La vie extraordinaire de Mohammed Larbi - Frédéric Lemaître - E-Book

La vie extraordinaire de Mohammed Larbi E-Book

Frédéric Lemaître

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Beschreibung

Ce récit épique retrace la vie de Mohammed, un jeune garçon devenu une célébrité mondiale par son combat pour la liberté au péril de sa vie. Son aventure débute par des émeutes dans une cité de Clichy-sous-Bois à l’automne 2006 et se poursuit par une guérilla insurrectionnelle en Irak. Entre le parfum de l’amour qui s’exhale et la mort qui rôde, suivons au fil des pages l’itinéraire chaotique, mais digne d’un héros des temps modernes, de ce guerrier.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Lecteur régulier et éclectique, Frédéric Lemaître apprécie les littératures étrangères, notamment celle de l’Amérique du Nord et surtout celle de l’Amérique du Sud découverte à travers La maison aux esprits d’Isabel Allende. Conscient de la force des mots, l’écriture de La vie extraordinaire de Mohammed Larbi a comblé son irrépressible besoin d’évasion durant une période difficile de sa vie.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Frédéric Lemaître

La vie extraordinaire

de Mohammed Larbi

Roman

© Lys Bleu Éditions – Frédéric Lemaître

ISBN : 979-10-377-8933-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Un rêve qui pourrait se réaliser

Si les hommes étaient raisonnables

Et si l’État islamique n’avait pas existé

Prologue

Cela faisait au moins dix ans que la famille Larbi s’était installée à Clichy-sous-Bois. Elle vivait dans une de ces innombrables barres de HLM sans âme, qui avaient été construites dans les années soixante. Ils côtoyaient des familles d’immigrés dont les parents étaient venus à une époque où l’industrie française manquait de bras pour faire tourner ses usines.

Les Larbi s’étaient non sans mal acclimatés à cette nouvelle vie avec l’idée de mettre suffisamment d’argent de côté pour revenir s’installer définitivement en Algérie.

Farida et Omar Larbi étaient nés en Algérie, à Annaba. Ils s’étaient connus très jeunes et s’étaient mariés avec la bénédiction de leurs parents. Un mariage arrangé comme cela se faisait à l’époque.

La France et, plus largement, l’Europe connaissaient un boom économique qui nécessitait une main-d’œuvre abondante, ce qui n’était pas le cas de l’Algérie malgré la manne du pétrole qui coulait à flots.

Dans leur entourage, tout le monde parlait de l’Eldorado français et des salaires mirobolants comparés à ceux payés en Algérie quand on avait de la chance d’avoir un travail.

C’est pourquoi ils décidèrent de tenter leur chance en France et revenir avec un capital qui leur permettrait de s’installer confortablement et définitivement en Algérie.

Avec l’aide de leurs familles, ils prirent des billets pour Marseille où ils comptaient de là monter à Paris.

C’est Farida qui avait été le moteur de cette fuite vers un monde qu’ils ne connaissaient pas. Son enthousiasme et sa détermination avaient su convaincre Omar. C’est donc plein d’ardeur, d’envies, d’ambitions et la certitude de trouver du travail rapidement, qu’ils s’embarquèrent dans cette aventure.

La réalité fut toute autre.

Même si la France avait besoin de cette main-d’œuvre peu exigeante, ils eurent du mal à dégoter du travail et un logement décent pour les accueillir.

Ils travaillèrent tous les deux très dur pour s’en sortir et donner corps à leur ambition.

Farida faisait des ménages pour le compte d’une petite entreprise de nettoyage et Omar avait trouvé un poste d’ouvrier dans une usine de fabrication de chaudières murales.

Ils gravirent petit à petit les échelons. Omar, après avoir suivi une formation, devint vite ouvrier spécialisé et Farida, responsable d’une petite équipe de femmes de ménage.

Malheureusement, la société où travaillait Farida fit faillite. Elle était déjà enceinte de leur premier enfant et décida donc d’arrêter de travailler, avec l’accord de son mari, pour préparer la naissance et s’occuper de leur premier rejeton qui s’appellerait Rachid. Omar commençait à gagner correctement sa vie et Farida touchait des indemnités chômage.

Puis vinrent Mouloud et Mohammed qui furent accueillis avec la plus grande joie.

La vie suivait son cours. Les enfants grandirent entourés de l’amour de leurs parents, mais la société française évoluait à grands pas. L’immigration prenait de l’ampleur, les gouvernements successifs repoussaient sans cesse la recherche de solutions que ce mouvement créait.

Puis vint l’émergence d’un islamisme dur et intransigeant. Toutes les banlieues où s’était massée cette immigration non contrôlée commençaient à en subir les conséquences.

Le trafic de drogue prospérait, la délinquance devenait plus violente et emportait les esprits faibles ou frustres vers des horizons jusqu’à maintenant inexplorés.

Dans ce bouleversement sans précédent de la société française et des banlieues, la famille Larbi s’adaptait tant bien que mal à ces changements.

Le socle de cette famille était sans conteste Farida. C’était une femme intelligente, courageuse avec la tête sur les épaules. Elle soutenait Omar dont la force de caractère n’était pas sa qualité première. C’était pourtant un homme sérieux et honnête mais cela ne les avait pas beaucoup aidés dans leur vie qu’ils jugeaient médiocre. La dignité qu’ils imaginaient, ils ne l’avaient pas trouvée. Ils jugeaient qu’ils n’avaient jamais eu la reconnaissance qu’ils méritaient de leur pays d’adoption.

Et pourtant, ils n’avaient jamais cessé de chercher à s’intégrer dans ce pays qui les avait fait tant rêver. Dans leur cité de Clichy-sous-Bois, ils avaient quelques voisins français, polis et discrets avec qui, pourtant, il était difficile de nouer des relations d’amitié bien qu’entretenant des relations de bon voisinage.

Ils restaient donc confinés dans leur communauté d’immigrés algériens.

Des trois enfants, Rachid, Mouloud et Mohammed, c’était ce dernier qui était le petit préféré de sa mère. Il est vrai que c’était un garçon intelligent, vif et sympathique. Il portait tous les espoirs de sa mère. Ses frères étaient exactement le contraire. De fortes têtes, paresseux et un peu voyous.

J’ai décidé d’écrire un livre sur la vie de Mohammed. Vous en avez tous entendu parler, j’en suis sûr. Beaucoup d’entre vous ont suivi son itinéraire chaotique mais digne d’un aventurier des temps modernes, d’un héros exemplaire digne de respect même si certains de ses actes ont pu vous paraître répréhensibles. Mais, avouez tout de même que ce jeune garçon devenu une célébrité mondiale a mené une vie extraordinaire qui mérite d’être contée à tous ceux qui doutent de l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur.

C’est une histoire si extraordinaire que je n’ai même pas cherché à cacher les zones d’ombre qui ont pu entacher quelques moments regrettables de son existence.

Tout cela a commencé à l’automne 2006, dans une cité de Clichy-sous-Bois.

Partie I

Chapitre 1

Le jeune Mohammed poursuivait ses études sans problème particulier au contraire de ses frères qui séchaient régulièrement les cours et se faisaient renvoyer régulièrement de leurs écoles. Farida et Omar s’étaient faits à l’idée qu’ils puissent abandonner leurs études et commencer à travailler. Tous les espoirs reposaient désormais sur Mohammed.

Farida suivait les résultats de son fils cadet avec une certaine angoisse car il ne demandait jamais à être aidé. Ses professeurs ne se manifestaient pas particulièrement auprès d’elle pour la tenir au courant de l’évolution de ses études.

Mais un jour, Farida reçut une lettre de son école. Il avait alors 16 ans.

