La Sphère d'Or - Erle Cox - E-Book

La Sphère d'Or E-Book

Erle Cox

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Beschreibung

Une rencontre entre deux civilisations qui va chambouler votre regard sur l'Humanité

Dans les années 20, en Australie, un jeune homme, Alan Dundas, creuse une citerne dans son jardin quand sa pioche heurte une matière très dure... Il met à jour, alors, le sommet d’une sphère faite d’un or plus résistant que tous les matériaux connus. Au prix de nombreuses ruses, qui transforment sa descente en une sorte de parcours initiatique, Alan parvient au cœur de la sphère. Là, il découvre de véritables trésors culturels et scientifiques témoins d’une très ancienne civilisation dont le génie ravale les intelligences modernes au rang de leurs ancêtres australopithèques.
Alan consacrera désormais à la sphère tout son temps, négligeant, non seulement les travaux de sa ferme, mais sa jeune fiancée. Car le véritable joyau du trésor souterrain, c’est une jeune fille d’une beauté incomparable qui vit là, en état d’hibernation, depuis vingt-sept millions d’années. Elle est blonde, ses yeux sont d’un gris inoubliable, son corps dégage une santé radieuse, et Alan en est tombé amoureux. Avec l’aide du bon docteur Barry, Alan la ramène à la vie.

Hiéranie— tel est son nom — leur livre alors les grands faits et principes de sa propre civilisation et leur révèle que, quelque part dans l’Himalaya, dort, dans une sphère identique, Andax, pur produit masculin de la race qui a construit les sphères.
Et il s’agit bien de race, et même de race blanche, puisque toutes les races de couleur ont été éliminées au nom d’une certaine “qualité de la vie”.
Dès lors, Hiéranie formera le projet de libérer Andax, pour mener à bien avec lui la purification de notre propre civilisation.
Mais le docteur Barry veille...

Par cet immense roman prophétique, Erle Cox fait basculer une version moderne de La Belle au bois dormant dans les génocides du XXe siècle, amenant ses lecteurs à la conscience d’un problème auquel le national-socialisme a fait perdre depuis, son caractère d’utopie et de fiction.

Une oeuvre qui appelle à la réflexion de la légitimité de sacrifices humains au nom de l'évolution de l'Homme.

EXTRAIT

– Quel climat infernal ! commenta-t-il. 
Puis, remarquant le thermomètre qui pendait au mur près de la porte, Bryce répéta sa remarque avec plus d’énergie : 
– Quarante-cinq à l’ombre, et ça se sent, aussi. 
Enfin, élevant la voix : 
– Dundas, Alan Dundas ! Où diable es-tu ? Réveille-toi, mon vieux ! Oh, diable ! Où s’est-il fourré ? 
Ce langage pourrait sembler incongru, mais après un trajet de trente kilomètres et par une telle chaleur, il n’était pas sans à-propos. 
Bryce se dirigea vers le bout de la véranda et épia au travers de la vigne grimpante qui l’ombrageait. À quelque deux cents mètres de là, dans un léger creux, il remarqua un gros tas de terre argileuse rouge qui ajoutait une nouvelle note de couleur au décor jaunâtre. Alors même qu’il observait, il saisit un bref éclair d’acier par-dessus l’argile, et au même instant eut la vision fugitive du fond d’un Panama. 
– Grand Dieu ! murmura-t-il. Il est fou… fou à lier !

À PROPOS DE L'AUTEUR

Erle Cox, journaliste et écrivain australien né en 1873, est l'auteur de plusieurs textes de littérature de l'imaginaire (dont Fool's Harvest et The Missing Angel , non traduits en français). La Sphère d'Or (dont le titre original est Out of the silence), son roman le plus connu aurait, semble-t-il, inspiré René Ballard pour La Nuit des Temps. Erle Cox est décédé en 1950.

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CHAPITRE PREMIER

Bryce arrêta sa voiture devant la profonde véranda de la ferme, et, avant de descendre, laissa errer ses regards sur le vert intense des vignes, pour en chercher le propriétaire. C’était un jour torride et le soleil, tombant d’un ciel laiteux immaculé, semblait avoir arrêté toute vie et tout mouvement. La mer verte des feuilles ne révélait pas la moindre trace de Dundas.

De temps à autre un tourbillon de poussière entraînait dans sa ronde une poignée d’herbe et de feuilles sèches, mais paraissait trop las pour en faire plus. De son siège, Bryce pouvait apercevoir les bras à bouts de cuivre d’une charrette émergeant par-dessus la porte de son hangar. Un peu plus loin, à l’ombre restreinte d’un appentis en tôle, s’abritaient deux gros chevaux de trait et un poney rouan ; ce dernier (une célébrité locale sous le nom de Billy Blue Blazes) était destiné aux charrois. C’était un cheval doué d’un certain caractère, très mauvais pour l’essentiel.

Sa présence, toutefois, indiquait au visiteur que le propriétaire de Billy était « visible ».

Bryce fit quelques pas jusqu’à la véranda. La porte d’entrée était grande ouverte et, à travers elle et le rideau de perles, la lumière éclatante, au-delà, montrait la maison offerte à la moindre brise qui pourrait souffler. Il distinguait, encadrés par le passage sombre, quelques malheureux volatiles grattant sans espoir l’herbe jaune poussiéreuse derrière le bâtiment, et plus loin, à près d’un kilomètre, la muraille d’arbres d’un vert terne qui indiquait le cours du fleuve.

– Quel climat infernal ! commenta-t-il.

Puis, remarquant le thermomètre qui pendait au mur près de la porte, Bryce répéta sa remarque avec plus d’énergie :

– Quarante-cinq à l’ombre, et ça se sent, aussi.

Enfin, élevant la voix :

– Dundas, Alan Dundas ! Où diable es-tu ? Réveille-toi, mon vieux ! Oh, diable ! Où s’est-il fourré ?

Ce langage pourrait sembler incongru, mais après un trajet de trente kilomètres et par une telle chaleur, il n’était pas sans à-propos.

Bryce se dirigea vers le bout de la véranda et épia au travers de la vigne grimpante qui l’ombrageait. À quelque deux cents mètres de là, dans un léger creux, il remarqua un gros tas de terre argileuse rouge qui ajoutait une nouvelle note de couleur au décor jaunâtre. Alors même qu’il observait, il saisit un bref éclair d’acier par-dessus l’argile, et au même instant eut la vision fugitive du fond d’un Panama.

– Grand Dieu ! murmura-t-il. Il est fou… fou à lier !

Il quitta rapidement la véranda et s’approcha de l’endroit sans être vu ni entendu. Là, il observa quelques instants, muet. Dans la tranchée, en maillot de corps et pantalon de toile bleue qui collaient à son corps trempé de sueur, l’homme tournait le dos à Bryce. Ses bras bruns solidement musclés balançaient le pic avec une précision infatigable. Cet homme n’avait rien d’une mauviette. Le travail n’était pas pris par-dessous la jambe et le cœur qui s’y donnait était léger, à en juger par les bribes de chant qui l’accompagnaient. Bryce souriait d’un air absent en regardant, il connaissait cet homme, et c’était un homme selon son cœur. Bientôt, il parla :

– Alors, mon vieux, que fais-tu là? Un peu d’exercice pour ouvrir l’appétit ?

Le pic retomba avec un « han ! » de plus et le travailleur se retourna en souriant.

– Bryce ! par tous les diables ! (Puis, avec un rire :) J’avoue tout, jusqu’à l’estomac creux. (Et, tendant une main brune puissante, il ajouta :) D’après cette horloge, il est l’heure de manger. Le ministre de mon intérieur n’a pas cessé de tenir des meetings de protestation depuis une demi-heure. Un petit instant…

Il se hissa jusqu’au sol et recouvrit avec soin pic, pelle et barre à mine avec un sac de jute.

– Tu sais, expliqua-t-il, le soleil chauffe tellement mes petites affaires qu’elles enflammeraient d’ampoules mes menottes si je ne les couvrais pas. Resteras-tu à manger, vieux birbe ?

Bryce acquiesça.

– Ça te la couperait si j’avouais que c’est en partie pour cette raison que je suis venu.

