La vérité sur l’accident - Eddy Laval - E-Book

La vérité sur l’accident E-Book

Eddy Laval

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À son réveil du coma, Florent Petitlac découvre que sa femme et ses enfants ont disparu dans un accident dont il n’a aucun souvenir. Hanté par le vide et les silences, il se lance dans une quête obsessionnelle de vérité. Entre mémoire défaillante et réalité fuyante, son enquête dévoile les secrets d’une famille provinciale en apparence irréprochable. Manipulations, non-dits, révélations : chaque indice trouble un peu plus les certitudes, jusqu’à une vérité aussi bouleversante qu’inattendue.

À PROPOS DE L'AUTEUR


Eddy Laval a grandi au rythme des enquêtes d’Arsène Lupin, des joutes verbales de San Antonio et des atmosphères troubles de Simenon. Adolescent, ses nuits furent habitées par Manchette, Goodis, Chandler, et les voix du Masque et la Plume. Nourri de polars littéraires, de cinéma noir et d’inspecteurs plus rusés qu’ils n’y paraissent, il n’était ni seul ni vierge d’influences lorsqu’il a pris la plume. Aujourd’hui, il vous invite à partager, à votre tour, le plaisir intense et addictif du polar.

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Seitenzahl: 368

Veröffentlichungsjahr: 2025

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La vérité sur l’accident

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© Lys Bleu Éditions – Eddy Laval

ISBN : 979-10-422-7513-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

1

Les morts et les vivants

 

 

 

23 février

 

« Reste attachée, je vais le faire. »

— Argh ! il a parlé !

— Chut !

 

« Il » est allongé sur un lit, inconscient. La jeune femme qui a crié de surprise porte un badge « stagiaire » sur sa blouse verte. Un tic nerveux fait rouler ses lèvres l’une sur l’autre, comme si elle venait d’étaler son gloss. Elle a sursauté et lâché le drap qu’elle tenait entre ses mains. Sa collègue la regarde en posant un doigt sur la bouche.

Celle qui a crié n’a pas vingt ans, elle est rouge d’excitation et ne peut détacher son attention de l’homme inerte devant elle ; l’autre est aide-soignante titulaire et pourrait être sa mère. Dans sa tunique et son pantalon de service verts, elle est blême de surprise. Elle fixe la jeune stagiaire d’un regard intense, mais malgré elle, ses yeux glissent vers le lit et l’homme qui a parlé.

— Alors, on fait quoi ?

— Chut !

La titulaire lève les yeux sans que l’on sache si elle s’adresse à sa mémoire, au plafond ou à dieu lui-même.

— On peut lui donner une beigne pour voir si…

— T’es folle ? réagit aussitôt la titulaire.

Ses traits durcis manifestent sa désapprobation. La stagiaire sourit de toutes ses dents et fait babeu babeu en jouant sur ses lèvres avec son index. Sa collègue se détend et dit :

— T’es bête, Kim, faut pas m’faire peur comme ça.

Elle a chuchoté comme si elle se souvenait soudain que son malade avait parlé. Elle adopte de nouveau une position de penseuse et après quelques secondes déclare :

— On prévient le docteur. Y a Thouvenel à l’étage du dessous. Ça va faire criser la Clémentine qu’on la saute pour aller direct voir Thouvenel.

— La Clémentine ?

— La pimbêche avec sa queue de cheval et ses dents pareilles. Qui donne des ordres avec sa blouse d’infirmière. J’y vais. Toi, tu bouges pas !

La titulaire hâte le pas vers la porte, la jeune stagiaire a déjà son mobile en main.

« Ouais, le miraculé, il s’est réveillé ! […] J’te l’avais dit, j’ai gagné […] Non, t’es ouf, il s’est pas réveillé sakom, il a parlé […] Ziva, maint’nant, j’te parie vingt balles qu’y sait pas pour sa femme et ses mômes […] Non, il a dit un truc […] Oh, j’sais pas, du genre “détache-moi” […] Ouais, c’est bon, ziva ! J’ai compris, tu m’gaves […] Yo, moi aussi, à c’soir ».

Dans son lit, l’homme est toujours inerte. Une larme s’est formée sous ses paupières et déborde au coin de ses yeux.

L’aide-soignante pénètre dans la chambre en compagnie d’un professionnel en pyjama et tunique bleus, et d’une infirmière, blanche du calot aux sabots.

Le malade a ouvert les yeux.

Le docteur Thouvenel décline son identité en soulignant qu’il n’est pas neurochirurgien, puis consulte l’état de santé accroché à une barre au pied du lit. Le médecin est un homme grand et carré, un homme que l’on devine rigoureux et efficace comme un chef. L’infirmière profite de l’intermède pour se présenter au patient. Elle dit « Clémentine Fursac » d’un ton précieux et précise « sans particule, nous ne sommes pas liés au célèbre couturier ». Le docteur se tourne vers elle en affichant une mine surprise, puis pivote encore d’un quart de tour vers « Kimberly stagiaire, très enchantée » qui, dans la foulée de la pimbêche sans particule, a cru bon de se présenter elle aussi. La titulaire tire la manche de Kimberly tandis que le docteur fronce les sourcils et noircit son regard. Kimberly lui sourit. Il retrousse le nez, se masse une tempe et revient à son patient.

— Vous vous appelez Florent Grandlac, vous…

— Petitlac, rectifie l’infirmière en faisant onduler sa queue de cheval d’un gracieux mouvement de tête.

— Florian, non Florent Petitlac, reprend le docteur Thouvenel en montrant quelques signes d’impatience, m’entendez-vous ?

Le patient ferme puis ouvre lentement les paupières. La larme en suspension au coin de son œil dévale sur sa pommette et se répand sur sa joue. Poursuivant son examen, le médecin pose sa main dans celle de son patient.

— Serrez mes doigts.

Florent Petitlac cligne des yeux une fois, mais sa main ne bouge pas.

— Notez, dit le docteur Thouvenel à l’attention de l’infirmière.

D’une élégante arabesque gestuelle, Clémentine Fursac dégaine un stylo plume d’une poche de sa blouse et se tient prête à écrire sur le bulletin de santé. Le docteur fait comme s’il n’avait rien vu de ses manières et dicte :

— État de conscience réactive.

