La romance des colibris et le Mexique au cœur - Roland Forgues - E-Book

La romance des colibris et le Mexique au cœur E-Book

Roland Forgues

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Beschreibung

La romance des colibris et le Mexique au cœur est une édifiante histoire d’amour et de désamour, de violence et de tendresse aux accents de chimère et de tragédie humaine. Éros et Thanatos sont réunis tandis qu’au loin se fait entendre le chant des homériques sirènes, porté par les vents marins et brille au milieu des flots la lumière du phare de la liberté.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur d’une trentaine de livres (essais critiques et entretiens) sur la création et la culture du Pérou et de l’Amérique latine, ainsi que de quatre romans, Roland Forgues, professeur agrégé d’espagnol à la retraite et critique littéraire, signe avec La romance des colibris et le Mexique au cœur son cinquième roman.

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Roland Forgues

La romance des colibris

et le Mexique au cœur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Roland Forgues

ISBN : 979-10-377-3506-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Béret bigourdan sous le soleil des Caraïbes

Je dédie ce livre dans lequel se fait entendre en particulier la voix libérée des femmes :

À mes étudiantes et étudiants de l’Université Stendhal de Grenoble et de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, toujours présents dans mes pensées.

À mes amis des Amériques et des Caraïbes : Mexicains, Cubains, Vénézuéliens, qui ont inspiré la plupart des personnages du récit avec leur vérité et leur mensonge, leur rêve et leur frustration, dans un dialogue ardent, tragique et humoristique à la fois, dans le creuset duquel fusionnent réalité et fiction, mythe et histoire.

À mon ami Adrien Léger, artiste haïtien de Grenoble avec qui j’ai partagé bien des moments d’inquiétude sur son pays d’origine.

Sans oublier Élise et Jean-Marie Cloutou, la fratrie et quelques emblématiques figures amies, aujourd’hui disparues, du village imaginaire de Carbouès en Bigorre qui continuent à hanter mes rêves.

C’est ici que le sort nous a placés. Que pouvons-nous y faire ? Dans la plus limpide région de l’air.

Carlos Fuentes

1

Un air d’opérette

Quand se turent les dernières notes de musique, Mathieu dans son abbaye de Couyou éteignit son smartphone, le mit dans la poche droite de son gilet de voyage à manches courtes et continua à chantonner tout bas :

On a chanté les Parisiennes

Leurs petits nez et leurs chapeaux

On a chanté les Madrilènes

Qui vont aux arènes

Pour le toréro.

Il fit une brève pause comme pour mieux savourer cet instant de plaisir, et reprit tout haut le dernier couplet de la chanson qui trottait dans sa tête depuis un long moment déjà :

On prétend que les Norvégiennes,

Filles du Nord, ont le sang chaud

Et bien que les Américaines

Soient les souveraines

Du Monde Nouveau,

On oublie tout.

Sous le beau ciel de Mexico

On devient fou,

Au son des rythmes tropicaux.

Puis il sortit prendre l’air sous le ciel étoilé de ce mois d’août. Il faisait un peu frais, mais la voûte céleste avait un air de fête avec ces milliards de points lumineux qui scintillaient au-dessus de sa tête.

Un sentiment curieux et indéfinissable l’envahit. Il fixa longuement l’étoile Polaire, plus lumineuse que d’habitude. Elle semblait lui dire : viens, suis-moi, et je te conduirai dans un pays de rêve.

C’était au Nord, pour sûr, mais où, dans quel étrange pays allait-elle le conduire ? Au Groenland ou dans le grand nord du Canada peut-être, se mit à rêver Mathieu, dans les vastes plaines enneigées de l’Alaska où il avait toujours rêvé d’aller pour y rencontrer le yeti, l’ours blanc polaire et les phoques de la banquise qui faisaient la une des journaux à côté de l’actrice préférée de ses vingt ans, la célèbre Brigitte Bardot qui, depuis quelque temps déjà, avait fait de leur défense le combat de son retrait en pleine gloire des studios de production cinématographique.

Ah, la belle et sulfureuse Brigitte Bardot, pensa aussitôt Mathieu, nue en croupe sur sa Harley-Davidson, elle le faisait toujours rêver dans la beauté sublime de sa jeunesse, comme dans ses nuits agitées d’internat au collège Isidore Maldoror de La Pibeste-sur-Adour, où la photo de la star nue circulait de lit en lit laissant derrière elle l’image d’un clocher de cathédrale dessiné par des draps blancs. Les potaches s’en souviennent encore.