— Mohammed, j’ai reçu ce matin une lettre de ton école. Ton professeur principal demande à me rencontrer. As-tu une idée de ce qu’il peut bien vouloir me dire ?
— Non, maman. J’ai eu de bonnes notes, ces derniers temps, et pas de problème de conduite. Je ne vois vraiment pas pourquoi il veut te voir. Quand y vas-tu ?
— Il me propose lundi prochain après les cours à 5 heures.
— C’est bizarre, quand même. Pourquoi ne m’en a-t-il pas parlé à l’école ?
— Bon, on verra bien. Cela ne doit pas être très important d’après ce que tu me dis. Je ne dis rien à ton père, pour le moment, sinon cela va le rendre encore un peu plus nerveux.
— Je termine ma révision d’histoire sur Louis XI. C’est une période intéressante mais j’ai vraiment du mal à me passionner pour ces rois français qui, à l’époque, étaient loin des préoccupations de la population d’Afrique du Nord. J’aimerais bien savoir ce qu’il s’est passé à ce moment-là en Algérie. Les livres d’histoire devraient aborder ce sujet car nous, les Maghrébins, nous sommes quasiment majoritaires dans nombre d’écoles de nos banlieues.
— Tu devrais demander à ton professeur, il pourra te communiquer des informations utiles. En fait, cela ne me manque pas réellement. On a presque plus de famille en Algérie. Nous n’y sommes pas retournés depuis longtemps. Tu aimerais y aller, toi ?
— Oui, c’est sûr, mais où ça, à Alger, à Annaba ? Je ne sais pas d’où nous venons exactement. Tu ne me l’as jamais dit. C’est dommage que l’on perde nos repères sur nos racines.
— Oui, c’est vrai ! Mais c’est bien que tu connaisses l’histoire de France, tu sais. C’est ton pays maintenant, tu es français et tu devrais être fier de l’être. La France est un grand pays. Regarde, même si notre cœur est algérien, nous sommes intégrés maintenant dans la société française même si notre souhait profond est de revenir nous installer en Algérie pour prendre notre retraite bien méritée.
— Plus tard, tes enfants seront eux aussi français et ils se sentiront encore plus français que toi. Tu es bien le seul de la famille à te poser ce genre de questions. Tes frères, ils n’ont rien fait à l’école et ils ne comprennent rien à tout ça. Cela ne les a jamais intéressés. Quand je vois le résultat, c’est vraiment malheureux. Je suis si contente que tu sois comme ça. Tes frères me désolent et me déçoivent depuis bien longtemps maintenant. Avec tous les sacrifices que nous avons faits pour eux. Moi, quand nous sommes arrivés en France, j’ai été suivre des cours de français à la Mairie, le soir, alors que je travaillais toute la journée et pendant que ton père travaillait à l’usine. On aurait dû être un exemple pour eux. Mais rien, en retour. Je me demande ce qu’ils vont devenir.
— Ne t’inquiète pas pour eux, maman. Ils vont s’en sortir, même si tu en doutes. Bon maintenant je vais travailler.

Cela faisait longtemps que Mohammed se retrouvait seul à la maison avec sa mère pendant que son père travaillait à l’usine en tant que contremaître, et que ses frères gaspillaient leur vie, désœuvrés et sans but.

Dès l’âge de 18 ans, ils avaient quitté l’école pour chercher du travail, mollement et sans succès. Ils ne savaient rien faire et n’avaient pas jugé bon de se donner du mal pour apprendre un métier.

Ils se retrouvaient avec toute leur bande de copains à traîner dans les rues et les terrains vagues. Parfois, ils se regroupaient dans les caves de leur immeuble pour préparer une expédition dans la cité voisine pour punir un des membres d’une bande rivale qui avaient manqué de respect à l’un des leurs ou à une des filles de leur cité.

Pendant ce temps, Mohammed, qui venait d’avoir 17 ans, allait à l’école tous les jours, participait activement aux cours, apprenait ses leçons, avait de bonnes notes et rentrait sagement en fin d’après-midi à la maison, pour faire ses devoirs et réviser ses leçons.

Il avait quelques copains, comme lui, pas très nombreux, qui tenaient le haut du pavé en classe. Farida les connaissait peu car Mohammed ne les invitait jamais à la maison. Lorsqu’il quittait l’école, il avait souvent des angoisses de se retrouver nez à nez avec une bande violente qui lui tomberait dessus et déchirerait ses cahiers. Heureusement, ses frères avaient une réputation de durs et cela le protégeait de ceux qui les connaissaient.

Ainsi passait la vie à Clichy-sous-Bois, ville morne, grise et sans horizon. Une bonne partie de la population française vivait dans la terreur des bandes organisées qui sévissaient, dès le soir venu.

En fait, la cité des Larbi était un lieu de non-droit. La police ne venait jamais dans le périmètre de vie, de peur des « caillassages » et autres embuscades dont les pompiers étaient souvent les victimes.

C’est pourquoi la ville se dégradait lentement. Les immeubles devenaient chaque jour plus gris, les trottoirs plus sales et défoncés, les jardins publics des coupe-gorges. Les cinémas avaient disparu et les quelques magasins qui subsistaient tant bien que mal disparaissaient petit à petit les uns après les autres.

Dans cet univers morose, les mères de famille tentaient mais le plus souvent sans succès de ressouder leur famille, d’inciter au travail leurs enfants et de leur inculquer des principes moraux tirés, la plupart du temps, de l’Islam.

Les pères, quand ils étaient au chômage, se retrouvaient dans un des seuls bistrots encore ouverts à critiquer les Français de souche qui les avaient rejetés ou à écouter des imams qui tentaient de les enrôler dans un Islam pur et dur.

Quant à ceux qui avaient un travail, ils rentraient chez eux après un petit tour au bistrot, pour se planter devant leur télévision et regarder des émissions provenant de la télévision algérienne, marocaine ou tunisienne, en attendant le dîner.

Seuls quelques-uns s’intéressaient aux études de leurs enfants, mais comme ils étaient pour la plupart incapables de le faire, ils ne pouvaient pas les aider en cas de difficultés.

Omar faisait partie de ceux qui avaient abandonné toute idée de surveiller leurs enfants, par lassitude et crainte de leurs réactions violentes. La religion ne l’intéressait pas non plus. La télévision était son refuge.

Cela faisait longtemps qu’il avait abdiqué et s’était résigné à vivre cette vie sans l’espoir d’un quelconque réconfort qui pourrait égayer leur vie. Fruste, il avait parfois des accès de colère soudaine en réaction à des contrariétés sans importance. Il pouvait être tyrannique avec sa femme et violent avec ses enfants. En réfléchissant, Farida pensait que leur mariage s’était passé très vite, peut-être trop vite, pour un homme qui ne savait pas encore précisément ce qu’il voulait faire de sa vie. Était-il amoureux de Farida, il ne le savait pas trop mais ce qui comptait c’était que ses parents avaient voulu ce mariage. Farida lui plaisait bien car elle était mignonne, mais il la trouvait un peu trop intelligente à son goût et cela ne pouvait que poser des problèmes pour la suite. En fait, c’est elle qui l’avait poussé à prendre toutes les décisions importantes de leur vie et il en avait ressenti une certaine frustration même s’il savait qu’elle avait eu raison la plupart du temps.

Souvent, il lui arrivait de penser à ses parents et à sa maison à Annaba, malgré les maigres souvenirs qu’elle en avait. La question lancinante revenait souvent : pourquoi étaient-ils partis en France ? Pour ça ! Pour une vie misérable, rejetés, voire méprisés par les Français qui, pourtant, les avaient fait venir, et parqués dans une cité dortoir sans âme. Un ghetto et rien d’autre, en fait ! Voilà dans quoi ils vivaient. Et ils restaient malgré tout. Quel courage ou quelle abnégation ! Ils avaient voulu un meilleur avenir pour eux et leurs enfants. Le présent avait du mal à les conforter dans cet espoir.

