La vie ne m’apprend rien - Pierre Fons - E-Book

La vie ne m’apprend rien E-Book

Pierre Fons

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Beschreibung

La vie ne m’apprend rien dévoile le parcours de Vincent, un jeune homme audacieux, à la fois loyal en amour et en amitié. Au fil du temps, il sera confronté aux vicissitudes de la vie, oscillant entre des moments de bonheur intense et les blessures les plus profondes. Saura-t-il puiser en lui la force nécessaire pour échapper à la dépression et à une spirale infernale ?


À PROPOS DE L'AUTEUR 


En mettant en scène la vie de son personnage principal, Pierre Fons cherche à transmettre un message fort sur l’importance de la résilience, en soulignant la nécessité de se relever après chaque épreuve et de discerner la lueur d’espoir qui éclaire le bout du tunnel.

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Seitenzahl: 206

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pierre Fons

La vie ne m’apprend rien

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pierre Fons

ISBN : 979-10-377-9839-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie.

André Malraux

I

L’ennui avec la blatte, c’est qu’elle ne meurt jamais ! Sitôt écrasée et dégageant cette odeur âcre de soufre et de bois moisi, elle se réincarne et repart avec ses copines, à l’assaut du territoire qu’elles ont décidé d’envahir. Elles avaient élu domicile dans le cagibi, sous le grand escalier du salon qui grimpe à l’étage. Chez moi, dans mon placard, ma cachette. Enfin, je devrais plutôt dire ma cellule, vu le nombre de fois où Éliane, ma mère, m’y avait enfermé, mettant provisoirement fin à l’avalanche de baffes, coups de pied et autres douceurs symptomatiques administrées par Gérard. Gérard, ce n’était pas mon père, c’était Gérard ! Une masse de quatre-vingt-dix kilos, pas de cou, la musculature de Monsieur Propre et la tronche qui va avec. Ajoutez-y le QI d’une méduse et l’élocution d’un dogue allemand, vous cernez tout de suite le personnage ! Son ultime exploit consistait à s’être fait virer de l’armée pour incommunicabilité… « La grande muette n’a rien à foutre de grands muets ! » C’est ce qu’en avait dit Albert notre voisin, qui était aussi le père de Félix, mon unique pote. Ma mère, elle, ne disait rien. Elle se levait le matin une demi-heure avant moi pour me préparer mon petit-déj, jetait un œil sur mes devoirs et mon carnet de liaison, puis elle essayait de me recoiffer, vérifiait que j’avais bien mon ticket de cantine, m’embrassait sur le front et repartait aux plumes finir sa nuit comme elle disait. En fin d’après-midi, elle rejoignait ses amies de la brigade des plumeaux et des aspirateurs dans les grandes tours de glaces aux innombrables bureaux, couloirs et cabines d’ascenseurs, qu’il fallait astiquer jusque tard dans la nuit.

Ce n’était pas une violente Éliane, elle élevait rarement la voix. Quand elle était contrariée, elle le disait, tout simplement d’une voix calme et monocorde. Mais elle n’était pas faible, loin de là ! Elle tenait tête à Gérard, à ses coups de gueule, ses certitudes et son poing levé à la moindre occasion. La seule fois que je l’ai vraiment entendue crier, j’avais douze ans. C’était un dimanche vers midi. Alors que mon père s’attardait probablement en ville comme toujours, accroché au zinc du PMU, en attente entre deux Suze citron, de la dernière minute du Prix de Diane ; elle était descendue à la cave, en quête d’une bouteille de Bourgogne ou de Madiran pour accompagner le gigot aux patates douces qui finissait de dorer dans le four de la cuisinière. En appuyant sur l’interrupteur en émail, elle aperçut d’abord deux longues jambes raides qui semblaient flotter à cinquante centimètres du sol, et au bout desquelles pendaient des boots en vachette noire, qu’elle se refusait dans l’instant de reconnaître. Jamais je ne pourrai effacer de ma mémoire ce hurlement atroce qui s’échappa des entrailles de ma mère. La dernière fois que j’ai tenu mon père dans mes bras, c’était pour le décrocher de cette maudite corde qu’il avait choisie pour faire table rase de toutes ses peines, ses dettes et ce mal de vivre qu’il ne montrait jamais. Il faut se méfier des proches qui disent vous aimer. Ils peuvent, le matin, vous frictionner la tête en signe d’affection, pendant que vous sirotez votre chocolat chaud, et vous faire plonger, le soir même, au fond d’un vide abyssal, duquel vous ne remontez jamais.