Mais aujourd’hui, lasse d’aimer les hommes, la fougueuse et indomptable sex-symbol des années soixante et du film délicieusement impudique Et Dieu… créa la femme de Roger Vadim faisait sa vie avec les phoques de la banquise, laissant flotter au gré des vents nordiques sa longue chevelure autrefois couleur de blé mûr et à présent aussi blanche que la toison des bébés phoques sur la calotte glaciaire qu’elle s’était juré de défendre contre les ignobles chasseurs de fourrures.

Cela le laissait quelque peu perplexe, mais il se rassurait en se disant qu’en ces temps de réchauffement climatique de notre planète, la nature et les animaux avaient plus que jamais besoin de protection. Il fallait à tout prix sauvegarder ce qui restait encore de la glace polaire que la star, aussi brûlante que les braises d’une cheminée de campagne en plein hiver, avait grandement contribué à faire fondre dans la désinvolture de sa jeunesse dans le lit de ses nombreux partenaires. Sa défense de la banquise était sans doute sa pénitence.

Tous les soirs d’été, assis sur la première marche en pierre bleue du seuil d’entrée de son Abbaye de Couyou, en plein cœur des Baronnies pyrénéennes, Mathieu observait le ciel étoilé et il voyageait de longues heures jusqu’à ce que la fraîcheur de la nuit, parfois la rosée du petit matin, ne vienne le tirer de ses rêves.

Machinalement, il mit la main droite dans la poche de son gilet, reprit son smartphone et le ralluma.

Soudain, une étoile filante traversa le ciel et l’étoile Polaire changea de place. Elle se déplaça inexplicablement du timon du chariot de la Petite Ourse vers l’ouest. Et là, elle émettait une lumière plus intense, plus vive encore que l’éclat d’un diamant. Mathieu avait beau essayer de la resituer au Nord en se disant qu’elle n’était pas à sa place, rien à faire, elle restait là, clouée à l’endroit où elle s’était fixée comme un phare en pleine mer.

Le ciel étoilé de cette nuit du mois d’août se confondait à présent avec le fond d’écran de son smartphone. Mathieu laissa un long moment son index droit appuyé sur le point lumineux et l’écran s’éclaircit soudain laissant voir un grand soleil à la place de l’étoile Polaire dans un ciel bleu et limpide sans le moindre nuage comme dans la plus belle des journées d’été.

Au même moment se fit entendre à nouveau la voix du ténor Roberto Alagna, interprétant Mexico la chanson de Luis Mariano, composée par Francis Lopez, qu’il avait écoutée des centaines et des centaines de fois sans jamais se lasser et avec toujours cet indéfinissable pressentiment que quelque chose d’inattendu et d’insolite allait se produire.

Chaque nouvelle écoute était pour lui la première. Il revivait cette émotion intense qui l’avait bouleversé lorsque son ami Tony, le grand ténor qui faisait vibrer les foules dans sa campagne d’Izaux sur les berges de La Neste, l’avait chantée pour la première fois dans une réunion d’amis. On aurait dit Luis Mariano en personne, poussant la chansonnette au milieu des meilleurs orchestres symphoniques du monde, hypnotisant ses fans au palais Garnier de Paris, à la Scala de Milan, au Bolchoï de Moscou, au Metropolitan de New York, ou encore à l’Opéra de Londres, de Vienne, de Berlin, de Munich ou de Tokyo. Izaux et la vallée d’Aure étaient le centre du monde.

Mathieu ne savait pourquoi, mais cette chanson, reprise à présent par Roberto Alagna, avait pris dans sa tête une importance insoupçonnée. Un jour qu’il la chantonnait à mi-voix dans un couloir de l’Université des Pays de l’Adour où il enseignait, une de ses jeunes étudiantes le croisa et entendant les dernières paroles : « On oublie tout sous le beau ciel de Mexico », elle s’immobilisa net devant lui et en guise de salut lui donna la réplique : « On devient fou au son des rythmes tropicaux. »

— Merci Myriam, que les dieux aztèques vous protègent, répondit aussitôt Mathieu avant de continuer son chemin vers l’amphithéâtre où il devait faire un cours de littérature sur le roman La fleur de lys de la Franco-Mexicaine Elena Poniatowska, cette romancière féministe au grand cœur, mais aussi et surtout une grande dame de la littérature et de la vie au service des plus déshérités et des grandes causes de l’humanité.