Voulaient-ils vraiment rentrer en Algérie, car ils étaient aussi français puisqu’ils avaient demandé la nationalité française et qu’ils n’avaient quasiment plus de famille en Algérie ?

Ils ne savaient même pas quoi dire à leurs enfants quand ils l’interrogeaient sur l’Algérie, leur enfance, leurs souvenirs, leur famille, leur terre, leurs racines.

Farida comprenait, bien sûr, pourquoi Omar avait évolué comme cela. Elle avait deviné son désespoir, sa résignation et son aigreur. Ne ressentait-elle pas, elle-même, ces sentiments ? Cela pouvait expliquer son attitude parfois violente. Mais elle avait refusé de se résigner. Tout son être était porté vers Mohammed en qui elle avait une confiance absolue grâce à toutes les qualités qu’elle lui trouvait et qui allaient être reconnues par ses professeurs. Il était tout ce qu’elle avait rêvé, ce qu’Omar aurait dû être.

Elle aimait encore Omar, malgré tout. Il était son mari même si elle ne l’avait pas choisi expressément. Ses deux autres fils qu’elle ne connaissait en fait que très peu lui étaient totalement étrangers.

Leur vie n’était pas facile mais ils l’avaient choisie et il leur fallait l’assumer. La France était encore quelque chose de virtuel puisqu’ils n’étaient pas intégrés. Ils n’avaient pas d’amis français. Les seules amies de Farida étaient comme elle : des déracinées des différents pays du Maghreb. Elles avaient les mêmes vies, des maris un peu déboussolés et des enfants souvent à la dérive. Pourquoi la vie était-elle si difficile ? se disait-elle. Pourquoi étaient-ils rassemblés dans des cités si inhumaines ? Un sentiment de désespoir, parfois, les étreignait, mais il était très vite refoulé. À quoi bon ? se disaient-ils. Nous devons nous battre et gagner notre place dans ce pays qui est aussi le nôtre. C’était ce qu’elle inculquait à Mohammed. Et, c’était comme cela que Mohammed devait concevoir son avenir. Il aurait sa place en France, parmi les meilleurs. Il en serait capable et le prouverait. Il serait leur fierté.

Le lundi arriva vite et Farida se rendit à l’école pour rencontrer le professeur principal de Mohammed. Elle était anxieuse et impatiente de savoir pourquoi il lui demandait de venir.

Qu’avait-il pu faire ? S’il avait fait quelque chose de mal, Mohammed le lui aurait dit, c’est sûr.

Le professeur la reçut avec beaucoup d’égards. Elle en fut surprise et flattée. Il lui demanda combien Mohammed avait de frères, comment était leur logement, si Mohammed avait une chambre pour lui, si quelqu’un, à la maison, l’aidait à faire ses devoirs et ce que faisaient ses frères.

Elle se demandait où il voulait en venir.

— Écoutez, madame, lui dit-il, Mohammed est un garçon très intelligent, il est curieux de tout et, en plus, il a une très bonne mémoire. Il a aussi un ascendant sur ses copains, c’est indéniable. C’est un vrai plaisir de discuter avec lui. Ses questions sont toujours pertinentes et tous les professeurs l’apprécient. En quelques mots, je vous ai résumé ce que pensent ses professeurs de lui. Il serait dommage de ne pas le pousser dans ses études. Vous savez qu’il y a des établissements d’enseignement supérieur qui prennent un certain nombre d’élèves provenant de certaines zones (les ZEP) comme Sciences Po ou l’ESSEC, par exemple. Je verrai très bien Mohammed suivre cette filière. Qu’en pensez-vous ?
— Ce que vous me dites là me fait vraiment très plaisir, monsieur le professeur, mais je ne sais pas quoi faire. Je ne connais pas ces écoles dont vous me parlez et tout cela est si soudain. Je savais bien que Mohammed était un garçon sérieux, le plus sérieux de toute la famille. Mais à ce point-là, non. C’est son père qui va être content. Que nous conseillez-vous de faire ?
— Voilà ce que je vous propose : certains professeurs ont proposé de lui donner, bénévolement, des cours supplémentaires, ainsi qu’à trois autres élèves qui sont dans le même cas que lui, tous les jours en fin d’après-midi. Nous avons besoin de votre autorisation pour cela. Comme cela va le fatiguer, il aura besoin de votre soutien physique et moral pendant toute cette période jusqu’à la fin de l’année scolaire.
— Bon, je vais lui en parler ainsi qu’à son père. C’est vraiment bien ce que vous faites pour nous, non plutôt pour lui, et je vous en remercie de tout cœur.
— Voilà, madame, ce que je voulais vous dire. Vous avez de la chance d’avoir un fils comme Mohammed. Je suis sûr qu’il sera un bon exemple pour ses frères et pour ses camarades de classe. Je vous dis au revoir, madame, et j’attends de vos nouvelles pour savoir si vous êtes d’accord pour qu’il suive ce programme supplémentaire.
— Merci, monsieur le professeur, et à très bientôt.

En rentrant chez elle, elle était encore sous le choc de cette conversation si prometteuse pour son fils Mohammed. Comme c’était merveilleux d’avoir un fils comme lui. Elle était si fière de lui. Oui, il serait bientôt quelqu’un de reconnu et respecté, un Monsieur.

Sur le chemin du retour, elle avait croisé une des bandes de la cité. Elle se disait qu’ils avaient bien de la chance que Mohammed ne soit pas comme eux et s’en réjouissait dans son for intérieur. Du coup, elle en avait presque oublié l’existence de Mouloud et de Rachid, ses bons à rien de fils.

La gaieté épanouissait son visage. Elle le ressentait. Elle était radieuse, presque rosissant de plaisir. Qu’allait dire Omar ?

Quand elle pénétra dans l’appartement, Mohammed l’attendait impatiemment, essayant de deviner ce que son professeur avait bien pu lui dire. Lorsqu’il vit son visage rayonnant, il savait que c’était bon signe. Oui, mais qu’elle était cette bonne nouvelle, l’interrogeait-il du regard.

— Alors maman, qu’est-ce qu’il t’a dit, mon professeur ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
— Mohammed, je voudrais attendre ton père avant d’en parler. Est-ce que tes frères sont là ?
— Non, maman !
— J’aimerais bien qu’ils soient là aussi. Rassure-toi, c’est une très bonne nouvelle et elle se dirigea vers lui pour l’embrasser, lui frotter les joues de joie et ébouriffer ses cheveux. Je te propose d’attendre qu’ils reviennent pour en parler avec toi.
— Mais pourquoi attendre, maman ?
— Pour que nous savourions, tous ensemble, cette bonne nouvelle. En attendant, tu peux continuer tes devoirs, comme cela tu seras tranquille pour le dîner et tu pourras aller te coucher, la conscience tranquille.

Elle avait vraiment du mal à ne pas lui raconter l’entretien. Mais elle tint bon.

Ils attendirent jusqu’à sept heures le retour d’Omar. Mais Rachid et Mouloud n’étaient toujours pas là.

Comme elle ne put attendre plus longtemps, elle leur raconta toute la conversation qu’elle avait eue avec le professeur principal de Mohammed. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans son récit, le visage de Mohammed laissait apparaître une joie intense mêlée de fierté tandis que celui d’Omar se fermait, complètement abasourdi par cette nouvelle à laquelle il ne s’attendait pas. Fier, il l’était, mais malheureux, il l’était aussi de ne pouvoir lui offrir ce qu’il méritait en cette circonstance.

Farida se mit à parler de l’avenir de son fils, de son futur travail, de ses responsabilités à venir, et de l’exemple qu’il donnerait à ses frères et à sa communauté.