Dundas se contenta de grimacer ; il savait exactement ce que cette remarque avait de sérieux.

– Je m’excuse, Hector, mais je suis « veuf » de nouveau, on devra se contenter de picorer.

– Misérable petit mendiant ! Qu’as-tu fait de ta dernière gouvernante ? Je croyais que c’était un meuble. Elle ne s’est pas fait enlever, tout de même ?

Ils se dirigeaient vers la maison.

– Si seulement… jeta Alan de tout son cœur. Ma parole, Bryce, les femmes me rendent malade. Les femmes de ménage, j’entends. Quand elles sont assez vieilles pour convenir à un jeune célibataire sans attaches et sont douées d’un caractère stable, ce caractère est mauvais, diabolique. La dernière beauté a disparu pendant quatre jours pour faire une bombe à tout casser. Je ne sais même pas où elle avait déniché le maître de cérémonies.

– Alors ? demanda Bryce, intéressé, comme Dundas s’arrêtait.

– Oh, rien de plus. Je me suis contenté d’attendre qu’elle ait récupéré. Je l’ai chargée avec ses affaires dans la charrette et, par Dieu, poursuivit-il avec un gloussement à ce souvenir, elle était tout à fait sobre quand je l’ai amenée à la gare et expédiée à Melbourne. Billy B. B. était au plus haut de sa forme et essayait de grimper aux arbres de la route. Elle a passé en prière presque tout le temps du trajet. Jurant qu’elle ne toucherait plus jamais à une seule goutte d’alcool si elle atteignait Glen Cairn en vie.

– Mais, Dun, tout ça est très bien, dit Bryce en riant. Tu ne peux pourtant pas rester « veuf ». Il t’en faut une autre.

– Non, plutôt être pendu. Les vieilles sont pourries et, Dieu ait pitié de moi, Hector, mais quelle pâture ce serait pour les commères du district si j’en prenais une jeune !

– Je crois en effet que je ne suffirais pas à te sauver si tu t’y risquais, dit Bryce, égayé par l’idée.

Ils avaient atteint la maison. Dundas fit entrer son ami.

– Tu fais comme chez toi pendant que je me rends présentable en dénichant une chemise. Tu trouveras des trucs à lire sur la première étagère, dans le râtelier, et il y a des raisins dans la cuvette. Je ne tarderai pas.

Il disparut vers la cuisine en sifflant.

Bryce s’étendit sur le canapé canné et jeta un coup d’œil sur la pièce qu’il connaissait bien, la plus grande des quatre qui avaient constitué la ferme, une dépendance éloignée à l’origine, quand la ville de Glen Cairn avait pris le nom de l’établissement primitif, depuis longtemps morcelé. Elle portait la marque de l’homme seul, sans la moindre touche féminine.

Au-dessus du manteau de la cheminée en bois étaient suspendus un beau fusil à culasse et double canon et une légère carabine de chasse ; et le soin avec lequel ces armes étaient entretenues, montrait qu’elles n’étaient pas là pour le coup d’œil. Sur l’avancée elle-même était coulée une longue courroie de cuir, un peu relâchée, assujettie par intervalles avec des clous pour former des boucles dans chacune desquelles une pipe était plantée : toutes portaient les stigmates d’un service ardu entre les mains d’un possesseur jaloux ; un service qui permettait de leur attribuer un âge honorable. Ces amis avaient aidé à franchir les moments de tension et se tenaient au garde-à-vous au rang d’honneur, et Bryce savait que pour Dundas leur valeur dépassait celle des rubis.

Aux murs, trois tableaux seulement. Au-dessus de l’armoire qui servait de buffet pendait une belle photogravure du Napoléon de Delaroche, méditant sur son abdication, et les deux autres : des paysages, provenaient de l’ancienne maison d’Alan. De la même source, aussi, venait la curieuse panoplie de poignards orientaux qui comblait le vide entre la porte et la fenêtre.

Ce qui toutefois attirait le plus l’attention était la collection de livres remplissant la majeure partie des deux murs de la pièce et dont les rayons atteignaient presque le plafond bas. Histoire, biographies, mémoires et voyages de toutes sortes y figuraient. La fiction n’y était presque pas représentée et un rayon supportait une batterie pesante de textes de droit. Il y avait là quelques ouvrages que l’individu moyen eût évités, fût-ce au prix d’un long détour, mais Dundas professait que rien ne valait un traité sur le bimétallisme, par exemple, pour empêcher les mouches de s’accrocher au cerveau.

Le mobilier était la simplicité même. Outre l’armoire, il y avait une table et trois chaises, plus un fauteuil de chaque côté de l’âtre. Le canapé canné sur lequel Bryce était assis achevait l’inventaire. Au-dessus de celui-ci, un violon dans son étui occupait une étagère à lui seul. Aux yeux d’une femme, les fenêtres sans rideaux et le plancher nu eussent paru intolérables, mais l’homme de ménage avait découvert que réduire à l’essentiel entraînait le minimum de travail.

Bientôt, une voix cria de la cuisine :

– Hector, vieux frère, une calamité domestique : les mouches ont établi leur protectorat sur le mouton, il faudra se contenter d’œufs au jambon et de frites. Combien d’œufs peux-tu dompter ?

– Disons : deux, Dun, répondit Bryce. J’ai faim.

– Ben, mon vieux, si deux te suffisent, c’est que tu ne connais pas le vrai sens du mot « faim ».

Cinq minutes plus tard, il apparut avec une nappe sur une épaule et les bras pleins de vaisselle. Bryce surveilla la mise de la table avec un silence amusé jusqu’à ce qu’Alan prenne du recul pour juger du résultat de ses efforts.

– Ah ! voici ce que j’appelle vraie simplicité. Si j’étais une femme, j’aurais embrouillé l’endroit avec des fleurs et des bibelots. Quelle utilité, de toute manière ?

Bryce pensa en un éclair à l’horreur qu’eût éprouvée sa femme devant une telle simplicité.

– Tu n’es qu’un animal luxurieux, Alan. Mettre une nappe ? mais je ne connais personne à part toi qui se laisse aller à une élégance pareille ! Ou dois-je me sentir spécialement honoré ?

– Non, Bryce. Il se trouve que je sais à quel point un homme peut se relâcher à vivre en célibataire, répliqua Dundas avec sérieux. Aussi ai-je pour règle de toujours utiliser une nappe, et de plus, poursuivit-il, comme s’il se remémorait le cérémonial magnifique d’un ménage royal, je ne me mets jamais à table en manches de chemise. Oh ! Seigneur, les pommes de terre !

Il disparut en courant.

Bryce ne sourit pas comme n’importe qui devant un départ auquel manquait la dignité. Il était le mieux placé pour savoir qu’il existait une vingtaine de maisons où des jeunes gens se lançaient dans la bataille dans des conditions semblables… des hommes habitués au raffinement et au confort de la vie familiale et qui pourtant étaient venus vivre dans des conditions qui auraient abasourdi leurs semblables féminins. Il connaissait les plats servis à même la casserole sur la table nue, et mangés sur un coin encore propre d’une vaisselle pas lavée depuis le repas précédent.

Il avait environ vingt ans de plus que Dundas, malgré leur profonde amitié, et il se sentait fier d’un homme capable de se respecter lui-même à un tel point. Il savait que Dundas ne se livrerait jamais à un acte pervers ou méprisable pour la seule raison qu’il se raserait chaque jour, même en plein désert. Ceci à cause de ce qu’il pensait de lui-même et non de ce que les autres pouvaient penser de lui. Cela correspondait parfaitement au jugement que portait Bryce sur l’homme dont il avait été longtemps le tuteur.

Dundas s’en revint, porteur de deux plats en équilibre, et, après un dernier voyage en quête d’une puissante théière, il convia Bryce à table. Aux yeux d’un épicurien, des œufs au jambon et des pommes de terre frites, à un repas de midi alors que le thermomètre marquait 45° à l’ombre, auraient eu l’air un peu étonnants, mais aussi les épicuriens travaillent rarement et la question est au-dessus de leur compétence. Bryce leva les bras devant le grand plat.

– Mais qu’as-tu fait ? J’en avais demandé deux.