Félix m’attendait près de l’abribus, il avait la tête des mauvais jours. Dès que je suis arrivé à sa hauteur, il a froncé les sourcils et m’a lâché :

— Estelle, c’est qu’une salope ! elle m’a posé un lapin hier soir, elle m’a pris pour un blaireau. Deux heures dans le parc à me geler les burnes. Quelle petite pute !

— Elle a peut-être eu un empêchement.

— Tu parles ! je l’ai vue passer sur la mob à Rémi. Elle a tourné la tête pour ne pas me voir. Je suis sûr qu’il l’a fourrée, ce boutonneux !

— Non, elle baise pas, Estelle, c’est pas son truc !

— Et comment tu sais ça, toi, t’as déjà essayé ?

— Je le sais, c’est tout !

Félix avait l’air dubitatif, il baissa les yeux, regarda arriver le bus qui allait nous embarquer vers le collège St-Exupéry, se retourna vers moi, haussa ses petites épaules d’agneau et s’engouffra dans l’autocar, sans oublier au passage d’écraser les petits sixièmes qui avaient déjà du mal à grimper la première marche. Il n’était pas méchant, Félix, un peu aigri peut-être. À quinze ans passés, il ne connaissait toujours pas cette sensation délicieusement merveilleuse que l’on éprouve à glisser le plus chanceux de ses doigts, le majeur bien sûr, dans l’écrin humide et tiède de l’intimité duveteuse de sa petite copine. Et ça, Félix, ça le tracassait, ça l’obsédait au point de s’adonner parfois à des expériences plus que douteuses. Comme celle qu’il accomplit l’été dernier, alors qu’il passait quelques jours de vacances chez sa grand-mère en Auvergne. Il avait décidé de s’entraîner sur une jeune poule. Expérience désastreuse, il s’en était tiré avec quelques méchants coups de bec et des griffures plein la poire. Pauvre gallinacé, c’était bien la première fois qu’on lui faisait le coup du rendez-vous chez le proctologue ! Quel con, ce Félix ! Mais c’est mon copain, l’unique, le vrai. En fait, depuis le CP, nous sommes les seuls à St-Ex à avoir redoublé deux classes, à chaque fois les mêmes. Si c’est pas de la fidélité ça…

Depuis le début, 1981 était une année un peu bizarre. En politique d’abord ! Moi je n’y connaissais rien, mais il sembla à tout le monde qu’une immense vague rose avait submergé le pays. Le soir du dix mai, ma mère avait regardé la télé en pleurant, puis les voisins étaient venus avec du champagne pour pleurer avec elle. Gérard, lui, il n’avait pas moufté. Personne n’avait vraiment envie de connaître son opinion ; mais moi, il me semblait bien l’avoir entendu marmonner entre ses dents : « Putain, c’est la merde ! » tandis que la tronche du nouveau taulier de l’Élysée s’affirmait sur l’écran du Pathé-Marconi. J’ai demandé à Albert pourquoi les gens défilaient tous avec une rose à la main, il m’a répondu que la fleur, c’était pour François, mais que les épines, elles, seraient bien assez tôt pour nos gueules ! Éliane a fait les gros yeux, puis elle a éclaté de rire en se resservant une coupe de champagne. Qu’est-ce qu’elle était belle, ma mère, quand elle avait l’air heureuse ! Trois jours plus tard, c’est encore la télévision qui la fit pleurer. Cette fois, le flux lacrymal était plus dense et plus chaud. Place Saint-Pierre, on avait osé tirer sur le pape ! Dégommer le Saint-Père comme une vulgaire pipe d’argile à la Foire du Trône ! un illuminé turc avait mis, en quelques secondes, le monde de la chrétienté à genoux. Il est vrai que pour eux, s’accroupir n’était pas vraiment un challenge, mais des millions de fidèles, au même instant, et dans tous les coins de la planète, ça c’était fort ! Ce n’était pas une bonne année pour les papes, celui du reggae venait lui aussi de s’envoler pour suivre ses volutes de fumée étranges et parfumées, qui avaient donné cet éclat si particulier à sa musique et à son sourire. La « fumette », moi, ce n’était pas vraiment mon truc, ça me rendait triste et acariâtre. La seule fois que j’ai participé à la tournée d’un pétard, dans la cave de Félix, j’ai failli tout casser. J’en voulais à tout le monde. Un mauvais trip qu’ils appellent ça, eux ! ils s’étaient mis à cinq pour me calmer. Je frappais dans tous les sens, filles ou garçons sans distinction. Plus tard, je m’étais retrouvé seul sur un banc à pleurer sur mes pompes, un vrai con ! Cette fois-là, j’aurais pu perdre mon ami, le seul que j’avais.