Omar, quant à lui, imaginait déjà son fils, riche et puissant, à la tête d’une grande société internationale. Finis les ennuis d’argent pour toute la famille. C’est Mohammed qui pourvoirait aux besoins de tous.

Elle sentait que Mohammed était envahi d’un sentiment de fierté. Il était reconnu par un professeur français. Ses efforts et son travail étaient récompensés. Sa famille pouvait être fière de lui.

Alors qu’ils étaient en train de parler et de s’enthousiasmer, le téléphone retentit.

Farida se précipita pour aller répondre car elle eut, sans savoir pourquoi, un mauvais pressentiment. Elle écouta son interlocuteur en silence et son visage dut refléter l’état dans lequel, tout à coup, elle était plongée. Ses jambes vacillaient et elle s’assit précipitamment pour ne pas tomber. Omar et Mohammed la regardaient en se demandant ce qui pouvait bien se passer.

Plus les secondes passaient, plus leur angoisse montait et plus Farida se sentait mal. Son visage était décomposé. Elle se mit à pleurer tout à coup et ses sanglots devinrent insupportables à Omar et Mohammed. Leurs regards anxieux l’interrogeaient. Elle put, enfin, parler au téléphone :

— Mais que s’est-il passé ?… Comment cela est-il arrivé ?… C’est horrible… Oui… nous devons venir au commissariat… mais pourquoi… Où est-il… et son frère… Bien, nous arrivons.

Elle raccrocha, resta silencieuse quelques secondes, les regarda, les yeux rougis, ses pauvres mains tremblantes cherchant un objet à toucher.

— Tu vas nous dire ce qui se passe, Farida ? demanda Omar, la bouche sèche.
— Rachid est mort… il a eu un accident… la police veut nous voir… et Mouloud est blessé.

Elle se mit à éclater en sanglots tandis qu’Omar et Mohammed restaient hébétés sans dire un mot. Ce fut Omar qui parla le premier.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?… Où est Mouloud ?… C’est quel commissariat ?… Qu’est-ce qu’on fait ?… On y va tout de suite ?
— Maman…

Mohammed ne savait pas trop quoi dire. Il se précipita dans les bras de sa mère pour la réconforter et y trouver, lui-même, le réconfort dont il avait besoin. Il connaissait assez mal ses frères mais cette nouvelle l’avait littéralement secoué. Rachid était l’aîné. Il avait peu joué avec Mohammed car ils avaient 5 ans d’écart. Mais Rachid, c’était le grand frère qu’il vénérait car il était fort et le protégeait contre les mauvais coups des bandes adverses des autres cités. Il n’était pas souvent là car il traînait dans la rue, la plupart du temps, à courir les filles ou à chaparder tout ce qu’il pouvait trouver dans les seuls magasins encore présents dans la cité. Il faisait aussi du commerce de portables volés et plein d’autres petits trafics, sans avoir jamais été inquiété par la police. Mohammed savait tout cela par ses copains qui avaient beaucoup d’admiration pour son grand frère. Malgré tout ce qu’on pouvait dire sur lui, il lui gardait son amour fraternel, espérant qu’il reprendrait le droit chemin, tôt ou tard. Mais c’était sans compter sur la malchance.

Ce soir, Rachid et Mouloud étaient tombés sur une patrouille de police qui les avait surpris en train de voler un scooter. Ils avaient pris la fuite, tous les deux sur le scooter. La poursuite avait duré une demi-heure avant qu’elle ne finisse tragiquement dans un virage. Le scooter s’était déporté, avait dérapé et ils avaient été éjectés. Ils n’avaient pas de casque.

Quand les policiers constatèrent l’accident, Rachid était déjà mort. Sa tête avait heurté le trottoir, violemment. Mouloud avait eu plus de chance. Il n’avait qu’une jambe cassée. Il fut transporté à l’hôpital tandis que le corps de Rachid, après une enquête rapide de la police sur le lieu de l’accident et un constat de décès établi par un médecin légiste, fut transporté à la morgue.

La police craignait maintenant que les bandes de la cité ne se révoltent et se mettent à brûler des voitures, en représailles.

C’est pourquoi la police avait appelé leurs parents, très rapidement. Heureusement, Mouloud était encore en état de parler. Il avait pu donner leur numéro de téléphone de ses parents.

Pour la police, il fallait aller vite pour tenter d’éviter l’embrasement de la cité et les réactions violentes de ses bandes incontrôlables.

La police s’efforça de leur expliquer, avec moult détails, les circonstances de la poursuite, de l’accident, et de sa mort. Il fallait les convaincre qu’ils n’y étaient pour rien et qu’ils n’avaient fait que leur travail, rien que leur travail, en poursuivant des voleurs de scooter.

Le commissaire de police les reçut avec beaucoup d’égards. Il les invita à s’asseoir dans son bureau. Il relata les faits tout en examinant cette famille endeuillée, qui semblait, pour l’instant, calme malgré la tristesse de la situation.

Aussi, rassuré devant ce qu’il jugeait comme une attitude responsable, il les invita à venir avec lui à la morgue pour reconnaître leur fils Rachid.

Ils prirent un véhicule de police et, pendant le trajet, le commissaire s’intéressa à Mohammed qu’il avait trouvé étrangement absent avec, toutefois, un regard hostile à son égard. Il lui demanda ce qu’il faisait, comment se passaient ses études, quels étaient ses passe-temps favoris.

Mohammed répondait avec difficultés et parfois se murait dans un silence lourd de sous-entendus. Son hostilité vis-à-vis de cet homme grandissait tandis qu’ils approchaient du lieu fatidique.

Il avait voulu venir avec ses parents, même si le commissaire le lui avait déconseillé. Mais il voulait voir son frère une dernière fois avant son enterrement qui devrait avoir lieu le plus rapidement possible après son autopsie, comme la religion l’exigeait, et selon les conseils de la police.

Ils furent accueillis à la morgue par un employé peu aimable, voire franchement hostile. Cela ne fit qu’aggraver le sentiment d’injustice qui commençait à poindre dans leurs esprits. Ce n’était pas juste qu’une nouvelle si terrible puisse survenir après ce que nous venions d’apprendre sur Mohammed. Comment la fêter, normalement, en famille maintenant ?

Il était dommage que cette bonne nouvelle concernant Mohammed ne soit pas venue plus tôt. Cela aurait permis à Rachid et à Mouloud de comprendre que leur avenir ne se limitait pas à la seule cité, au chômage et à l’exclusion s’ils se donnaient les moyens de s’en sortir.

Omar, lui, voyait les choses différemment.

Outre la colère qui émergeait dans tout son être, c’était un sentiment de lassitude face aux difficultés de la vie qui l’abattit. Il se sentait fautif de ne pas avoir pu apporter à ses enfants tout le confort et le soutien d’un père attentif et aimant. Il se disait que tout cela était de sa faute. Quel malheur ! Comment pourrait-il se racheter… n’était-il pas déjà trop tard… qu’allait-il faire maintenant… comment pouvait-il se réhabiliter vis-à-vis de Farida, sa femme, et de son fils, Mohammed ?

Il commençait à trembler et à regarder le commissaire bizarrement. Ses lèvres étaient devenues toutes bleues, comme si tout le sang avait disparu de son visage. Farida le regarda avec effroi, sentant qu’il allait se passer quelque chose. Mohammed qui avait ressenti la même chose se rapprocha de son père et lui prit la main, tendrement. Mohammed détourna son regard lorsque l’employé ouvrit le tiroir. Farida s’était mise à côté de son mari, en lui tenant l’autre main, sans bouger.

Omar se raidit, esquissa un geste vers le commissaire, mais la main de Mohammed se fit plus ferme. Mohammed regarda son père et lui dit une phrase dont il se souviendra longtemps.

— Papa, reste calme, ne montre pas à ces gens-là que tu es faible, que nous sommes faibles. Ils seraient trop contents. Moi, je veux que mon père reste digne devant la mort de son fils. C’est comme ça que je veux te voir.