Il s’enquiert sur la douleur qu’éprouve Florent Petitlac. Ce dernier ne bouge pas, mais semble intensifier son regard. Le docteur reformule sa question et demande s’il ne ressent rien. Florent Petitlac opine des paupières.

— Notez, première manifestation relationnelle, continue le docteur qui observe son patient et ajoute : notez, il pleure.

Il pratique encore le test de « suivi du regard » et quelques autres examens. Ses gestes sont professionnels, ses ordres sont clairs. Avec une certaine manière de ne pas en faire, l’infirmière – Clémentine Fursac – consigne les réactions du patient. Sa façon d’écrire ! Le bruit de la plume s’activant sur le papier occupe toute la chambre.

Le docteur Thouvenel ne se laisse pas perturber. Il semble chercher des points précis sous la plante du pied de Florent Petitlac. Celui-ci indique par des mouvements de paupières qu’il sent certaines pressions. Tout d’un coup, sa jambe se tend et enlève le pied de la main du docteur. Comme un ver sans membres, Florent Petitlac tente de ramper sur le drap pour se redresser contre les coussins. La manœuvre est pénible à voir. Un instant prise de cours, l’aide-soignante fait « Ho » et se précipite sur le corps empoté. Elle le soutient sous les aisselles, aidée par Kimberly qui a fait le tour du lit.

— On ne bouge plus, clame l’infirmière qui, d’une volée chaloupée, saisit la télécommande suspendue à la tête du lit.

L’injonction a claqué dans l’espace, les deux aides-soignantes se sont immobilisées. Le dossier se redresse, Clémentine hoche la tête et les aides-soignantes installent le patient au centre du matelas, bien calé entre deux coussins. Le docteur Thouvenel s’avance, le reste de l’équipe recule d’un pas.

— Je vais peu parler. Vous vous êtes réveillés en une fois, ce n’est pas courant. Votre cerveau était au repos, votre métabolisme était ralenti. Vous serez mieux à même de comprendre les explications médicales dans les jours qui viennent. On va simplement repasser tout à l’heure pour faire quelques relevés de l’activité respiratoire et cardiovasculaire. Le professeurRostovtsev vous examinera plus complètement demain ou…

— Je suis mort.

Florent Petitlac a parlé d’une petite voix. Personne ne répond. Le visage inquiet, l’aide-soignante et la stagiaire se dissimulent dans l’ombre. Perchée sur une jambe, le second pied enroulé derrière la cheville, l’infirmière regarde le docteur Thouvenel debout près de la table de chevet. C’est lui qui brise la chape de silence.

— Monsieur Petitlac, vous êtes vivant. Je vous l’assure. De quoi vous souvenez-vous ?

Florent Petitlac ne répond pas. Le docteur reprend d’une voix lente. Il parle d’un accident, d’un coma.

— Vous rappelez-vous qui était dans la voiture ? Il y avait votre femme et vos deux…

— Docteur, il s’est évanoui !

Florent Petitlac a fermé les paupières, sa tête s’est affaissée, son corps s’est ramolli. Indolent, il se laisse manipuler par l’infirmière qui s’est précipitée à son secours. Elle prend son pouls tandis que le médecin analyse les courbes sur les écrans et les mesures des différentes fonctions vitales de son patient.

— Son rythme cardiaque est normal, docteur.

— Les constantes sont correctes. Ça va. On va le laisser se reposer. Il apprendra bien assez tôt.

Le médecin donne ses instructions, demande à l’infirmière de prévenir l’anesthésiste de service, puis toute l’équipe sort de la chambre.

Florent ouvre les yeux.

 

 

***

 

 

Enfin seul !

Seul ?

Florent a tout entendu. Il sait.

Il va pour bondir du lit… mais son corps reste statique. Il a l’impression d’être en plomb et ne pourrait juger si le matelas est rêche ou soyeux. À part ses paupières, la mécanique est hors service. Les larmes coulent à nouveau. À gros flots.

Il a des sondes et des tuyaux pour les entrées et sorties physiologiques, mais ne semble pas avoir de blessures. Un corps mort, pense-t-il. Natacha, les jumeaux ?Depuis combien de temps ? Il aurait dû demander.

Il réfléchit. L’opération mentale est lente et fatigante. De longs trous noirs absorbent ses pensées et coupent le fil de ses idées. Un calendrier est posé sur la table de chevet… mais tous les mois sont sur la même page. La tête ? En se concentrant, il peut la bouger – un peu – dans les quatre directions.

Des néons, une chaise, des murs blancs, une penderie bon marché, un écran de contrôle sur une table à roulettes, un lavabo isolé à l’abri d’un rideau : il est dans une chambre d’hôpital, dépouillée comme toutes les autres.

Où ?

Par la fenêtre, il aperçoit le ciel et la cime d’un peuplier proche. Le feuillage frémit, il fait un peu de vent… Le jour est clair, mais pas ensoleillé. Les nuages semblent légers. Il ne sait pas où il est.

Il effectue une gymnastique de la bouche. Les laborieuses grimaces sont autant de victoires contre le plomb. Il ne s’impatiente pas. Au contraire, il s’absorbe dans sa tâche et essaie de ne plus penser. Les larmes ont séché sur son visage, sa peau tire et rougit, mais il est insensible à la brûlure.

Grimacer pour ne plus penser s’avère vain ! Natacha, les jumeaux… Il s’irrite de n’avoir aucun souvenir de l’accident. Il a des flashs d’avant, les boucles et les yeux noisette de Natacha, les rires des jumeaux, mais il n’a plus les images du moment fatal en mémoire. Il ne se rappelle plus l’instant où Natacha et les garçons… Il rage de ne pouvoir rager.

Et j’ai pas pu être à l’enterrement.

Une glaire bileuse remonte et se coince dans sa gorge. L’acide ronge ses muqueuses, il suffoque prêt à étouffer, mais non ! Sa bouche crache le liquide visqueux qui dégouline, il ne meurt pas.

« Miraculé ! » Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi je suis là ?

Il est crevé, sans futur, absent au présent, il lui reste son passé.