Lorsque je rentrai à la maison ce soir-là, j’étais plutôt content. J’avais pas mal assuré au contrôle de géo, surfé sur les maths et Alice m’avait jeté un regard de miel dans la cour qui valait dix fois plus qu’une invitation à la découverte de nos corps respectifs. Enfin, la vie était belle quoi ! mais quelque chose me disait que cela n’allait pas durer. D’abord, je remarquai qu’Éliane n’était pas partie travailler. Elle était là, dans sa cuisine, en train d’écraser des pommes de terre, tandis qu’une spirale de boudin noir grillait lentement dans une poêle. Ça sentait rudement bon, et je le lui dis. Elle ne se retourna pas et me lança simplement :

— Gérard t’attend dans ta chambre.

— Pourquoi, elle est rangée ma chambre, que je lui réponds !

— Je sais, vas-y, dépêche-toi ! il est déjà assez furax comme ça.

— Putain ! mais qu’est-ce que j’ai encore fait pour déplaire à monsieur ?

Je longeai le couloir et me retrouvai devant « Raging bull », aussi tendu qu’un puceau à son premier rendez-vous. Il avait ses mains cachées derrière son dos. Comme je savais, par expérience, que c’était de là que partaient en général les premières salves, je gardai mes distances. « Chat échaudé craint l’eau froide ! » Il avait la veine du cou qui avait doublé de volume. En général, c’était un signe qui indiquait que je devrais certainement passer la nuit en compagnie de mes amies les blattes. Jusque-là, rien de méchant, mais ce fut l’état de ma piaule qui m’inquiéta le plus. Il avait tout renversé, le matelas, le bureau, la penderie et l’armoire qui, de ce fait, n’était plus bancale. Tout gisait au sol, fringues, bouquins, copies et même le disque de Lennon que je croyais disparu à jamais, tout comme lui d’ailleurs. Du coup, ça me fit presque plaisir de le revoir. Ah ! Gérard comme déménageur, il ne faisait pas très soigné, mais dans les douanes, il aurait fait un malheur ! D’un coup, ses yeux devinrent jaunes et il se mit à aboyer :

— Tu la planques où alors ? hein dis, où ça ? qu’il gueule à s’en décrocher sa mâchoire de doberman.

— Planquer quoi ? que je lui réponds, hein, de la thune ? Tu ne crois tout de même pas qu’avec les vingt balles que tu me files par semaine j’ai la tête à faire des économies !

— Te fous pas de ma gueule ! tu sais de quoi je parle, ta dope, ton herbe, ton shit quoi !

— Mon quoi ? Mais tu débloques là ! qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Je sentis une vague tiède envahir mes pommettes, je devais avoir les yeux d’une chouette qui venait de localiser sa proie. Je n’imaginais même pas la tronche que j’affichais à cet instant précis, mais elle ne devait pas être loin de celle de Livingstone, lorsqu’au détour d’un bosquet, par une après-midi africaine, il s’était retrouvé nez à nez face aux chutes du Zambèze. Ma stupéfaction était telle que j’en oubliai la distance de sécurité que je m’étais fixée au départ et ce ne fut pas comme un cadeau du ciel que je reçus une demi-livre de phalanges sur mon tarin, déjà pas mal sollicité ces derniers temps. Gérard avait enclenché la machine à ecchymoses et même si, par quelques esquives inopinées, je parvins à éviter certains coups vicieux, ceux qui arrivèrent finalement à destination réduisirent considérablement ma vigilance. J’espérai au fond de moi l’intervention des Casques bleus, mais ma mère restait hermétique à mes appels et au raffut que l’on devait entendre au moins du fond de la rue. Soudain, l’orage se calma. Malgré ses cent cinquante pompes par jour et son jogging dominical, mon bourreau eut du mal à reprendre son souffle. Je pensai : « Merci, Kronenbourg ! » Je sentis sa respiration saccadée près de mon oreille. Putain ! Ce n’était pas humain une haleine pareille ! Il avait dû remplacer sa pâte dentifrice par du maroilles. C’était incommodant, mais je m’abstins de lui en faire la remarque. Et comme dans une garde à vue, l’interrogatoire reprit de plus belle :