Omar se ressaisit et regarda son fils et Farida avec des yeux graves. Il sécha ses larmes de colère. Tout son être se redressa.

Debout devant ce corps sans vie, il se mit à pleurer et à prier. Il les invita à faire de même.

Le commissaire resta derrière eux, encore surpris de la réaction de Mohammed. Comment était-ce possible qu’un garçon de son âge puisse réagir de la sorte, devait-il se dire ?

Le commissaire était impressionné par leur attitude si digne alors qu’ils étaient frappés par un si grand malheur. Il leur demanda s’ils voulaient rester seuls avec leur fils Rachid.

Omar le remercia de sa proposition.

Ils s’installèrent de chaque côté du corps et fondirent en larmes. La colère avait disparu pour un chagrin immense, difficile à réprimer.

Mais Omar était presque heureux, dans le fond, car il sentait que sa femme et son fils cadet avaient besoin de lui, en cette circonstance.

Ils restèrent là, sans se dire un mot, un bon quart d’heure. Puis ils sortirent pour rejoindre le commissaire.

Il les ramena au commissariat et leur expliqua, plus précisément encore, comment ce drame était arrivé.

Ils écoutèrent, avec attention, ses explications. Plus il parlait, plus sa gêne grandissait. Il savait la partie délicate et le manque de réaction immédiate de cette famille le dérangeait. Il observait Mohammed du coin de l’œil, tout en parlant. Il semblait persuadé que tout reposait sur lui. S’il réagissait bien, il calmerait ses parents, et cela aurait une incidence positive sur les réactions futures dans la cité. Sinon, c’était de nouvelles émeutes à venir, organisées par toutes ces bandes si promptes à réagir violemment, dès que ce type de tragédie arrivait.

Arrivés au commissariat, ils sentaient les regards lourds des policiers fixés sur eux. Ils montèrent les marches pour se rendre dans le bureau du commissaire. Il leur proposa du café et leur dit qu’avant de se rendre au chevet de leur second fils, Mouloud, blessé, mais pas gravement, celui-ci devait être interrogé par la police.

En effet, une charge pour complicité de vol planait sur lui. C’était la procédure à suivre. Il était conscient que cela était très dur pour eux, mais il n’y pouvait rien.

Il leur posa quelques questions sur Rachid et Mouloud et arrêta ses investigations, très vite, car l’atmosphère devenait lourde. Il préféra remettre à plus tard cet interrogatoire, si cela s’avérait nécessaire.

Ils rentrèrent directement à la maison. Ce fut Mohammed qui prit la parole le premier, dans la voiture.

— Maman, papa, on ne va pas laisser passer ça, sans réagir. C’est de leur faute si Rachid et Mouloud ont eu leur accident et que Rachid est mort. Regardez le commissaire, il était gêné de nous parler. On voyait bien qu’il se sentait coupable. De toute façon, Mouloud nous le confirmera à l’hôpital.
— Non, Mohammed, tu te trompes ! Il était gêné par notre chagrin. Je trouve, au contraire, qu’il a respecté notre tristesse. Il s’est bien comporté avec nous, pour un policier français. Tu n’as pas le droit de le juger si durement. Même si je pleure mon fils et que je suis complètement anéantie, je ne veux pas crier vengeance sans savoir.
— Eh bien, moi, je trouve que c’est Mohammed qui a raison, dit son mari. Si Rachid est mort, c’est de leur faute à tous ces salauds de policiers. Il faut voir comment ils s’en prennent à nous, dès qu’il y a un problème. Je suis sûr qu’ils ont tout fait pour que Rachid ait son accident dans sa fuite. Il faut le faire savoir à tous, tu comprends, c’était notre fils aîné et il ne faut pas que cela arrive à d’autres.
— Oui, papa, tu as raison. Je vais en parler à mes copains et vous, vous devriez en faire de même avec vos amis et nos voisins. C’est la seule façon pour que cette chasse aux Arabes s’arrête. On en a marre de tout ça.
— Mohammed, n’oublie pas que tu as été classé par ton professeur comme un élève particulièrement doué et qu’il est prêt à t’aider avec ses collègues. Est-ce cela la chasse aux Arabes ?
— Cela n’a rien à voir. C’est la police qui est en cause dans cette affaire, pas mon ou mes profs !
— Ne dites et ne faites pas de bêtises tous les deux. Réfléchissez avant d’affirmer quoi que ce soit. Cela n’ôtera pas notre chagrin ni ne rendra la vie à notre pauvre Rachid.
— De toute façon, maintenant, j’aimerais bien qu’on aille voir Mouloud à l’hôpital le plus vite possible. Lui, il nous racontera tout et je suis sûr qu’il confirmera nos doutes, dit Mohammed, en guise de conclusion.

Ils se rendirent à l’hôpital après que le commissaire leur eut donné son aval, par un coup de fil rapide. Au passage, il s’enquit de l’état moral de Mohammed.

Ils prirent la voiture et pendant le chemin la discussion allait bon train sur l’attitude de la police vis-à-vis d’eux, les arabes.

Omar et Mohammed se montaient la tête mutuellement tandis que Farida tentait, désespérément, de les calmer. Ils en avaient presque oublié la tragédie qui les avait frappés.

L’arrivée à l’hôpital les replongea dans la réalité de la situation. Une situation de désespérance totale. Ils avaient perdu un fils et son frère était à l’hôpital, gardé par la police, dans l’attente d’une procédure de mise en examen pour vol.

Farida essayait de se consoler en pensant à Mohammed, mais elle avait vraiment du mal. Elle les sentait de plus en plus nerveux. Qu’allaient-ils faire après les explications données par Mouloud ?

Pour elle, les choses étaient simples, il fallait les calmer sinon c’est Mouloud qui allait en pâtir. Elle était sûre que, si des émeutes, liées à la mort de Rachid, avaient lieu, la police et la justice se retourneraient contre Mouloud. Elle devait essayer de détourner leur attention en les impliquant dans l’organisation de l’enterrement de Rachid. L’aide d’un imam responsable, qui les remettrait dans le droit chemin de la raison et leur ferait oublier leur colère, était indispensable.

Il fallait aller vite. Mais elle voulait, d’abord, être rassurée sur l’état de santé de Mouloud. Après, il faudrait voir comment lui faire éviter la prison. C’était ça la priorité et rien d’autre. Elle en parlerait à ses deux hommes.

Mouloud était installé au 5e étage de l’hôpital. Devant sa porte, il y avait un policier en faction. Il les autorisa à entrer dans la chambre après vérification de leurs pièces d’identité. Lorsqu’ils entrèrent, ils ressentirent tout de suite la gêne de Mouloud. Ils le regardèrent, curieusement et silencieusement. Puis après quelques secondes de silence, lourd et pesant, ils allèrent à son chevet et lui demandèrent comment il allait.

Farida lui avait apporté une pâtisserie orientale qu’il adorait. Il s’ensuivit une longue discussion sur les circonstances du drame. Il avait été mis au courant de la mort de Rachid et il était complètement bouleversé. Il avait du mal à en parler.

Tout se bousculait dans sa tête, le vol du scooter, la fuite, la poursuite par la police, l’accident, la perte de connaissance, le réveil à l’hôpital avec un policier à ses côtés, et la mort de son frère racontée sans ménagement par un policier. Toutefois, il avait du mal à se souvenir des circonstances exactes de leur accident.

Maintenant, il était devant eux, blessé, et passible d’une condamnation pour vol. Il se demandait comment allaient réagir ses parents, son frère et tous ses copains.

Il ne doutait pas que ses copains allaient le considérer comme un héros.