Mathieu avait écrit sur elle un livre Le cri de la révolte où il disait tout le bien qu’il pensait de cette grande dame, fille d’un Français d’origine polonaise et d’une Mexicaine infirmière qui combattirent l’occupation allemande en France et le nazisme. Aujourd’hui, il faisait partager ses sentiments à ses étudiants de littérature en leur parlant de La fleur de lys, roman autobiographique d’une grande intensité émotionnelle dont la lecture l’avait profondément marqué.

Pourquoi ? L’innocence et la fraîcheur de la jeunesse peut-être, alliées au langage vrai et décomplexé de la femme libérée.

À la fin du cours, Myriam s’avança vers Mathieu et lui demanda :

— Prof, Sébastien, mon copain d’amphi, qui ne perd pas un mot de ce que vous dites en cours, m’a raconté que Marianne, la jeune héroïne de La fleur de lys, vous rendait fou. Il l’avait lu, m’a-t-il dit, sur vos yeux brillants comme des charbons ardents quand vous parlez d’elle. Est-ce vrai, prof ?

Puis faisant mine d’être étonnée, elle ajouta sur un ton faussement naïf qui donnait à son regard vif et perçant un air gourmand de curiosité :

— Moi, je n’ai rien remarqué. Et pourtant je vous écoute et vous observe aussi attentivement que je peux. Mais je suis un peu myope, il est vrai. Et à force de vouloir ne rien perdre de vos gestes ma vue se brouille, et je ne parviens pas à capter votre regard et Sébastien se moque de moi en agitant sa main devant mes yeux. Quand vous faites votre cours, debout sur l’estrade au fond de l’amphi, vous levez toujours les yeux au plafond comme si vous regardiez le ciel. Est-ce à Marianne que vous pensez, prof ?

— Certainement, répondit aussitôt, Mathieu, portant à son tour un regard pétillant vers la jeune étudiante. Comment pourrait-il en être autrement ? Marianne est jeune, comme vous, Myriam. Elle est la beauté même de l’âme mexicaine. Elle est l’intelligence, la finesse et la sensibilité féminines, et surtout l’insouciance et l’innocence de la jeunesse. Elle est l’amour et la poésie si chers à son compatriote Octavio Paz, immense poète qui a chanté avec une grande tendresse et beaucoup de délicatesse la « femme nature », la « femme création », la « femme poésie » avec son parfum de rêve et d’attirance érotique.

Souvenez-vous, Myriam, de ces vers que j’ai souvent cités en cours de Liberté sur parole de ce grand écrivain prix Nobel de littérature, lui qui n’a cessé de nous émerveiller avec son langage et ses métaphores poétiques, avec ses images parfois insolites et surprenantes, et plus encore avec la mélodieuse musique de ses vers et le rythme cadencé et entraînant de ses poèmes :

Tu n’es qu’un rêve

Mais en toi, rêve le monde

Et par tes mots parle son silence.

Souvenez-vous aussi de ces quelques autres dans lesquels le poète évoque l’amour comme expérience suprême du sacré :

Tout se transfigure et devient sacré

Chaque alcôve est le centre du monde,

C’est la première nuit, le premier jour,

Le monde naît lorsque deux êtres s’étreignent.

Marianne est l’expression même de ce sacré poétique d’une réalité maussade, moche et sans attrait, devenue beauté, rêve et émerveillement par le pouvoir magique et mystérieux des mots. Voilà ce qui me rend fou, Myriam.

Que vous dire d’autre ? Sinon que Sébastien a raison. Depuis que j’ai découvert le roman, Marianne m’a toujours accompagné dans mon imaginaire sous le ciel de Mexico avec les mariachis chantant l’amour sur les places et dans les bars de la capitale et les joueurs d’orgue de barbarie parcourant les ruelles, créant autour d’eux une atmosphère de magie et d’émerveillement, faisant revivre avec leurs notes de musique auprès des passants, des touristes et des badauds, le fabuleux passé de leurs chansons qui fut meilleur comme affirmait déjà au beau milieu du XVe siècle, bien avant la conquête des Amériques, le célèbre poète espagnol Jorge Manrique.

