La sirène du Bourillon - Michel Barbe - E-Book

La sirène du Bourillon E-Book

Michel Barbe

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Beschreibung

La serveuse d'un restaurant gastronomique assiste à l'assassinat d'une call-girl. Une empathie de circonstances et un paquet d'euros à la clé l'amènent à prendre son identité. Mais pour profiter du magot, Mathilde devra se débarrasser du Chinois. Un informaticien passionné de jazz veut transformer sa grange en studio d'enregistrement. Un chanteur de country l'aidera à réaliser son rêve. En contrepartie, Sébastien introduira un virus dans les serveurs d'une banque américaine. Intrigué par la chute mortelle du commissaire Choisy, le directeur de la Police nationale envoie son homme de confiance nettoyer leur succursale d'Orléans. Le commissaire Victor Zépansky a intérêt à exhumer les secrets de chaque protagoniste, qu'il soit sur scène, planqué dans les coulisses ou déjà dans la fosse. Il en va de sa santé mentale ! La Sirène du Bourillon est son premier roman policier.

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Seitenzahl: 381

Veröffentlichungsjahr: 2020

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Ähnliche


Un grand merci à Danielle et Michel, Édith et Jean-Pierre, Sylvie, Philippe et Yves pour leurs précieux conseils et leurs encouragements.

Du même auteur :

La sirène du Bourillon 2020

D’un bois à l’autre 2021

La terre de nos ancêtres 2022

Sommaire

Février 2000

Mathilde

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Sébastien

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Le Clos du lac

L’enquête

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Épilogue

Février 2000

Des gyrophares bleus illuminèrent le ciel. Comme un coucher de soleil sur Mars ! s’émerveilla un instant la jeune femme. Elle baissa le volume de l’autoradio et se plaça derrière un pick-up qui roulait au pas. Elle avait aguiché le pharmacien dans les règles, mais avait-elle commis une erreur en se procurant dix litres d’alcool éthylique d’un seul coup ?

Plusieurs voitures de police bloquaient le boulevard Talbot au niveau d’une aire de services située entre Québec et Saguenay. Des agents munis de bâtons fluorescents s’entretenaient avec les conducteurs avant de les autoriser à poursuivre leur route. En arrivant à leur hauteur, ils l’orientèrent vers la bande d’arrêt d’urgence.

Un flic lui fit signe d’avancer jusqu’à une rangée de barrières amovibles. Elle pensa forcer le barrage, mais ses collègues, pistolets mitrailleurs plaqués contre leurs gilets pare-balles, veillaient au grain.

Le type examina la Toyota avec une lampe torche, et lui demanda d’abaisser sa vitre :

— Le blizzard frappe le nord des Laurentides. Votre véhicule n’est pas équipé de pneus neige ! Faites demi-tour ou passez la nuit à l’Étape.

La météo lui avait filé une sacrée trouille !

Le ministère des Transports leva les restrictions de circulation à neuf heures du matin. La jeune femme boucla sa valise, rendit la clé de sa chambre et rejoignit sa voiture. Distance 126 km / Arrivée 11 : 08, indiqua le GPS, soit une cinquantaine de minutes avant le grain de sable. Jouable ! jugea-t-elle.

Le compte à rebours reprit !

Après Chicoutimi, la chaussée surplomba la vallée du Saguenay. Un paysage de cartes postales, mais elle n’avait pas traversé l’Atlantique pour compléter ses albums photos.

Elle se gara sur le parking désert d’un restaurant, attrapa son sac de sport dans le coffre et marcha vers le chalet. Un menu alléchant s’affichait sur la porte : de la cuisine française pour dix-huit dollars. En pénétrant dans l’établissement, elle remarqua les têtes d’orignaux accrochées aux murs. Leurs yeux noirs ressemblaient à des objectifs de caméras, leurs ramures promettaient de l’embrocher au moindre faux pas. La méfiance s’insinuait dans tous ses nerfs. Elle devait se calmer ! Elle vérifia néanmoins si des fils courraient le long des poutres.

La patronne, une brune proche de la cinquantaine, arborait un décolleté censé fidéliser la clientèle, comme le Beaujolais-Villages tiré d’un tonnelet perché sur le zinc.

— Je reviens dans deux minutes ! lança-t-elle en allant placer les pichets sur les tables.

La jeune femme posa son sac sur un tabouret, s’assit sur un autre et dressa un inventaire des lieux. La porte de la cuisine comportait un verrou, le tableau électrique se dissimulait derrière des digestifs. Le compteur d’eau devait se planquer sous l’évier ! estimait-elle quand la patronne la rejoignit :

— Le service débute dans trois quarts d’heure. Un kir pour patienter ?

— Volontiers !

— Vous parlez sans accent. Française ?

— Je viens de Paris.

— Le tourisme ou le boulot ?

— Toute petite, je rêvais de séjourner dans une cabane de trappeurs.

Pour leur part, la patronne et son conjoint avaient déserté leur Auvergne natale dix ans auparavant. Leur affaire prospérait, ils se félicitaient de s’être lancés dans la restauration après avoir émigré au Canada.

Elles discutèrent climat, chaussures de randonnées, paysages à couper le souffle, mais une odeur envoûtante se répandit dans la salle.

— Mon mari prépare une blanquette de veau. Vous m’en direz des nouvelles !

— Me révélerait-il sa recette ?

Cette Parisienne constituait-elle une concurrence déloyale avec son châssis à lester l’addition d’une tablée de bonzes ? s’inquiéta la patronne. S’établir dans ces confins du monde réclamait un effort d’adaptation insurmontable pour la plupart des étrangers tentés par l’aventure. Elle l’emmena voir son homme.

La cuisine recevait la lumière du jour par deux Velux motorisés, inaccessibles sans échelle et, pour le moment, fermés. La porte représentait la seule issue, se réjouit la jeune femme. Son sac de sport en main, elle se dirigea vers un ventru vêtu d’un tablier blanc. Un regard lubrique s’attarda sur le haut de ses jambes. Ce type en était réduit à reluquer les clientes dès que sa mégère lui tournait le dos, compatit-elle. Pendant qu’il lui délivrait les secrets d’une béchamel sans grumeaux, elle plongea ses doigts à l’intérieur du sac et dévissa le bouchon d’un bidon en plastique.

Au fond de la pièce, la patronne ceinturait une tranche de foie gras, l’entrée du jour, avec un coulis de figues à l’Armagnac. Elle demanda à son mari de valider le dressage.