Il ne ressent rien. Ni ses membres ni la désagréable sensation des larmes qui s’accumulent au creux des cernes avant de ruisseler sur ses joues. Des gouttes salées envahissent son palais. Celles-là, il en éprouve l’insupportable goût, mais il est paralysé et ne peut rien faire pour s’en débarrasser. Pourrait-il seulement crier ?

« ARH ! » Oui, il peut crier.

De toutes ses forces, il hurle.

Une tête passe par la porte. C’est l’aide-soignante qui crie « vite, Kim, rattrape le docteur, il convulse » et se précipite auprès du malade. Ce dernier tétanise, son corps est ponté sur le matelas, ses yeux sont exorbités, une horrible langue blanche est bandée au milieu de sa bouche ouverte. Le hurlement n’a pas cessé. Les bras levés dans le vide, l’aide-soignante ne sait que faire. Elle bondit vers la porte et crie de nouveau :

— Vite, ici.

Quelques secondes suffisent au docteur pour ficher une seringue dans son patient et l’éteindre.

— Il est dans les vap’ pour un bon moment. Vous noterez l’heure de l’intraveineuse et la dose, dit-il à l’infirmière en désignant l’étiquette sur la petite fiole de drogue qu’elle tient dans la main.

 

 

***

 

 

Lundi 20 septembre, sept mois plus tard

 

Florent est en état de conscience depuis trois jours. Le docteur Ferrand lui rend visite. Il est chauve et semble tordu. En considérant la ligne de haut en bas, le cou est cassé vers l’avant, le dos bombé et la hanche désaxée sur la gauche. Il porte des lunettes sur le bout du nez et un carnet de notes à la main.

Un large sourire aux lèvres, il se présente comme un docteur volant. Florent ne rigole pas. Le praticien se ressaisit et explique qu’il n’est pas attaché au service, mais intervient au besoin des patients. Il consulte un instant son carnet puis reprend :

— Nous sommes le 20 septembre, vous êtes donc restés un peu moins de neuf mois dans le coma. Mais vous avez eu des réveils partiels. Le professeur Rostovtsev vous expliquera tout cela. Il va arriver. Vous pouvez avoir entière confiance, c’est le meilleur spécialiste pour les séquelles physiques et fonctionnelles.

Florent reste impassible. Cela ne semble pas perturber le docteur Ferrand qui laisse planer le silence. Il s’approche de Florent et adopte un ton plus familier :

— Mais il n’y a pas que le physique et le fonctionnel. Vous pouvez avoir des troubles… des troubles plus… émotionnels.

Il observe son patient qui ne cille pas.

— Je suis psychiatre et psychologue également. Vous savez, le deuil… on peut se perdre. Il est conseillé de se faire aider. Il n’y a pas de honte à fréquenter des groupes de soutien. Vous serez entouré de personnes qui pourront vous comprendre. Ils ont traversé cette douleur, je veux dire, la disparition d’un proche sans y être préparé.

Florent fait semblant de dormir derrière ses paupières rabattues. Le docteur semble hésiter, enveloppe la main de Florent dans la sienne et dit :

— Le deuil est une épreuve difficile, il y a des étapes. Croyez-moi, dans les moments les plus durs, c’est important de pouvoir compter sur quelqu’un. Vous ne devez pas rester seul. Il y a un groupe qui se réunit ici, dans les locaux de l’hôpital.

Il se lève, regarde un instant par la fenêtre, griffonne quelques mots sur son carnet, puis sa silhouette tordue se retourne vers Florent Petitlac qui a ouvert les yeux.

— Venez me voir dès que vous pourrez marcher.

Florent ne répond toujours rien. Il reste immobile, le plus possible. Le docteur Ferrand réajuste ses lunettes du bout de l’index, feuillette à nouveau son carnet, puis se penche vers son patient.

— Natacha, votre femme, Melville et Alexandre, vos fils jumeaux, dans l’accident…

— Je sais, dit Florent à voix basse en levant le poignet devant lui.

 

La porte de la chambre s’ouvre d’un geste franc.

— Cher confrère, monsieur Petitlac, bonjour.

Le professeur Rostovtsev serre la main du docteur Ferrand puis celle de son patient. Clémentine Fursac – blouse et sabots blancs, queue de cheval rangée sous le calot – entre à sa suite et se cale en retrait contre le mur.

Le « meilleur spécialiste » a le visage émacié ; il est très grand et si maigre qu’on dirait que c’est lui le malade. Il laisse pousser les quelques cheveux qui lui restent et essaie de les répartir sur son crâne. Ses yeux sont rieurs, mais il a la poigne ferme et le verbe impérieux. Il est neuro-grand manitou et prend les choses en main.

Secondé par l’infirmière qui s’applique à rester sobre, il refait les tests qu’avait effectués le docteur Thouvenel pour vérifier la spontanéité des réponses motrices aux différentes stimulations orales et sensitives. Il semble satisfait des résultats, mais ne dit rien. Il consulte des statistiques sur le moniteur ambulant puis se plante à quelques centimètres de la tête du lit. Florent saisit la télécommande qui pend à portée de main et redresse son dossier. Le professeur Rostovtsev recule d’un pas et monte par inadvertance sur un pied de Clémentine Fursac. Celle-ci s’écarte d’un bond et dit :

— Pardon ! Excusez-moi.

— Oui, répond le docteur sans la regarder.

Il explique la situation à son patient.

Florent est arrivé dans le coma. Il avait une brûlure au mollet. Il en conserve des traces. La peau durcie peut tirer, mais avec le temps, il ne sentira plus rien. Et n’y pensera même plus ! Il souffrait également de commotions cérébrales multiples, mais sans lésions fatales. Le diagnostic des séquelles neurologiques est difficile à établir, « nous en reparlerons », dit le professeur Rostovtsev. Il avait aussi une double fracture du fémur. Par chance, celles-ci étaient nettes et se sont bien ressoudées. Le pavillon de son oreille gauche est en partie arraché. Pour ça, il n’y a rien à faire à court terme, mais il peut se rassurer, le système auditif n’est pas endommagé. Pour les dents, il devra prendre rendez-vous avec son dentiste. Le professeur précise qu’il fera une lettre pour son confrère. D’après le rapport établi depuis trois jours, Florent semble ne pas avoir de séquelles psychomotrices.

