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Par une nuit glaciale de février 1959, le corps poignardé d’une jeune fille est découvert dans un fossé, à proximité d’un village vosgien où s’était tenu un bal. Crime passionnel, vengeance méthodiquement ourdie ou dérive violente d’un affrontement entre bandes rivales ? L’affaire est confiée à Bruno Metzinger, un jeune inspecteur dépêché de Saint-Dié, qui s’engage dans une enquête opaque, remontant les méandres d’un passé encore entaché par les règlements de comptes de l’après-guerre.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Régis Vouaux-Massel signe ici son troisième polar, une nouvelle fois nourri de son expérience de magistrat, exercée tant sur le territoire national qu’à l’international. Après un premier roman consacré à la corruption dans les années de chaos ayant suivi la chute d’un régime autoritaire, puis un second explorant la quête identitaire d’une jeunesse insulaire en perte de repères, il revient dans sa région natale avec un récit où, sous le couvert des forêts vosgiennes, grondent de sombres passions.
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Seitenzahl: 223
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Régis Vouaux-Massel
La vallée des larmes
Enquête sur le meurtre
d’une jeune vosgienne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Régis Vouaux-Massel
ISBN : 979-10-422-7927-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Je désire reposer dans la même tombe que mon père et ma sœur, en face de cette ligne bleue des Vosges, d’où monte jusqu’à mon cœur fidèle la plainte touchante des vaincus.
Jules Ferry, 1893, testament VII, p. 437
Cette nuit-là, il avait gelé à pierre fendre dans les Vosges. La température avait certainement avoisiné les moins vingt degrés. Le poêle à bois s’était arrêté vers trois heures du matin et, au lever du jour, Bruno Metzinger contemplait les fougères de givre qui s’étaient formées sur les carreaux de sa chambre. Leurs formes fantasques, mais si étonnamment harmonieuses, lui rappelaient les hivers de son enfance. C’était avant que son père ne décide de doter d’un vitrage plus épais les fenêtres de la maison bourgeoise que la famille occupait sur les hauteurs de Villers-lès-Nancy. Ici, les fines arabesques givrées se détachaient sur le grès rose de la cathédrale de Saint-Dié. C’est en effet dans l’immeuble faisant face à l’édifice religieux qu’il avait trouvé à louer un deux-pièces, dans la semaine qui avait suivi son affectation à l’antenne locale de la Police judiciaire – son tout premier poste à la sortie de l’École de police.
Les cloches de la cathédrale s’étaient mises à sonner à toute volée pour annoncer le premier office du dimanche matin. Il faillit ne pas entendre le grésillement strident du téléphone : dring… dring… dring ! Quand enfin il décrocha le combiné, les cloches, heureusement, s’étaient tues, laissant place à la voix de stentor du commissaire principal : « Finie la grasse matinée, mon garçon ! Les gendarmes de Raon-l’Étape viennent de découvrir, au cours d’une de leurs patrouilles nocturnes, le corps ensanglanté et sans vie d’une jeune fille. Le parquet de Saint-Dié a décidé de confier l’affaire à la PJ. Je vous fais prendre dans un petit quart d’heure par un agent. Comme vous le savez, les premières constatations sont souvent essentielles au succès d’une enquête. J’ai donné l’ordre que rien ne soit touché avant votre arrivée. Le procureur sera aussi sur place. » Le commissaire ajouta, en guise d’au revoir : « Et surtout, couvrez-vous bien, Metzinger ! On doit se cailler les miches dans les vallées de la Plaine et du Rabodeau. »
À 7 h 30 précises, la Peugeot 403 noire s’arrêtait devant l’immeuble. « Bonjour, collègue ! On passe par le commissariat, si vous le voulez bien. Je dois y récupérer ma serviette et mon matériel photographique. »
En montant quatre à quatre l’escalier de chêne menant à son bureau, le jeune type de la PJ ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine excitation. « Voilà mon premier vrai crime ! » se disait-il. D’un autre côté, il se demandait si c’était bien moral de se réjouir ainsi, alors qu’une pauvre gamine, en cette nuit glaciale, venait de trouver une mort tragique. C’était pourtant ça, la vie, une sorte de loterie où certains gagnent le droit de vivre heureux toute une existence, quand d’autres le perdent avant d’avoir pu commencer à en jouir.
