La trajectoire cahotante de l’homme - Tome VIII - Guy Aymard - E-Book

La trajectoire cahotante de l’homme - Tome VIII E-Book

Guy Aymard

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Beschreibung

Le vol du circaète relate des faits réels qui se déroulent durant la Seconde Guerre mondiale. Cette période, marquée par des complications à plusieurs égards, est aussi le théâtre de relations amoureuses en tout genre. Connaissant déjà l’amour charnel ou sous forme de jeu, l’héroïne découvre l’amour-passion. Ce dernier type ne manquera pas de lui laisser des traces.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Ancien électronicien dans l’armée de l’air, Guy Aymard écrit des œuvres de divers genres basées sur ses expériences et ses jugements. Il compte à son actif plusieurs livres publiés.

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Guy Aymard

Le vol du circaète

Tome VIII

La trajectoire cahotante de l’homme

Roman

© Lys Bleu Éditions – Guy Aymard

ISBN : 979-10-377-1354-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Les personnages

Jean-Philippe et Marie-Jo Gaudibert, les châtelains

Joseph et Madeleine, les fermiers

Marguerite, la bonne à tout faire

Les réfugiés belges

Peter Desjoyaux, dentiste, et sa mère Emmelyne

Évrard Oursel et sa femme Roselyne

Mariké, 14 ans, et Jérôme, 10 ans, leurs enfants

Auguste Van Meulen et sa femme Aglaé

Mathurin Croisset et sa femme Béatrice

Ghislain, 7 ans, leur fils

Jean Dutour, ornithologue

Le divorce

On me le dit un jour ! Et cela me fit mal !

Ils étaient l’un et l’autre épris de poésie,

De beauté, de justice, avaient l’esprit normal.

Comment d’êtres si doux l’âme est-elle saisie

Par ces dérèglements, par cette frénésie ?

Ce que j’appris sur eux m’avait serré le cœur,

Un peu comme un trépas. Pensez donc, un divorce,

À l’âge où l’on devrait dans la tendresse, en chœur,

L’un avec l’autre, allant vers le soir qui s’amorce,

Conserver chèrement son reliquat de force !

Leurs élans sont partis. Leurs mots sont épuisés !

L’ennui vient, palliant la rareté des phrases,

Et tout manque à fléchir les esprits trop usés.

Est-ce ta faute, orgueil plein de rancœurs, d’ukases,

Hier qui nous retient, demain qui nous écrase ?

Le fautif, c’est celui qui ne dit pas son nom,

Nous fait les jours trop longs, trop seuls et trop semblables,

Qui nous loge au faubourg s’il promit Trianon,

Couvre chaleur et foi de dépits innombrables

Et de plus de déserts que de terres arables.

L’homme est ainsi bâti qu’il jette le meilleur

Et remâche sans fin les retards, le silence,

En n’étant de l’amour qu’un bien mauvais payeur.

Mais voici la rumeur espiègle qui s’élance !

Qu’ont-ils rejoint, ailleurs ? Golconde ? C’est Valence !

L’exode

La voiture se traînait dans le flot des fuyards qui monopolisaient la route. Il y avait là d’autres voitures, certes ! mais aussi des gens à bicyclette aux porte-bagages surchargés d’objets hétéroclites, des piétons croulant sous le poids de sacs gonflés à craquer ou remorquant des charrettes à bras pour transporter des enfants, des vieillards parfois, et tout un bric-à-brac de matelas et de valises.

Le temps était beau et les premières chaleurs printanières avaient commencé à prendre le relais du dernier hiver. Les champs bordant la route étaient couverts de fleurs nouvelles animant les espaces vert tendre des prairies et parmi lesquelles s’épanouissaient en taches rutilantes les coquelicots de mai, ces corolles dispensatrices de rêves où pouvait se cacher le sang des blessures des guerres. Peu de gens profitaient du souffle primesautier et des couleurs chantant le renouvellement. Il y avait du nouveau dans le cœur de ces gens, mais guère de renouveau.