Seule devant le plan de travail, la jeune femme saisit l’oc-casion. Elle bascula le sac sur le sol. L’alcool se répandant vers un rayonnage en bois, elle frotta trois allumettes, les lança près du meuble et sortit de la cuisine. Des nappes et des serviettes en papier s’enflammaient lorsqu’elle manœu-vra le verrou.

Elle appuya sur le disjoncteur. La VMC et les Velux hors service, elle coupa l’arrivée d’eau pour empêcher le couple d’éteindre le feu.

La fumée raviva les remords.

Des cris désespérés s’échappèrent par les interstices.

Ces supplications d’usage la laissèrent de marbre. Elle regagna la Toyota, jeta un dernier coup d’œil sur le bâtiment en flammes. Et tourna la clé de contact.

Mathilde

Marcilly, sud d’Orléans, mars 2010

Derniers clients de la soirée, un couple minaudait entre deux ronds de fumée. L’homme, un rottweiler travesti en dandy, tortillait une mèche de ses cheveux bruns entre ses doigts. Il buvait les paroles de la rousse assise en face de lui, mais le cuir de ses semelles battait des rythmes asynchrones sur le carrelage. Une envie irrépressible de raccourcir les préliminaires l’amena à réclamer l’addition. Un sourire malsain en guise de politesse, il tendit sa carte bancaire.

Mathilde frissonna en l’introduisant dans le lecteur.

— Une facture au nom de La Folie douce !

Ce mal poli aurait pu se fendre d’un « s’il vous plaît » ! s’indigna-t-elle en tamponnant la note de frais.

Christophe Verges, le chef étoilé de La Tuilerie, approcha du bar.

— Combien en ont-ils ?

— Trois cent quatre-vingts euros !

— Offre-leur un digestif avec les compliments de la maison. Et nettoie la salle après leur départ. J’y vais. À demain, Mathilde.

Son contrat ne mentionnait pas le ménage, mais la perspective de se retrouver au chômage lui courba l’échine :

— Je m’en occupe, monsieur Verges.

Elle posa la carte bleue sur une soucoupe, prépara deux Marc de Champagne, glissa le reçu et la facture à l’intérieur d’une pochette publicitaire, apporta le tout sur un plateau à la table du couple.

Après avoir vidé leur verre en se regardant dans les yeux, le dandy vérifia la note et la femme se rendit aux toilettes. Lorsqu’elle réapparut, ses lèvres charnues maquillées d’un pourpre provocant, il se précipita derrière ses talons aiguilles.

Mathilde donna un coup de serpillière. Dans le vestiaire réservé aux employés, elle troqua sa tenue de service contre un pantalon kaki, un sweat blanc et des tennis. En passant par la cuisine, elle aperçut, posée près du vinaigrier, un Clos des Épeneaux 92. En œnologue autoproclamé, le dandy avait trouvé ce millésime « un soupçon madérisé » ! Elle enfourna la bouteille dans la poche de son caban, activa l’alarme et emprunta le chemin de halage en direction du parking municipal.

Les mains agrippées au volant de sa Renault Kangoo, elle commença à râler. Les clients exigeaient d’être servis avant d’avoir commandé ; Verges la payait une misère ; le dandy l’avait déstabilisée ! Elle plaqua sa nuque contre l’appui-tête et porta le goulot à sa bouche. Gorgée après gorgée, le Pommard lui procura ce réconfort que les hommes lui refusaient. Ces dernières années, les sucreries et l’alcool compensaient ses désillusions, mais elle attirait toujours les regards. Ses relations basées sur le sexe se résumaient à des coquilles exposées dans une vitrine. Jolies, mais vides, comme la bouteille qu’elle jeta sur le tapis de sol.

Elle piquait du nez quand, bras dessus bras dessous, la divine rousse et le dandy passèrent devant sa camionnette. Ils s’embrassèrent avec fougue entre un cabriolet Peugeot 407 et une Nissan Patrol.

Le type grimpa dans son 4x4. Il recula pour faire demi-tour, mais la femme lui cria de s’arrêter. Il abaissa sa vitre pour lui en demander la raison. Pour toute réponse, elle avança vers la Nissan en sortant un pistolet de son sac à main. Il ouvrit sa portière, s’éjecta de son siège. Elle tira pendant qu’il fonçait sur elle. Elle s’était entraînée sur des cibles en carton, pas sur un type fou de rage en mouvement. La balle transperça l’épaule du dandy avant de finir dans un arbre. Elle rappuya sur la gâchette, mais le Colt 45 s’enraya. Il en profita pour lui décocher un crochet au menton. Sonnée, elle tomba à la renverse, sa nuque heurtant au passage un plot de stationnement.

Le dandy observa son visage inerte et lui donna un coup de pied dans le bassin. Elle paraissait morte. Il s’en assura en visant les côtes.

Cette guenon s’était présentée comme une journaliste spécialisée dans les musiques actuelles, ricana le dandy en se tâtant l’omoplate. Elle avait voulu le flinguer et gisait maintenant sur l’asphalte. Il s’apprêtait à fouiller son manteau afin de récupérer ses papiers, mais le grondement d’un moteur résonna. Il se contenta de photographier la plaque minéralogique de la 407 avec son smartphone, remonta dans sa Nissan et démarra en trombe.

Mathilde suffoquait. Comme un étau, l’habitacle du Kan-goo comprimait ses os. Elle descendit de la voiture, mais ses jambes ne la soutenaient plus. Elle s’accrocha à la portière, le temps de maîtriser sa respiration, et s’aventura jusqu’au cabriolet. Une perruque rousse, le pistolet et une besace en cuir reposaient près du corps. Elle s’agenouilla et retira la calotte élastique plaquée sur le crâne de la femme. Des filets de sang coulèrent sur le visage d’une pâleur alarmante. Elle saisit un poignet. Son pouce appuyé sur les vaisseaux, elle fixa la trotteuse de sa montre durant une minute, compta trente-huit pulsations. Elle composa le numéro du SAMU, mais son appareil ne captait pas et la cabine publique de Marcilly servait de poubelle aux pique-niqueurs.

Elle envisageait d’utiliser le téléphone du restaurant lorsque la femme reprit connaissance :

— Amène-moi chez moi !

— Je préviens l’hôpital d’Orléans ! répliqua Mathilde.