Sur la palissade du parc, en face de la fenêtre de son bureau, le Cercle de boxe déodatien annonçait la tenue, le 15 février prochain, d’un combat exceptionnel entre deux grosses pointures. Les grandes affiches à l’encre rouge sur fond blanc avaient fini par recouvrir entièrement les « Non à de Gaulle » que le PCF local avait collés un peu partout à l’occasion du référendum constitutionnel de septembre 1958. Les événements se succédaient ainsi, comme souvent, sans beaucoup de cohérence.
Un épais brouillard givrant les accompagna sur la route nationale qui suivait le cours de la Meurthe. À Raon-l’Étape, la voiture bifurqua à droite, plein est, s’engageant sur la route étroite qui conduit au massif du Donon. Peu après Celles-sur-Plaine, au détour d’un virage, le brouillard se dissipa comme par enchantement, cédant la place à une lumière éclatante. Les grands sapins qui couvraient entièrement les deux versants montagneux, de part et d’autre de la route, avaient revêtu d’élégantes redingotes blanches sur lesquelles se mirait le soleil. Le spectacle était féérique.
Dans la voiture, le jeune inspecteur avait commencé à bourrer sa pipe de son tabac blond préféré. Cette pipe lui avait valu quelques quolibets à l’École de police. Se prenait-il déjà pour un grand détective prêt à résoudre les énigmes les plus complexes, une sorte de Sherlock Holmes en culottes courtes ? Il ne pouvait nier que cette pipe lui permettait d’adopter une certaine contenance et qu’elle le rassurait sur ses aptitudes quand il devait affronter une situation délicate. En tout cas, il aimait sentir, au creux de sa main, le fin polissage du bois de bruyère. Il en tirait même une certaine jouissance.
Avant d’arriver au village de Vexaincourt, ils aperçurent de loin, stationnés au bord de la route, le véhicule de gendarmerie ainsi qu’une ambulance. Il y avait là, à l’embranchement avec le chemin qui menait au hameau du Halbach, comme une petite clairière. Le sol était tout blanc et le givre, en ciselant jusqu’aux plus fines de leurs ramures, avait transformé les bouleaux pleureurs en autant de chefs-d’œuvre éphémères qui étincelaient sous les rayons du soleil. Le jeune inspecteur se dit que l’endroit cadrait mal avec la macabre découverte qu’y avaient faite les gendarmes.
Le chauffeur stationna le véhicule Peugeot à bonne distance de la clairière. Presque immédiatement après, l’Aronde blanche du procureur se garait derrière eux. Bruno Metzinger constatait avec satisfaction que les gendarmes avaient délimité tout un périmètre à l’intérieur duquel il valait mieux ne pas trop piétiner. Les deux gendarmes s’approchèrent et, après les salutations d’usage, firent leur rapport.
Ce dimanche était jour de fête patronale à Luvigny, un des derniers villages de la vallée avant le col du Donon. Les forains y avaient dressé un bal sous chapiteau et, comme souvent dans la nuit du samedi au dimanche, les gendarmes avaient été appelés pour faire cesser une bagarre qui, à la fermeture du bal vers 3 h 30 du matin, avait éclaté entre deux bandes rivales. C’est en rentrant à la brigade, vers cinq heures du matin, qu’ils avaient découvert la jeune victime dans le fossé longeant la route. Compte tenu de l’emplacement du corps et du fait que la vallée, cette nuit-là, était plongée dans un épais brouillard, ils auraient dû normalement passer sans le voir. Mais il s’était produit une circonstance tout à fait particulière à cet endroit précis.