La limousine – le terme de conduite intérieure tendait à disparaître – était une Hotchkiss 864 à quatre portes avec un moteur puissant de 2,3 litres. Ce véhicule, fabriqué en France par les descendants d’un américain installé à Vienne, – pères de la mitrailleuse de ce nom – se glorifiait d’une ligne particulièrement réussie et eut son heure de célébrité dans l’immédiat avant-guerre. Elle louvoyait parmi les autres usagers encombrant la chaussée et ne progressait guère plus vite que les piétons eux-mêmes. Sans compter que des incidents se produisaient sans cesse, sources de cris : carrioles versant dans les fossés, chargements échappant à leurs fixations et glissant sur l’asphalte. À force de ramasser et de renouer paniers et paillasses, certains de ces voyageurs improvisés abandonnaient le tout sur place, et, du coup, la procession prenait de plus en plus l’allure d’une armée en déroute jetant ses fusils et ses cartouchières.

On entendait souvent des explosions dans le lointain. La chasse et le bombardement allemands ne laissaient que peu de répits aux villes de quelque importance qu’ils traversaient ou voyaient à l’horizon. Des avions français, Dewoitine, Potez, Bréguet, Caudron, à moteurs Hispano-Suiza ou Gnome et Rhône, étrennant pour la plupart d’entre eux des hélices à pas variable, se risquaient encore dans le ciel mal fréquenté du territoire1.

Peter, le chauffeur de la berline, jouait élégamment de son volant, au reste très doux. Il conduisait depuis trois jours sur les chemins bouleversés de l’exode. La violation de la neutralité des Belges par Von Kleist le 10 mai 1940 et la poussée des panzers de Guderian vers la frontière franco-belge n’avaient laissé que peu de temps aux habitants pour se résoudre à la fuite. Avec ses passagers, Peter avait regroupé le strict nécessaire, entassé sacs et valises sur des barres de toit et un porte-bagages arrière sans compter ce qu’ils avaient entre les jambes, et pris la route le 12 au matin alors que les avant-gardes des blindés nazis ne se trouvaient plus qu’à cinquante kilomètres au nord, bataillant pour franchir la Sambre et la Meuse. Le « blitzkrieg » (guerre éclair) avait surpris la petite armée belge croyant encore à la vertu et à la toute-puissance de sa neutralité.

Il emmenait sa mère Emmeline âgée de cinquante-huit ans, un couple de cousins, Évrard et Roseline, un peu plus âgés que lui, leur fille Mariké, quatorze ans, et leur fils, Jérôme, le plus jeune, dix ans. La veille du départ, il avait pu changer à sa banque une somme respectable de francs belges contre des francs français, ce qui fait qu’ils se nourrissaient sans se restreindre aux commerces rencontrés et qu’ils avaient pu coucher, serrés et mal servis, dans un hôtel d’Attigny submergé par ce flot d’émigrants imprévus.

Ils avaient emprunté la départementale menant de Charleville à Châlons-sur-Marne, essuyé au nœud de Mazagran une attaque en rase-mottes de Junkers 87, plus connus sous le nom sinistre de « Stukas ». Ce n’étaient pas des mitrailleurs, mais des bombardiers en piqué qui avaient jeté quelques bombes sur le convoi, saccageant la route juste après eux, et détruisant un ou deux véhicules. La foule des civils avait sauté dans les fossés dès le début de l’affaire et, pour la plupart, sauvé leur vie. Toutefois, à partir de ce moment, on sentit la panique habiter les âmes. La guerre était passée du statut de virtuelle à celui de réelle, le péril de lointain à celui de présent. Il n’était plus seulement question de vivre, mais de survivre. À Souain, le même jour, deux Messerschmitt 109 mitraillèrent la route en deux passages successifs tandis que des attaques à la bombe se faisaient entendre vers Mourmelon.

Peter désira conduire jusqu’à la nuit dans l’intention de sortir au plus tôt de la zone directement soumise aux agressions des chasseurs. Or, ce n’étaient plus uniquement des réfugiés belges, il s’y ajoutait également la foule des Français des régions frontalières des Ardennes et de la Lorraine qui envahissait maintenant les voies de fuite disponibles. Le soir, un gymnase de Châlons-sur-Marne réquisitionné leur permit de dormir quelques heures, à peine remis des fatigues de la veille, sur des matelas posés à même le sol. Peter, pressant le départ dès l’aube, emprunta une nationale se dirigeant vers Troyes à travers la Champagne pouilleuse. Trois attaques en règle eurent encore lieu ce jour-là. Dans ses mémoires, le général de corps d’armée aérienne François d’Astier de la Vigerie, commandant de la Zone d’Opérations aériennes Nord (ZOAN), se plaint de la sous-utilisation de l’aviation de combat dont il avait la charge. En effet, nulle cocarde tricolore ne zébra le ciel pendant cette journée, moins encore au cours des raids allemands qui les rendaient maîtres des airs comme ils l’étaient déjà du terrain. Les armées françaises et britanniques se débandaient devant la hardiesse et la vivacité de l’avance ennemie. Les blindés de Gouderian se taillaient une voie royale à travers nos défenses axées sur la ligne Maginot. Pour un peu, les Français auraient crié « à l’inceste ! » devant le culot manifesté par monsieur Hitler s’ouvrant un front latéral en Belgique et nous prenant à revers. Le commandement français était toujours en retard d’une guerre. Il disposait cependant de plusieurs millions d’hommes qui, « même mal armés et mal entraînés, dira-t-on en guise d’excuses », pouvaient tenir la dragée haute aux Allemands. Il eut fallu pour cela que l’anarchie ne régnât pas dans les rangs et que les chefs crussent un peu plus aux vertus des armes modernes. Dès lors, c’était incontestable qu’il n’y aurait pas de renouvellement du miracle de la Marne.