Par contre, sa famille le regarderait comme un vulgaire petit voleur, un voyou par qui la honte s’abattait sur elle. Et cela, il avait du mal à l’assumer. Il aurait voulu disparaître lorsqu’il les vit entrer dans sa chambre.

Malheureusement, le mal était fait et il fallait qu’il se rachète à leurs yeux, mais comment ?

En voyant son fils sain et sauf, malgré une jambe dans le plâtre, Farida se mit à pleurer et à l’embrasser affectueusement.

C’était la première fois que Mouloud ressentait cette affection à son égard et cela lui fit beaucoup de bien. Il était donc aimé par sa mère. C’était réconfortant. Cela lui fit oublier, un instant, la mort de son frère. Entouré de sa famille, il se sentait mieux.

Leur conversation était totalement décousue. Ils parlaient du passé, des bons moments vécus avec Rachid, de leurs voisins, de Mohammed et de ce que le professeur principal avait dit de lui, de l’avenir, de la vie en somme. De tout, en fait, mais pas du vol. Pas de reproche, c’était incroyable. Dans cette circonstance, sa famille se ressoudait autour de lui, le complice de son frère, le voleur.

En fait, ils étaient heureux d’être ensemble, réunis autour de Mouloud. Il allait avoir un grand besoin d’eux.

Pour Farida, l’urgent était de tout faire pour lui éviter la prison. Pour Omar et Mohammed, c’était de mobiliser leur communauté pour lancer un mouvement de protestation contre les agissements de la police.

Pour Mouloud, c’était de montrer à ses parents qu’il était autre chose qu’un petit délinquant sans intérêt et il fallait aussi faire oublier le mauvais passé de Rachid. La meilleure façon de le faire était d’organiser une grande manifestation silencieuse, après ses obsèques. Il rejoignait ainsi, dans sa réflexion, ce que pensaient son père et son frère, mais pas pour les mêmes raisons.

Ils en parlèrent. Farida restait silencieuse sur ce sujet, puis exaspérée par leur attitude, elle intervint pour leur expliquer pourquoi il ne fallait pas entrer dans ce scénario.

Ils se persuadaient mutuellement que c’était une bonne solution, mais elle tenait bon et tentait de les en dissuader. Malheureusement, elle n’eut pas le dernier mot.

Omar commençait à sortir de sa torpeur. Il accompagnait chacune de ses phrases de gestes saccadés et violents. Mohammed était le plus virulent des deux, à son grand désespoir. Tout était bon pour casser du policier, même s’il reconnaissait en fin de compte que le commissaire avait eu une attitude correcte, à leur égard.

Elle conseillait à Mohammed de ne pas s’occuper de cette manifestation mais plutôt de réfléchir à la suite à donner à la proposition de son professeur principal.

Mais rien n’y faisait. Les trois hommes avaient la même idée sur la question. Au fond d’elle-même, elle était contente de les voir ainsi réunis, parlant sans gêne et sans retenue, prêts à agir ensemble, même si ce n’était pas dans le sens de ce qu’elle désirait.

Elle se demandait comment faire pour aider Mouloud et les freiner dans leur élan.

Au bout d’un moment, un policier entra, et leur demanda de laisser Mouloud, seul dans sa chambre, car un inspecteur allait venir l’interroger, à nouveau.

Ils rentrèrent, rassurés sur l’état de Mouloud.

Tandis que Farida préparait le dîner, Omar et Mohammed discutaient toujours ensemble. Il fallait préparer les obsèques de Rachid et organiser cette grande manifestation dans la cité. Déjà, de nombreux copains de Rachid avaient été mis au courant de sa mort. Certains voisins étaient venus frapper à leur porte, mais ils n’avaient pas encore répondu à leur sollicitation.

Le dîner se passa calmement et tristement. Aucun d’eux n’avait d’appétit. Le calme était revenu dans la famille. L’ombre de Rachid planait autour d’eux.

Demain, elle préviendrait l’imam de la mort de Rachid afin de voir avec lui les préparatifs de la cérémonie religieuse tandis qu’Omar irait aux pompes funèbres. Quant à Mohammed, il irait en classe et se chargerait de tenir au courant ton professeur principal des évènements et de leur projet. Farida prenait volontairement les choses en main pour tenter de maîtriser la situation.

Après le dîner, ils allèrent se coucher, éreintés, vidés, mais soudés dans leur malheur.

La journée avait été épuisante nerveusement. Il leur fallait reprendre des forces car les prochaines journées seraient rudes.

Chapitre 2

Le lendemain matin, ils se réveillèrent avec « la gueule de bois ». Chacun se pinçait pour vérifier qu’il n’avait pas fait un cauchemar.

Omar téléphona à son employeur pour lui dire qu’il ne viendrait pas travailler. Il expliqua les raisons de son absence mais les rumeurs avaient déjà circulé sur le sujet. Mohammed n’avait pas le cœur à aller à l’école, ce matin, comme les prochains matins d’ailleurs. Sa vie venait d’être bouleversée. Il n’y pouvait rien, tout comme ses parents. Il ne pensait même plus aux commentaires et à la proposition de son professeur principal. Tout cela n’avait plus aucune importance, comparé à la mort de son frère. Il fallait débusquer et punir les responsables de la mort de Rachid. Il devait ameuter tous ses amis, les voisins, et tous ceux qui en avaient assez d’être les victimes des contrôles permanents, musclés et sans discernement, de la police. Son père se devait d’être le moteur de ce mouvement.

Après son petit déjeuner, Farida téléphona au professeur principal de Mohammed.

Elle lui relata les évènements tragiques qui s’étaient passés et lui demanda de suivre plus particulièrement son fils pendant cette période difficile et d’être indulgent envers lui, ce qu’il accepta de bon cœur tout de suite après lui avoir transmis ses condoléances.

Mohammed était, en effet, déstabilisé et, naturellement, peu enclin à travailler, ce qui devrait être jugé normal par son professeur. Il allait tout faire pour que cet état de fait soit passager et ne nuise pas à ses résultats scolaires.

Mohammed se rendit quand même à l’école mais en traînant les pieds. Il allait revoir ses professeurs qui lui manifesteraient leur sympathie, une sympathie réelle mais qui ne le touchait pas sur le moment. Ils seraient peut-être surpris que son frère eût pu être un voleur. Par contre, il en était certain, tous ses copains de l’école le considèreraient comme un héros d’avoir eu un frère « tué » par la police. Il fallait qu’il en profite pour les mobiliser et organiser cette grande manifestation à laquelle il rêvait.

Il fut accueilli par son professeur principal qui lui présenta ses condoléances et le prit tout de suite en main pour tenter de lui remonter le moral.

Ce signe de sympathie de la part de son professeur lui était maintenant agréable et lui réchauffait le cœur.

— Pourquoi, la police est-elle si dure avec nous, lui demanda-t-il ?
— Non, Mohammed, tu n’as pas le droit de généraliser le comportement de quelques individus, indignes de leur métier. Tous les flics ne sont pas comme ça, je te l’assure.
— Oui, mais s’il n’y avait pas tous ces contrôles, cette haine et ce mépris à notre égard, cela ne serait jamais arrivé !

Son professeur ne voulait pas aller plus loin car cette conversation, dans l’état dans lequel était Mohammed, risquait de tourner au vinaigre. Mohammed avait la haine et son analyse était orientée par un désir de vengeance. Il fallait lui laisser du temps pour effacer les séquelles de cette mort et le rendre à la raison.

Il le raccompagna jusqu’à la porte de sa salle de classe et le laissa entrer seul. Dès qu’il ouvrit la porte, tous les élèves se levèrent et se précipitèrent vers lui pour le saluer et lui dire qu’ils étaient avec lui, dans cette épreuve. Le professeur de français ne fit rien pour que les élèves reviennent à leur place. Il sentait qu’il y avait de l’électricité dans l’air et qu’il ne fallait pas provoquer une étincelle. Après dix bonnes minutes, chacun revint à sa place, et le cours reprit normalement.