« Un grand cerf, dit le maréchal des logis-chef, a soudain surgi devant nous, m’obligeant à freiner brusquement pour ne pas heurter l’animal. L’arrière de la voiture se mit à chasser sur la chaussée verglacée. Je pus néanmoins garder la maîtrise du véhicule, qui s’immobilisa en douceur contre le talus. Le gendarme Clément est descendu pour voir si l’aile droite du véhicule avait subi quelques dégâts. Il me fit signe, car il venait d’apercevoir à la lueur des phares une masse informe en contrebas. Intrigué, je suis sorti avec une grosse lampe-torche. Nous constations alors qu’il s’agissait d’une personne allongée au fond du fossé, son corps reposant sur une épaisse couche de glace. On voyait nettement, répandue sur l’eau gelée, une petite flaque de sang noir à hauteur du thorax de la victime. Je suis alors descendu précautionneusement dans le fossé. J’ai cherché le pouls à la carotide, mais la victime avait cessé de vivre… Il s’agit d’une toute jeune fille. »
Bruno Metzinger alla chercher dans la voiture la sacoche à bandoulière où étaient rangés deux appareils photographiques de tailles différentes. Il s’attacha, dans un premier temps, à relever toutes les traces qui pouvaient exister tout alentour, en s’efforçant de les distinguer de celles déjà laissées par les gendarmes. Le givre constituait un bon marqueur, même si, visiblement, une deuxième couche plus récente, mais aussi plus fine, s’était déposée après le passage d’un ou plusieurs individus. Et, effectivement, il y avait bien des traces de pas qui arrivaient jusqu’au haut du fossé où se trouvait la victime et qui en repartaient dans le sens inverse. Il photographia l’empreinte laissée par les chaussures, d’abord sans, puis avec une règle graduée qui en mesurait la longueur. En suivant les pas, il arriva à un endroit où un véhicule avait été stationné. Les traces laissées par les sculptures de l’un des pneus n’étaient plus guère visibles, mais suffisamment, toutefois, pour laisser voir qu’elles différaient nettement du bandage pneumatique du véhicule de gendarmerie. Les empreintes de pas étaient toutes identiques et excluaient donc la présence d’un deuxième individu, du moins hors du véhicule automobile. Le corps avait été porté, car, s’il avait été traîné, cela aurait laissé des traces significatives sur le sol givré. En tout cas, il est certain que le meurtre ne s’était pas déroulé ici, mais dans un autre endroit, ou au pire dans le véhicule qui, en tout état de cause, avait à un moment donné servi à transporter le corps avant qu’il ne soit abandonné ici, dans un fossé profond.
La victime était vêtue d’une jupe en lainage foncé, de bas nylon et d’un chandail clair, plutôt léger pour la saison, porté sur un corsage à col Claudine. Elle n’avait pas pu sortir ainsi de chez elle, par ce froid polaire, et il fallait supposer que son manteau était resté quelque part. Autre particularité : elle ne portait plus qu’une seule chaussure, une chaussure fine, vernie noire, à talon aiguille, comme celles que les filles mettent ici pour aller danser. La deuxième chaussure se serait vue tout de suite sur le sol blanc de givre. Elle avait dû tomber dans la voiture.
Bruno Metzinger prit plusieurs clichés de la victime dans la position qui était la sienne lors de sa découverte par les gendarmes, soit plus ou moins en chien de fusil. Vu de profil, son visage était masqué en partie par sa chevelure en désordre. Pourtant, le jeune inspecteur ne manqua pas d’observer qu’elle avait adopté un style de coiffure mis à la mode deux ans plus tôt par une jeune comédienne du nom de Brigitte Bardot, à savoir des boucles en accroche-cœur sur le front et les tempes, et une très longue queue de cheval. Il demanda ensuite à un gendarme d’allonger la victime sur le dos. Le visage, qui apparaissait en entier pour la première fois, ne présentait a priori aucune trace de coup ni ecchymose. Par contre, le chandail, maculé de sang coagulé, laissait voir plusieurs ouvertures béantes à hauteur de la poitrine et de l’abdomen. Il prit à nouveau plusieurs clichés.