Dans la limousine, les six occupants étaient moroses. Plusieurs fois déjà, ils avaient dû se lover dans les fossés heureusement à sec, alors que les balles sifflaient au-dessus d’eux. Pour le moment encore, le ravitaillement en carburant était possible. Ils étaient dans le flot de têtes de l’interminable colonne se dirigeant fiévreusement vers le sud. Un hôtel, à Chaource, leur avait consenti repas, repos, et répits, agrémentés de douches vivifiantes ; c’est donc repu qu’ils roulaient ce jour-là vers Tonnerre, Nitry, par une départementale, et Avallon où ils espéraient rejoindre la grande route nationale Paris-Marseille.

— Comment te sens-tu, mère ? demanda Peter alors qu’il se rangeait sur le bas-côté pour prendre un peu de nourriture.

— Du mieux possible, compte tenu des dures circonstances auxquelles nous sommes confrontés.

— Profitez-en tous pour faire quelques pas. Nous ne nous arrêterons pas très longtemps, reprit-il, en s’adressant plus particulièrement au couple coincé sur la banquette arrière.

À Tonnerre, un flot supplémentaire de fuyards venant par la route de Châtillon-sur-Seine se mêla au leur. L’écoulement du trafic se durcit encore. À la hauteur d’Yrouerre eut lieu la plus importante offensive aérienne de leur exode. Ils coururent vers le couvert d’un bosquet et Peter put compter les Messerschmitt 109 exécutant l’attaque : ils étaient sept. Chacun d’eux fit deux passages dans un vacarme épouvantable. Peter les regardait, caché derrière un tronc. Les avions, l’un après l’autre, piquaient en battant des ailes, probablement pour s’aligner sur l’axe de l’objectif, puis leurs mitrailleuses se mettaient à cracher la mort et la destruction. Les voyageurs avaient sauté dans l’herbe des bas-côtés et, de là, contemplaient la fin de leurs rêves, pour autant qu’ils fussent encore capables de rêver.

À cet instant précis, il se passa un de ces évènements qui vont contre le cours de l’histoire, qui redressent les situations les plus compromises, ennoblissent l’âme déchirée des êtres. Un avion, portant fièrement la cocarde tricolore sur les ailes et la carlingue, sortit de nulle part – il rasait les toits et les arbres – et, magnifique, ouvrit le feu sans attendre sur un Messerschmitt qui entamait sa passe de mitraillage. L’Allemand fut cueilli par la rafale meurtrière, évita en catastrophe le convoi terrestre et reprit de l’altitude en traînant un nuage de fumée noire. Il n’alla pas loin. Une boule de flammes s’épanouit dans le ciel en dispersant une multitude d’escarbilles enflammées. Le chasseur français, jugeant néanmoins le combat disproportionné, se fondit aussitôt dans les replis de la campagne. Un fait d’armes isolé, peut-être inconnu ! Cet avion merveilleux était un Dewoitine 520, à moteur Hispano-Suiza de 920 chevaux, qui eut pu se battre d’égal à égal avec les épouvantails nazis. La patrouille amputée d’un membre décrocha vers un autre tronçon de route. Cinq véhicules brûlaient et plusieurs personnes gisaient dans les fossés. Après un délai raisonnable, Peter et ses passagers quittèrent leur cachette. Las ! Le pneu arrière gauche avait éclaté, touché de plein fouet par une balle de 7,92 ayant en outre perforé la carrosserie au-dessus du pare-chocs, trace demeurée mémorable et glorieuse que Peter ne songerait pas à faire effacer de sitôt. La roue de secours étant intacte, les deux hommes s’activèrent à remplacer celle qui avait rendu l’âme.