– Te vexe pas, mon grand, répondit Dundas avec placidité. J’ai joué du pic dans ce trou depuis sept heures ce matin, et ça vous met en appétit. Les six autres sont pour ma noble personne.

Et ces six œufs, avec un amas proportionné de jambon et de frites, furent traités avec la même résolution que tout ce qu’il faisait.

Bien que Bryce prît plaisir à ce repas, car un cuisinier chevronné n’aurait pu faire mieux, il observait la performance d’Alan avec un intérêt non déguisé qui ne passa pas inaperçu de son hôte.

– T’est-il venu à l’esprit, Bryce, que si je n’avais pas laissé tomber une carrière d’avocat sans avenir, j’aurais aussi pu considérer ce repas comme une tentative de suicide soigneusement étudiée ?

– Hum ! peut-être… Je crois pourtant que tu as bien fait, mais je t’avoue avoir cru à l’époque que tu devenais fou.

– Seigneur ! comme les païens rageaient, alors ! répliqua Dundas avec une grimace. Je pèse exactement quatre-vingt-treize kilogrammes, Hec, et pas un gramme de graisse. Si tu m’avais forcé à poursuivre mes études jusqu’à ce que je tombe assez bas pour devenir procureur général, ma panse seule aurait pesé autant.

– C’est vrai. Mais ne regrettes-tu jamais ? Ne te sens-tu pas un peu seul ?

– Pas un poil, et quant à la solitude, j’aime plutôt. Ça me rappelle : j’avais George MacArthur ici pour une semaine dernièrement. Il disait qu’il cherchait la vie simple, alors je l’ai mis à sarcler les vignes. Pour le reste, eh bien, je suis à huit kilomètres de la grand-route, aussi les gens ne viennent-ils que s’ils veulent me voir en personne, et non parce qu’ils passaient par là. Ainsi je ne suis pas dérangé tout le temps comme certains camarades. Regarde, il y a Dick Tolhurst juste au croisement, et je crois que s’il s’est marié, c’est pour avoir quelqu’un préposé à la réception des visiteurs tandis qu’il avance son ouvrage. Encore un peu de thé ? Non ? Eh bien, messieurs, vous pouvez fumer.

Dundas attrapa une pipe sur le manteau de la cheminée et se jeta dans un fauteuil pendant que Bryce s’en retournait au confort du canapé grinçant.

– À propos, Alan, dit Bryce, coupant son cigare avec un soin scientifique, tu ne m’as pas dit le motif de l’énergie que tu déploies dans cette carrière d’argile abandonnée. Dundas ne cachait pas la défaveur en laquelle il tenait le cigare.

– Je ne comprendrai jamais comment un homme peut fumer de telles choses alors qu’il pourrait se procurer une belle et bonne pipe… Oh, d’accord, je ne veux pas entamer une dispute. Oui, la carrière abandonnée… Eh bien, l’idiot qui a bâti cette maison l’a érigée à un kilomètre du fleuve, et cela veut dire qu’en été je dois conduire l’eau aux chevaux ou les chevaux à l’eau, opérations aussi empoisonnantes l’une que l’autre. Mais observe ceci : au titre d’ex-tuteur honoré et respecté — t’ai-je entendu ricaner ? — devenu mon banquier, tu dois savoir que l’état de mes finances ne me permet pas encore d’avoir une pompe à moteur. Cette carrière abandonnée deviendra un excellent réservoir qui m’évitera un sacré paquet d’ennuis. Et donc, comme l’exprime avec tant d’élégance Miss Caroline Wilhelmina Amelia Skeggs, tu m’as trouvé « tout dégouttant de sueur ».

– Mais, mon cher garçon, tu peux te permettre de le faire creuser par un autre. En un sens, tu as raison, Hec, par contre, je ne peux pas me permettre de payer quelqu’un pour faire un travail que je peux faire moi-même, dans dix ans, je m’y laisserai aller avec joie. Pour l’instant, j’ai pu préserver cet endroit de tes bestiales griffes de capitaliste et j’entends continuer.

– Ce n’est pas moi qui te blâmerai, Alan. (Puis, après un silence, l’observant attentivement :) Pourquoi ne te maries-tu pas ?

Dundas se dressa brusquement sur son siège, une allumette aux doigts.

– Grand Dieu, Bryce ! Qu’est-ce que ça a à voir avec mon abreuvoir ?

Le manque parfait d’à-propos de la question fît rire Bryce.

– Rien, mon vieux… rien. Cela m’est tout simplement venu en tête…

En tête de ses préoccupations, aurait-il dû dire s’il avait été au fond de ses pensées.

– Tu sais, poursuivit-il, il y a des tas de jolies filles dans le district.

– Tu ne suggérerais pas la polygamie, par hasard ? riposta Alan avec quiétude, déjà remis du choc causé par l’inattendu de la question.

– Ne joue pas l’idiot, Alan. Je ne suggérais cela que pour ton bien.

– Je ne vois pas en quoi cela renforcerait ta position, Hector, qu’il y ait des tas de jolies filles dans le district, ce que j’admets. Pourquoi devrais-je en épouser une ?

– Tu pourrais faire bien pis.

– Ne pas l’épouser, par exemple ?

– Sacré rabelaisien ! Je vais te lancer quelque chose à la tête dans une minute si tu ne redeviens pas sérieux.

– Eh bien, voyons. Tu veux des arguments, en voici : d’abord, pour la même raison que celle qui concerne la pompe à moteur. S’il te plaît, tu la fermes et tu me laisses parler. Je connais la plaisanterie « Quand il y en a pour un, il y en a pour deux ». C’est un non-sens. Ensuite, je n’oserais pas demander à une jolie fille de vivre dans cette solitude, même si elle était d’accord. Troisièmement… tu veux que je continue ? Bon, si je me mariais, il faudrait que j’agrandisse et reconstruise la maison. Tout ça, Hec, c’est de bonnes et solides raisons.

Puis, après un silence, il se mit à rire.

– Ah ! satané vieux Shylock machiavélique ! Je vois clair dans ton jeu.

– Pourquoi cette épithète horrible ? demanda Bryce sans s’émouvoir.

– Eh ! si je construis, c’est à toi que je devrai demander une hypothèque, et la garder parce qu’il faudra que j’agrandisse encore. Tu es démasqué, infâme ! (Il se calma et reprit avec sérieux, montrant sa bibliothèque :) Je sais ce que tu as en tête, Hector, mais voici exactement le genre de femme dont j’ai besoin pour l’heure.

Bryce eut un sourire.

– Et qui parle de polygamie, à présent, Alan ? Il y a au moins six cents livres, ici.

– Oh ! répondit Alan avec sérénité, je ne suis vraiment marié qu’avec une demi-douzaine. Tous les autres ne sont que des « combines », comme disent les enfants de l’école du dimanche.

– Alan, mon enfant, il me faudra consulter sur ta moralité le Révérend John Harvey Pook. Il viendra discuter avec toi.

– Que Dieu m’en préserve ! dit Dundas d’un ton dévot. Ça me rappelle… Je t’ai dit que j’avais eu George MacArthur ici pour une semaine, à vivre une vie simple. Eh bien, il n’a pas quitté son pyjama du jour où il est arrivé jusqu’à son départ. Il était — le pyjama, pas le jour — plaisant dans son genre, aussi… orange brillant avec des bandes pourpres… mais quand il y ajoutait un fez rouge en guise de couvre-chef, l’ensemble des couleurs formait quelque chose d’insoutenable. Quoi qu’il en soit, un après-midi que je menais les chevaux au fleuve, qui est-ce qui arrive ? le Révérend John Harvey et Maman et Bella Pook, à la chasse aux souscriptions pour quelque chose comme un match de thé. Bref, quand je suis revenu, le noble George leur offrait le thé dans la véranda. En train de s’excuser d’avoir été surpris en habit de soirée pendant le jour. La pauvre Miss Bella baissait la tête, et Maman tremblait d’horreur et d’excitation en voyant cet agnelet s’occuper d’elle.

– Hum ! commenta Bryce, est-ce que Pook a obtenu quelque chose ?