— Oublie les médecins et la police ! Six mille euros pour toi, grimaça-t-elle en pointant son sac.

Mathilde crut à une plaisanterie. Elle ouvrit néanmoins le portefeuille et récupéra dans une pochette douze coupures de cinq cents euros pliées en quatre. Elle n’avait jamais tenu autant d’argent liquide entre ses mains, les billets lui brûlaient les doigts.

La femme ajouta :

— Si tu m’aides, je t’en filerai dix fois plus !

La calculette tourna à plein régime. Cinq ans de salaire pour une promenade en voiture et deux ou trois semaines à badigeonner du mercurochrome et laver des bandelettes. Une telle chance ne se représenterait pas !

Mathilde approcha sa camionnette. Elle hissa la femme, un véritable poids mort, jusqu’à la plateforme arrière. Elle l’allongea avec délicatesse, installa un chiffon sous sa tête et lui demanda son adresse.

— Caportino, souffla la Faucheuse.

Un dernier soubresaut agita son corps. Sa joue bascula sur le plancher.

Mathilde pensa l’abandonner sur le parking. Elle rendrait sa blouse d’aide-soignante et garderait l’argent. Ni vu ni connu. Mais soixante mille euros supplémentaires l’atten-daient ! Elle rouvrit le portefeuille et examina les papiers de l’ex-beauté fatale du Bourillon. D’après la carte d’identité, Florence Doriani, née à Vichy trente-trois ans auparavant, résidait au 19 allée des Provenchères, à Ardon. Mathilde connaissait ce village. Elle le traversait lors de ses déplacements entre Beaugency et le restaurant. Elle ramassa la perruque, le revolver, la besace, et mit les voiles.

Elle roulait en compagnie d’un cadavre, une idiotie dont un gamin de quatre ans se serait abstenu. Mais l’adrénaline redescendit au fil des kilomètres. La départementale était dégagée, le moteur tournait comme une horloge, le chauffage emplissait la Renault d’une chaleur lénifiante.

Ses paupières tombaient de fatigue quand deux ampoules à iode l’éblouirent. Elle donna un coup de volant, le Kangoo se déporta, des brindilles accumulées sur le bas-côté se soulevèrent, un klaxon affolé retentit, la carrosserie écrabouilla des branchages en tremblant. La pédale de frein enfoncée jusqu’au bitume, la camionnette s’arrêta au bout d’une trentaine de mètres. Le conducteur de l’autre véhicule lui signifia qu’elle était zinzin avant de poursuivre sa route.

Mathilde sortit de l’habitacle et s’allongea sur le dos. Elle constata le tourbillon incessant des étoiles tout en priorisant ses prochaines activités : vomir, s’oxygéner en accéléré, amener Florence Doriani à Ardon.

Ses circuits neuronaux rétablis, elle se rassit derrière le volant. Elle roula une cigarette et s’en voulut de ne pas avoir laissé la rousse macérer dans ses globules. Les policiers l’ac-cuseraient du meurtre si elle la déposait au commissariat.

Les soixante mille euros se mirent à danser dans sa tête. Cet argent lui permettrait de quitter l’appartement de son père où elle s’était réinstallée après son hospitalisation. Elle emménagerait à Orléans. Dans une maison. Transformerait le rez-de-chaussée en galerie. Finirait ses études d’histoire de l’art abandonnées après le décès de sa mère.

De toute façon, elle n’avait pas trimballé le corps jusqu’ici pour le donner en pâture aux sangliers. Elle abaissa la vitre et reprit la route.

Elle parcourut l’allée des Provenchères en jetant un œil dubitatif sur les dix-huit pavillons construits à l’identique dans les années soixante. L’impasse débouchait sur une placette. Elle contourna le réverbère à trois branches servant de rond-point et stoppa devant la dernière habitation. La propriété de Florence Doriani se cachait des regards par un mur en pierre haut de deux mètres. Une porte en fer et un garage y donnaient accès.

Elle coupa le moteur et marcha jusqu’au portillon. Ce modèle plein offrait une visibilité réduite sur le jardin et la baraque. Agrippée aux montants, elle hissa son mètre soixante-douze au-dessus de la traverse supérieure. Nulle lueur ne filtrait de la maison de plain-pied. Elle enfonça le bouton de la sonnette, mais, à part le grésillement de la ligne haute tension, aucun signe de vie ne perturba la quiétude des lieux.

Elle pesa le pour et le contre une dernière fois avant d’ac-tionner la télécommande pendue au trousseau de clés. Le rideau métallique du garage enroulé sur son axe motorisé, elle rangea sa camionnette, et partit explorer le jardin en évitant d’aplatir le parterre de tulipes qui garnissait le prolongement du garage. En contournant un chêne dressé à côté d’un puits, elle remarqua une remise en bois adossée à l’arrière de la baraque.

Elle monta ensuite sur la terrasse, ouvrit la porte d’entrée et appuya sur l’interrupteur. Des spots disséminés au plafond illuminèrent une cuisine ultramoderne. Elle en admira l’agencement rationnel, longea l’îlot central, laissant ses doigts en apprécier la texture inoxydable, et pénétra dans la salle de séjour. Un canapé en cuir gris, un plaid en mohair, une table basse en aluminium et une bouteille de Cognac témoignaient du goût de Florence Doriani pour le home cinéma – au chaud dans un design aux lignes épurées, un digestif à portée de main. Elle regarda avec envie l’écran plasma qui recouvrait la hotte anthracite d’une cheminée contemporaine et essaya le fauteuil à roulettes encastré dans un bureau en U dédié à l’informatique. Confortable ! jugea-t-elle.

Entre deux bibliothèques surmontées de masques africains, un couloir desservait les toilettes, la salle de bain et l’unique chambre. Elle pensait tester le futon enfoncé dans une épaisse moquette beige, mais la penderie qui courait du sol au plafond retint son attention. Des robes et des tailleurs de grands couturiers recouvraient une vingtaine de tringles ; des dessous affriolants débordaient des tiroirs ; des paires d’escarpins et de bottes italiennes reposaient sur le plancher. Il y en avait pour des millions ! s’ébahit l’abonnée des soldes.

Un engin diabolique conçu pour façonner n’importe quel muscle ramolli fanfaronnait devant la fenêtre. C’était pas compliqué de garder la ligne avec un matos pareil ! bisqua Mathilde.

Elle décrocha une jupe, mais n’arriva pas à la boutonner. Les kilos en rabe ? Un mois !