Ah ! Nostalgie, nostalgie quand tu nous tiens ! s’exclama Mathieu un curieux accent dans la voix, levant ses yeux vitreux vers le plafond grisâtre du couloir comme oubliant la présence de sa jeune interlocutrice avant de se reprendre :

— Parfois, je me dis : peut-être en sera-t-il de même pour quelques-uns d’entre vous qui m’écoutez parler et qui tournerez peut-être vos regards curieux et interrogateurs vers les lointaines et fabuleuses terres des Amériques. En particulier pour Sébastien et pour vous, Myriam, que je sens pris par le pouvoir envoûtant de l’imagination et de la littérature, bercés sans doute dans votre enfance par le chant magique et mystérieux des eaux de l’Adour qui traverse les villages d’où vous venez. Murmures et chuchotements, ce pouvoir envoûtant une fois qu’il vous a saisi, vous tient prisonnier dans une sorte de palais enchanté comme celui du sultan des Mille et une nuits, de Shéhérazade reprenant et reprenant pour ne pas mourir les vielles comptines pyrénéennes charriées par les eaux ensorceleuses de l’Adour.

À tous les deux, je vous souhaite, bien sûr, de devenir fous un jour sous le soleil de Mexico au son des rythmes tropicaux, comme dit la chanson. Mais aussi au son plus romantique et émouvant des orgues de barbarie, qui représentent pour moi l’image de ce Mexique qui m’attire et que j’aime autant que nos belles Pyrénées.

Quoi de plus inespéré, quoi de plus prodigieux, de plus excitant et de plus jouissif que de se retrouver ainsi transporté, comme par les eaux limpides et tumultueuses de l’Adour allant se fondre dans le bleu pur de l’océan, loin de chez soi et des soucis du quotidien, dans l’univers sacré du mythe devenu réalité !

2

Bienvenue à Mexico

À l’Aéroport Benito Juárez de Mexico l’attendait Alesso, en tenue blanche et légère de touriste cubain qu’il n’avait jamais été, son crâne chauve protégé du soleil par un magnifique chapeau en paille panama.

Il fait beau, le temps est clair, malgré quelques petits nuages traversant le ciel comme des étoiles filantes, la température est agréable, un peu chaude peut-être pour la saison et par moments un peu lourd, mais tout à fait supportable en comparaison de celle qui régnait à son départ de Paris.

— Demain, tu pars pour Acapulco, furent les premiers mots d’Alesso après la longue étreinte de bienvenue.

Il y avait, en effet, un bon bout de temps qu’ils ne s’étaient pas vus, et un temps plus long encore qu’ils n’avaient parcouru ensemble la campagne, les marchés, les rues, les bars, les discothèques et autres maisons closes déguisées de Mexico et de ses environs, plus encore que les musées, les bibliothèques et les amphithéâtres des universités qui étaient leur domaine habituel. Car ils savaient que c’est dans la rue, les marchés, les bars et les maisons closes que l’on prend le mieux le pouls d’un pays.

Le Mexique n’échappait pas à la règle, ce pays culturellement si riche et si varié, politiquement si combattif, socialement si différencié et traumatisé par sa longue et tragique histoire de luttes et de résistances. Un pays devenu aujourd’hui la proie des cartels de la drogue en guerre ouverte avec les autorités légales, semant la terreur et le crime, à coups de kalachnikov dans les grandes villes, mais aussi dans les coins les plus reculés de la campagne du Nord et du Sud, au point que pour éviter la guerre civile dans son pays le président de la République, Manuel López Obrador, avait dû relâcher récemment le fils, arrêté et emprisonné, d’un notoire parrain de la drogue mort quelques mois auparavant les armes à la main dans un affrontement avec l’armée.

Du jamais vu jusqu’alors, mais oh combien inquiétant à en juger par le tollé que la décision avait provoqué dans le pays au milieu des applaudissements des partisans et des huées des adversaires, sans parler des condamnations et des sarcasmes suscités dans les pays voisins comme les États-Unis d’Amérique, premier pays concerné par le trafic de drogue, et dans certains pays d’Europe comme la France toujours attentive à ce qui se passait au Mexique depuis qu’elle y avait envoyé un empereur qui s’y fit exécuter comme un vulgaire bandit de grand chemin.