– Oh, j’ai donné une guinée pour m’en débarrasser, répondit Dundas. George allait un peu trop vite. Pook a failli tomber de son haut quand il lui a sorti un gros billet. Il m’a dit que c’était en guise de leçon, genre « rendre le bien pour le mal » en réponse au sermon que lui avait infligé Pook.

Bryce tira quelques bouffées de son cigare, épiant Alan à travers la fumée.

– Pourquoi as-tu invité MacArthur ?

Dundas, qui regardait par la fenêtre, répondit sans tourner la tête :

– Oh, plusieurs raisons. Tu sais, je l’aime énormément, en dépit de ses défauts. C’est un gars tout ce qu’il y a de bien. Est-ce sa faute s’il a plus de billets de mille en un mois que la plupart des gens en un an ? Il a mené une vie pieuse, honnête et sobre toute la semaine qu’il a passée ici. Dommage qu’il n’ait pas un violon d’Ingres… collection de livres ou de tableaux, ou quelque chose de ce genre.

– Je crains, dit Bryce d’un ton aigre, qu’un vieux maître soit moins dans ses cordes qu’une jeune maîtresse.

Dundas pivota, les yeux écarquillés.

– Fichtre, Hector, cette remarque est plutôt féminine.

– Si c’est ainsi qu’elles parlent, ricana Bryce, tes amies doivent être un peu étranges, non ?

– Bougre d’âne ! Je faisais allusion à l’esprit, non à la lettre. Mais qu’est-ce qu’a bien pu faire MacArthur pour te porter sur les nerfs ? Tu n’as pas l’habitude des vacheries gratuites.

– Tu ne l’as pas revu depuis ?

– Non, je n’ai approché ni Glen Cairn ni les délices du club. Trop de travail. Pourtant, tu ne t’inquiètes pas non plus souvent des petits scandales du district…

Bryce contempla pensivement la cendre du cigare qu’il roulait entre ses doigts.

– Tu l’as voulu, tu l’auras. Voici les faits, les faits présumés, les cancans du club, ceux du court de tennis, plus des renseignements recueillis par Doris. La nuit suivant son départ d’ici, George MacArthur s’est imbibé de liqueurs assorties. Il a opéré une descente avec quelques amis sur le « Star and Garter »… j’ignore pourquoi diable il n’est pas resté au club. Il a fait un trône dans l’un des salons en plaçant une chaise sur la table. Sur le trône, il a installé une serveuse… on m’a dit que c’était la grosse, peut-être la reconnais-tu à cette description ? Puis il a arraché un pied à une autre chaise et l’a donné à la fille en guise de sceptre. Alors, il a poussé ses amis et tous ceux sur qui il a pu mettre la main à boire, à ses frais, du Dry Monopole en l’honneur de cette déesse… je crois savoir, bien que les témoignages diffèrent, qu’il la faisait adorer sous les espèces de la chaste Diane. Richardson m’a dit que, pour une renaissance temporaire du paganisme, c’était une énorme réussite. En tout cas, je sais que le chèque qu’il a signé ensuite à l’hôte indigné du « Star and Garter » n’était pas mince.

Les sourcils d’Alan s’étaient froncés à mesure que le récit avançait.

– Bryce, qu’y a-t-il de vrai dans l’aventure ? Tu sais la valeur qu’on peut attribuer aux foutus cancans de cette ville…

– Je t’ai donné la version autorisée, dit lentement Bryce.

Alan, toujours à regarder par la fenêtre, reprit avec un peu d’amertume :

– Je suppose que le verdict est « Coupable » ? Pas de jugement, comme d’habitude.

– On ne peut pas nier l’évidence, dans le cas présent, répondit Bryce qui observait Dundas avec soin, puis il poursuivit d’une voix lente, égale : J’ai vu Marian Seymour l’ignorer, hier.

Il détourna les yeux au moment où Alan lui faisait face. Un instant, il ouvrit la bouche pour parler, puis se ravisa. Il avait amené l’expérience au point où il le voulait et préférait abandonner le sujet.

Il se leva de son siège.

– Bien, Alan, nous n’améliorerons pas les mœurs de la communauté en parlant d’elle. Tu viendras dîner, dimanche, entendu ?

Alan se leva à son tour.

– Oui, Hector, ça me fera quelque chose à attendre. Dis à Mole Doris que j’apporterai avec moi mon appétit le meilleur.

– Si je lui parle de ta performance d’aujourd’hui avec les œufs, dit Bryce en riant, il vaut mieux que je ne dise rien de ton meilleur appétit. Je te laisserai le soin de dévoiler toi-même la nouvelle épouvantable. Pfou ! quelle chaleur diabolique ! Tu ne vas quand même pas reprendre le travail sous ce soleil infernal ?

– Tu parles ! J’ai dépensé en ton honneur deux fois plus de temps que je n’en mets à manger d’habitude. N’as-tu pas peur que les jeunes gens dorés qui travaillent pour toi ne piquent les réserves en liquide de ta banque si tu n’es pas assis sur tes coffres ?

– Il n’y en a pas un qui ait assez d’estomac pour piquer, comme tu le dis si joliment, un petit pain moisi. Tu peux remercier ton voisin, Denis MacCarthy, pour cet état de choses. J’ai dû lui rendre visite.

– Hum ! C’est peut-être la seule chose dont je n’ai jamais pu lui être redevable. Tu l’as trouvé bestialement sobre, à son habitude ?

– Euh, dit Bryce d’un air renfrogné, je l’ai trouvé bestial et je l’ai quitté sobre. Oui, très sobre. Dieu merci, cela met un point final à la dernière erreur de jugement de mon prédécesseur.

Il se baissa pour faire démarrer à la manivelle le moteur de sa voiture.

– Au revoir, Alan, ménage-toi.

Il fit marche arrière et tourna dans le chemin étroit, devant la véranda. Dundas restait là à lancer des remarques caustiques sur la conduite en particulier et les automobiles en général. Les derniers mots qu’entendit Bryce semblaient être une menace farouche de « déposer plainte contre lui » s’il cassait ne fût-ce qu’un tuteur de vigne.

Si la providence qui ferme nos yeux sur l’avenir avait écarté des yeux de Bryce son voile une minute, il serait resté et n’aurait pas quitté son ami avant qu’il n’ait juré de ne plus jamais s’approcher de ce trou maudit. Mais il était un simple mortel et s’écarta, inconscient, de la voie que foulaient les pieds d’Alan.

CHAPITRE II

En longue robe blanche, devant le miroir de sa coiffeuse, Doris Bryce faisait scintiller une brosse d’argent dans son épaisse chevelure dénouée. Son prétendu seigneur et maître avait déjà atteint le stade de la paix, et reposait en pyjama, la tête enfouie au creux de l’oreiller. Ce n’était pas seulement l’ombre d’un souci qui renfrognait le visage gracieux de Doris et que Bryce, profond connaisseur de sa femme, affectait de ne pas voir. Il y avait eu quelques minutes de silence, durant lesquelles Doris avait tenté de prendre un parti : ses oreilles lui auraient-elles joué un tour ? Enfin :

– Hec, tu as vraiment dit cela ?

– Oui. Quelle différence ?

– Tu veux dire que tu as demandé à Alan pourquoi il ne se mariait pas ?

– Eh, je n’ai pas vraiment posé la question. J’ai seulement suggéré qu’il devrait.

– Ah ! s’exclama sa femme, rejetant une mèche de cheveux brossés par-dessus son épaule. Tout ce que je peux dire est que tu es absolument idiot.

– Ma chère amie !…

– Imaginons… tu es à la pêche et je viens jeter des cailloux près du bouchon.

D’un ton apaisant, Hector déclara :

– Je dirais alors, ma chère, que c’est là un acte déplacé.

Un léger haussement d’épaules lui montra qu’elle n’acceptait pas son correctif dans un esprit de soumission domestique.

– Tu dois te rappeler, poursuivit-il, que j’agis in loco parentis.

– In loco grand-mère…

Doris avait délaissé la brosse et s’affairait à natter un côté de ses cheveux.

– Bien, si tu préfères, in loco grand parentis ; mon latin est quelque peu rouillé. Toutefois, j’ai beau chercher, je ne vois pas la différence.