— Robert t’a vu sur le banc l’autre soir, raide défoncé ! et Robert, c’est mon pote et en plus c’est un flic, les junkies, il les repère à dix bornes, c’est son job. Alors, tu vas cracher le morceau, fils de p…

Il se retint, car on entendait tout de la cuisine.

— Cracher quoi ! que je lui répondis. Il n’y a rien ici, nada, tu peux tout casser !

À part mes canines, je ne vois pas ce que j’aurais pu lâcher sur la moquette. Après tout, s’il voulait de l’herbe, il n’avait qu’à se mettre à quatre pattes sur le gazon et brouter comme tous ces cons de bovidés, dont il faisait partie. Je me relevai et commençai à éponger mon pif qui se prenait désormais pour le Manneken-Pis. Sur ce, Éliane entra dans la chambre. Elle mit les mains sur la tête en contemplant le désastre. Elle me regarda, baissa les yeux, me prit par l’épaule, puis se retourna vers Gérard, et toujours d’une voix calme et posée, elle lui dit :

— Je ne veux plus que tu lèves la main sur mon fils, tu n’es pas son père et c’est moi qui dois lui montrer ce qui est bien ou mal. Si je t’ai accepté chez moi, c’est pour qu’il ressente une présence forte, masculine, un père de substitution pas un bourreau redresseur de torts ! J’ai honte de t’avoir laissé faire, tu n’es qu’une brute sans cœur ! un inconscient. Sors d’ici et vite !

— Mais qu’est-ce que tu crois, que tu vas en faire un homme avec des câlins et des tartines de Nutella ? S’il commence à fumer de l’herbe, il ne tardera pas à te voler, te racketter et même te frapper. C’est dans la logique des choses, ils le font tous, ça !

— Pense ce que tu veux, mais n’oublie pas ce que je t’ai dit, si tu frappes encore une seule fois Vincent, je te jure que je te fais la peau !

J’avais du mal à croire que c’était ma mère qui venait de prononcer ces mots. Elle retourna tranquillement vers sa cuisine, dressa la table, puis se servit un verre de rosé qu’elle descendit cul sec. Gérard, lui, comme à chaque fois qu’il s’engueulait avec ma mère, avait pris son blouson pour aller voir ailleurs, s’il lui restait quelques amis. Il se soûlerait la gueule, coucherait chez sa pute, la serveuse du Rock & Blues, et rentrerait dans deux ou trois jours aussi raide qu’un sans-papiers. C’était vraiment un bâtard, ce mec !

II

Aujourd’hui, avec la classe de quatrième techno, on avait piscine. Félix faisait un peu la tronche à chaque fois qu’il devait se foutre en maillot de bain. Il fallait bien dire qu’il n’avait pas un corps d’éphèbe, mon Félix. Rien qu’en le croisant dans la vapeur des douches, on pensait plus à un hippocampe qui aurait perdu sa mère qu’à un gorille dans la brume ! Mais quand j’étais avec lui, il reprenait vite confiance, personne ne venait nous emmerder. Moi, des muscles, j’en avais pour deux, et de la gueule aussi ! L’an dernier, lors d’une sortie nautique du même style, j’avais envoyé aux urgences un troisième de St-Ex qui essayait de taxer la montre étanche de Félix. Trois points de suture et une luxation du coude, juste pour lui apprendre à demander l’heure poliment ! Bon, j’avais failli le rejoindre quand j’avais croisé les battoirs de Gérard en rentrant. Ce qui me sauva, ce fut la présence de l’agent de police qui m’avait ramené chez moi. Je devrais toujours rentrer entouré de deux condés le soir, ça permettrait à certaines plaies d’avoir le temps de cicatriser. Mais pour l’instant, je ne me plaignais pas, avec sa menace, Éliane avait calmé l’aliéné de service, et de ce fait, les soirées étaient plus paisibles à la maison.