La jeune fille n’avait aucune pièce d’identité sur elle et les gendarmes ignoraient qui elle était. Ils étaient toutefois persuadés que les parents, voyant que leur fille ne rentrait pas, ne tarderaient pas à contacter la brigade ou à s’informer d’un éventuel accident auprès de l’hôpital rural.
Un des gendarmes alla alors frapper à la vitre de l’ambulance où les deux employés, fumant cigarette sur cigarette, s’étaient réfugiés à l’abri du froid piquant qui continuait à sévir. On sortit le brancard sur lequel on hissa tant bien que mal le corps sans vie de la jeune fille, dont les vêtements avaient commencé à adhérer à la couche de glace. Il fut décidé que, dans un premier temps, le corps serait transporté à la morgue de l’hôpital-dispensaire de Raon-l’Étape. En l’absence de médecin légiste à Saint-Dié, l’autopsie serait réalisée par l’institut médico-légal de Strasbourg, avec lequel le procureur se mettrait en relation dès le lundi matin.
Celui-ci et le jeune inspecteur firent encore une dernière fois le tour de la clairière à la recherche d’autres indices, qu’il s’agisse de traces, de débris ou même de simples mégots que l’auteur aurait jetés. Mais la seule découverte qu’ils firent est celle des empreintes de sabots laissées par le grand cerf.
Bruno Metzinger n’était pas mécontent de regagner la voiture, car, malgré les chaussures fourrées qu’il portait, il commençait à ne plus sentir ses pieds. Une fois installé à l’arrière du véhicule, il sortit à nouveau sa pipe et sa blague à tabac. À l’aide d’un bourre-pipe, il tassa soigneusement le tabac de Virginie dans le foyer, puis briqua une allumette pour l’enflammer. Il aspira alors lentement pour en réguler la combustion. La vue des brins de tabac qui rougeoyaient lui procurait une bienfaisante sensation de chaleur. La pauvre fille avait dû se rendre au bal de Luvigny et y faire une mauvaise rencontre. C’était la version la plus vraisemblable. Il suffirait, une fois la fille identifiée, d’entendre sa famille, ses amies, et, d’une manière générale, toutes ses fréquentations. Et il conviendrait aussi, bien entendu, de recueillir le témoignage des personnes qui avaient participé à cette soirée de bal et qui auraient pu assister à une scène entre la jeune fille et un ou plusieurs autres jeunes. Pour cela, il serait sans doute utile de lancer un appel à témoin dans la presse et à la radio. Tout en réfléchissant à la façon de procéder, il tirait de petites bouffées qui réchauffaient progressivement l’air glacé de l’habitacle. En même temps, une petite voix lui disait qu’il ne fallait peut-être pas qu’il se focalise sur l’hypothèse d’une rencontre plus ou moins fortuite au bal, avec une personne connue ou inconnue d’elle. L’étude de plusieurs affaires lui avait appris que la genèse d’un meurtre est souvent plus complexe que celle qui peut apparaître à première vue.
Le professeur Schneider, de l’institut de médecine légale de Strasbourg, avait fixé l’autopsie au mardi à 14 heures. Cela laissait au jeune inspecteur, et au juge d’instruction qui venait d’être désigné dans l’information pour homicide ouverte contre X, suffisamment de temps pour rejoindre ensemble la capitale alsacienne par la route. Le corps, quant à lui, y avait été transporté dès la veille au soir. Entre-temps, les gendarmes avaient bien reçu un appel de parents inquiets, auxquels ils avaient dû annoncer l’effroyable nouvelle du meurtre de leur fille. Il s’agissait de Blandine Petitcolas, âgée de 16 ans, demeurant à Celles-sur-Plaine.