Doris dédaigna de répondre sur ce point.

– Peut-être, demanda-t-elle froidement, te rappelles-tu ce qu’il a répondu à ta belle suggestion ?

Bryce la regarda quelques instants, soupesant le risque d’une plaisanterie. Par expérience, il savait ce que lui coûterait une erreur de calcul.

– Je dois confesser, aventura-t-il, que sa réponse a été un choc pour moi. Alan m’a avoué qu’il était déjà marié.

Sa voix avait pris un ton de sérieux étudié.

– Hector ! s’écria Doris en laissant retomber ses bras. Tu ne veux pas dire que…

Les mots lui manquaient.

– Si, ma chère. Environ six femmes, il n’était pas sûr, et plusieurs centaines de « combines ». Un vrai petit Salomon.

Le coup d’œil que lui lança Doris en se retournant fit penser à Bryce qu’il avait un peu exagéré.

– Je crois t’avoir déjà dit que je ne voulais pas entendre ici tes plaisanteries de club. Je pense que cela voulait en être une ? (Sa voix n’avait rien de rassurant.) Peut-être iras-tu jusqu’à m’apprendre ce qu’elle veut dire ?

– Eh bien, à la vérité, Doris, il n’a pas paru prendre si bien mon idée.

– Pas étonnant, si elle lui a été assénée de la sorte, apprécia sa femme, considérant son reflet pensivement. Il viendra dîner dimanche, j’espère ?

– Oui, bien entendu, répondit Bryce, tout heureux de pouvoir dire enfin quelque chose qui calmerait une épouse irritée.

– Ah, parfait. J’ai invité de même Marian Seymour. Je lui ai dit que tu irais la chercher en voiture.

– Bonne idée, Doris. Ce sera la pleine lune, le soir, et nous pourrons faire un tour après l’avoir raccompagnée chez elle.

Doris, qui s’était inclinée pour ôter ses chaussures, se redressa et le contempla d’un air apitoyé.

– Dieu du ciel ! Quel homme ! Et dire que j’ai épousé ça !… (Elle leva les yeux au plafond comme pour implorer aide et assistance dans son affliction.) Hector, si je pensais qu’il y ait la plus petite possibilité que tu lui proposes de la reconduire, je transformerais tes pneus en passoires sans hésitation. Cela me dépasse. Et on dit que tu es l’homme d’affaires le plus malin du district ! Mais en ce qui concerne le bon sens domestique ordinaire, tu es simplement désespérant.

– Allons, bon ! qu’ai-je bien pu dire encore ? demanda-t-il d’un ton plaintif, rejeté dans les ténèbres extérieures.

– Dois-je vraiment te l’expliquer en bon vieil anglais ?

– Eh bien, ma bonne dame…

– Pour l’amour de Dieu, Hector, cesse de m’appeler « ta bonne dame » ! Tu sais que j’ai horreur de ça.

Il n’en savait rien, en fait, et c’est pourquoi, peut-être, il avait employé l’expression.

– D’accord, Doris, mais puis-je te demander d’être un peu plus explicite ?

– Un peu plus explicite ! dit-elle d’un ton mordant. Instructions pour la jeunesse : Alan Dundas viendra dîner dimanche en carriole. Toi, tu iras chercher Marian Seymour chez elle pour qu’elle dîne avec nous ce même dimanche. Jusqu’ici, tu me suis ?

– J’ai pu assimiler ces deux idées, dit Bryce gentiment.

– Bien. Comme tu l’as remarqué, il y aura un clair de lune magnifique quand il sera temps de retourner. Le moteur de la voiture aura quelque chose de travers…

– Mais, ma chère, il n’a jamais rien.

– Ça vaudrait mieux, pourtant.

Bryce se hâta d’envisager des bougies encrassées.

– Parfait. Comme je l’ai dit, ta voiture ne pourra pas servir à raccompagner Marian chez elle, un parcours de dix kilomètres — en fait, presque douze — sous la lune. Et ainsi, conclut-elle, je sais que la carriole d’Alan a un siège un peu étroit pour deux… Peut-être as-tu compris ?

Elle rejeta la tête en arrière d’un air dédaigneux. Bryce reprit la parole, lentement :

– Et Alan qui me traitait de Machiavel ! Seigneur Dieu !… Bon, comme tu voudras. Ces manigances me dépassent.

Cet après-midi, Dundas regarda la poussière soulevée par la voiture de Bryce jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans le lointain, puis, après avoir mis un peu d’ordre dans la maison, il retourna à sa carrière abandonnée. Il resta quelques instants au bord de l’excavation, à la regarder pensivement, mais, en dépit des apparences, ses pensées étaient bien éloignées du pic et de la pelle. Si Doris Bryce avait su, elle n’aurait pas eu besoin de blâmer son souffre-douleur d’époux sous le prétexte qu’elle avait meilleure jugeote que lui, ce qui était un préjugé bien féminin ; car la diplomatie massive d’Hector avait sans le moindre doute assené au propriétaire de « Cootamundra » un choc mental imprévu qui, pour l’instant, troublait le cours d’habitude calme de ses pensées. Tant que le mot « mariage » ne signifie rien de particulier pour un homme, cet homme nage dans des eaux célibataires relativement sûres ; mais si soudain le même mot s’associe aussitôt au nom d’une femme précise, alors la liberté de cet homme est compromise.

Pendant dix longues minutes, Alan continua à regarder dans le vide, puis, se reprenant, il se laissa glisser au fond du trou. Saisissant son pic sous le sac de jute, il se mit à rattraper le temps perdu. Il se donnait sans répit à sa tâche, malgré la chaleur étouffante, sans un souffle d’air. La tranchée qu’il avait ouverte le matin lui permettait de creuser des sapes et, à l’aide de la barre à mine, d’abattre des masses d’argile presque aussi dures que de la brique. Enfin le trou prit les proportions d’une immense faille irrégulière.

La transpiration ruisselait sur son front et ses sourcils, s’accumulant en grosses gouttes sur le nez, et la poussière rouge qui s’élevait comme de la farine s’accrochait à ses vêtements détrempés comme des pâtés de colle. Il se rendait compte qu’il menait sa colonne vertébrale à la ruine mais, à part une goulée prise de temps à autre à l’outre obèse, il travaillait comme un bœuf, farouchement déterminé à bannir des pensées qui, selon ses propres évaluations, étaient en dehors des bornes du possible.

La plus grande partie de l’après-midi était passée lorsqu’il s’offrit une pause, après avoir nettoyé le fond, pour observer le résultat de son labeur avec une satisfaction bien pardonnable ; il estima qu’en deux semaines de travail soutenu, sa propriété gagnerait un abreuvoir utilisable. Puis, reprenant son pic, il frappa lourdement un endroit situé à quelque soixante centimètres sous le niveau du sol. Le résultat du coup fut aussi inattendu que déconcertant.

Malgré la dureté de l’argile, et la force employée à abattre l’outil, la secousse qui s’ensuivit fit tinter ses nerfs jusqu’à l’épaule. Le pic rebondit avec un son clair et fort, comme celui d’une cloche, et trois centimètres de sa pointe trempée sautèrent par la tangente et heurtèrent son pied. Alan jura doucement, mais avec sincérité. Il ramassa la pointe brisée et l’examina d’un œil critique. Puis il se baissa et inspecta l’endroit où le coup avait produit ce résultat. Il jura alors du fond du cœur.

– Un rocher ! Je parie que c’est le seul qu’il y ait dans tout ce foutu coin, et il a fallu que je tombe dessus !

Mais ce n’était pas son genre que de perdre son temps à grogner, aussi se mit-il à l’ouvrage avec soin, scientifiquement, pour délimiter l’étendue de l’obstacle ; mais plus il travaillait, plus il était intrigué.

L’heure à laquelle il s’arrêtait d’habitude était passée. Les ombres des arbres et de la ferme s’étalaient, énormes et grotesques, mais le bord du soleil toucha la lointaine muraille d’arbres avant qu’il ne rejette enfin ses outils. Même alors, il ne se dirigea pas tout de suite vers la maison ; accroupi dans le trou, il examina longuement et en détail la surface dégagée par ses efforts. Nul examen, pourtant, ne pouvait suggérer une théorie capable de s’appliquer à des faits aussi déconcertants.