La sonnerie retentit et tous les élèves sortirent en criant et hurlant des slogans hostiles à la police. Bientôt, ce fut toute l’école qui s’embrasa sans que rien ne puisse arrêter ce mouvement.

Au-dehors, les deux policiers, en civil, qui avaient été postés là, par le commissaire, pour surveiller tout mouvement suspect qui pourrait se transformer en émeute, étaient sur leur garde. Tout devait être fait pour prévenir tout ce qui pourrait embraser la ville. Les consignes étaient claires. Il fallait étouffer dans l’œuf tout mouvement en cours de préparation.

Les cris et le désordre qui venaient de l’école alertèrent aussitôt les deux fonctionnaires postés, qui s’empressèrent de prévenir le commissaire de la tournure des évènements et attendre ses ordres.

Le commissaire écouta attentivement ce qu’ils lui racontaient. Il décida de téléphoner à Farida pour connaître son attitude face à des mouvements possibles. Dans son esprit, elle était sa meilleure alliée. Il fallait qu’il la convainque de calmer son fils et son mari, et le plus vite possible.

Comment allait-il s’y prendre ? La partie était délicate. Farida venait de perdre un de ses fils dans des circonstances suspectes pouvant incriminer un comportement répréhensible de la police. Il était sûr que Mohammed et Omar se laisseraient porter par tout mouvement à venir s’ils n’en étaient pas, eux-mêmes, les instigateurs. Et ce mouvement, à n’en pas douter, était en marche.

Cela se passait à chaque fois qu’il y avait un drame avec mort d’homme, même si la police n’y était pour rien.

Mais le commissaire se demandait comment faire entendre raison à des gens qui réagissaient au quart de tour dans ces circonstances, trop contents d’aller casser du flic et se révolter contre un pays qui avait mal géré leur intégration.

Le commissaire entama la conversation en lui demandant des nouvelles de Mohammed afin de savoir comment s’était passée leur première nuit après le drame.

Il lui donna des nouvelles de la santé de Mouloud et lui promit qu’il essaierait de faire tout son possible pour qu’il ne soit pas poursuivi pour complicité de vol, et qu’il ne soit pas maintenu en garde à vue à l’hôpital.

Mais cela ne pourrait être envisageable qu’à partir du moment où il n’y aurait pas de mouvements de rue qui mettraient immanquablement en péril l’action qu’il comptait mener.

Elle comprit parfaitement bien où le commissaire voulait en venir. Il comptait impérativement sur elle pour apaiser son mari et son fils. De son attitude vis-à-vis de leurs voisins et amis dépendrait la suite des évènements. Il ne demandait qu’à s’en persuader.

Lorsque Farida raccrocha, elle réfléchit à la manière dont elle allait s’y prendre pour éviter tout débordement qui pourrait avoir une incidence sur le sort de Mouloud. Voilà quelle était la mission qu’elle devait mener. Bien sûr, cela n’allait pas être facile, car Mohammed et Omar voulaient en découdre, quelles qu’en soient les conséquences. Ah, les hommes ! Heureusement que les femmes réfléchissent avant d’agir, se dit-elle pour se rassurer.

Pendant ce temps, Mohammed était porté par ce mouvement de foule qui se dessinait à l’intérieur de l’école et qui ne manquerait pas de s’étendre à toute la cité.

C’était son espoir. Il allait s’y employer.

Omar était allé aux pompes funèbres. Il fut surpris de la réaction de l’employé, déjà au courant de la mort tragique de son fils. Il avait eu un comportement hostile à son égard et lui parla sèchement de l’organisation des obsèques et de leur coût. La somme annoncée lui sembla énorme. Il se demanda comment ils allaient faire pour la payer. Ils avaient déjà des crédits qui couraient sur la voiture et sur quelques meubles achetés récemment et n’étaient pas en fonds en ce moment.

Pendant ce temps, Mohammed se demandait comment contrôler le mouvement qui se dessinait. L’organisation devait être irréprochable pour assurer le plus grand retentissement.

Il quitta l’école très tôt, et alla voir l’imam à la mosquée. Par chance, il était là. Ce dernier lui dit qu’il attendait sa mère qui avait pris un rendez-vous. Ils avaient un peu de temps devant eux avant son arrivée.

Ils discutèrent longtemps ensemble. L’imam prenait du plaisir à discuter avec lui.

C’était étonnant qu’un gamin de cet âge puisse avoir autant de pouvoir d’attraction sur les autres. La discussion commença sur l’hypothèse que l’accident de Rachid avait dû être provoqué intentionnellement par la police, sinon pourquoi le commissaire aurait-il été si prévenant avec eux ? Mohammed insinua ainsi le doute dans l’esprit de l’imam. C’est vrai que cette explication était plausible. Il fallait en voir le cœur net. Mais comment s’y prendre ? L’imam lui demanda de ne rien faire pour le moment, de ne pas bouger avant d’en savoir un peu plus.

Mohammed le mit alors dans la confidence. S’il s’avérait que cette hypothèse était exacte, Il organiserait, avec les chefs de bandes de la cité, une grande manifestation pour marquer le coup afin que les coupables soient démasqués et punis.

La police avait aussi une police des polices. Eh bien, il fallait l’aider à trouver la vérité et que celle-ci éclate au grand jour, même si cela n’ôtait pas la culpabilité de Rachid pour le vol du scooter.

Mohammed eut une idée. On devait savoir à qui appartenait le scooter volé par Rachid. Là, résidait peut être la clé de l’énigme. En imaginant que le scooter ait appartenu à l’un des policiers, ou à un proche de l’un des policiers, qui l’avait laissé garé sans précaution ni antivol, on tenait une explication. Le policier en question aurait provoqué l’accident pour en finir avec un petit salaud de voleur.

L’imam, au début dubitatif, lui promit de vérifier ce point, le plus vite possible, en espérant avoir des nouvelles, dès le lendemain.

La tâche que s’était fixée Mohammed étant terminée, il prit congé de l’imam avant l’arrivée de sa mère.

La visite à l’Imam de Farida s’était passée un peu bizarrement. L’imam lui avait demandé avant toute chose des explications sur les circonstances de l’accident. Elle ne put que répéter ce que le commissaire lui avait raconté et les brefs détails que lui avait indiqués Mouloud.

Il lui expliqua comment les obsèques religieuses seraient organisées. Elle lui fit part de sa volonté d’éviter qu’il y ait des manifestations de soutien à sa famille, pour ne pas porter préjudice à Mouloud. Mais il lui dit qu’il serait important pour la suite de connaître plus précisément les circonstances du drame.

L’imam lui rappela que le vol était puni dans le coran mais que la police portait peut-être une responsabilité dans cet accident. Il fallait s’en assurer. Cela pouvait expliquer les propos du commissaire de police qui voulait éviter toute détérioration de la situation qui amènerait à la mise en place d’une enquête par la police des polices dont les conséquences pourraient être dévastatrices.

Il fallait donc connaître tous les détails de l’accident qui avait coûté la vie à Rachid. Il allait s’en occuper. Il demanda des nouvelles d’Omar mais pas de Mohammed. C’est cela qui lui sembla bizarre, car il aimait bien Mohammed et normalement aurait dû lui demander de ses nouvelles. Elle partit en le remerciant mais avec une petite idée derrière la tête.

Sur le chemin du retour, Mohammed rencontra une des bandes de la cité. Son chef, Djamel, l’apostropha pour lui demander s’il avait besoin d’eux. Ils étaient prêts à se mobiliser pour une manifestation de soutien et tout casser.