La séance d’essayage sur pause, elle rejoignit le salon, embrasa du petit-bois avec un soufflet et s’étendit sur le canapé.

Pelotonnée sous la couverture, elle scanda les dernières syllabes de Florence Doriani : « Ca-por-ti-no » !

Florence avait-elle prononcé le nom de son meurtrier avant de mourir ? Mais pourquoi l’avait-elle aguiché toute la soirée ? Ce détraqué avait-il abîmé d’autres filles ? Empêchait-il sa pouliche la plus rentable de prendre sa retraite ?

Ou alors, elle était sa maîtresse et patientait entre deux chambres de bonne depuis des années. Il n’avait pas enclenché la procédure de divorce, elle s’était échauffée, il l’avait envoyée balader… Et boum !

Quoiqu’il en était, mademoiselle Doriani avait renoncé à porter plainte et le dandy commettrait une grosse bourde en se dénonçant. Si son matelas recelait un tas de biftons, le sujet ne méritait pas de s’y attarder ! Bercée par le crépitement du feu, elle s’endormit comme une masse.

Joris et Thomas, deux lycéens en terminale friands de résine de cannabis, fuyaient les grandes villes et les patrouilles de la BAC. Affalés dans l’herbe, ils assistèrent au premier festival du film policier en plein air subventionné par le Conseil Général du Loiret. Au programme : La Sirène du Bou-rillon. Une bonne sœur éméchée au volant d’une ambulance improvisée restait en course pour le César du second rôle féminin.

Les deux garçons se levèrent comme un seul homme et Thomas regarda sa montre :

— La nonne a embarqué miss France dans sa camionnette il y a une heure et les flics ne se sont toujours pas radinés. C’est louche !

— Tu as raison. D’habitude, ils sortent la cavalerie dès qu’ils repèrent un jeune avec une capuche ! La vamp s’en est tirée, d’après toi ?

— Vu l’état dans lequel elle a rejoint les loges, ça m’éton-nerait !

— Dommage. Elle avait la classe ! On jette un œil à la bagnole ?

Ils approchèrent de la Peugeot en agitant leurs membres ankylosés. Hypnotisés par le sang coagulé, ils observèrent une minute de silence avant de monter dans le cabriolet.

— Thomas, regarde la stéréo. Elle est hyper stylée !

Comme des gamins avec leurs nouveaux jouets, ils manipulèrent toutes les manettes, appuyèrent sur tous les boutons. L’engouement initial retombé, Thomas retira de la poche arrière de son jean un étui à cigarettes. Il laissa son surpoids épouser l’assise généreuse du fauteuil en cuir rouge et roula un joint. De son côté, Joris enclencha le lecteur de CD. Un tube d’Eminem déferla des huit haut-parleurs répartis dans l’habitacle.

— Elle déchire, cette chaîne !

— Le rap américain, ça déménage, compléta Thomas.

— On regarde ce que le moulin a dans le ventre ?

Joris tourna la clé insérée dans le Neiman et donna un coup d’accélérateur. Les six cylindres en V développèrent leurs deux-cent-dix chevaux.

— Miss Monde a rempli le réservoir.

— On inaugure ton permis ? s’excita Thomas.

— Tu m’étonnes ! Elle a dû cacher les papiers derrière le pare-soleil, prédit Joris.

La carte grise en leur possession, de nouvelles perspectives s’ouvraient pour le week-end. La veille, ils avaient dragué deux filles au bowling d’Orléans. Si elles étaient partantes, direction Deauville, la musique à fond.

2

Verges et le dandy draguaient la Joconde

Ça prenait des plombes !

Mathilde actionna sa ceinture d’explosifs.

Fin du cauchemar !

Blottie sous la couverture, elle recomposa la suite d’évè-nements qui l’avait téléportée sur ce canapé. Le grand cru de Bourgogne dans le Kangoo, le coup de revolver sur le parking, le trajet avec un macchabée à l’arrière, les robes de folie un rien serrées, les rêves de châtelaine devant le feu de bois.

La cheminée dégageait une odeur de cendres froides. Elle aéra la pièce, versa du lait en poudre dans son thé et repensa aux soixante mille euros. Si Florence Doriani détenait un magot, il ne se dissimulait pas sous le futon. Ni dans l’armoire à pharmacie, ni dans un sachet hermétique au fond de la chasse d’eau, ni dans le congélateur, ni derrière la télé, ni entre les bouquins de la bibliothèque.

Elle s’accorda une séance cinéma. Dans une tour réservée aux DVD, elle saisit un film à gros budget. D’après la jaquette, Bruce Willis (moyennant des dizaines de millions de dollars) rempilait pour sauver le monde. Curieuse de voir s’il arriverait à intercepter une nuée de soucoupes volantes à bord desquelles huit cents milliards d’extraterrestres malintentionnés fonçaient annihiler le moindre ranch des États-Unis, elle ouvrit le boîtier. Vingt billets de cinq cents tombèrent en virevoltant sur le carrelage.

Mais Bruce Willis n’était pas l’unique héros en qui Florence Doriani avait placé sa confiance. Clint Eastwood maintenait au chaud dix-sept mille euros – Harry Potter, douze mille – les James Bond successifs, vingt-cinq mille… En tout, la vidéothèque cracha deux cent trente-huit mille euros !

Les mains repues de cash, elle s’assit sur le canapé et remit de l’ordre dans ses idées : si Florence avait eu l’intention de refiler ce pognon à ses proches, il garnirait déjà leurs coffres !

Les biftons étalés sur la table basse, elle frémit en pensant aux chapardeurs qui avaient le chic pour repérer les baraques sans système d’alarme. Elle les sécuriserait dans une consigne automatique ! Et si un procureur lui cherchait des poux, elle plaiderait la compensation d’un préjudice moral et financier : scènes de violence réservées à un public averti, frais de transport et de pressing, récurage à la Javel de la fourgonnette…

Le pognon en de bonnes mains, elle s’intéressa aux obsèques de la dépouille, toujours à l’arrière du Kangoo. Brûler Florence Doriani dans la cheminée comportait des avantages : délocalisation évitée, matériel fourni par la défunte, une ou deux pelletées de résidus à répandre sur la pelouse, et basta ! Mais les relents de grillade prendraient des mois pour s’estomper. Et elle devrait la découper, se taper le lessivage ! L’ensevelir dans le jardin ? Loin d’ici ? Son corps finirait par être découvert. Tard. Ou tôt !