Dans la lumière déclinante du soir, Dundas s’en revint à son trou. Il avait englouti en hâte un repas qu’il avait coutume de savourer à loisir. Il apportait un ciseau à froid et un lourd marteau et, après avoir quitté sa veste, il sauta dans l’excavation. C’est tout juste s’il y avait assez de lumière pour ce qu’il voulait faire, mais il choisit un point d’attaque. Tenant avec précision le ciseau sur le rocher découvert, il frappa du marteau, et frappa encore et encore de toutes ses forces, faisant voler une nuée d’étincelles à chaque coup, jusqu’à ce qu’un fragment de la pointe de l’outil se brise en tintant et gicle dans la pénombre comme une balle.

Alan examina la pointe émoussée et rompue en fronçant les sourcils, puis scruta l’endroit auquel il venait de s’attaquer. La pierre ne montrait ni indentation ni marque d’aucune sorte. Nulle égratignure n’apparaissait sur une surface aussi lisse que du verre et malgré un assaut qui aurait émietté une plaque d’acier. Aussi savant que lorsqu’il avait commencé son examen, il replaça le ciseau démoli et le marteau dans sa boîte à outils et retourna à la ferme.

Le livre que choisit Dundas resta fermé sur ses genoux pendant presque une demi-heure. La pipe qu’il avait allumée pendait à ses lèvres, froide après quelques bouffées, et il regardait fixement dans le noir par la fenêtre ouverte. Enfin il se reprit et se leva. Il n’y avait qu’une chose à faire. La pipe retourna au râtelier et le livre sur un rayon. Il ouvrit alors l’étui, tira son violon de la soie et sortit dans l’obscurité de la véranda.

Le clair de lune étincelant, glacé, faisait contraste avec la bouffée torride, la fournaise qui l’y accueillit. Là, dans le fauteuil canné qui s’y trouvait en permanence, il s’installa, les yeux fermés, laissant la musique accompagner ses pensées. Il n’était sans doute pas un virtuose, mais il aimait le pouvoir d’adoucir les ennuis que lui conféraient ses mains, pouvoir qui ne lui faisait jamais défaut. Avec les notes qui vibraient en se perdant dans l’obscurité, les soucis qui empoisonnaient le jour pliaient leur tente comme les Arabes et s’éloignaient de lui, tout aussi silencieux.

Enfin il s’arrêta, en paix avec lui-même comme avec le monde. Tout près de lui, là où la clarté se déversait de la fenêtre ouverte, un sarment de vigne de la véranda avait lancé une vrille, et sur cette vrille, attirée sans doute par la lumière, tâtant avec précaution devant elle, une grosse chenille apparut. L’insecte, parvenu au bout de la vrille, soulevait l’avant de son corps comme s’il attendait de l’aide pour poursuivre son chemin. Dundas l’observait inconsciemment. Avec une persistance absurde, il tâtonnait de part et d’autre dans le vide. Alors, à demi-voix — une habitude contractée dans la solitude — il s’adressa à sa visiteuse :

– Mon amie, je commençais à me demander si tu n’étais pas idiote, mais la loyauté m’oblige à admettre qu’il n’y a pas de grande différence entre nous. En bien des points, je suis aussi ignorant que toi. Ma quête dans l’obscurité est tout aussi futile que la tienne. Donc, par exemple, chère camarade, que ressent un homme lorsqu’il est amoureux ? Je peux te dire, et, crois-moi, je ne l’avouerais pas devant un être humain, que je n’en ai pas la moindre idée moi-même. Est-ce que le fait qu’elle a de doux, de tendres yeux bruns qui me donnent l’impression de déambuler sur un sol sacré lorsque je me plonge en eux, signifie que je l’aime ? Quand je guette son sourire jouant sur ses lèvres adorables, et que j’ai la sensation d’avoir mérité de le voir apparaître, cela signifie-t-il que je l’aime ?

« Dis-moi, amie chenille, quelle est cette douceur insensée chantée par les poètes ? J’aime causer avec elle, car elle est spirituelle et très gentille. Elle est à mes yeux la plus belle femme que j’aie jamais vue. Mais… mais… mais ! Et, au fait, tout en répondant à ces quelques questions simples, tu pourrais aussi me dire comment un homme peut savoir qu’une fille l’aime. Les conventions lui interdisent de mentionner cela parmi les êtres humains, et je pense que vous n’avez pas, vous autres, de conventions du tout. Mais la rumeur publique dit qu’elle peut tout exprimer à sa façon. As-tu une idée de cette façon ?

« Autre chose, à propos de quoi tu pourras me répondre sans doute : j’ai aujourd’hui même creusé un sol dont je suis absolument sûr qu’il n’a jamais été exploré auparavant, et cependant, sous la surface, je suis tombé sur un rocher qui n’est nullement rocher. C’est un rocher dont je jurerais sur ma propre tête qu’il est dû à l’industrie humaine et non pas à la nature. Peut-être pourrais-tu m’apprendre comment il se fait qu’une œuvre humaine soit enterrée dans un sol vierge, que rien n’a jamais remué depuis l’origine des temps ?

« Non, madame Chenille, le poli de ce rocher, qui n’est pas rocher du tout, ne provient pas de l’érosion de l’eau. J’y avais pensé moi-même. Non, et non encore. C’est là un ouvrage humain, mais comment est-il venu ici ? Tu donnes ta langue au chat ? Eh bien, moi aussi…, pour l’instant. Ah c’est l’heure du lit, chère amie, et je te remercie infiniment de ta bienveillante attention. Un homme tel que moi aurait interrompu mon discours une vingtaine de fois. En retour, si tu veux accepter un conseil, bien que devant mon ignorance tu puisses le juger indigne d’attention, je t’adjure de te mettre à l’abri avant l’arrivée des oiseaux du petit matin. Bonne nuit.

Dix minutes plus tard, la ferme n’abritait plus que l’obscurité et le silence.

CHAPITRE III

Le lendemain, Alan Dundas reprit son travail avec un intérêt qu’il n’avait jamais ressenti. Malgré l’heure matinale, la chaleur promettait un jour semblable au précédent ; il s’avoua que, sans la vive curiosité qui l’entraînait, il lui aurait fallu plus d’énergie que d’habitude pour affronter une telle journée de travail. Quand il s’était arrêté le soir précédent, il avait dévoilé environ deux mètres carrés de l’obstacle sur lequel s’étaient brisés d’abord son pic puis son ciseau à froid.

La couleur en était d’un rouge terne, assez semblable à celle du granit rouge mais sans trace de « grain ». La surface était lisse comme du verre, mais d’une forme symétrique qui, surtout, étonnait Dundas. Là où il avait creusé assez profondément l’argile, le rocher se dressait à la perpendiculaire du sol sur environ soixante centimètres, et puis, suivant une ligne égale, parfaitement définie, il s’inclinait pour constituer un dôme. Sur ce point, pas d’erreur possible.

Parcourant des yeux l’espace découvert, il estima grossièrement qu’en admettant que les lignes se poursuivent dans le même sens, il avait découvert le sommet d’une construction cylindrique qui s’achevait en un dôme presque plat de quelque huit ou dix mètres de diamètre. Jusqu’où les fondations s’enfonçaient-elles, il n’en avait aucune idée. Un autre détail lui faisait froncer les sourcils. Autant qu’il puisse en juger, cette surface ne présentait ni cassure ni jointure. En fait, cela ne semblait pas être un rocher mais une construction en un ciment incroyablement dur. Nul rocher, à sa connaissance, n’aurait pu émousser la pointe d’un ciseau à froid comme cela s’était produit la veille.

Aussi fut-ce avec une intense curiosité qu’il se mit au travail et, à mesure que passaient les heures, son projet initial d’abreuvoir disparaissait pour laisser place au pur désir de résoudre le mystère qu’il avait déterré. Il amena sa tranchée bien au-delà des limites qu’il avait balisées tout d’abord, mais plus il travaillait plus ses conjectures se vérifiaient. Sa vantardise de la veille était oubliée et il mangea son repas de midi debout dans la cuisine, le faisant passer grâce à une goulée prise à son outre.