Alors que la 403 noire négociait les lacets de la montée du col de Saales, l’inspecteur faisait la connaissance du juge d’instruction assis à ses côtés, un homme d’âge mûr, qui venait d’intégrer la magistrature après avoir occupé le poste de conseiller culturel à l’ambassade de Bogota. Le juge Texeira lui fit comprendre que les soirées mondaines auxquelles il était alors tenu d’assister de par ses fonctions lui laissaient le loisir, mais aussi l’opportunité de se livrer à une tout autre activité qui s’apparentait à celle du « renseignement ». Bruno Metzinger aurait voulu lui demander quels pouvaient être, en Colombie, les secrets d’État susceptibles d’intéresser la France, mais le juge, ex-espion, était rapidement passé à autre chose.
« Là-bas, lui dit-il, des cadavres troués de balles ou lardés de coups de couteau, j’ai eu l’occasion d’en voir un certain nombre. Il suffisait pour cela de parcourir tôt le matin les rues de la capitale, juste avant qu’ils ne soient ramassés et conduits à la morgue. »
Le juge d’instruction en vint alors à demander au jeune inspecteur si c’était la première autopsie à laquelle il allait devoir assister.
« Oh que non ! » répondit celui-ci avec une soudaine vivacité qui surprit le magistrat.
C’est alors que Bruno Metzinger se mit à raconter cette première expérience vécue alors qu’il était stagiaire au commissariat central de Nancy.
« C’est une affaire qui, je l’avoue, m’a fortement marqué. D’abord, bien sûr, en raison de l’horreur du crime, ou plutôt du double crime commis : une jeune femme de 19 ans éventrée après avoir été tuée d’une balle dans la nuque, et l’enfant, une petite fille, qu’elle portait depuis huit mois, sortie vivante de son ventre avant d’être massacrée et défigurée à l’aide d’un couteau de scout. Mais c’est aussi en raison de la qualité de l’auteur : un prêtre ! »
« Effectivement, c’est pour le moins stupéfiant, un prêtre, dites-vous ? »
« Oui ! Ce prêtre n’était autre que le curé du village où résidait la victime, une victime qu’il avait lui-même mise enceinte à l’occasion d’une activité théâtrale. C’est d’ailleurs en prêtre que le criminel a agi pour supprimer le “fruit de son péché”. »
« Comment cela ? »
« Eh bien ! Après lui avoir donné rendez-vous un soir sur une route déserte à proximité d’un calvaire, il a, à deux reprises, insisté auprès de la jeune femme pour lui donner l’absolution, avant de la mettre en joue avec son pistolet. Et une fois le corps transporté dans un bosquet, il a, après avoir éventré la mère, baptisé l’enfant dont le cœur battait encore, afin de sauver ce nouveau-né des limbes où séjourne l’âme des enfants morts sans sacrement. Lorsque, plus tard dans la nuit, les parents se sont inquiétés de ne pas voir rentrer leur fille, c’est lui encore qui, en prêtre dévoué à ses paroissiens, a réveillé le maire et fait sonner le tocsin afin que tout le village participe aux recherches. Et après la macabre découverte, il est allé jusqu’à réunir ses ouailles atterrées pour leur expliquer qu’il avait recueilli en confession les aveux de l’auteur, mais qu’il était tenu, sous peine d’excommunication, au secret absolu. »
« Et finalement, qu’est-ce qui l’a conduit à avouer son double crime ? »
« Pour cela, il a fallu que les gendarmes soupçonneux le confondent : les pandores, en effet, se sont rappelé, en trouvant une douille de 6,35 mm sur les lieux du forfait, que le curé du village avait, six mois plus tôt, demandé un permis de port d’arme pour ce calibre. La perquisition qu’ils effectuaient alors au sein du presbytère permettait la découverte, dans un tiroir de la cuisine, du pistolet en question, lequel s’avérait être bien l’arme du crime. En réalité, le curé avait une telle confiance dans son pouvoir de mystification qu’il ne s’était même pas donné la peine de faire disparaître l’arme, une fois son forfait accompli. »