Sa famille se débrouillera ! statua Mathilde. Le mobile de Florence exigea un code de déverrouillage. Elle se rabattit sur le carnet d’adresses et y trouva les coordonnées d’hôtels de luxe, de restaurants hors de prix, ainsi qu’une vingtaine de numéros précédés par deux ou trois majuscules. Mais aucun Doriani ne figurait au catalogue !

Florence ayant coupé les ponts avec les siens, une reconversion immédiate dans le terrassement s’imposa. La remise pourvut à l’équipement : bottes et gants en caoutchouc, pelle, râteau et pioche. Mathilde déposa le tout dans une brouette qu’elle amena près des tulipes. Un labourage conséquent y passerait inaperçu.

Elle extirpa les fleurs, veilla à ne pas en abîmer les bulbes, mais l’ambiance « potager chez les bobos » dériva en parcours du combattant. Creuser un trou de dix centimètres est une chose. Déplacer un mètre cube de terre compacte s’avéra une autre paire de manches. Quand un rocher refusa de coopérer, elle l’attaqua avec une pioche. Au bout de vingt minutes, ses gestes maladroits avaient fragmenté l’équivalent d’un bol de riz. Elle appliqua alors la tactique du contournement. Deux heures de pelletées rageuses, illustrées de jurons à dépolir un charretier, dessinèrent une tranchée en forme de « S » prête à recevoir son obole. Elle amena ensuite la brouette à l’arrière du Kangoo, y transvasa le corps et s’en retourna à la fosse avec sa cargaison funèbre.

Florence Doriani rejoignait son ultime destination lorsque la roue dérapa. Ombrelle version Castorama, la brouette la protégeait désormais des ultraviolets. Mathilde aurait souhaité l’honorer d’un discours chargé de solennité, tout au moins d’une phrase chaleureuse, mais les banalités s’entre-choquaient le long de sa langue. Elle abrégea la cérémonie d’une oraison sommaire : « Au plus tard possible, ma vieille. Et merci pour le blé ! »

La terre remplit le trou, les tulipes garnirent la tombe, le râteau égalisa les mottes et le tuyau d’arrosage humidifia le tout.

Elle accusa un gros coup de barre en début d’après-midi. Endormie sur le canapé, elle rêvait d’une suite impériale sur la Croisette. Elle montait les vingt-quatre marches du Palais des Festivals en robe fendue de chez Dior. Sa parure de diamants étincelait de mille éclats sous les feux des projecteurs, mais le cauchemar déboula sans prévenir. Deux gendarmes la menottèrent sur le tapis rouge avant de la traîner à l’inté-rieur de leur fourgon. Les billets avec lesquels elle avait payé le bijoutier sentaient la photocopieuse.

Elle se réveilla en nage ! Et fit couler un bain.

Son nez au-dessus de la mousse, elle passa en revue les éventuels empêcheurs de tourner en rond. Elle n’avait pas aperçu de portrait accroché aux murs. Aucune photo ne jaunissait dans un album. Aucune lettre ne se languissait dans un tiroir secret. Florence et sa famille semblaient ne pas entretenir de liens. Quant au dandy, il avait rectifié une réincarnation de Vénus et n’avait aucun intérêt à sortir de son trou.

Qui d’autre s’émouvrait de son sort ? La police ? Si Florence était une prostituée, Mathilde ne voyait pas ses clients appeler le service après-vente : « Allô, monsieur le commissaire, je devais batifoler cet après-midi avec mademoiselle Doriani, mais elle m’a posé un lapin ! Vous pourriez prévenir sa remplaçante ? »

Personne ne s’apercevrait de sa disparition. Elle en aurait parié un resto ! À propos de bonne chère, repaître ce microcosme de nantis avec autant d’oseille dans les poches s’appa-rentait à du pur masochisme. Mais changer son mode de vie du jour au lendemain éveillerait des suspicions. L’abus de prudence nuit, mais on parle d’un meurtre, de deux cent quarante-quatre mille euros et d’un possible rêve prémonitoire ! Elle renfilerait sa tenue de serveuse et en profiterait pour tester les billets dans le détecteur du restaurant.

Restait le cabriolet stationné sur le parking. Ce genre de bagnole, si ça ne roulait pas, ça rouillait ! Elle regarda dans le portefeuille et refouilla la demeure de fond en comble, mais sans trouver les papiers du véhicule. Demander une nouvelle carte grise impliquait le risque d’une exploration faciale. Si les services préfectoraux gobaient la supercherie, le duplicata lui parviendrait quinze jours après. Laps de temps suffisant pour qu’un passionné de belles voitures prévienne les flics, qui débouleraient à Ardon. Ils établiraient un lien avec le resto de Marcilly, et Verges ne louperait pas l’occa-sion de jouer les cafteurs : « Accompagnée d’un homme, cette femme magnifique est venue dans mon établissement. Mathilde assurait la fermeture, ce soir-là ! »

Rien de dramatique, mais allez savoir ? Une empreinte mal effacée, un voisin réveillé par un coup de pioche.

Conclusion : le paysage routier hexagonal se priverait de la 407. Un étang d’une profondeur supérieure à deux mètres conviendrait.

Mathilde s’habilla d’un jogging plus ample que les toilettes de mannequins au garde-à-vous dans la penderie et se rendit à Marcilly.

Trois voitures et un camping-car se répartissaient le parking. À l’évidence, le cabriolet Peugeot avait disparu ! Son pouls accéléra, des gouttes de sueur perlèrent de son front, ses jambes flageolèrent.

Elle s’assit en tailleur sur la pelouse. Les eaux paisibles du Bourillon scintillaient au soleil. Elle vérifia si la flotte s’écou-lait toujours de l’amont vers l’aval, et réajusta le déroulement du script : quelqu’un avait déplacé la 407 ! Les rois de la pièce détachée devaient la désosser dans une casse. Ou elle séjournait à la fourrière ! Les flics avaient-ils interrogé Verges et ses employés ?

Mathilde se rendit au restaurant. Elle remisa ses sapes au placard et enfila une robe noire et des mocassins vernis avant de se renseigner en cuisines. Le chef et ses commis n’évoquèrent aucune visite particulière. Il en alla de même pour le personnel de salle.

La barmaid l’envoya servir trois tasses de thé et un jus d’abricot en terrasse. Mathilde encaissa les boissons, et en profita pour introduire plusieurs billets dans le détecteur. Une diode verte les authentifia.