Le soir venu, il examina les résultats du travail de la journée. Il était sans doute l’homme le plus perplexe de la chrétienté. Pour suivre le contour de ce que, faute d’un nom plus précis, il appelait le rocher, il avait découpé un segment de cercle d’environ la taille de son estimation première sur sept mètres de la circonférence environ. Cette tranchée avait à peu près un mètre de large et il y disparaissait jusqu’aux épaules ; et, tout au long, il avait retrouvé la ligne régulière du départ du dôme plat aussi nettement définie que si celui-ci avait été moulé. Et chaque centimètre découvert renforçait sa conviction, que cela portait la marque de la main de l’homme. La nature, il en était sûr, même dans ses inventions les plus extravagantes, n’aurait jamais suivi un découpage aussi précis.

Mais par-dessus tout se dressait un fait inquiétant : le sol qu’il creusait était vierge. Il en était absolument convaincu, sinon qu’est-ce que des hommes auraient pu construire ainsi…, une tombe ? Une tombe, peut-être… pour la recouvrir par la suite. Alan essaya de sortir de ce dilemme, assis sur le rebord de la tranchée et balançant ses jambes.

En Europe, une telle découverte aurait révélé les restes d’une civilisation éteinte, dont l’origine et l’histoire pouvaient être reconstituées par des experts, sans difficulté. Il se serait alors agi d’une merveille inégalée pour le monde, et d’une joie infinie pour les archéologues. Mais ici, c’était l’Australie, le pays même où la notion d’Histoire n’existe pas, le seul pays au monde sans passé. Dundas considérait la question et réfléchissait que bien rares étaient les pays dont la surface, en dépit de sa récente occupation, avait été mieux arpentée et défoncée par l’homme. Les chercheurs d’or n’en avaient pas épargné un seul recoin, sondant et fouillant, et si des reliques du passé avaient existé, sans le moindre doute on les aurait déjà mises en lumière. D’autre part, il était bien convaincu que si l’ouvrage qu’il contemplait était moderne, il en aurait entendu parler.

Une entreprise de cette dimension n’aurait pu être achevée et cachée sans qu’il soit fait mention quelque part de son existence. Pour ce qu’il en avait vu jusqu’à présent, son but lui restait inconnu. Cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu ou dont il avait entendu parler, et plus il y pensait, plus il en arrivait à la certitude que la surface du sol n’avait pas été touchée jusqu’à présent. Même à son point de vue relativement inexpérimenté, un sol qui eût été fouillé, ne fût-ce que par la charrue, ne s’en remettrait pas avant un bon nombre d’années.

Un instant, il se demanda s’il n’allait pas atteler Billy Blue Blazes et aller à Glen Cairn pour parler de tout cela avec Bryce, mais le mystère l’avait bien empoigné et, après réflexion, il s’était déterminé à le résoudre par lui-même, quoi qu’il lui en coûtât. Ayant pris cette résolution, il se sentit pleinement satisfait à l’idée que sa propriété était si éloignée des grands chemins.

À l’exception des passages bi-hebdomadaires de ses fournisseurs, il recevait peu de visiteurs. Les rôdeurs mêmes troublaient rarement sa quiétude, aussi, tant que rien d’exceptionnel ne surviendrait, ses opérations ne risquaient guère d’être épiées. Jusqu’au cœur de la nuit, cependant, il fit les cent pas, tirant des plans pour éviter l’intervention — assez peu probable — d’un étranger, dans sa découverte. Il entrevoyait une solution parfaite et il décida de l’adopter, seulement après avoir avancé un peu plus son travail.

Le jour suivant, un jeudi, Alan s’abandonna à une énergie fiévreuse et continua l’excavation du jour précédent dans la même direction, approfondissant la tranchée à mesure, dans le but de découvrir la base du mur de l’objet, ou tout au moins de trouver ce qui ne pouvait manquer d’exister, une entrée donnant accès à ce mystérieux bâtiment souterrain.

Ce fut tard dans l’après-midi, alors que la tension de ces quelques jours commençait à épuiser son énergie, qu’il dégagea une première fente dans ce mur. Cela lui redonna le courage de redoubler ses efforts pour obtenir la certitude que cette fente indiquait bien le sommet d’une porte cintrée. Il ne pouvait guère y avoir de doute ; et quand il s’en fut assuré, il se mit à l’œuvre de nouveau, malgré fatigue et courbature, pour rejeter de la terre dans toute la tranchée de façon à cacher tant bien que mal toute trace de la construction.

Certain, à présent, que la solution du problème viendrait de l’intérieur, il ne laissa à découvert qu’un passage suffisant pour donner accès à la porte découverte. Même cet endroit, il le recouvrit avec soin par des planches, sur lesquelles enfin il étendit un peu de terre.

La nuit était tombée avant la fin de ce travail. Et bien que sa condition physique splendide lui ait permis de ne pas trop se laisser abattre par ce dur labeur, il se sentit enfin aux limites de l’endurance. C’est en chancelant qu’il revint chez lui et, sans trop s’inquiéter de se nettoyer à fond, il s’écroula sur son lit, déjà endormi avant d’être allongé.

Huit heures de sommeil sans rêve bannirent toute trace de courbature. En pantoufles et pyjama, au lever du soleil, Dundas chassa Billy B. B. dans la cour, et apprécia pleinement la lutte royale qu’il dut soutenir pour convaincre le rouan indiscipliné de le mener à dos nu jusqu’au fleuve. Là il nagea et fit des vagues pendant une demi-heure, se jurant à lui-même que le monde était une merveille, cependant que Billy, attaché par la bride à un jeune arbre, imaginait le plus d’agrément possible au voyage à la ville qu’il sentait inévitable.

La matinée n’était pas très avancée lorsqu’Alan fit tourner sa carriole dans la grand-rue de Glen Cairn, et Billy s’arrêta en se cabrant devant le magasin principal de la ville. Là, Dundas commanda du bois d’œuvre et de la tôle. Pourrait-il avoir tout cela aujourd’hui même ? Gaynor, le marchand, secoua sa vaste panse en jurant que les ordres de Mr Dundas passeraient avant tous les autres en fait de livraison.

Alan flâna devant les portes encore fermées de la banque. Il pensa un instant aller surprendre Bryce. Mais ce ne fut pas la certitude de trouver son ami devant toasts et café ni l’heure peu conventionnelle, même pour l’endroit, qui le firent changer d’idée. Il prévoyait que Bryce lui poserait des questions auxquelles il ne pourrait répondre qu’évasivement ou par des mensonges, c’est pourquoi il se décida, par probité, à ne pas le voir. Il pensa alors qu’en empruntant un autre chemin pour s’en retourner chez lui, il aurait des chances de rencontrer quelqu’un de plus intéressant… comme par accident. Aussi, au grand dégoût de Billy qui s’attendait à un peu de repos après sa course, il remonta dans sa carriole et, quelques minutes plus tard, le claquement des sabots du rouan éveillaient des échos dans les rues vides.

L’homme propose. Alan rentrait par le chemin des écoliers. Il irritait Billy en le maintenant à une allure aussi modérée que le paquet de nerfs et de muscles dont c’était le nom voulait bien se contenter, mais ni le long de l’avenue bordée de haies, ni dans le chemin ombragé par une voûte de chênes, ni même aux environs immédiats de la maison blanche à moitié enfouie sous les arbres, il ne vit le moindre frémissement de jupe, ni la moindre trace de celle qu’il espérait entrevoir.

Il n’était pas doué pour le mensonge, et, même au mieux de sa forme, il ne pourrait pas inventer une excuse raisonnable pour une visite. Peut-être la chenille de son soliloque aurait-elle pu lui expliquer que c’était là un signe de ce qui le dépassait, car nul homme vraiment amoureux n’a jamais manqué de trouver une justification parfaitement imperméable si cette justification pouvait le mettre en présence de la seule fille existant à ses yeux.