Ce jour-là, et les suivants, nulle autre attaque ne fut à déplorer. L’aire d’activité ou le rayon d’action de l’aviation ennemie était dépassé. La densité de la circulation avait même diminué de manière significative jusqu’à Avallon. Les six passagers de la limousine couchèrent à Lucy-le-bois. Une petite pluie s’était mise à tomber sur la France foudroyée, ajoutant sa tristesse et sa grisaille à la peine qui habitait les âmes. Une vieille radio déversait de nouvelles dramatiques dans la salle de restaurant. C’était le quinze mai ! Les têtes de pont de Rommel et de Gouderian étaient déjà consolidées partout sur la frontière belge. Sedan était tombée sous le feu des Stukas (avions-sirènes) et des blindés. L’avance allemande encerclait toutes les armées du nord en progressant vers la Manche sans presque rencontrer de résistance organisée. Cinq cent mille soldats belges allaient se rendre. La Gaule Belgique avait cessé d’exister. La physionomie de l’Europe en subissait un profond bouleversement. Une grande croix gammée allait en s’élargissant sur l’occident. Le national-socialisme entamait un règne de mille ans, ainsi que le promettait son pape : Adolf Hitler. Pape noir, ou rouge.

Jamais les résultats de la Guerre éclair ne furent plus perceptibles qu’à cet endroit-là. La Pologne était tombée en quelques jours également, mais elle n’avait, à aucun moment, eu le potentiel dont pouvaient se prévaloir la France, et son alliée la Grande-Bretagne, ne l’oublions pas. Le pays inscrivit en ces jours la page la plus avilissante de son histoire, et ce n’est pas en remplaçant Daladier par Reynaud ni Gamelin par Weygand que nous redorerions notre blason autrefois glorieux et aujourd’hui barré par un lambel de couardise.

L’exode s’était humanisé d’une certaine manière : plus d’attaques ! La voiture arborant l’écusson aux deux canons croisés progressait lentement vers le sud riche de promesses de paix. Depuis Avallon, elle roulait sur la grande route allant du nord au sud, la N7, qui ferait parler d’elle par sa connotation agréable de liberté et de vacances, et depuis peu, de congés payés pour le peuple des travailleurs. Peter, si ce n’avait été l’incertitude touchant aux difficultés auxquelles ils allaient devoir faire face, eut pu profiter du répit, du beau temps, du calme réinstallé. Ils avaient passé Beaune, Mâcon, et se dirigeaient vers Lyon.

Aucun des passagers n’avait d’idée propre à lui conseiller, à l’aider dans les décisions à prendre. Le fatalisme régnait sur les visages fermés. Peter Desjoyaux n’était pourtant pas le premier venu. En sa ville d’Anhee, il exerçait le métier de dentiste, sa mère Emmeline lui servant de secrétaire. Il avait trente-deux ans, avait commencé à récolter les fruits de ses longues études et de ses investissements. Côté physique, ses cheveux étaient plutôt blonds. Ses yeux clairs lui donnaient un charme indéniable et, avec sa barbe bien plantée coupée court, les conquêtes féminines ne lui avaient jamais manqué. Peter n’était pas pressé. En temps normal, son sourire faisait sa gloire, aurait pu faire sa fortune. Son cousin, Évrard Oursel, par quelques fils argentés attendrissant sa chevelure brune, annonçait l’alerte quarantaine. Il était tout douceur, tout calme, et ses yeux gris-vert ne démentaient pas l’impression de bonhomie naissant de son aspect. Sa femme Roseline, sa cadette d’au moins dix ans, s’affichait dès l’abord comme une belle femme, au sommet de sa splendeur : blonde du type évanescent des bords nordiques de la Frise, des yeux bleus comme des gouttes de faïence, un visage ovale et régulier s’enrichissant d’un nez en trompette délicieux et de lèvres délicatement charnues. Contrairement à beaucoup de visages dont la face est gâtée par un profil disgracieux, chez elle, les deux se concurrençaient, voire se confortaient. Mariké, de son côté, déployait des promesses d’avenir. Jérôme était un garçon plus trapu que grand et ne marquait pas encore, à part sa turbulence, d’assise solide pour préjuger des aboutissements que lui octroierait son âge d’homme. Le couple, avant sa grande fuite, tenait commerce de fourrures ; le petit-gris et la zibeline étaient leur gagne-pain.