« Je suppose que ce crime commis par un prêtre a suscité une forte émotion dans la région. »
« Oui, et ce, d’autant plus que, dans sa petite commune d’Uruffe, forte de 350 âmes, il était très apprécié, surtout des jeunes. C’est lui, en effet, qui avait fondé une chorale, une troupe de théâtre, un cinéma paroissial et même une équipe de foot dont il était, courant sur le terrain en soutane, l’infatigable entraîneur. Sans oublier les voyages qu’il organisait pour ces jeunes qui n’avaient jamais vu la mer. Dévoué, il était toujours prêt à rendre service à ses ouailles, soit comme chauffeur au volant de sa Renault 4 CV, soit comme infirmier pour soigner les bobos… »
« Et comme vous pouvez l’imaginer, poursuivit Metzinger, dans les jours qui suivirent cette folle nuit du 3 décembre 1956, c’est toute la Lorraine catholique qui se réveillait en état de choc, alors qu’on s’apprêtait à fêter la Saint-Nicolas. En cette période de l’Avent, des cérémonies expiatoires furent organisées dans toutes les églises du diocèse. Jamais le combat que le Bien et le Mal se livrent en chacun des fidèles n’avait été aussi intense. »
« Et, comment se fait-il qu’on n’ait rien vu venir ? demanda le juge d’instruction. »
« C’est par la suite que les langues commencèrent à se délier. Si j’ai moi-même, comme stagiaire, pu assister à l’autopsie, j’ai également participé au recueil des témoignages aux côtés du commissaire chargé d’effectuer l’enquête de personnalité du criminel. L’on apprenait ainsi que celui-ci, né dans une famille de paysans aisée et pieuse, avait été promis très jeune à la prêtrise, sous l’influence notamment d’une grand-mère à la forte personnalité. Il est alors entré au petit séminaire à l’âge de treize ans. Ses maîtres observaient toutefois qu’il montrait plus d’appétence pour le sport que pour l’étude de la théologie et qu’il n’était pas non plus indifférent aux charmes des femmes. C’est à 26 ans, alors vicaire et toujours vierge, qu’il avait une première aventure avec une femme, ce qui lui valut d’être muté dans une paroisse éloignée du diocèse. L’on a parlé ensuite d’une veuve fortunée qui l’aurait aidé financièrement à rénover la toiture de son église et à s’acheter une voiture. Mais ce qu’a surtout révélé l’enquête, c’est qu’à Uruffe, la victime n’était pas la seule fille mineure qu’il ait séduite. Auparavant, il avait déjà mis enceinte une gamine de quinze ans. Faisant taire les rumeurs, il réussit à convaincre les parents qu’elle avait été violée le jour de la fête patronale par un jeune qui, depuis lors, avait été envoyé en Algérie. »
« Et la fille n’a rien dit ? »
« Non ! Il est parvenu à obtenir d’elle qu’elle se taise et qu’elle accepte d’accoucher dans un autre département et d’y abandonner l’enfant auprès des services de l’Assistance publique. Mais les rumeurs étaient remontées jusqu’à l’évêque, qui l’avait alors entendu, et devant lequel le “brave” curé avait protesté de son innocence. À la différence de cette jeune adolescente, la victime de l’assassinat avait, elle, toujours manifesté le désir de garder l’enfant et de l’élever à Uruffe avec l’aide de sa propre mère. Elle rejetait, en tout cas, toute idée d’abandon ou d’éloignement : un choix qui lui avait certainement valu sa perte. »
« Ce curé, quel genre d’homme était-il ? Est-ce que les experts se sont penchés sur sa personnalité ? »