Mais pourtant un pays toujours aussi attirant par ses multiples facettes ethniques, culturelles et sociales, par son histoire et son riche passé culturel et artistique, ses mythes et ses légendes, sa magie et ses mystères, ses mariachis avec leurs énormes chapeaux de paille chantant la douce solitude, l’amoureuse beauté et la joie de vivre sur accords de violon, de guitare, de harpe, et de trompette, au coin des rues et dans les bars et les cantines où coulent à flots tequila et mezcal, ses calèches impériales d’une autre époque tirées par d’élégants pur-sang anglo-arabes, bourrées de touristes sillonnant les ruelles des villes nordiques au milieu des coccinelles Volkswagen roulant à vive allure. Un spectacle vivant, contrasté, sans cesse renouvelé.

Mais aussi un pays solidaire qui, au cours de son histoire, avait accueilli tant d’exilés et de réfugiés politiques fuyant les persécutions des dictatures faisant régner la terreur dans leur pays, à commencer par le plus célèbre d’entre eux : Léon Trotski, le révolutionnaire russe venu de ses lointaines terres sibériennes après avoir fait une brève escale en France, qui sera malgré tout assassiné à Mexico, sur ordre de Staline ; et puis les réfugiés espagnols de la guerre civile de 1936-1939 fuyant la dictature de Franco et qui laisseront dans le pays des traces indélébiles et inoubliables, notamment dans le domaine culturel ; et tout récemment le président Evo Morales de Bolivie, au visage buriné de ses lointains ancêtres aymaras du lac Titicaca, obligé de quitter son pays après avoir été chassé du pouvoir sous les quolibets racistes de la rue et de ses opposants, menacé qu’il était, disait-il, dans son intégrité physique ; et bien d’autres encore qui ont fait du Mexique un pays d’accueil, d’amour et de fraternité à nul autre pareil.

— Comment ça « tu pars demain », rétorqua aussitôt Mathieu, d’un air surpris et interrogateur.

— Oui, tu pars demain pour Acapulco. Demain en fin de matinée après un bon petit déjeuner que je vais te mijoter afin de prévenir la fringale pendant ton voyage en autocar. Le voyage dure plusieurs heures, mais tes yeux vont se régaler. L’autocar est confortable bien que n’étant pas un autocar réservé aux touristes et la route est bonne. Tu pourras bavarder avec les gens du pays, l’essentiel des voyageurs qui le prennent. L’autocar dessert la ligne régulière de Mexico à Acapulco. Il passe devant la maison et s’arrête une centaine de mètres plus loin pour prendre les voyageurs tous les jours à onze heures précises. C’est là que je te laisserai.

— Tu devais m’accompagner, n’est-ce pas ? C’est du moins ce que tu me disais dans ton dernier mail. Tu me parlais de ta nouvelle maison là-bas. Tu me la décrivais comme un palais des temps anciens, la maison du bonheur que tu voulais me faire découvrir pour me faire admirer la magnifique baie d’Acapulco qu’elle domine.

Mathieu, pensif, s’arrêta de parler quelques instants comme s’il était ailleurs, puis il reprit avec une pointe de nostalgie dans la voix :

— Tu me la présentais avec des mots tellement merveilleux que j’ai failli la confondre avec le château enchanté du Grand Meaulnes. Je la vois toujours ta maison sur la photo que tu m’as envoyée, perchée sur un piton rocheux face aux hôtels de luxe sur le bord de la plage où viennent se prélasser, me disais-tu, les touristes fortunés du monde entier, les stars de Hollywood et quelques milliardaires en mal d’amour ou pédophiles en quête d’aventure, mais aussi quelques pécheurs repentis, hommes et femmes, n’ayant pu trouver le réconfort espéré auprès de La Vierge de Guadalupe, la bonne Vierge aux yeux tristes, mais protecteurs.

Mathieu fit une nouvelle pause, puis se mit à penser dans son for intérieur tout en esquissant un léger sourire, mi-moqueur mi-ironique que lui inspirait depuis toujours l’évocation des miracles des vierges qu’elles soient de Guadalupe, de Fatima, de Lourdes, de Bourtoule ou d’ailleurs. Car des vierges il n’en manquait pas dans les villages et les villes des pays d’Europe du Sud, dans les moindres recoins des terres chrétiennes où on les célébrait dans des processions au milieu de pétales de roses tombant sur les pèlerins comme des flocons de neige. Elles avaient également fleuri dans les pays d’Amérique latine après la conquête ibérique où elles s’étaient multipliées comme des pains bénits, prenant parfois un visage de couleur noire.