À Lyon, Peter et Évrard se rendirent à la maison communale où un service d’aide aux réfugiés était ouvert. Malheureusement, il était déjà débordé. Les réquisitions fonctionnaient à plein et rien n’était disponible pour le moment. Les édiles logeaient en priorité ceux qui arrivaient au bout de leurs ressources et les nationaux. Il restait l’hôtellerie qui proposait encore quelques places.

Les six Belges, après trois nuits passées dans un établissement des bords de la Saône, préférèrent, pour sauvegarder leurs finances, prendre la route qui suivait la rive gauche du Rhône vers le sud. Il y avait Valence, Montélimar, Avignon, voire Aix ou Marseille, qui, recevant également des rescapés de l’exode, pourraient peut-être leur offrir un asile et une aide. Au-delà de Marseille, cela aurait été trop loin et dangereux…

La domination de l’Allemagne nazie prenait corps sur les trois quarts de l’Europe. Il demeurait la Brittanie à laquelle peu de gens accordaient une chance de contrer le monstre hitlérien. Cependant, Chamberlain avait abandonné sa place à Winston Churchill, l’homme au cigare et au moral d’acier, le Georges Clemenceau de la Seconde Guerre mondiale. Il voulait tenir et il tiendrait, avec l’appui de ses « Spitfire ».

Le calendrier affichait le 24 mai ! La bataille et le drame de Dunkerque, que Robert Merle immortalisera dans son roman Week-end à Zuydcoote, venaient de commencer et l’unité du pays se brisait. Les civils fuyaient vers le sud et les militaires vers le nord.

Par ailleurs, le 24 septembre 19392, c’était un dimanche, près de la ferme dite La Sophie, au quartier avignonnais de Courtine, un grand rassemblement de militaires avec leurs charrois eut lieu. Un aumônier fit chanter une messe de plein air suscitant une grande ferveur chez ceux qui s’en allaient loin. Les familles des quartiers voisins s’y étaient conviées. On pria pour le devenir immédiat bien qu’encore hypothétique de la France. Ce fut le dernier souvenir d’espoir que la communauté conserva avant le chaos. L’année suivante, nous étions vaincus, écrasés. Toute espérance avait fui…

Le nid

Il était huit heures du matin. Marie-Jo, comme tous les matins de la semaine, marchait une bonne heure dans les allées fleuries du parc. Son mari, Jean-Philippe Gaudibert, notaire à Avignon, venait de se rendre à son étude du centre-ville. Bien que ce ne fût plus le grand amour entre eux, mais un amour assagi, dosé, elle tenait à prendre le petit-déjeuner avec lui. Dès qu’il était parti dans sa « Vivaquatre » Renault, elle se sentait revenue chez elle, rendossant pleinement ses prérogatives de maîtresse de maison. Elle s’accordait un temps de farniente dans le parc, parfois même au-delà, dans les vergers ou les planches de légumes, suivant la saison, au bord des emblavures où les moissons tournaient du vert au doré, au bord des vignes où les raisins allaient d’un bon pied vers la véraison de la fin de juillet. Elle rencontrait les fermiers et les honorait d’un salut ou parfois s’enquérait auprès d’eux des détails de la marche du domaine :

— Comment se présente la moisson, Joseph ?

Ou :

— Comment va le cheptel, Madeleine ?

Des mots oiseux sans beaucoup de signification.

Les fermiers sont des piliers sur lesquels on se repose ou sont des brigands avec lesquels il faut lutter sans cesse, se gendarmer, menacer. Par chance, c’était le premier cas qui prévalait ici, puisqu’ils assuraient le travail sans que les propriétaires eussent le moindre besoin de les rappeler à l’ordre.

Avide de connaissances, Marie-Jo jetait un regard curieux sur tout ce qui l’entourait : les fleurs, les pousses, les oiseaux, les écureuils qui grignotaient à longueur d’année les pignons que mûrissaient les pins parasols formant avec les platanes centenaires les merveilleux ombrages dont pouvait se flatter cette demeure de maître provençale. Elle emprunta une allée bordée d’arbres de Judée dont la magnifique floraison d’un rose magenta était en train de laisser la place au vert estival des feuilles. Sa main cueillit négligemment quelques fruits au gros cerisier accoté au flanc sud du mas et dont les enfants ou les amoureux se faisaient parfois des pendants d’oreilles.