Après quelques exercices imposés, le prof de sport nous lâcha un peu les tongs pour aller rouler des pectoraux devant les pubères de troisième A, ce fut à ce moment-là que j’aperçus Estelle qui me matait depuis l’entrée des vestiaires. On s’était quelquefois léché le museau elle et moi, et même si elle ne couchait pas, elle voulait bien jouer à « devine qui se cache dans ma culotte Petit Bateau ! » à condition de faire cela dans le noir total. Les cours de sciences naturelles étaient bien plus profitables et intéressants quand on les organisait nous-mêmes ! J’eus soudainement une idée géniale qui me traversa l’esprit. Je l’exposai discrètement à Félix qui me jeta un regard ahuri, comme si je lui annonçais qu’il venait d’être sélectionné pour le concours de Monsieur Univers. Dix minutes plus tard, je retrouvai Estelle dans le local technique de la piscine au sous-sol. Elle me prit la main et je la guidai vers le fond de la pièce où la pénombre était plus dense. Après la valse des patins, j’entrepris plus en profondeur mes recherches anatomiques sur le corps ferme et tremblant de la belle Estelle. Deux petits seins durs s’offrirent à mes lèvres, pendant que mes doigts se perdaient dans l’étau humide et tiède d’une douce pilosité. Félix était tout proche, j’entendis sa respiration retenue et sa main attrapa mon bras dans l’obscurité, afin que je le guide vers l’entrée idyllique d’un paradis sensuel. Pour faire diversion, je collai mes lèvres sur celles d’Estelle, en espérant égaler en temps, le record du patin du siècle. Sa respiration s’accéléra et des petits gémissements de plaisir s’échappèrent de sa poitrine en feu, quand soudain elle poussa un énorme cri, en s’apercevant que mes deux mains moites entouraient son visage, alors que des doigts experts fouillaient toujours aussi agréablement son intimité. D’un coup ! Elle me repoussa énergiquement, envoya violemment son pied que Félix eut l’amabilité d’amortir avec son tarin. Il se mit, lui aussi, à hurler comme un agneau que l’on va occire pour la Pâque. C’était la cata ! La lumière revint, Estelle releva son maillot de bain et nous lança un regard embué de haine. Sur ce, elle remonta en courant vers les bassins.

On avait l’air de deux babouins perdus dans l’enclos des tigres. Si elle parlait, on était bons pour le conseil de discipline, voire l’exclusion définitive. On n’osait même pas penser à une plainte posée au commissariat. On se regardait comme deux cons. Je m’attendis à voir débouler le prof suivi de toute la classe de pucelles prêtes à nous lapider sur place. Rien ! On s’en tirait plutôt bien. Félix était en train de se vider par les naseaux, je décidai de l’emmener à l’infirmerie. On en sortit quinze minutes plus tard, moi aussi blanc qu’un bébé phoque à cause des odeurs d’éther, et Félix avec cent grammes de coton dans chaque narine ; résultat, une vraie tête de veau Chantilly !

Dans le bus du retour, Estelle m’adressa des regards empoisonnés qu’elle se força à adoucir très ostensiblement, et accompagna même d’un sourire, lorsqu’ils s’adressèrent à mon copain d’infortune. Je n’en crus pas mes pupilles ! C’était désormais Félix qui ramassait le ticket pour les éventuels prochains tours. Mais qu’est-ce qu’il lui avait fait ? C’était son audace qui l’avait impressionnée ou sa dextérité à jouer de l’arpège en terrain marécageux ? Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux gonzesses ! Félix, lui, il était sur un nuage. Il avait les mirettes d’un clodo devant la vitrine de chez Fauchon un soir de réveillon. C’était bien fait pour ma gueule, ça m’apprendrait à vouloir jouer les duègnes espagnoles !