« Avec le temps » ; « Par chance » ; « se rassurer » ? J’m’en fous, j’suis mort, j’ai déjà dit, pense Florent sans rien laisser paraître.

— Vous êtes arrivé le 23 décembre, il y a neuf mois. Vous avez connu un réveil le 23 février. Une reprise de conscience complète, semble-t-il. Je n’étais pas là, mais le relevé est sûr. Un réveil complet est bon signe pour la convalescence à venir.

Il regarde son confrère qui acquiesce d’un hochement de tête.

— Et vous avez rechuté, après une… crise indéterminée. Le mois dernier, vous avez eu deux autres sursauts hors de l’état végétatif. Très partiels et brefs. Mais vous n’avez pas été agité tous ces mois, c’est aussi plutôt bon signe. Vous êtes un cas rare, vous savez ? Il faudra qu’on suive la convalescence, nous avons un service de neuro-rééducation et de neuropsychologie. Vous avez fait connaissance avec le docteur Ferrand. Allez le voir au plus vite, conseille-t-il en se tournant vers son confrère.

Il explique encore que la conscience et la mémoire ne reviennent pas d’un bloc. Le cerveau est divisé en différentes zones. La remise en marche des neurones passe par des paliers successifs. Florent, de manière atypique, n’avait que des microlésions cérébrales et il est sorti plusieurs fois de l’état comateux, alors… Le professeur s’interrompt, laisse échapper un soupir et dit d’une voix plus chaude, presque intime.

— Vous sembliez ne jamais vouloir reprendre conscience. Comme si vous hésitiez.

Puis il reprend avec son ton professionnel :

— On vous a stimulé pendant votre coma, on vous a bougé, parlé, et fait sentir des parfums. Votre cerveau a été sollicité, cela devrait faciliter votre rétablissement.

Il marque une pause, attendant peut-être une réaction de son patient. Florent est immobile. Le spécialiste poursuit :

— On vous a préparé, mais cela n’est pas une garantie. Votre guérison dépendra de vous. De votre volonté, dit-il avec autorité.

Il prévient son patient qu’il peut connaître des passages de paranoïa, des « dysfonctionnements » comme des trous de mémoire. Immédiate ou plus lointaine. On ne peut pas prédire. Il faut qu’il se surveille. Ils en reparleront également.

Florent ne répond pas aux questions. L’infirmière est gentille, le spécialiste n’est pas méchant et le docteur volant tout tordu est presque amusant, mais Florent ne peut pas. Il ne peut pas s’enfuir en arrière, il ne peut pas mourir, il ne peut rien. Il doit rester en observation pour différents examens qu’il ne cherche pas à comprendre. Les patients sortent lorsqu’ils peuvent assurer eux-mêmes leurs fonctions vitales. Il pourra se lever dès qu’il le désire, mais il doit appeler une infirmière, car la première fois, il aura besoin de soutien. Une séance de kiné est programmée dans deux jours. Le professeur Rostovtsev l’informe également de la reprise immédiate de l’alimentation orale. Le spécialiste abrège les hypothétiques complications et espère que dans une à deux semaines, il sera dehors.

— Cela dépend de votre capacité de remise sur pied. Pour vous, ce sera une question de volonté, répète le professeur en fixant Florent.

Clémentine Fursac, l’infirmière demande au spécialiste si les visites sont autorisées.

— Un inspecteur, monsieur Pierre, je crois, a appelé plusieurs fois.

Le professeur consulte le médecin volant du regard, ce dernier hoche la tête.

— Pas de contre-indication pour les visites, répond-il à l’infirmière avant de se tourner vers Florent et d’ajouter : de la compagnie ne…

Florent se crispe, serre les poings et les mâchoires, son visage s’empourpre, il veut être seul, seul, seul.

— Seul, crie-t-il en pensant trop fort.

Le docteur volant et le spécialiste remballent leurs conseils. Ils ne semblent pas fâchés contre Florent.

— À bientôt, monsieur Petitlac, nous en reparlerons.

Florent pousse un soupir et ferme les yeux.

 

 

***

 

 

C’est jeudi, quatre jours plus tard, qu’un officier de police passe à l’hôpital. Il frappe et pénètre dans la chambre sans attendre de réponse.

— Florent Petitlac ? Je suis l’inspecteur Pierre Deschattes, du commissariat d’Abbeville.

Pierre Deschattes porte un costume gris et une chemise blanche. Ses chaussures en cuir sont cirées. Il n’a pas l’allure d’un flic des rues. L’homme a soigné sa moustache, une moustache épaisse et qui rebicote vers le haut comme dans l’ancien temps. Ses cheveux sont parfaitement lisses sur son crâne. À l’aube de la cinquantaine, il promène son embonpoint comme un trophée… mais quelque chose cloche dans son jeu ! Les poses convenues peut-être ? Aucune prestance, c’est pas un chef, c’est un grouillot, songe Florent qui demeure coi et figé du plus qu’il le peut.

— Petitlac, vous m’entendez ?

Ce dernier confirme d’un cillement des yeux.

— On va parler un peu tous les deux.

L’inspecteur déplace la chaise au pied du lit et s’assoit à califourchon. Il entame un monologue pour se présenter. Cette affaire a été confiée au commissariat d’Abbeville à cause du vol, parce que l’accident, lui, dépend de la gendarmerie d’Auxi-le-Château. Florent l’interrompt.

— Quand ?

— Nous sommes le 24 septembre.

Il voit Florent calculer dans sa tête et ajoute :

— Vous êtes restés neuf mois dans le coma, le docteur ne vous a pas expliqué ?

— Non, pas ça, affirme Florent.

— Ah ? dit l’inspecteur, je suis étonné !

Il se lève. Florent fait mine de chercher dans sa mémoire pour se donner une contenance, mais il sait ce qu’il n’a pas entendu. Il confirme :

— Non, pas ça.

L’inspecteur sort son téléphone, tape quelques mots et revient à la victime.

— Vous vous souvenez de quelque chose ?

