La vieille dame et l’artiste - Raymond Mathieu - E-Book

La vieille dame et l’artiste E-Book

Raymond Mathieu

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Beschreibung

"La vieille dame et l’artiste" relate la belle complicité entre le narrateur et Marguerite, une femme âgée. Marqué par un chagrin profond, il se réfugie dans la sculpture dès son enfance, cherchant à donner un sens à sa douleur. Le récit entraîne le lecteur dans les méandres d’un destin fragile, où les rencontres et l’amitié pourraient bien être les clefs de la rédemption, malgré la fatalité. Une réflexion sur la force des liens humains et sur la manière dont la vie, parfois cruelle, façonne nos existences.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Raymond Mathieu, ancien fonctionnaire retraité, puise son inspiration dans la relation profonde qu’il a entretenue avec son beau-père, un homme doté d’un talent exceptionnel pour la sculpture. C’est dans cette connexion qu’il a trouvé le désir d’écrire, afin de partager une vision particulière de l’humanisme. "La vieille dame et l’artiste" constitue son quatrième roman.

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Seitenzahl: 209

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Couverture

Titre

Raymond Mathieu

La vieille dame et l’artiste

Roman

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Raymond Mathieu

ISBN : 979-10-422-5479-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À François

Une fois de plus, il fallait qu’il change d’endroit, la police l’avait délogé du trottoir où il avait élu domicile. Depuis combien de temps était-il là, il ne s’en souvenait plus. Mais quelques réflexions et signes de dégoût le laissaient penser qu’il dérangeait certains bourgeois du quartier Parisien et que ces derniers avaient certainement porté plainte auprès des autorités. Était-ce son odeur ou simplement sa détresse affichée qu’ils ne voulaient voir ? Marcel n’en savait rien et c’est dans le silence qu’il prit son barda sous le bras et se rendit quelques rues plus loin sous bonne escorte. Il laissa son lit sur place, enfin… son carton qui lui servait de couche. Cela lui donnait « l’avantage » de point être obligé d’ouvrir la fenêtre pour aérer sa chambre. Il avait pris l’habitude de le changer toutes les semaines sauf, parfois, quand un peu trop d’idées noires lui encombraient la tête. Alors, il colorait celles-ci à l’aide d’une bouteille de rouge, du premier prix et en plastique pour ne pas la casser. Quand on n’a pas les sous, on ne peut se permettre de gâcher. De plus, il avait appris à ses dépens que l’ivresse venant, des gestes désordonnés apparaissaient vite, provoquant parfois la chute du breuvage libérateur, et que le verre n’y résistait pas. Ces excès diurnes ou nocturnes laissaient parfois des traces sur sa literie d’infortune et le peu de décence qu’il lui restait l’invitait à se mettre en quête d’un nouveau carton. L’errance de la rue vous forme assez vite, c’est le système D qui s’impose rapidement – quêter les emballages des grands magasins et leurs cartons « moelleux » afin d’améliorer ses rêves, fouiller les poubelles pour un maigre repas, mais seulement celles des particuliers car les enseignes mettent de la javel, ces enfoirés, et l’hiver, quand les températures deviennent négatives, se trouver un abri. Chose de plus en plus difficile car les digicodes protègent du miséreux qui cherche un peu de chaleur. Difficile aussi de se réfugier sur les bancs du métro, la RATP ayant disposé un système qui interdit toute position allongée. Les ventres peuvent être vides mais les entrailles de Paris ne doivent supporter aucun parasite, une cité moderne, quoi !

Les forces de l’ordre l’avaient escorté suffisamment loin pour être certaines qu’il quittait le quartier. Après quelques paroles du style : « Et que l’on ne vous revoie plus dans les parages ou il pourrait vous en cuire ! », ils le laissèrent dans une rue moins passante. Marcel ne prit pas la peine de leur répondre, la police, avec le temps, fait partie du quotidien d’un SDF qui la pratique plus qu’il n’en a envie. Au début, on essaye de négocier, d’expliquer sa condition pour attendrir mais on se rend compte rapidement qu’on n’est plus un citoyen comme les autres et, dans les grandes villes, on devient celui qu’il faut cacher.