« Si l’horreur du crime commis peut laisser penser à l’œuvre d’un fou, les experts psychiatres excluaient cependant toute altération de ses facultés mentales… L’un des experts a davantage fouillé la psychologie du criminel. Selon lui, l’homme ne ressentait pas de sentiment amoureux vis-à-vis de ces jeunes filles. Il obéissait seulement à ses pulsions, s’arrangeant pour se trouver seul avec l’une ou l’autre quand ces pulsions surgissaient. Immédiatement après l’acte, il redevenait prêtre, un prêtre rongé par la honte et hanté par le déshonneur qu’il causait à l’Église. Il fallait vite oublier, effacer, restaurer l’honneur bafoué. »
« Je suppose que le procès aux assises a été retentissant ? D’autant que la position de l’Église était pour le moins délicate, n’est-ce pas ? »
« Vous avez raison. Le jugement, celui des hommes, pas celui de Dieu, était quelque peu redouté par l’Église. Je me souviens parfaitement de ce 24 janvier 1958. Étonnamment, malgré l’horreur du crime et la gravité des accusations, le procès a été expédié en une journée devant la cour d’assises de Meurthe-et-Moselle. Le président s’est longuement appesanti sur le nombre, l’emplacement et la longueur des blessures et, d’une manière générale, sur le déroulement des faits, pourtant archiconnus et plus du tout niés par l’accusé. Peu de choses sur sa personnalité et rien sur sa psychologie, que, pourtant, un des experts psychiatres s’était proposé de développer oralement. Mais personne, ni le président ni les avocats vers lesquels se tournait le président, ne semblait intéressé par cette proposition. Je me suis alors demandé si ce n’était pas justement le lieu et le moment pour l’avocat de l’accusé de parler du sort de ces jeunes, à peine âgés de treize ans, encore immatures et ne connaissant rien à la vie, que la famille destine à la prêtrise. Comment, en effet, peuvent-ils échapper à cet engrenage qui les fait passer du petit au grand séminaire, puis à l’ordination et au vicariat ? À quel moment peuvent-ils dire non, alors que ce “non” fait perdre à la famille la part de paradis qu’elle a gagnée en offrant la vie de leur fils à Dieu ? Pourquoi l’avocat n’évoquait-il pas le drame intime et solitaire que vivent dans leur cure tous ces jeunes prêtres, travaillés par la chair et qui, astreints au célibat et à la chasteté, luttent pour ne pas succomber à la tentation ? Mais cela aurait été faire le procès de l’Église, ce qu’apparemment personne ne voulait, une Église qui, dans le cas de ce prêtre, avait préféré ne rien voir et ne rien savoir, dès lors qu’il s’était toujours arrangé pour camoufler le mieux possible les conséquences de ses actes… Je suis un “parpaillot”, comme nous appellent les papistes, et en bon protestant, arrière-petit-fils et petit-fils de pasteur, cette attitude de la hiérarchie catholique me révoltait quelque peu. Mais l’Église pouvait être tranquille. Elle avait bien choisi l’avocat qu’elle avait pris pour assurer la défense de son fils déchu. Et ce fils déchu, de toute la journée, Elle ne l’a pas quitté des yeux ni d’une semelle. Qu’il monte ou qu’il descende du fourgon cellulaire, il était, frêle silhouette au cou maigre, serré de près et dominé par l’impressionnante carrure, tout ensoutanée de noir, de l’aumônier de la prison. D’ailleurs, jamais, de tout le procès, on n’a entendu l’accusé prononcer une parole qui aurait pu être interprétée comme un reproche à l’encontre de sa hiérarchie ecclésiale. Il est remarquable que, s’adressant une dernière fois à la cour et aux jurés, il a déclaré : “Je suis prêtre, je reste prêtre, et je réparerai en prêtre”. »
« Et quel fut le verdict ? »