Florent Petitlac signifie que non d’un léger mouvement de la tête à droite et à gauche. L’inspecteur fait les grosses lèvres et fronce le nez, puis consulte l’état de santé accroché à la barre au pied du lit.

— Vous êtes en bonne santé, dit-il, vous avez récupéré.

Il s’approche de Florent qui, allongé, s’applique toujours à rester statique et muet.

— Asseyez-vous, Petitlac, ce sera mieux.

Florent soulève le menton et pointe son regard en direction de la télécommande qui pend au-dessus de sa tête. L’inspecteur appuie sur la touche verte. Le haut du lit se transforme en dossier et redresse le buste de Florent. L’inspecteur examine la chambre, puis Florent. Celui-ci penche à droite, comme s’il avait été posé avec négligence.

Il explique à Petitlac qu’il a été éjecté au moment du choc avec l’automobile venue de l’arrière, avant l’impact avec le train.

— Vous n’aviez pas votre ceinture, c’est ce qui vous a sauvé.

Sauvé ? De l’extérieur, Florent ne réagit pas. Il n’a pas envie d’expliquer. Lui, il est mort et un mort, ça ne parle pas.

— Pour votre femme et vos…

Florent lève le bras et met la main en opposition. L’inspecteur baisse les yeux et se déclare « vraiment désolé ». Il demande à nouveau à Florent s’il se rappelle quelque chose. Ce dernier tourne une nouvelle fois la tête à gauche et à droite.

— Vous alliez chez votre beau-frère, Bálint Dombrowski, le frère de Natacha, à Quœux-Haut-Maînil. Pour passer Noël. C’est un gars bien votre beau-frère, Petitlac ! C’est lui qui a prévenu la famille de votre femme en Hongrie. Enfin, son père, parce que sa mère est décédée depuis dix ans. Bálint s’est occupé de tout.

L’inspecteur a parlé en marquant des pauses, d’une voix mécanique. Florent n’a pas bougé, mais son corps s’est affaissé un peu plus sur le côté. Au coin de son œil, une goutte lourde de tristesse est prête à basculer.

L’inspecteur lui demande la dernière chose dont il se souvient. « Rien », répond Florent. Les dents serrées de rage, le regard vague, il scrute au-dedans, à la recherche du souvenir de ces derniers instants.

Mais seules les images du départ lui reviennent. Natacha, chargeant la glacière à l’arrière de la Lodgy break, au pied des deux jumeaux ; Natacha assise sur le siège passager. Ses bonnes joues émergent d’un pull à la laine épaisse et semblent posées sur le col roulé jusque sous le menton. Des petites boules de Noël pendent à ses oreilles. Ses lèvres et son nez sont fins, ses traits n’ont rien d’extravagant, elle est juste adorable. Le minois rieur, elle reprend avec les jumeaux les chansons d’Henri Dès, diffusées par l’autoradio.

« Zoum zoum zoum-zoum-zoum, c’est à l’école tagadagada qu’on apprend les bêtises », la ritournelle revient à la mémoire de Florent en même temps que la frimousse de ses deux fils chantant à qui mieux mieux, joyeux à l’idée de fêter Noël… mais Melville et Alexandre ne fêteront jamais Noël, ils n’iront pas à l’école apprendre les bêtises.

Florent se souvient de la pause sur l’aire de jeux avant Amiens. Natacha qui retire son gros pull ; qui se peigne en enfonçant les doigts bien écartés dans son épaisse chevelure de boucles brunes. Elle est si belle dans sa robe de fête ! Elle prend le relais et s’installe au volant.

— Vous m’écoutez ? Petitlac, vous m’entendez ?

— Pourquoi ? Qui ? L’autre voiture ? Morts aussi ? Comment ? demande Florent d’une voix trop forte.

La porte s’ouvre, une tête se penche à l’intérieur. C’est Clémentine Fursac, l’infirmière sans particule. La queue de cheval qui dépasse de son calot s’agite, elle entre dans la pièce. Un soupçon de jouissance luisant dans ses prunelles, elle déclare avec autorité la plus banale des banalités.

— Inspecteur, ne le fatiguez pas trop. Il pourrait faire une rechute.

— Une rechute ?

— Oui, une rechute ! Inspecteur… comment déjà ?

— Pierre Deschattes.

— Inspecteur, il serait bon pour notre patient de garder quelques forces pour discuter avec Pierrick, un jeune homme, mais il n’est pas breton, qui est venu le voir.

— Il n’est pas breton ! répète l’inspecteur d’une étrange voix flûtée.

— Inspecteur, le service ORL pour les problèmes d’audition est ouvert le mardi et le jeudi. Le jeudi avec Stanislas Fourcade, un grand blond.

L’infirmière a une façon de prononcer certains noms propres, on dirait que sa langue claque. L’inspecteur sourit d’un air supérieur et rétorque :

— Il a une chaussure noire ?

— Quoi ? demande Clémentine en s’étranglant.

— Je vous laisse bichonner « notre » patient, répond l’inspecteur en prenant un ton pincé semblable à celui de son interlocutrice, puis il se tourne vers Florent et ajoute : pour vos questions, Petitlac, passez au commissariat, vous aurez toutes les explications.

L’infirmière consulte l’écran du moniteur et note quelque chose sur l’état de santé accroché au pied du lit. Par la porte entrouverte, Florent voit Pierrick de dos. Son crâne chauve ! Oui, il le reconnaît. Ma mémoire revient, c’est un bon point, se dit-il. Mais il a une raison d’être chauve et Florent ne se souvient plus laquelle. La question le turlupine un instant. Face à son collègue de travail, l’inspecteur Deschattes parle. Florent n’entend pas la conversation, mais il le voit caresser sa moustache avec satisfaction.

Qui ? Comment ? Il ne m’a rien dit.Et le coupable, il est mort ?Pourquoi il interroge Pierrick ? Neuf mois, Natacha, Mel et Alex…

Comme si son patient n’existait pas, à trois mètres de lui, Clémentine se contemple dans le miroir placé au-dessus de l’évier. Elle écarte les coins de la bouche et, sans se presser, étire son nez au moyen d’une disgracieuse mimique.

 

 

***

 

 

— Salut man, on t’avait dit que je devais passer ?