Vierges saintes du monde entier, unissez-vous et priez pour le pauvre pécheur qui s’apprête à vivre peut-être la plus belle, la plus grande, la plus envoûtante, la plus fabuleuse, la plus tendre et la plus jouissive des aventures qu’il ait jamais vécue dans le domaine de l’Amour. Pardonnez-lui à l’avance les péchés de gourmandise et de luxure. C’est un rêve, mais faites que se produise le miracle d’Acapulco. Je sens déjà mon corps frémir et le moment venir où tout mon être ne sera plus qu’extase, pure élévation de l’âme à la manière du tourmenté saint Augustin en retraite méditative dans un couvent de novices. Le divin s’installe en moi.

— Tout près de toi, Éros. Toujours plus près de toi mon dieu de la démesure ! s’exclama tout haut Mathieu comme pris soudainement d’un étrange sentiment mystique de moine rabelaisien le transportant dans un autre monde. Je suis le moine sybarite et libertin et je t’accompagne, Dionysos, dans la joie céleste de tes bacchanales.

— J’avais prévu de t’accompagner, c’est vrai, dit Alesso, mais j’ai eu un empêchement dont j’ai préféré ne pas te parler par mail, pour ne pas t’inquiéter ni te décourager. Mais, sois rassuré, j’ai tout arrangé. Tu ne partiras pas seul. Tu n’aimes pas voyager en solitaire, je le sais ; alors j’ai tout prévu. Tatiana t’accompagnera. Voilà le miracle que, bien entendu, tu ne pouvais prévoir ! J’ai déjà pris les billets et réservé les meilleures places à l’avant de l’autocar pour que tu puisses admirer le paysage. À moins que tu ne préfères le repos du guerrier sur la banquette arrière et, dans ce cas-là, une petite pièce au chauffeur, et tout s’arrangera. Rappelle-toi que le Mexique est un pays de solidarité… Tout y est fait pour rendre le voyageur heureux.

— Mais qui est Tatiana ? demanda Mathieu, intrigué et curieux à la fois.

— Un guide à nul autre pareil, le meilleur que tu puisses avoir pour découvrir les merveilles d’Acapulco, ses secrets et ses mystères que personne ne connaît mieux qu’elle qui est née là-bas. Tatiana est une sirène venue de la lointaine mer Ionienne surgie dans la baie d’Acapulco. On ne peut lui donner d’âge tant elle semble irréelle, intemporelle. Son visage est celui des déesses antiques des Amériques, sa voix aussi douce que l’ambroisie dont se nourrissaient les divinités grecques son corps aussi élégant que celui de Xochiquetzalli et d’Aphrodite réunies. Un vrai miracle, crois-moi !

Un bref silence, puis Alesso ajouta en tapotant doucement l’épaule de son ami :

— Elle te séduira, j’en suis sûr. Tu verras, quand elle s’adresse à toi avec sa petite bouche en cul de poule, c’est l’Amour qui parle par ses lèvres. Un guide, comme tu n’en as encore jamais eu dans tes aventures de baroudeur, pas même dans ta rencontre insolite avec la Vierge noire de Yauca dans ton Fabuleux Pérou !

Aussitôt, Mathieu se mit à rêver et à chantonner dans sa tête « Nathalie », cette émouvante chanson française aux accents romantiques écrite et composée par Pierre Delanoë, et interprétée par l’un de ses chanteurs préférés Gilbert Bécaud, « Monsieur cent mille volts ». C’est ainsi qu’on l’avait surnommé en raison de ses mouvements électriques, ses pirouettes et ses déhanchements sur scène dans lesquels fusionnaient le corps et l’esprit. Mais aussi un chanteur populaire qui, à l’occasion, savait se montrer également tendre et attachant avec sa voix métallique et rauque soudainement devenue aussi douce que le miel des ruches de Carbouès :

La place Rouge était vide

Devant moi marchait Nathalie

Il avait un joli nom, mon guide

Nathalie

La place Rouge était blanche

La neige faisait un tapis

Et je suivais par ce

Froid dimanche

Nathalie.

