Delphine. Ça marche pour tout y compris pour les relations. Y a qu’à voir les réseaux sociaux, Tinder, tout ça. Toutes les applis de rencontres.

–Ouais, mais c'est pas que négatif, s'écria Tim. C'est cool de pouvoir faire plein de rencontres différentes. Ça varie les plaisirs.

Sa répartie fit rire ses camarades.

–Je suis pas contre choper un CDD plutôt qu'un CDI, si ça m'évite de m'ennuyer, ajouta Maël avec un ton plein de sous-entendus et en faisant un clin d'œil à Lucie.

–Pfff… arrête un peu Maël. Tu nous fatigues tous, lui répondit Lucie.

–Ça me fait penser à un côté très individualiste, proposa Delphine, soucieuse de faire diversion. On est plus centré sur soi que sur les autres. Il n'y a plus vraiment de réciprocité, du coup il faut compter sur soi et ce n’est pas très sécurisant. Et comme on disait l'autre fois, faut constamment s'adapter, donc c'est vrai que c'est riche, on peut avoir l'impression de plus de liberté, mais c'est coûteux en énergie.

Jessica était impressionnée par la qualité des échanges. Elle les laissa nourrir le débat et choisir où inscrire les propositions. Puis elle proposa de souligner de trois couleurs différentes les éléments qui présentaient un atout, ceux qui étaient plutôt défavorables et ceux qui conjuguaient les deux aspects.

Chacun put ainsi percevoir la complexité de chaque monde qu’ils venaient de décrire afin de leur donner une forme tout en paradoxalement nuancer leurs représentations. Elle observa que l’exercice semblait susciter un intérêt, même pour ceux qui n’avaient pas souhaité prendre la parole. Notamment Arnaud et Ève, une jeune fille qui sortait rarement du silence, mais toujours très attentive à ce qui se passait. Jean-Baptiste exprima alors sa pensée à haute voix :

–Finalement, la société liquide, vu notre parcours de vie, ça nous offre plus de chances de nous en sortir. Le plus compliqué, c'est de trouver des gens fiables...et d’oser accepter l’aide proposée.

–Je suis plutôt d’accord avec toi, ajouta Lucie.

Le groupe s’arrêta sur cette constatation. Jessica décida volontairement ne pas intervenir pour laisser chacun cheminer jusqu’au prochain groupe. Elle avait une idée derrière la tête et elle voulait voir s’il était possible de la réaliser.

–Bravo vous avez bien travaillé. Bon week-end à vous et on se voit mardi.

Chapitre6

La sonnette de la porte d’entrée fit sursauter Jessica. On était samedi après-midi. Elle était confortablement installée dans un transat à profiter des premiers rayons du soleil, annonciateurs du début du printemps. Un bon livre entre les mains, elle n’avait rien prévu d’autre du week-end.

–Bonjour, lui dit un bel homme en costard anthracite quand elle ouvrit la porte.

–Ricardo… qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle surprise.

–Moi, aussi je suis ravi de te revoir, lui rétorqua-t-il, d’un ton moqueur en réponse à l’expression de son visage qui se montrait peu accueillant.

–Excuse-moi. Entre, je t’en prie. Je ne m’attendais pas à ta visite… ni à avoir de la visite d’ailleurs, ajouta-t-elle en regardant sa tenue vestimentaire avec unemoue.

–Moi, je te trouve magnifique… dit-il en plantant son regard dans lesien.

Jessica recula pour le laisser entrer, et surtout, pour éviter qu’il ne remarque le rouge qui colorait ses joues. L’invitant à s’installer à la table du jardin, elle-même se retira dans la cuisine le temps d’aller préparer du thé. Cet interlude lui permit de se remémorer leur rencontre qui datait de l’été précédent, au mariage de son frère et de Ben.

Ricardo et Ben se connaissaient depuis l’enfance. Ils avaient grandi tous les deux dans un village à quelques kilomètres de Rio de Janeiro. A dix-huit ans, Ricardo avait quitté le Brésil. Sa mère étant brésilienne et son père américain, il avait choisi de s’engager dans les forces armées américaines. Les années et leurs professions respectives qui les envoyaient parcourir le monde n’avaient pas altéré leurs liens. Bien au contraire.

Elle se souvint de la soirée du mariage. Étant les témoins des mariés, ils s’étaient retrouvés assis l’un à côté de l’autre à la table d’honneur. Au cours de la soirée, Ricardo l’avait invitée à danser. Son attitude un peu trop self-confident l’avait profondément agacée. Le vrai cliché du militaire dans les séries américaines. Mais elle ne voulait pas contrarier les nouveaux mariés donc elle avait accepté.