La police se désintéressait de la bagnole et le gros lot était homologué. Le pognon appartenait à Bibi ! se frotta-t-elle les mains.

Dès son retour à Ardon, elle dégusta un verre d’Arma-gnac. Elle n’avait pas chômé, ces derniers temps. Un meurtre en direct, un macchabée à enterrer. Deux cent quarante-quatre mille euros en espèces !

Mais la garde-robe et la voiture lui passaient sous le nez.

Quoique pour les fringues, elle attaquerait un régime dès le lendemain !

Cette résolution avait beau stimuler Cendrillon, le carrosse s’était fait la malle. Si un truand avait volé la Peugeot en vue d’un hold-up, les flics la retrouveraient sous peu. Ils rappliqueraient chez Florence et constateraient son absence prolongée !

Pourrait-elle les devancer en publiant une annonce ? « Florence Doriani souhaiterait récupérer en bon état son cabriolet. Prière de contacter la jeune fille au pair qui arrose les tulipes ! »

Elle reporta la prise de tête…

Artenay, nord d’Orléans

D’emblée, une minorité d’humains en imposent. Ils mesurent plus de deux mètres et vous lancent un regard dédaigneux en surplombant l’inanité des sentiments qui vous animent ici-bas.

D’autres privilégient le volume. David Cheng, par exemple, un trentenaire d’origine chinoise court sur pattes, mais taillé dans du granite. Au début de sa douzième année, David avait arrêté de grandir. Depuis, il compensait son mètre soixante-trois par une extension latérale.

Cheng révérait deux principes élémentaires : une discrétion de tous les instants et l’effacement des traces de son passage. Il se gara sur le parking de La Folie douce, une discothèque au nord d’Orléans, contourna le bâtiment par la gauche et longea le mur extérieur jusqu’à une porte blindée dont il déverrouilla la serrure électronique avec un badge. Lui, Dominique Caportino et son associé – qu’il n’avait jamais rencontré – étaient les seuls à en posséder un exemplaire.

Il monta un escalier en colimaçon, poussa une porte anti-feux et emprunta le couloir du premier étage. Il tapa trois coups secs sur du frêne, entra sans attendre l’accusé de réception. Un moribond prêt à se confesser d’un lourd péché geignait sur un sofa.

— Ça fait mal ? s’enquit Cheng en approchant un fauteuil.

— La balle a déchiré le deltoïde, répondit Dominique Ca-portino, le patron de la discothèque. Avec les cachets du toubib, c’est supportable. Tu imagines, une gonzesse a failli me faire la peau ! J’en ai la chair de poule !

Cheng acquiesça d’une mimique respectueuse des traditions. On ne pouvait souhaiter un déshonneur de cette ampleur à quiconque !

— Et toi, la tournée des hôpitaux ? reprit Caportino.

— Elle n’a pas été admise aux urgences, sa voiture a disparu et les flics n’ont pas l’air de se remuer.

— Elle n’était pas en état de conduire quand j’ai quitté Marcilly !

— Un complice a dû l’emmener.

Une idée germa dans les méninges de Caportino :

— Tu penses aux Staviani ?

— Ils ont trop la trouille pour déclarer les hostilités.

— Si cette garce ne travaille pas pour eux, pourquoi m’a-t-elle tiré dessus ? Je t’assure, David, je ne l’avais jamais rencontrée avant le vernissage. Elle s’est bien foutue de ma gueule avec son article sur les musiques amplifiées. En tout cas, ça ne ressemble pas aux méthodes des poulagas !

— Elle dirige la branche armée du mouvement de libération de la femme et vous l’avez vexée avec votre envie de partouzer avec l’autre fille.

— Marre-toi, David ! J’ai photographié la plaque minéralogique de sa bagnole. Dès que le gus des immatriculations m’aura refilé son adresse, j’irai lui arracher les vers du nez !

— Les flics attendent peut-être que vous commettiez une erreur. Ici, personne ne me connaît. J’éclaircis ce micmac et vous débarrasserai des Staviani.

3

Mathilde prenait son petit-déjeuner sur la terrasse. Entre deux tartines, elle observa un écureuil dressé sur une branche du chêne. Ce n’était pas la saison des glands ! se moqua-t-elle en faisant fuir l’animal. La cheminée dans le salon, la terrasse abritée du vent, la proximité de la forêt, les écureuils, l’arbre centenaire, le chant des oiseaux. L’apparte-ment de Beaugency lui parut bien tristounet en comparaison.

Elle n’avait pas imaginé s’installer chez Florence Doriani, mais l’examen attentif de sa carte d’identité entraîna une crise existentielle. Elles avaient le même âge et la même taille.

Mathilde joua ensuite aux sept erreurs devant la glace de la salle de bain. Un peu de maquillage masquerait ses traits plus prononcés. Elle couperait ses cheveux d’une vingtaine de centimètres, se payerait une permanente de star, se résignerait à porter des lentilles de contact. Et avec un programme minceur efficace, elle perdrait les kilos superflus en moins de deux !

Elle enclencha le répondeur. Le message ne proposait rien d’original. La voix non plus, suave et sans accent, avec un débit posé, presque lancinant.

Elle repensa à la famille de Florence et consulta un site de généalogie sur Internet. La seule Doriani née en France après la fin du Second Empire était décédée en 1988.

Avant de résoudre cette énigme, Mathilde se rendit à l’hô-pital d’Orléans. Pascal Buchet, son père, avait subi un triple pontage coronarien. L’opération s’était déroulée sans encombre, mais il essuyait des terreurs nocturnes et son moral déclinait depuis que le professeur Portman l’emmurait dans une camisole pour l’empêcher de dégringoler du lit.

Elle suffoqua en entrant dans la chambre. Le thermomètre dépassait les 30° et le radiateur irradiait la pièce comme un volcan ! Drogué par un cocktail à base de benzodiazépine, le menton de son père reposait sur un plateau-repas inentamé. Elle partit à la recherche du personnel hospitalier, mais les infirmières et les internes étaient sur les dents, ou planqués dans un coin en train de fumer une clope. Elle grimpa au dernier étage et tambourina à la porte du chef du service jus-qu’à ce que le professeur Portman ouvre sa tour d’ivoire. Elle poussa une gueulante et le toubib la supplia de ne plus les harceler. L’équipe mettait tout en œuvre pour guérir son père, mais ne pouvait surveiller les patients vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Surtout s’ils retiraient leur goutte-à-goutte à la moindre occasion !