Je poussai la porte de la cuisine et trouvai ma mère assise là, en train d’équeuter des haricots verts. Elle avait les yeux rougis et les joues mouillées, car elle n’avait pas eu le temps de les essuyer avant que je rentre. Cette fois, la télé n’était pas en cause, elle n’était pas en marche. Je m’assis en face d’elle et la regardai en silence. Elle avait deux mèches grises sur le côté, que je n’avais encore jamais remarquées. Je n’avais pas pour habitude de questionner ma mère sur quoi que ce soit, mais ce soir, je sentis son regard qui m’implorait de le faire.

— C’est Gérard ? Il n’est pas rentré cette fois, n’est-ce pas ?

— Gérard ne rentrera plus, il est venu prendre ses affaires… c’est fini !

Je me levai et tournai autour de la table, les mains dans les poches comme pour me donner un peu de contenance.

— Je ne comprends pas pourquoi tu pleures ce type, en trois ans, ce connard t’a fait plus de mal que mon père durant tout le temps qu’il a vécu près de nous !

Là, elle se tourna brusquement vers moi et me jeta un regard de braise.

— Que sais-tu, toi, du mal que m’a fait ton père ? Ton père n’a pas vécu près de nous, mais à côté de nous, c’est différent ! Il vivait d’abord pour ses passions, ses vices et ensuite il s’occupait de nous.

— Il ne t’a jamais trompée, lui, j’en suis sûr !

— Pas avec d’autres femmes, c’est sûrement vrai, je pense que je m’en serais aperçue, mais ses maîtresses étaient encore plus vicieuses. C’étaient des tables de poker, des terrasses de bar, des hippodromes. Je crois que j’aurais préféré qu’il aille voir des femmes de temps en temps, il serait sûrement encore près de nous aujourd’hui.

— Tu dis n’importe quoi ! Le jeu c’était sa passion, on est peu de choses face à une passion.

— Alors, il aurait dû la vivre seul sa passion, pas nous embarquer avec lui !

Je la regardai essuyer ses yeux et je sentis moi aussi un liquide chaud couler le long de mes joues. C’était la première fois que je pleurais en évoquant mon père, je m’étais toujours retenu devant elle. Elle ressentit mon désarroi, me prit dans ses bras comme elle ne l’avait plus fait depuis longtemps, et nous expulsâmes dans nos larmes les tonnes de chagrin enfouies dans nos entrailles. On devrait toujours pleurer tout son soûl quand un malheur nous frappe. Garder tant de tristesse en soi, ce n’est pas humain ! La vie serait plus simple si chacun de nous se déchargeait régulièrement de ses peines. Un peu comme une montgolfière que l’on déleste pour monter plus haut, aller plus loin.

Gérard parti, Éliane décida de procéder à un grand nettoyage de printemps dans la maison. Nous y passâmes tout le week-end. Moi, je fus chargé d’effacer la moindre trace du passage de l’ours des Carpates dans notre demeure. Je pris un malin plaisir à virer tout ce qu’il n’avait pas eu le temps ou l’envie d’emporter. J’en remplis un énorme sac poubelle que je m’empressai d’aller déposer au bord du comptoir du Rock Blues. La bimbo de service ouvrit des billes de koala, se gratta le front pour se donner une contenance et, le temps que ses neurones traitent l’info, j’étais déjà rentré « At Home ». Elle avait peut-être un beau cul, la serveuse, mais sous sa perruque rousse, c’était le gouffre de Padirac, si tu lui parlais à l’oreille, c’est l’écho qui te répondait ! Je racontai ça à Éliane, juste pour lui faire décocher un sourire comme je les aimais. Et ce n’était pas avec mon carnet de notes que je risquais d’y arriver. Lors de la dernière réunion de parents d’élèves, mon professeur principal avait été on ne peut plus clair envers ma mère :

« Vincent n’est vraiment pas fait pour les études, trop éparpillé, aucune discipline ni aucun goût pour l’effort. Les mathématiques ne demandent pas simplement une prédisposition, mais du travail, de la rigueur. La seule chose qui peut le sauver c’est sa passion pour la lecture et les auteurs classiques. C’est assez paradoxal, vu son tempérament. Finalement, tout cela n’est pas bien grave, votre fils est juste autodidacte. »

Éliane avait fait semblant de comprendre, mais sitôt rentrée à la maison, elle se précipita sur le Larousse pour vérifier la définition de ce mot étrange. Ouf ! merci, ce n’était pas une maladie !