Il avait été conforté dans son analyse suite au malheur qui était arrivé à un autre SDF qu’il connaissait, surnommé Mozart. Ce dernier avait été affublé de ce sobriquet car il était toujours en possession de partitions de grande musique. Un jour, il refusa d’obtempérer, alors les forces de l’ordre lui firent goûter de la matraque sans complaisance. Le malmené eut beau tenter de protéger son crâne comme il pouvait, toujours est-il que, peu de temps après, il fut pris de violents maux de tête et son décès ne justifia aucune enquête. Il fut déposé dans un sac tel un animal écrasé et sortit du paysage sans aucune indignation.

Heureusement, l’indifférence laisse parfois la place à une certaine humanité et il arrive que des riverains lui adressent un bonjour, quelques-uns même s’attardent à de brefs bavardages finissant par bonne journée, fouillant parfois au fond d’une poche pour en extraire une ou plusieurs pièces jaunes. Les autres, qui sont la majorité, pratiquent l’ignorance, voire le mépris, ne cherchant jamais à comprendre ou à connaître le pourquoi et, pire encore, ne déposant jamais un regard. Marcel ne les blâmait pas, la détresse humaine devient de plus en plus visible à Paris et beaucoup la banalisent. Elle s’affiche comme une compagne non souhaitée, et l’homme moderne finit par ne plus la voir. Combien de voyageurs dans les rames du métro sont sollicités jour après jour, combien de bancs en stations sont occupés par femmes et hommes qui ont perdu toute dignité, dormant là, parfois à même le sol, souvent accompagnés par des odeurs d’alcool, quand ce n’en est pas d’autres… affublés de vêtements qui ne fréquentent plus, depuis longtemps, le tambour d’une machine à laver. Pire qu’un roman de Zola, allant même pour certains, jusqu’à s’accommoder de relents d’urine.

La misère s’affiche et Marcel se posait souvent la même question, combien de ces voyageurs se disaient, en la croisant : « Et si c’était moi ? » Il voyait toujours les mêmes visages inexpressifs, croisait les mêmes regards vides, à croire qu’il était devenu le fantôme des rues parisiennes. Il aurait voulu les secouer, leur hurler : « Je suis là, j’existe, regardez-moi, votre indifférence abîme mon âme. » Mais, avec le temps, lui aussi avait banalisé sa condition de vie, il avait franchi la frontière, était passé dans un monde parallèle et n’était plus des leurs. Combien de temps dans la rue ? Il n’avait plus de papiers et rien qui le rattachât à son passé. Il savait qu’on lui avait volé sa montre, la seule chose de valeur qu’il possédait, hormis ses statuettes.

Les SDF entre eux peuvent être d’une inhumanité incroyable, passant très vite du côté obscur. La communion s’opère seulement pour une bouteille et le possédant du sang de la vigne devient alors le meilleur ami, mais très vite ignoré le lendemain. Comme beaucoup, Marcel, pour se protéger, avait adopté un chien perdu mais, quelques semaines auparavant, il avait été écrasé par une voiture qui ne s’était même pas arrêtée. Son chagrin fut immense, il gardait au fond de sa poche, celle qui n’était pas trouée, le collier de son compagnon d’infortune qu’il touchait dans les moments de désespoir. Il l’avait appelé Ami, et disait à tout le monde en caressant son chien : « Je ne suis pas sur Facebook mais j’ai mon ami. » Il n’en voulait plus, il avait eu trop de peine, comme par le passé, tant pis pour sa sécurité, il s’en foutait, il était comme cela, Marcel, sa carcasse lui importait peu.