Absorbée par sa gymnastique faciale devant le miroir, Clémentine Fursac sursaute.

— Pierrick, vous savez, vous devez être doux, je veux dire, notre patient a besoin de calme. Il a besoin de vie, mais dans le calme.

Elle s’est rapprochée de lui et a baissé le ton.

— Le professeurRostovtsev a prévenu que la mémoire de notre patient pouvait être défaillante. Vous me promettez, Pierrick ?

Encore une fois, elle a fait claquer le prénom d’une drôle de manière. Le visiteur reste interdit.

— Je vous laisse, Pierrick, mon bureau est au numéro 312, au fond du couloir.

Elle libère sa queue de cheval du calot, puis s’arrête un instant face à la fenêtre, le regard rêveur flottant sur l’horizon. Enfin, droite et le menton haut, Clémentine Fursac sort de la pièce.

Pierrick pouffe.

— Houlà ! C’est qui cette folle furieuse ? Si y avait pas Céline, j’irais lui faire des bébés tout de suite, t’as vu ça ?

Pourquoi est-il chauve ?

— Tu sais, elle a raison. Je ne me souviens pas toujours. Pourquoi t’es chauve ?

Florent s’est aperçu trop tard qu’il avait posé la question pour de vrai. Comme un courant d’air, Clémentine disparaît des préoccupations de Pierrick qui se ressaisit. Sa mine devient grave.

— Tu sais, j’ai plus beaucoup de cheveux, y a pas d’autres explications.

Il écarte les bras, rigole et, plus sérieux s’empresse auprès de Florent.

— Pardon. Attends, t’es trop de traviole, je vais te redresser.

Il s’emploie à remettre Florent dans l’axe et à coincer les coussins autour de lui, comme des pétales ornant un trône.

— Yo yo, faudra aller à la salle faire un peu de muscul, dit Pierrick en souriant de sa plaisanterie.

— Merci, c’est bien comme ça, les coussins. Merci, c’est bien d’être passé.

Florent a parlé à voix basse et ne dit plus rien. Son collègue ne laisse pas le silence s’installer. Il désigne l’oreille de Florent :

— Tu m’entends ?

— Oui, le pavillon est arraché, mais j’entends.

Pierrick devance à nouveau le silence et donne des nouvelles de l’atelier :

— Aziz dit qu’il faut que tu sois revenu pour l’aïd, il t’invite chez sa mère pour le mouton. Il a trouvé ce qui buggait sur la chaîne de refroidissement de la turbine et t’attend pour la reprogrammer. Jules a amélioré les fonctions de Babette, elle obéit à la voix. Cet imbécile lui a mis un soutien-gorge et puis surtout, on a bidouillé des chenilles à la place des roulettes, elle ne renverse plus le café.

Babette ! Leur robot-serveuse ! Florent l’avait oubliée. Il regarde Pierrick. Il est technicien électronique, comme lui. C’est un homme simple. Il est grand et costaud, mais semble douillet comme un nounours. À l’atelier ou lorsqu’ils s’invitent le samedi soir, Pierrick est le plus joyeux, le plus démonstratif. Il aime que les choses se passent bien… C’était bon quand ils fêtaient les vacances autour du barbecue, dans le jardin de son copain. Les enfants jouaient ensemble, Natacha discutait beaucoup avec Céline. Au fond, Pierrick est comme lui, il aime la vie simple.

Et la mort simple, c’est comment ?

Pierrick ne s’est pas interrompu.

— Pour le reste, c’est comme toujours. Sokan est dans ses fumées bleues et nous parle de Bob. Tu sais, qu’une fois, un journaliste a demandé à Bob s’il était déjà allé en Afrique ! Eh ben, il a répondu « souvent mais jamais physiquement ». Sokan aussi il t’attend, il a des trucs à te faire écouter, du dub. T’imagines… Sinon, ils ont recruté un nouvel ingénieur. Un peu snobinard, mais bon, nous on dit qu’il est clair. Enfin, tu verras.

Pierrick se tait et dévisage Florent dont le regard est inexpressif et le corps immobile.

— Mais je t’embête avec tout ça !

Florent nie d’un hochement de tête et demande :

— Tu étais à l’enterrement ?

— Oui, enfin…

Pierrick ne termine pas sa phrase. Ses yeux s’humidifient, ses sourcils sautent de nervosité.

— Tu peux me dire, il faut que je sache.

— Enfin, tu sais, c’était au crématorium…

Les deux hommes se prennent dans les bras, pleurent, reniflent. L’effusion prend fin. Pierrick se mouche, tend la boîte de Kleenex à Florent puis murmure :

— Je sais pas quoi dire.

— Je veux bien encore des nouvelles des collègues, euh, des copains. À l’atelier, Babette, elle connaît pas ma voix.

Pierrick semble heureux de pouvoir reprendre sa liste d’informations. Florent écoute. Au travail, il n’y retournera plus. Mais quand même, c’est bien la visite de Pierrick, sa voix, les images de l’atelier. Il a l’impression qu’une magie a liquéfié tous ces viscères et que la douleur s’est noyée, emportant ce rat qui le ronge de l’intérieur.

Céline s’est proposée pour repasser son linge ou venir faire un peu de ménage chez lui quand il rentrera. Florent dit à son copain de prendre les fleurs qui sont dans le vase pour les offrir à sa femme.

— Je sais pas qui les a mises ici.

Il se rend bien compte qu’il impose un moment pénible à Pierrick, mais ne sait pas quoi dire, ne sait plus sourire, ne se souvient plus comment on s’intéresse à ça. Pourtant, il était bien dans l’atelier avec les copains. L’ambiance était simple, animée par une complicité professionnelle pour venir à bout des appareils et de leurs circuits intégrés. En sortant, il avait l’esprit libre pour rejoindre Natacha et les jumeaux.

Il serre fort la main de Pierrick et lui dit merci. Et à Céline aussi. Ses yeux s’humidifient, quelques larmes coulent en silence. Il ferme les paupières et se relâche d’un coup. Sa tête se renverse, sa main glisse de celle de son collègue.

Florent l’entend faire le moins de bruit possible en quittant la chambre.