À la maison, donc, passant son temps à retourner des suppositions dans sa tête jusqu’à ce que Marian Seymour recule à l’arrière-plan de ses pensées et disparaisse entièrement, pour être remplacée par Ça. « Ça ». Après des journées de labeur exténuant, il n’avait pas trouvé, pour sa découverte, d’autre nom que « Ça ». Parfois son esprit était traversé par l’idée fulgurante qu’il devait exister une explication simple et rationnelle pour « Ça », et cette idée était mêlée à un sentiment de désappointement et de dépression. Sentiment vite disparu à l’analyse.

Tous ses sens lui disaient qu’il était au bord de l’inconnu. Rien de ce qu’il avait brouté au cours de ses lectures éclectiques ne correspondait aux faits. Il s’était formé tout un lot de théories durant ces quelques jours, et son bon sens les avait fait exploser à l’instant même où il les concevait. Quelques-unes étaient presque trop folles pour sa structure de pensée et il les rejetait comme insensées.

Quand il atteignit « Cootamundra », il s’occupa un moment de Billy puis s’ingénia à trouver quelque chose à faire en attendant l’arrivée des matériaux qu’il n’escomptait pas avant plusieurs heures. Il déambula dans les vignes, pour une inspection de pure forme à laquelle, quelques jours plus tôt, il aurait pris grand plaisir. Il aurait une récolte magnifique, mais il passait sans les voir devant des amas de grappes, si épais par endroits que les plants semblaient n’être plus qu’une masse de fruits.

Inconsciemment, ses pas le ramenaient à l’excavation et il ne put s’empêcher de sourire lorsqu’il y parvint. Sa forme symétrique originelle avait disparu. Ce qu’il voyait n’avait apparemment pas grand sens et le fait patent que le trou avait été en partie rebouché le faisait ressembler à un abreuvoir aussi avorté que ses idées les plus folles sur « Ça ». Une chose était claire en tout cas, pensa Dundas en regardant ses travaux : de tout cela, le diable lui-même ne pourrait déduire ce qu’il avait fait.

Il était dévoré par l’envie de poursuivre ses explorations, mais il dut se résoudre à la patience car ce fut bien après midi que le fourgon de Gaynor arriva avec les matériaux commandés. Alan fit décharger la charrette loin du lieu de son travail.

Il ne voulait pas prendre de risque, bien qu’il fût certain que la seule idée du conducteur était de livrer sa commande et de repartir.

Ce n’était pas un petit travail que celui auquel il s’était attelé. S’il y avait fallu seulement de la force et de l’énergie, Alan s’y serait mis avec joie, mais ce qui restait à faire était œuvre de spécialiste ; et même les nécessités quotidiennes de sa vie présente ne l’avaient pas rendu plus habile dès qu’il s’agissait d’employer des outils. Mais il faut ce qu’il faut et, bien qu’il s’y mît avec répugnance, il restait déterminé à achever cette tâche sans l’aide de quiconque. Pour rattraper son oisiveté forcée du matin, il travailla jusqu’à ce que la lumière déclinante l’empêchât de poursuivre. Il dut admettre que sur le plan de l’art architectural, l’édifice qu’il venait d’ériger n’était même pas digne de mépris, et qu’un apprenti charpentier eût ricané devant l’ouvrage ; mais si celui-ci défiait tous les canons, il était solide et remplirait son office. De plus, la tôle cacherait les plus apparentes de ses tares. Tout bien considéré, lorsqu’Alan y jeta un dernier coup d’œil avant de se diriger vers la ferme, il émit le verdict que cette structure était certes abominablement affreuse, mais suffirait à son objectif.

Le lendemain samedi, le vit travailler avec la ténacité du castor. Toute pensée de sa visite hebdomadaire à Glen Cairn avait abandonné son esprit. Il suait du marteau et de la scie en maudissant sa propre maladresse. Des planches et des montants destinés à s’emboîter selon des mesures précises défiaient tous ses calculs et, mis en position, s’avéraient toujours trop longs ou trop courts de quelques centimètres ; il se surprit à exposer au soleil cuisant et à la terre cuite ce qu’il pensait d’une éducation qui vous rendait aussi familier avec les langues mortes qu’avec les vivantes, mais omettait toute référence à la meilleure façon de construire un mur comme il faut. Pourtant, cette même éducation finit par se révéler un peu utile, car avant midi il avait épuisé la langue anglaise et retrouvait dans sa mémoire quelques perles qu’il avait péchées jadis en français, en latin ou allemand, énorme satisfaction à un moment où il en avait besoin.

Pour l’initié, la maîtrise de plaques de tôle de trois mètres ne poserait aucun problème ; pour Dundas, épuisé et exaspéré, ce fut un cauchemar épouvantable. Sous les rayons accablants du soleil, le fer devenait presque trop chaud pour être manipulé les mains nues, et quand il se mit à enfoncer des clous, la structure de guingois laissait les plaques céder et les clous fusaient avant qu’il puisse les enfoncer dans le bois. Avant d’acquérir une habileté par la pure répétition des gestes, il parvint aussi souvent à taper sur ses doigts que sur les clous. Malgré ses mains meurtries, pleines d’ampoules, et son humeur à vif, le travail avançait.

Le soir arrivé, son opiniâtreté fut récompensée par un enclos — presque achevé — entourant sur une hauteur de trois mètres l’excavation. Il paraissait sans doute rudimentaire et formait une tache sur un paysage déjà peu joli, mais Alan pensait qu’il servirait son but. Le jour suivant le verrait couvert et terminé, et alors, le plus curieux visiteur, connu ou inconnu, n’aurait pas l’idée de fouiller ce qui avait toutes les apparences d’un débarras pour les outils ou le fourrage.

À la fin du jour, Alan admit que le repos dominical, même s’il n’avait pas d’autre raison, justifiait le christianisme. Quand il déposa ses outils et se traîna lourdement vers la maison vide, il se dit que jusqu’au lundi matin sa tête serait délestée de tout ce qui avait trait au travail. Bien sûr, son secret n’était pas encore tout à fait à l’abri. Mais autant courir le risque. Fût-ce pour le dérober à un millier d’yeux fureteurs, il ne priverait pas son corps endolori d’un seul instant de son jour de repos. Ce soir-là, le tabac aidant, pleinement satisfait, il traîna sur son canapé pendant des heures avant de se mettre au lit, dans un abandon voluptueux, trop las pour lire, accordant leur dû à ses membres écrasés. Après quoi, il dormit du sommeil du travailleur, un luxe interdit à tout milliardaire.

CHAPITRE IV

Dundas s’éveilla tard, une journée libre devant lui. Il était dix heures lorsque, son petit-déjeuner achevé à loisir, il attrapa Billy pour le panser. Il s’occupa ensuite de sa toilette. Un homme soucieux des convenances éprouve une satisfaction profonde à quitter les vêtements de travail, utiles mais désagréablement rudes, pour s’endimancher. Il jouissait d’une intimité protégée par des centaines d’arpents et se doucha à l’air libre, derrière la maison, en s’arrosant avec des seaux d’eau.

La découverte intempestive que, sur les dizaines de cols qu’il possédait, pas un seul n’était propre ne parvint même pas à l’abattre. Il en prit une demi-douzaine et les lava avec un soin méthodique, sifflant doucement en travaillant. Il s’interrompit pour mettre un fer à repasser sur le feu, le seul fer qu’il possédât, et découvrit que cet humble instrument domestique était rouillé sans espoir : un héritage de la gouvernante ivrogne.

Avec un commentaire bien senti sur les habitudes de la dame, il rejeta le fer et emplit d’eau une bouilloire qu’il posa sur le poêle avant de se remettre à sa lessive. Un dernier coup d’œil critique enfin le satisfit. Il chercha un peu d’amidon et le prépara, puis nettoya parfaitement l’extérieur d’une bouteille de bière vide qu’il emplit d’eau bouillante. Il était trop plongé dans son opération pour déceler la moindre trace d’humour dans cette situation et il repassa tranquillement, avec la bouteille, ses cols. Ils faisaient pour la plupart des plis, mais, l’un des six était passable. À la vérité, il ne s’en serait pas contenté jadis ; aujourd’hui, il ressentait quelque vanité à savoir que le produit fini pouvait se comparer, et favorablement, à ceux provenant de la blanchisserie de Glen Cairn.