Elle trouvait que sa vie, même privée de vraie autorité, même dénuée d’amour passionné – son Gaudibert avait dix-huit ans de plus qu’elle et lui distillait un amour sérieux – n’était pas des plus déplaisantes pour autant. Tout à l’heure, elle prendrait sa petite Simca huit, qui lui suffisait communément, pour aller faire une partie de lèche-vitrine dans la rue de la République ou la rue des Marchands. Elle en ramènerait quelque colifichet, rarement un objet de valeur : la maison en était largement pourvue. Elle pourrait aussi rendre visite à des amis, une amie, inoccupée comme elle.

Ah, le château ! Je ne sais si l’on pouvait appeler cette demeure un château. Elle comprenait une quinzaine de pièces dont quelques-unes fort vastes, une terrasse allongée en style provençal du XVIIIe siècle, d’imposantes dimensions, soit ! mais point de tourelles ni de pignons, de tours d’angles ni de douves. C’était tout au plus une gentilhommière, une maison de maître, un mas, en fait, une construction comme la Provence en produisit lors des deux siècles précédents, très élégants, en petit appareil de pierres calcaires coquillières qu’on faisait venir le plus souvent des carrières des Baux, ou des montagnes d’Oppède.

Un objet volant coupa le soleil encore matinal d’une ombre véloce. Le temps de lever les yeux, la chose, l’oiseau très certainement, mais de bonnes dimensions avait disparu. Marie-Jo crut deviner où : la pointe arrondie d’un pin qu’elle scruta en tenant sa main en visière. Il y avait effectivement en cet endroit un amas de branchages pouvant évoquer un nid d’aigle. L’oiseau repartit une autre fois chercher sans doute un complément de matériaux. Prise par son observation et par ses interrogations, elle ne le vit pas revenir, lui ou un autre, le mâle et la femelle probablement, avec une brindille dans le bec. Ce ne pouvait être que le couple.

Elle retourna précipitamment à la bâtisse pour chercher ses jumelles Zeiss, un souvenir que son mari avait récupéré sur un officier allemand mort, pendant la Première Guerre mondiale. Munie de cet instrument d’optique, elle put détailler plus commodément la construction en cours ainsi que les animaux qui l’édifiaient. L’un et l’autre des deux aquilidés présentaient un plumage brun sur le dos et blanc passé sur le ventre. À leurs becs, on devinait tout de suite des prédateurs comme les faucons ou les buses par exemple, encore que Marie-Jo eut attribué des dimensions plus réduites à ces espèces connues. Après avoir visualisé du mieux qu’elle put les caractéristiques apparentes de l’espèce, elle alla tenter, en un fort volume consacré aux oiseaux de proie que leur bibliothèque possédait, l’identification de ces hôtes s’appropriant leur parc. Malheureusement, le livre était assez élémentaire et les formes les plus proches qu’elle y trouva furent les éperviers et les busards. Elles étaient éloignées cependant de ce qu’elle venait de voir. Elle résolut d’en parler à Gaudibert lorsqu’il rentrerait. Au reste, elle l’eut fait de toute façon en lui contant les évènements du jour :

— Un couple d’aigles s’est installé dans le pin parasol qui a pris la foudre, il y a cinq ans. Je n’ai pu les identifier ni dans « L’histoire naturelle des oiseaux », ni dans le Michelet, ni dans les planches d’Audubon. Il fait encore jour. Peut-être les apercevrons-nous ?

— Je te suis !

Ils sortirent tous les deux. Les oiseaux du jardin piaillaient à qui mieux mieux à l’approche de la nuit. Chacun d’eux se cherchait une bonne place pour affronter l’obscurité et ensuite la défendait contre des voisins effrontés. Les aigles, comme tous les oiseaux diurnes, ont le coucher crépusculaire, et l’on ne voyait que deux têtes dépasser par moments les bords du nid. Leur bec, franchement recourbé, annonçait lui aussi les bêtes de proie, mais certainement pas des aigles. Trop menus ! Pour ce qu’il en voyait, il penchait plutôt à cet instant précis pour des faucons.

— Demain, tu devrais te rendre à la bibliothèque du Musée Calvet, lui conseilla-t-il. Ils sont pourvus de dictionnaires zoologiques très complets et tu pourrais y rencontrer des spécialistes venus là pour vérifier quelque point précis concernant leurs recherches.