 

Dans son lit, il pleure. Il n’a pas envie de retenir ses perles d’amour qui ruissellent sur son visage. Elles sont douces à l’âme, chaudes sur les plaies. Il est avec Natacha et les jumeaux.

 

 

***

 

 

Mercredi 7 octobre

 

Ce matin, Maryline, l’aide-soignante qui s’occupe de lui en semaine entre dans la chambre en avance de presque deux heures. Maryline vient d’une île, mais Florent ne sait plus laquelle. Il oublie encore des choses. Maryline est déjà grand-mère. Elle est grande et porte des cheveux tressés, noués en une grosse boule dans son cou. L’aide-soignante bavarde en accomplissant son service. Elle semble s’accommoder du fait que Florent reste muet la plupart du temps. Elle aussi n’aime pas son infirmière-chef, pince-mi, pince-moi ou la mandarine, comme elles l’appellent toutes.

L’autre jour, Florent lui a dit que Natacha est infirmière et pourtant, tout le monde l’aime. Elle dit qu’il faut respecter le personnel hospitalier parce qu’infirmières, médecins, aides-soignants, tout le monde y laisse sa santé.

— Mais celle-là, la mandarine, quand même, vous êtes d’accord ? avait répondu Maryline.

Ce matin, Maryline a un air différent. Son visage est sérieux. Elle prévient Florent que l’infirmière va passer. Elle ne devrait pas le dire, mais elle va annoncer sa sortie.

— Fonctions motrices récupérées, le délai d’observation est fini. Il faut vous forcer à parler un peu et ça le fera. La mandarine, elle vous en dira pas plus !

Elle lui conseille également de se « préparer », car il va recevoir la visite d’une bénévole de l’association « La main dans la main ».

— Me préparer ? répète Florent les yeux écarquillés.

— C’est pas un rendez-vous galant, mais c’est mieux d’être présentable. Je vais vous raser. Il faut vous habituer à rencontrer des gens et à parler. Et puis, l’association va vous aider. Vous privez pas.

 

14 h 15

Brigitte, une dame retraitée portant un chignon soigné, un chemisier boutonné jusqu’au col et des cheveux blancs, courts mais vraiment très blancs est assise face à lui. Ils se sont installés à la cafétéria et ont commandé un thé. C’est une petite dame qui a envie de parler.

Elle engage la conversation.

— Vous avez eu des visites ?

Florent a eu la visite d’Aziz. Ce dernier est resté interdit en voyant l’oreille et le rictus édenté de son collègue. Puis, il s’est repris. Chauffé par Pierrick, il est allé deux fois au bureau 312, mais n’a pas réussi à rencontrer Clémentine Fursac et sa queue de cheval. Il était déçu même s’il était content que Florent soit bien vivant et remis à temps pour le mouton de l’Aïd.

La dame de l’association regarde Florent. Elle répète sa question et attend une réponse.

— Clémentine.

J’ai encore dit n’importe quoi ! Florent n’a pas envie de rire de sa bévue. Ni d’expliquer Aziz et le reste à cette dame, à quoi bon ? Il fait comme depuis son réveil, il se tait. Depuis la venue de l’inspecteur, il a concentré toute sa rage à retrouver ses capacités physiques… et ses souvenirs. Il a déambulé dans tous les étages du bâtiment, puis dans le jardin, puis il a visité les autres « pavillons ». Que des éclopés, des corps souffreteux ou des mourants comme ce vieux croisé dans un couloir vide, sa poche d’urine à la main. Il n’a pas réussi à franchir le seuil du pavillon des naissances… c’était trop de mal.

Face à lui, Brigitte a renoncé à comprendre de quelle Clémentine avait parlé Florent. Elle donne des exemples de miraculés du coma, sa sœur par exemple. Selon elle, il est possible de retrouver toutes ses capacités et toute sa mémoire. Pour cela, il doit se « stimuler » et faire preuve de volonté. Elle le félicite pour sa rapidité à recouvrer ses facultés ?

— Trois semaines, c’est peu, affirme-t-elle en connaisseuse.

Florent ne sait pas quoi dire. Ce matin, il a parlé, beaucoup. Il a répondu aux questions de Clémentine Fursac en faisant des phrases entières.

Il avait oublié ce qu’il avait prévu de raconter pour l’examen de sortie, mais en fin de compte, il est content de son improvisation. Il a paru normal. Vivant. À la mine de l’infirmière, il a tout de suite compris qu’elle était satisfaite de ses réponses. À la fin de l’entretien, il a dit :

— Aziz !

Clémentine a demandé :

— À quoi ?

Florent a sorti la carte d’Aziz de la table de chevet et la lui a remise.

— Il veut vous parler.

Du revers de la main, Clémentine a fait onduler sa queue de cheval, puis elle a demandé « de quoi ? » Florent a répondu que c’était personnel.

Face à Florent, Brigitte, la dame de l’association a compris qu’elle devait faire la conversation toute seule. Ou peut-être est-elle habituée ?

Florent l’écoute. Il a le droit à une assistance temporaire pour le ménage. Elle, par exemple, à la mort de son mari…

La visiteuse a tellement de rides et les cheveux si blancs ! Mais elle a toutes ses capacités physiques et même beaucoup d’énergie. Florent s’irrite, car il n’arrive pas à se représenter Natacha, vieille, avec lui… Et où d’abord ?

— Et les jumeaux, ça leur ferait quel âge ?

— Pardon ? s’étonne Brigitte interrompue dans son monologue.

D’un coup sec, Florent redresse la tête qui, hors de contrôle, s’enfonçait petit à petit entre ses épaules.

— Non, c’est moi, pardon. Et pour louer une voiture, l’assurance, c’est possible ?

Je suis détraqué, faut que je me surveille, sinon ils vont me garder ! se dit-il, fulminant à nouveau contre lui-même.

Brigitte ne lui tient pas rigueur de ses bizarreries, mais, soucieuse à l’idée de le voir reprendre le volant, elle lui rappelle tous les dangers de la conduite dans son état. Sa liste de recommandations exaspère Florent. Il a envie de pleurer. Est-ce qu’elle croit que je suis un chauffard ? Que c’est de notre faute l’accident ?Natacha n’y est pour rien, c’est le train, c’est l’autre voiture… et moi ? Moi, j’aurais dû conduire, Natacha serait vivante… ou j’aurais dû rester attaché, et maintenant, je serais avec elle.