— Je suis sûr que ce sont les flics qui sont responsables de la mort de ton frère. Il faut faire quelque chose de grand pour qu’on soit écoutés et que ces salauds soient punis.
— Ouais, je pense que t’as raison mais je veux le vérifier avant de faire quoi que ce soit.
— Ah bon, comment tu vas t’y prendre, p’tit frère ?
— J’ai mon idée là-dessus. J’te le dirai dès que j’aurai des nouvelles.

Mohammed était content. Il sentait qu’il lui serait facile d’obtenir le soutien de tous. C’était vraiment dingue. Maintenant, il lui restait à convaincre sa mère du bon droit de sa quête de la vérité. Il était convaincu qu’il n’y aurait aucun effet sur le sort de Mouloud qui serait de toute façon mis en examen et certainement condamné pour complicité de vol. Il fallait qu’elle en soit, aussi, convaincue.

Quand il fut chez lui, il n’avait plus aucune envie de travailler ni de faire ses devoirs. De toute façon, ses pensées étaient ailleurs. Ce qui comptait, c’était la vérité sur la mort de Rachid.

Lorsque Omar rentra, il était impatient de savoir comment s’était passée la journée de Mohammed. Ce dernier ne lui dit rien au sujet de sa visite chez l’imam. Il aurait bien le temps d’en parler plus tard.

Il lui raconta donc sa journée à l’école et la réaction des élèves et de son professeur principal. Il lui fit part de ses soupçons, et sur la façon de prouver la responsabilité de la police. C’était plus qu’il n’en fallait pour qu’il ne tienne plus en place et s’autoconvainque de la justesse de cette hypothèse. Il n’y avait pas de doute, c’était ça la vérité, et rien d’autre. Ils n’avaient qu’à bien se tenir ces salauds de policiers et ce commissaire trop gentil pour être honnête.

Il faut le dire à tout le monde, se répétait-il. Tout cela était une injustice terrible. Mais Mohammed le calmait. Il lui dit d’attendre un peu et qu’il en saurait certainement plus, le lendemain.

Tout cela devait rester secret pour ne pas mettre en péril la suite des évènements. Farida devait rester en dehors de tout ça.

Ils l’attendirent donc et préparèrent le dîner. La discussion allait bon train entre eux. La tristesse avait laissé la place à l’excitation et à l’évocation des évènements à venir.

Lorsque Farida revint, vers 20 heures, la table était mise et le repas préparé. Elle fut surprise de voir que ses hommes participaient sans rien dire aux tâches de la maison. C’était nouveau.

Elle les regarda attentivement et sentit qu’il se passait quelque chose. Omar était nerveux, et Mohammed, un peu en retrait. Que complotaient-ils, ces deux-là ?

— Je viens d’aller voir notre imam, il m’a parlé de l’organisation des obsèques qui doivent avoir lieu le plus vite possible, dès que la police l’autorisera. Il faut, j’imagine, aller au cimetière, dès demain, pour savoir où Rachid sera enterré. Je m’en occuperai. Et vous deux, qu’avez-vous fait ?

Tout en racontant sa journée, Mohammed essayait de la tester sur sa façon d’envisager la suite des évènements. Elle n’était pas dupe et se doutait bien qu’Omar et Mohammed avaient une idée bien ancrée derrière la tête.

Elle leur dit que la priorité était l’organisation des obsèques religieuses. Ensuite, il fallait tout faire pour que Mouloud évite la prison, c’est-à-dire éviter un débordement incontrôlé de la situation si un cortège se formait.

Sa consigne était donc d’éviter tout mouvement de foule inconsidéré. Elle espérait qu’ils avaient la même analyse de la situation qu’elle, sinon ils devraient s’en expliquer calmement.

Quant à Mohammed, il devait retourner à l’école voir son professeur principal, et lui dire qu’ils étaient d’accord pour qu’il suive des cours supplémentaires le soir.

Ils devaient aussi se rendre à l’hôpital pour voir Mouloud.

Elle appellerait le commissaire de police pour savoir quand Mouloud pourrait rentrer chez lui, en attendant sa comparution au tribunal, si c’est cela qui l’attendait.

Elle voulait les pousser dans leur retranchement, en redoutant que Mohammed et Omar avec la complicité de l’imam se lancent dans une manœuvre qui se retournerait contre son fils Mouloud.

— Mohammed, comment s’est passée ta journée à l’école ? lui demanda-t-elle.

Mohammed lui raconta sa journée en omettant de mentionner sa visite à l’imam puis il se leva de table pour aller se coucher car il se sentait très fatigué. En fait, il voulait éviter de trop parler avec elle, car elle pourrait réussir à atténuer sa volonté d’aller jusqu’au bout de sa résolution. Il comptait sur son père, sur l’imam, et sur toute la cité.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, il décida d’aller revoir l’imam à la mosquée. Aurait-il la réponse ou faudrait-il encore attendre ? Il n’en pouvait plus. Il se sentait un autre homme, celui qui rendrait son honneur à sa famille et à son frère.

Il attendit une bonne demi-heure devant la porte du bureau de l’imam avant qu’il n’apparaisse et lui dise de rentrer. Mohammed scruta son visage pour tenter de deviner ce qu’il attendait : la confirmation de ses soupçons.

L’imam lui dit qu’il avait les renseignements sur le propriétaire du scooter. En fait, il appartenait bien au frère de l’un des policiers qui avaient pris en chasse Rachid. Bien entendu, essayer de savoir ce qui s’était passé lors de la poursuite tenait du miracle. Mais déjà, ils tenaient une piste sérieuse qui pouvait mener jusqu’à une bavure inexcusable de la police. Une bavure qui avait entraîné la mort de son frère.

Mais comment aller plus loin dans cette recherche ? C’était la question que se posait l’imam.

Pour Mohammed, il n’était pas nécessaire d’aller plus loin. Ils avaient une preuve suffisante pouvant impliquer la police dans la mort de Rachid. Il sortit en courant du bureau tandis que l’imam tentait de le rattraper et de le retenir. Mais c’était déjà trop tard. Il était dans la rue et hors de portée.

Maintenant, la riposte devait se préparer vite. Il courut à l’école et arriva avec une heure de retard mais personne ne lui dit rien. Pendant le cours, il se tournait vers tous les autres élèves et leur faisait comprendre qu’il voulait les voir à la récréation. Les murmures se faisaient de plus en plus insistants dans la salle. L’atmosphère devenait électrique. Le professeur d’histoire s’en rendit compte et demanda ce qui se passait. La seule réponse fut un brouhaha. La fin du cours sonna et tous les élèves sortirent en hurlant des invectives contre la police.

En fait, Mohammed avait fait passer un mot dans toute la classe pour dire qu’il avait la preuve que son frère avait bien été « poussé » à l’accident par la police.

Une fois dans la cour de l’école, les élèves de la classe de Mohammed tentèrent d’enrôler les autres élèves qui arrivaient et qui se demandaient ce qui se passait. Bientôt, ce fut bientôt toute l’école qui était en effervescence.

Les professeurs se réunirent dans le bureau du directeur, un homme sans grand caractère. Il redoutait tout acte de rébellion à l’intérieur de l’école. Il était incapable de réagir avec courage et détermination face à des fauteurs de trouble.

Le directeur de l’école téléphona au commissaire de police pour lui relater les derniers évènements et lui faire part de son inquiétude quant à la suite.

Cela lui rappelait ce qui s’était passé, il y a deux ans. Il y avait eu des émeutes avec plus de cent voitures brûlées et des dizaines de blessés parmi les pompiers et les policiers, après la mort, dans à peu près les mêmes circonstances que celle de Rachid Larbi, d’un jeune voleur de voiture.

Il lui demanda ce qu’il comptait faire pour protéger son école et les professeurs tout en l’assurant de sa collaboration pour le tenir au courant de la suite des évènements dans l’enceinte de l’école. Le commissaire le rassura sur ce sujet.