Jean-Philippe frôlait la cinquantaine. Il avait la distinction et le sérieux que réclamait son emploi, mais cet homme aux cheveux poivre et sel, aux yeux bleus, aux traits réguliers, au corps bien charpenté, devait à l’occasion savoir rire, plaisanter. Si Marie-Jo lui reprochait quelque chose, ce ne devait point être sa laideur ni son insignifiance. Il la regarda. Dans ses yeux, c’était la gentillesse qui dominait, la peur de mal faire. D’autre part, sans être quelconque, loin de là, Marie-Jo ne pouvait vraiment disposer que d’un atout, c’était sa jeunesse : femme fluide, allurée, brune coupée court à la mode des années 20, aux yeux marron osant des reflets dorés suivant les caprices de la lumière, aux traits de visage sans réelle finesse, mais d’une agréable régularité, au corps de jeune femme de taille modeste dont on devinait facilement qu’il pouvait engendrer de la volupté en des instants choisis. Bref, elle était la normalité dans la normalité. Son mari la traitait souvent de jolie miniature. Toutefois, elle prenait un grand soin de sa personne, et ne se serait jamais montré en ville sans un tailleur de bonne griffe laissant imaginer une gaine Charmis ou Grisina, déceler la finesse des bas Guis, fleurant une création de Révillon ou de Caron. En ce mois de juin, elle avait déjà sorti de sa garde-robe les tenues légères si seyantes et flottant indiscrètement au moindre souffle de notre mistral adoré.

— J’irai demain après-midi, finit-elle par dire. Il est amusant de constater que, dans le règne animal, on ne se soucie pas des bombes qui explosent, du feu qui brûle, du sang qui coule… Leur vie continue de faire des rêves d’avenir comme si rien ne les entravait.

— Les bêtes dont tu parles ne jouent pas. Elles tentent de perpétuer leur espèce, gravement, précisa-t-il. Ce que nous allons, nous aussi, continuer de faire, libres comme l’air ou assujettis à une puissance étrangère. La vie est cette chose intense et solennelle qui occupe la moindre place disponible, le plus infime instant de désœuvrement pour se succéder à elle-même. Bonne recherche, ma chérie !

Depuis sept ans de mariage, s’ils en avaient trouvé le moment et la volonté, la nature, atrabilaire, ne leur avait pas accordé cette descendance qui soude, leste, finalise.

Au musée Calvet, Marie-Jo, le lendemain, conseillée par l’archiviste, aimable, tournait les pages d’une abondante documentation imprimée que l’employé lui avait apportée. Le genre des oiseaux de proie se découvrait, dans ces pages, fort foisonnant. Beaucoup de formes correspondaient à peu près à sa recherche, mais aucune n’emportait son agrément. À force de feuilleter, de poser des questions au responsable, un homme d’une trentaine d’années s’approcha d’elle :

— Je crois que vous recherchez un oiseau de la famille des aigles, dit-il en se nommant : Jean Dutour. Je suis ornithologue, spécialisé dans les prédateurs vivant en France. Puis-je vous proposer mon aide ? Quelles sont les caractéristiques de l’espèce à identifier ?

Après avoir décliné son nom, Marie-Jo, ravie de cette aide impromptue, raconta son observation in extenso à ce monsieur serviable et par ailleurs agréable à regarder.

— L’oiseau que vous me décrivez appartient à la sous-famille des Accipitridés et plus précisément des Circaétinés. Il doit être, j’en jurerais, un circaète Jean-le-blanc. Cependant, voyez-vous ! Ce rapace qui se nourrit surtout de petits reptiles est devenu très rare en France. Je n’ai jamais pu, par moi-même, l’observer. Me feriez-vous la grâce d’accepter que j’aille le reconnaître ? J’essaierai d’en obtenir une photographie pour la société d’ornithologie.

— Ce sera avec le plus vif plaisir ! Venez quand vous voulez. La maison est à Monclar. Demandez le château de Fontfroide. Ce n’est un château que de nom, mais c’est une demeure charmante.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain.

Au jour dit, l’ornithologue arriva de bonne heure. C’était le moment, d’après lui, où les oiseaux manifestent la plus grande activité. En effet, plusieurs va-et-vient du couple zébrèrent l’azur matinal. Jean Dutour s’était muni d’un appareil Leica, le roi du nouveau format 24/36, nanti d’un objectif Elmarit de 105 m/m