La visiteuse tend un paquet de mouchoirs à Florent et se propose pour contacter l’assurance et le loueur. Elle ne ment pas et effectue les démarches devant lui. Il lui offre un gâteau, elle choisit un éclair au chocolat.

Elle l’accompagne ensuite pour les papiers de sortie et dit qu’avec la prise en charge à 100 %, l’argent n’est pas un problème dans l’immédiat.

— Prenez le temps d’une vraie convalescence.

 

 

***

 

 

Le jour suivant

 

Comme promis, Florent est relâché. Il sort de l’hôpital avec un sac plein de remèdes antimort et des rendez-vous dans différents services.

Un taxi l’emmène dans une agence de location où l’assurance a réservé une voiture : une Dacia Lodgy, comme celle qu’ils avaient avec Natacha, mais noire. Il n’a pas eu le choix pour la couleur.

Il conduit au ralenti et accomplit les deux cent dix kilomètres qui séparent Abbeville du sud de Paris en quatre heures. Il habite après Rungis, à la lisière d’Antony. Un ensemble de cinq résidences disposées en paliers sur une petite colline. Les copropriétaires vigilants de leur bien entretiennent les façades qui sont blanches et propres. Les pelouses sont rases et les arbres touffus. Les immeubles se présentent sous la forme de barres à quatre allées et s’élèvent sur quatre étages. Il habite presque au sommet du terrain, bâtiment Marguerite, allée A, au troisième.

 

Il ne se souvient plus de sa place de parking et reste longtemps appuyé contre le capot de sa voiture. Les détails des dernières heures sont enchevêtrés dans sa mémoire : Maryline l’aide-soignante, Clémentine et l’examen de sortie, Brigitte la vieille dame de l’association, tous ces vivants comme des morts dans les couloirs… Il a quitté l’hôpital, mais ne se sent pas libéré pour autant. Une sorte d’irritation vibre dans sa poitrine. Il est las. J’suis là, mais qu’est-ce que je vais faire dedans l’appartement ? À quoi je sers maintenant ? Ses pensées s’épuisent à tourner en rond, son corps se crispe, se figeant peu à peu dans un état de prostration. Et puis, d’un coup, une décharge lui rappelle avec violence qu’il n’est pas encore mort. Son impuissance le fait rager.

Pourquoi ? Mais pourquoi je suis pas mort complètement, moi aussi ?

Il y a une raison !

Une raison… pour Natacha, pour les garçons…

Il se cramponne à cette idée. Il y a une raison. Il puise dans cette certitude une force nouvelle, un sentiment qui le raccroche à la vie. Il crispe ses poings à faire craquer ses jointures et, d’un spasme, sort de sa prostration. Il essuie son front avec la manche de son blouson et se dirige vers son escalier.

Il a couru – pas vite bien sûr – pour gravir les trois étages. Il arrive épuisé, et surtout perdu devant sa porte d’entrée. Pourquoi est-il là ? Il hésite, puis franchit le seuil.

Dans l’appartement, tout va très vite. Il ouvre à peine les yeux pour se rendre jusqu’à leur chambre. Les volets sont fermés, il se change dans le noir sans que cette douleur qui pousse – ou tire – de l’intérieur et menace de le faire exploser ne cesse. Sa lèvre inférieure se met à trembler. Il plonge son visage entre ses mains pour étouffer un sanglot et se précipite dehors.

 

Il marche longtemps. Des rues de pavillons individuels, des façades vierges de graffitis, mais verdoyantes de lierres cachant de belles demeures ; des voitures et encore des voitures sur le parking du centre commercial ; le pont au-dessus de la bretelle d’autoroute, la zone industrielle ; et encore des maisons avec leur jardin ; et de la pelouse, des arbres, de la verdure de ville, propre et taillée de près…

Il reçoit quelques gouttes sur la main et le pantalon, sursaute et constate qu’il est le long du grand canal, dans le parc de Sceaux. L’arrosage automatique de la pelouse revient à la charge, mais Florent fait un saut sur le côté et parvient à éviter une nouvelle trempette. Il s’éloigne et s’assoit sur un banc. Longtemps aussi.

 

19 h 30

— On ferme dans un quart d’heure, prenez la sortie du bas, s’il vous plaît.

Le gardien qui a tiré Florent de son sommeil réitère déjà ses instructions au couple de petits vieux assis sur le banc voisin. Il ajoute d’un ton taquin :

— Sans courir, mais ne traînez pas trop. À demain.

Bras dessus, bras dessous, le papi et la mamie en appui sur sa canne entament leur marche à petits pas.

Le bas-ventre de Florent gargouille et sans crier gare, un étau écrase ses boyaux. Il se plie en deux, les poings enfoncés dans la douleur. Un frisson de chaleur le secoue. Il se lève et, résolu, se rend dans la zone commerciale.

Il achète des matériaux et de l’outillage, puis rentre chez lui sans détour.

L’un après l’autre, il couvre de draps blancs les meubles et les murs de la chambre des jumeaux. Leurs dessins d’école, leurs posters – les lions d’Alex et les tigres de Mel –il masque tout. Il s’applique à bien rabattre le coin du drap par-dessus l’étagère à vêtement ou la caisse à jouet, comme si chaque détail était sacré. Les claquements brefs et violents de l’agrafeuse-cloueuse déchirent le silence et contraste avec la solennité des bruissements d’étoffe.

Plus rien ne dépasse du décor immaculé lorsqu’il quitte le sanctuaire.

Il dépose une figurine de lion et une autre de tigre sur la table basse du salon, puis recommence son rituel de voilage dans leur chambre, à Natacha et à lui. Sans furie, tel un automate, il drape aussi le couloir et le salon.

Excepté le canapé sur lequel Florent a installé une grosse couverture noire et la table basse sur laquelle sont disposés le tigre et le lion, quelques photos et des bougies, le salon a lui aussi disparu sous les draps blancs.

 

 

***