Mathieu ne savait plus où il était vraiment. À Mexico, à Moscou, à Paris, ou dans une autre lointaine et mystérieuse ville d’un pays imaginaire ?

La chanson devenait de plus en plus insistante, obsédante au point qu’autour de lui le monde était devenu transparent. Tout n’était que notes de musique.

Soudain, un frisson chaud traversa son corps. Le soleil de Mexico faisait fondre dans sa tête la neige de la place rouge, et il se retrouva tenant Tatiana par la main sur la plage d’Acapulco marchant lentement sur le sable chaud en direction des vagues de la marée montante :

Elle parlait en phrases sobres

De la révolution d’Octobre

Je pensais déjà

Qu’après le tombeau de Lénine

On irait au café Pouchkine

Boire un chocolat

La place Rouge était vide

J’ai pris son bras, elle a souri

Il avait des cheveux blonds, mon guide

Nathalie, Nathalie.

Quelques gouttes de sueur firent leur apparition sur son front. Mathieu s’arrêta de fredonner pour les essuyer du revers de sa main, puis reprit le couplet à voix basse :

Et quand la chambre fut vide

Tous les amis étaient partis

Je suis resté seul avec mon guide

Nathalie

Plus question de phrases sobres

Ni de révolution d’octobre

On n’en était plus là

Fini le tombeau de Lénine

Le chocolat de chez Pouchkine

C’est, c’était loin déjà.

Ce n’était pas la Place Rouge, ni le tombeau de Lénine, ni les froides plaines d’Ukraine que Mathieu voyait défiler dans sa tête enflammée par son imagination et la hâte de rencontrer sa guide, mais une place aux contours flous, ressemblant à la fois à la place de Tlatelolco de Mexico et à l’immense place de la ville nordique de Guadalajara. Il apercevait à présent clairement la statue de Juárez, et les plaines de Tonala et du Jalisco découvertes pour la première fois dans les fascinants récits de l’écrivain Juan Rulfo au titre évocateur La plaine en flammes.

Un nouveau silence, et Mathieu reprit, envahi à présent par un indéfinissable sentiment de nostalgie qui cédait la place à l’euphorie des premiers instants et qui le renvoyait à un passé qui n’avait pas encore eu lieu :

Que ma vie me semble vide

Mais je sais qu’un jour à Paris

C’est moi qui lui servirai de guide

Nathalie, Nathalie.

Non ! Ce n’était pas à Paris pour visiter les Champs-Élysées et déguster le champagne de France qu’il servirait de guide à Tatiana, mais dans son village de Carbouès, dans sa Bigorre natale, pour lui faire découvrir les quatre quartiers mythiques où s’étaient passées tant de choses dans son enfance et son adolescence faisant les cent coups avec son frère Ritou, la conduire sur le chemin d’Ithaque el lui faire partager le bon vin des Coustères de Jean-Marie Cloutou et la crème de banane que leur servirait la vieille Ernestine dans son petit bistrot à l’entrée de la grande place du village et de ses millénaires platanes qui, en été au soleil du mois d’août, en faisaient un havre de fraîcheur. Il la présenterait à Élise qui lui dirait : « Sois la bienvenue, ma fille. Heureuse de te prendre dans mes bras et de t’embrasser. » Il ferait la nique aux demoiselles de l’Autel-Dieu, ces vielles bigotes au passé de stripteaseuses qui n’en finissaient pas de prêcher l’abstinence sexuelle et les bonnes mœurs. Et puis surtout, il la prendrait par la main, la conduirait à l’école communale et la ferait asseoir à côté de lui sur le même pupitre où l’avait placé à côté de Marielle son jeune Maître pour lequel il gardait la plus grande des reconnaissances et des affections.

Il ne fallait surtout pas toucher à son rêve !

Carbouès, ce petit village des Pyrénées, perché sur une colline au pied du majestueux pic du midi de Bigorre, valait bien toutes les capitales, toutes les villes lumière du monde, il y avait là tant de choses à voir et à connaître, tant de mystères à élucider en présence de Cantagoï, le chauffeur de car qui parfois conduisait ses passagères au septième ciel de l’extase voyageuse sur la banquette arrière de son autobus du far-west, tant d’hallucinantes nouvelles à apprendre de Marot le Vagabond avalant d’un trait son petit verre de vin rouge en guise de café matinal, tant de fantastiques histoires à écouter de la bouche de Jean-Marie le Raconteur et de sa recherche de la pierre philosophale au pays des cathares et des Cagots.