Elle quitta l’hôpital en rogne. Si son vieux sortait de cette mauvaise passe, elle l’emmènerait aux Buisseaux, la baraque de famille, du côté Buchet. Elle engagerait une aide-ménagère pour qu’il finisse ses jours à la campagne. Non dans un mouroir, entre quatre murs couverts de salpêtre et deux intraveineuses en guise de gueuleton !

Elle se dirigea vers le centre-ville.

Le clonage n’avait pas traîné. Sa coupe de cheveux lui convenait, elle supportait les lentilles. Seuls bémols : ces foutus kilos en trop ! En rejoignant le Kangoo, elle téléphona au restaurant de Marcilly. Verges en prit plein la poire. Elle avait trouvé un boulot mieux payé ; elle ne respecterait pas le préavis puisqu’il avait prolongé sa période d’essai ; il recevrait sa démission par lettre recommandée ; elle ne lui faisait pas cadeau du mois écoulé !

Soulagée, elle passa à Beaugency récupérer des affaires et son chat – vu la surreprésentation canine dans l’impasse, elle avait hésité à l’amener –, et rentra à Ardon.

Le matou cloué devant sa gamelle, elle s’installa dans le fauteuil à roulettes. L’ordinateur portable posé sur le bureau lui délivrerait peut-être le complément psychologique nécessaire à une bonne interprétation de son personnage.

Windows démarra, et l’image d’un homme cadré des pieds à la tête s’afficha. Habillé de chaussures vernies, d’un costard bon marché et d’une chemise blanche, le gars déployait un sourire de représentant de commerce résolu à vendre des chasse-neige à un état africain. Le meurtrier de Florence Doriani avait rajeuni d’une vingtaine d’années ! Mathilde se demanda pourquoi elle avait mis le dandy en fond d’écran. Le connaissait-elle à l’époque ? Quoi qu’il en soit, elle avait tenté de le tuer !

Elle déplaça le curseur sur mes documents, ignora les courriers administratifs et ouvrit La partie continue, un dossier contenant sept fichiers : Le bluff – La cage – La cabane au Canada – Le figurant – L’arnaqueur – Le macho – Le ripou.

Elle cliqua sur Le figurant :

Samedi 8 octobre 2005. Mon pauvre Sylvain, j’en viendrai presque à te plaindre. Comme si enfiler un blouson en cuir et ânonner des répliques cultes faisaient de toi une vedette !

Ton principal fait d’armes ? Avoir fait pleurer des bonnes femmes désœuvrées avec des téléfilms dont la seule originalité consiste à avoir gâché de la pellicule avant le passage au numérique.

Afin de dévoiler l’unique aspect positif de ta personnalité, parlons de ton romantisme prépubère ! Un espiègle cache-cache derrière les colonnes de Buren, un tee-shirt trempé moulant mes seins dans les fontaines du Trocadéro, un baiser enflammé sur le pont de l’Alma, et voilà monsieur qui roucoule à genoux, tel un preux chevalier devant sa quête inaccessible.

Mais un léger couac va perturber l’existence d’un grand acteur du petit écran (pour te citer). Au départ, tu interpréteras un pétillant hardeur dans une féerie érotique avec suite dans un palace, magnum de Rœderer, salope à croquer, piment des menottes. Puis l’intrigue basculera en un banal règlement de comptes. Le phénobarbital agit, tu t’endors, je plaque un oreiller sur ton visage et fin du CV !

Si la rubrique nécrologique d’un canard de province t’accorde un entrefilet, ce sera le bout du monde. C’est normal : de toute la bande, tu as le moins d’envergure !

Quelle robe vais-je porter pour aller au Louxor ?

Elle poursuivit avec L’arnaqueur :

Vendredi 9 novembre 2007. Que de mois perdus à essayer de t’alpaguer ? Sans l’aide inconsciente de ce brave Sébastien, je n’y serai parvenue. Un nombre inadmissible de contretemps providentiels t’ont sauvé la mise. Réunions annulées, problèmes de santé, grève des aiguilleurs du ciel…

Mais demain, fini l’improvisation ! Paré des emblèmes de tes pairs, tu iras affronter dans un combat inégal un chevreuil dont la majesté t’échappe.

Je m’égare et tu voudrais savoir comment je vais m’y prendre. Tu te tiendras près du château d’eau, ton poste habituel. Avant le carnage, tu t’avachiras dans l’herbe, car tu as de plus en plus de mal à sortir indemne des ripailles qui rythment ces génocides hebdomadaires. Les plus délabrés rentrent cuver chez eux. Mais toi, tu détiens la trempe des capitaines. Malgré la débâcle, Louis Cour-tanche garde sa position !

Tu ne m’entendras pas arriver, mais sentiras ma main gantée ouvrir ta braguette, envelopper ton sexe. Tu te demanderas si tu es en train de rêver ou si je me redonne à toi après ces interminables semaines d’abstinence. Tout en attisant ton désir, je te tendrai une flasque de bourbon que tu boiras jusqu’à la dernière goutte. Je saisirai ton fusil et caresserai avec dévotion ce phallus géant jusqu’à ce qu’il décharge sa semence. « Il s’est encore enivré, mais la chance a tourné ! » penseront tes compères en apercevant la bouteille vide.

Après cette dernière offrande, je rejoindrai mon VTT dissimulé dans les sous-bois. Mon sac à dos contiendra deux litres de plomb pour simuler ton poids et je porterai des bottes identiques aux tiennes. Tu vois, j’ai tout prévu.

Le plus réjouissant dans tout ça ? Tu ne manqueras à personne ! Tu as délégué l’éducation de tes enfants à tes serviteurs, ta femme te trompe avec Franck Marthouret. Eh non, mon pauvre Louis, elle ne passait pas ses journées à tricoter des écharpes pour les pouffiasses que tu tringlais dans des chambres à l’heure, comme celle de Lamotte-Beuvron !

Je me vois déjà fredonner en boucle l’épilogue de ce cauchemar gravé dans la pierre : « Louis Courtanche 1957–2007 ».