Carbouès était un haut lieu de parole et de mémoire qui prenait le visiteur dans un tourbillon ensorcelant de magie et de nostalgie, un tourbillon qui le plongeait dans un passé devenu présent et se projetait dans le futur.

Dans le théâtre de la vie, l’imaginaire Carbouès et ses habitants avec leurs dits et leurs non-dits se mouvaient dans l’éternel instant du temps sacré de l’absence de temps. À Carbouès tout était mythe, perpétuel recommencement.

Mais il n’en était pas encore là et le bruit d’un avion décollant dans l’épouvantable fracas de ses réacteurs le ramena à la réalité.

— Parfait, finit par lâcher Mathieu. Le sort en est jeté, je me laisserai guider par ma bonne étoile. Dès que le miracle annoncé se produira, je suivrai la lumière de Vénus, lorsqu’elle apparaîtra à l’horizon, montera dans le ciel de Mexico au-dessus de ma tête pour redescendre lentement vers la grande baie d’Acapulco.

Et si d’aventure Cupidon décoche une flèche dans mon cœur de voyageur, je penserai à toi et je m’envolerai en compagnie d’Aphrodite, comme l’avion qui vient de décoller, vers le septième ciel sans nuages d’un voyage sidéral sans fin.

3

La première fois

Comment pourrait-il en être autrement se dit aussitôt Mathieu en pensant à la première fois qu’Alesso l’avait accueilli dans sa maison de Tlalpan à Mexico, située dans la symbolique rue Benito Juárez, le père de la Reforme et du Mexique moderne, après le long périple qu’il venait de faire sac à dos parcourant le Mexique du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest avec son complice Gregory.

Gregory était vénézuélien originaire de la ville de Mérida, à l’ouest du pays, dans les Andes vénézuéliennes, mais il connaissait le Mexique sur le bout du doigt, mieux sans aucun doute que la plupart des Mexicains. Venant du Venezuela il avait l’avantage quand il parlait du Mexique en termes positifs, voire élogieux, de ne pouvoir être taxé de chauvinisme ni de mauvais citoyen quand il en parlait en termes critiques et négatifs. Son œil scrutateur gardait constamment un certain recul face à ce qu’il observait. Et ses paroles réservaient toujours une petite place au doute et à l’incertitude, avec d’autant plus d’interrogations chez son interlocuteur qu’elles étaient prononcées avec un sourire qui suscitait immédiatement l’empathie. C’était cela qui avait séduit Mathieu la première fois qu’il l’avait rencontré à Caracas.

Parfois, c’est vrai, il avait tendance à mettre dans le même sac, Mexicains, Vénézuéliens et Cubains, quand il évoquait l’indolence des habitants des Caraïbes et leur peu de goût et d’empressement au travail. C’est, comme nos Corses à nous, lui disait Mathieu, pour lui faire voir qu’ils n’étaient pas les seuls. Tu le sais bien, Gregory, insistait-il, s’efforçant de lui remonter le moral, tombé au plus bas lorsqu’il voyait des maisons d’habitation s’écrouler en ruine dans les villes et les villages, des huttes et des granges recouvertes par la végétation, ou des terres cultivables laissées en friche à la campagne alors qu’il y avait tant de bouches à nourrir, tant de miséreux mourant de faim, tant d’enfants implorant la charité. La sagesse populaire l’affirme haut et clair : il faut de tout pour faire un monde. Qu’y pouvons-nous ? Non, Gregory ne se résignait pas à l’inacceptable.

Curieux de tout, Gregory avait passé plusieurs années au Mexique à y découvrir la diversité des paysages et l’immensité des richesses culturelles et à y faire une thèse de doctorat avant de s’y marier avec Sylvia la plus belle et la plus sympathique, à ses yeux d’amoureux, des étudiantes mexicaines, originaire du nord du pays, spécialisée elle dans les études nippones et auteure d’une remarquable thèse sur le drame d’Hiroshima que Mathieu avait eu le plaisir, mais aussi la grande tristesse, de lire à peine sortie de l’imprimerie.