Elle enchaîna avec Le macho :

Jeudi 15 avril 2010. Je regardai un « Nu » d’influence cubiste (réalisation maîtrisée, mais sans une once d’originalité) lorsque Dominique Caportino m’a accostée. Tel un nobliau, il brigua les faveurs de sa reine : « Madame, si vous avez servi de modèle, l’artiste ne vous a pas rendu un hommage mérité. » Il a dû la ruminer un moment, celle-là, avant de me la sortir !

Il m’a baratinée dans cette veine un bon quart d’heure, mais j’ai réussi à placer que mes travaux de sociologue reliaient la montée de la violence chez les jeunes à leur style musical de prédilection. Comme je l’espérais, il m’a proposé de l’accompagner dans sa discothèque, pour approfondir le sujet !

Je le faisais mariner, mais une girafe siliconée s’est ramenée. Il a chuchoté à mon oreille qu’il aimerait terminer la soirée à trois. Ben voyons ! De toute façon, je n’avais pas prévu de buter la fille. J’ai noté son numéro de téléphone et, ma main traînant dans la sienne, je lui ai promis de l’appeler pour fixer un rendez-vous.

Cette fois, pas de report !

Mardi 20 avril 2010. Caportino pensait me sauter sur le Dunlo-pillo miteux de son bureau, mais son amour-propre a subi une grosse décote : il a accepté de rouler une soixantaine de bornes et de me payer un trois étoiles au Michelin. J’imagine que je l’excite, ce bâtard !

Le restaurant de Marcilly est parfait. Mon petit papa, je te promets qu’il va cracher le maximum pour son dernier repas !

Si tu tiens un homme par la queue, c’est facile de le mener jus-qu’à sa tombe !

« Dominique Caportino ! » Florence Doriani avait bien prononcé le nom de son assassin avant de mourir.

Ce type entretenait un rapport avec La Folie douce. Ce rapport, Mathilde le chercherait après une bonne nuit de sommeil.

4

Les tulipes appréciaient le récent apport d’engrais naturel. En contrepartie, Mathilde logeait gratis chez la défunte. Après son petit-déjeuner, elle déplia une chaise longue sur la terrasse. Le chat couché sur ses jambes, elle dévora un magazine de déco. Une vocation d’architecte d’intérieur se dessinait, mais le moindre abat-jour sympa coûtait une fortune.

À ce propos, estimons celle de Florence. Mathilde ouvrit le caisson du meuble ordinateur. Il contenait quatre classeurs. Dans celui intitulé Banque, le dernier relevé du compte courant de Florence présentait un solde positif de quinze mille trois cent douze euros, son livret A dépassait le plafond grâce aux intérêts.

Mathilde se plongea dans Bourse. Le portefeuille d’actions s’élevait à six cent mille euros. Habitat contenait des actes de propriétés concernant la maison d’Ardon et un appartement à Paris, boulevard du Montparnasse.

Entre les titres et l’immobilier, on approchait les deux millions. Devait-elle risquer de les convertir en liquide ou se contenter de l’argent récupéré dans les DVD ? Avant de se décider, elle consulta le dernier classeur. Ordi regroupait les disques d’installation et les modes d’emploi d’une vingtaine de logiciels. Sur un bristol, Florence avait inscrit leurs clés de produit. Parmi les sésames, cinq comportaient quatre chiffres. L’un d’entre eux correspondait-il à la Visa ? Mathilde se rendit à Orléans pour obtenir la réponse.

« Code erroné » s’afficha sur l’écran du distributeur du Crédit lyonnais, place du Martroi. Il restait deux tentatives. Elle récupéra une pièce dans sa poche et la lança en l’air. Face, elle entrerait la deuxième et la troisième série de chiffres. Pile retomba sur le trottoir et le premier essai fut le bon.

Un billet de vingt en main, elle s’installa à la terrasse de La Chancellerie. Elle serait assise aux premières loges si le retrait provoquait de l’agitation. Invitation au farniente, l’été avait pris de l’avance. Sur le terre-plein central, des joueurs de foot atteints par la limite d’âge commentaient l’adresse de leurs cadets ; des passereaux virevoltaient au-dessus des parasols rectangulaires qui ombrageaient les clients du café ; les feuilles des platanes frissonnaient au gré d’une brise légère et rafraîchissante. Elle commanda un Ricard, mais il manquait le chant des cigales et la senteur des lavandes pour se croire en Provence.

Deux mioches à la dérive regardaient de travers l’antivol d’une Kawasaki. Elle les observa avec une pointe d’envie et s’irrita en remarquant, à une table voisine, une fille vêtue du minimum légal qui draguait le copain de son mec. Elle injuria un livreur : en garant sa camionnette sur le trottoir, ce je-m’en-foutiste obligeait une mère et sa marmaille à emprunter la chaussée. Les gouvernements successifs la déprimaient avec leur « Faites des gosses ». Les nourrir et les garder en vie relevaient du sacerdoce. Et ça donnait des paumés, des allumeuses ou des sans-gêne. « Ne comptez pas sur moi ! » jura-t-elle.

Un deuxième retrait bancaire la réconforta. Elle disposait des quinze mille euros crédités sur le compte de Florence et la carte bleue s’avérerait un bon moyen d’égarer les flics à l’autre bout du pays.

De retour à Ardon, elle posa les points sur les « i ». Sa ressemblance avec Florence achoppait au niveau du ventre, des fesses, des cuisses, des bras… Après un examen attentif placé sous le signe d’une objectivité sans concession, elle établit le constat : douze mille grammes de graisse squattaient ses muscles atrophiés. Les lipides en liberté étaient priés de dégager sans trouver de repreneurs !

La séance aviron démarra en fanfare, mais l’acide lactique imposa une pause. Elle se prépara un jambon beurre cornichon, se servit un verre de vin, posa son plateau-repas sur la table basse et alluma la télé. France 3 Centre diffusait un reportage sur un futur parc de loisir. Jacques Demorel, maire de La Ferté et président de la communauté de communes des Portes de Sologne, dévoilerait une maquette au public. Seraient présents les époux Marthouret, responsables du projet initié par Louis Courtanche, un promoteur immobilier décédé deux ans auparavant.

Louis Courtanche ! N’était-ce pas le nom de L’arnaqueur ? Mathilde sortit Google de sa léthargie, mais la sonnerie du téléphone de la maison interrompit la vérification. Une voix de baryton teintée d’un accent auvergnat retentit dans le haut-parleur :

— Qu’est-ce que tu fous, José ? On t’attend devant le stade !

— Je ne connais pas de José !

— Excusez-moi, madame.