Faut dire qu’à une époque on lui avait suffisamment répété qu’il ne valait rien, qu’il n’était bon à rien, une rengaine entendue dès son plus jeune âge. Il n’avait jamais cherché à s’en défendre, il restait toujours silencieux, l’esprit ailleurs, loin de tout. Puis, plus tard, quand tout cela lui pesait trop, il s’isolait et se mettait à sculpter des pièces de bois qu’il enterrait une fois finies car, lui seul avait le droit de les admirer. Il devenait créateur, lui, le soi-disant moins que rien et, à l’aide d’un vulgaire tournevis, il donnait vie à de simples morceaux de bois. Ses figurines achevées, il les mettait en scène à même le sol, loin des regards, puis il s’allongeait auprès d’elles et le spectacle pouvait commencer. La parole se libérait, il les emmenait vers un monde imaginaire dont il était le roi et le sourire de l’une ou la posture de l’autre lui donnaient l’impression que, peu à peu, elles entraient dans l’histoire. Il racontait et racontait encore d’une voix théâtrale, observant, scrutant le moindre changement en elles, car, avant de les remettre dans leur cachette, il était certain qu’elles avaient partagé le récit du moment, malgré leur profond silence. Marcel était aux anges quand il pouvait observer l’arrivée de quelques oiseaux qui allaient se poser sur une branche au-dessus de sa tête, ils voulaient connaître ce roi imaginaire et, n’étant pourvus de mains pour applaudir, ils se contentaient de piailler à la fin de la narration. Dans ces moments-là, il se sentait enfin, pour une fois, important. Ces escapades répétées, depuis sa plus tendre jeunesse, lui avaient permis de supporter tous les sarcasmes et autres sévices qu’il subissait.

Pendant un temps, il avait eu un chien, un corniaud qui l’avait suivi une fois sans raison et ils étaient devenus inséparables. Ses parents avaient été hostiles à son entrée, ils avaient imposé qu’il reste dehors et, qu’en contrepartie, Marcel s’acquitte d’une corvée, l’accord fut scellé. Il l’avait appelé Pons en hommage au poète Daniel Pons, fasciné qu’il eût été par son ouvrage Le fou et le créateur. L’animal était étonnant et d’une affection sans égale, il s’asseyait en face de Marcel quand ce dernier se mettait à sculpter, inclinant la tête de droite à gauche afin de saisir toute la dextérité des mains de son « maître ». L’objet terminé, Marcel, après un dernier souffle, le présentait à Pons et là, le chien se remettait sur ses pattes et aboyait, comme pour le féliciter. Leur communion était parfaite mais cette complicité ne dura qu’un temps. Un jour, pendant qu’il était à l’école, Pons mordit le père de Marcel, le chien n’aimait pas cet homme et la sanction ne se fit pas attendre. Il entra dans la maison, décrocha son fusil, ressortit puis mit l’animal en joue et tira, un seul jappement se fit entendre.

À son retour de classe, Marcel fut étonné que son quatre pattes ne courut vers lui sur le chemin du retour, comme à son habitude. Lorsqu’il arriva dans la cour de la maison, il continua à le chercher des yeux, en vain. Son père, qui se tenait sur le seuil, lui dit sèchement : « Ton connard de chien a voulu me bouffer, je lui en ai passé l’envie, il est sous la bâche sous l’appentis, prends une pelle et va l’enterrer et te mets surtout pas à chialer. » Marcel ne dit rien comme d’habitude, il déposa son cartable, prit une pelle, mit dans ses bras la pauvre bête dont le corps était encore chaud et courut vers les bois. Pendant sa longue course, son cœur d’enfant implora le ciel, mais bien vite, il se rendit compte qu’il ne serait pas exaucé. Il s’arrêta enfin, ses vêtements maculés du sang de l’animal et chercha le meilleur endroit pour son compagnon, celui où le soleil viendrait le réchauffer l’hiver, où les branches d’un arbre lui feraient de l’ombre l’été. Enfin, il le déposa au sol et se mit à creuser, au bout de quelques pelletées, le nouveau logis de son compagnon était prêt, il l’y déposa, le recouvrit de terre, ne fit aucune croix, lui seul devait savoir où il était afin de lui rendre visite en toute tranquillité. Il se mit alors à chercher un morceau de bois qui lui convenait, la quête fut longue mais sa persévérance récompensée, il revint au pied de la tombe, s’assit et commença à sculpter. Ses larmes coulaient sur son travail mais jamais il ne les essuya, seulement sa pièce de bois et à plusieurs reprises. Il aurait bien voulu contrôler ses pleurs mais, plus l’ouvrage prenait vie, plus celles-ci parcouraient ses joues et venaient éclabousser son œuvre. Des heures passèrent et, enfin, sous ses doigts agiles, son chien de bois fut terminé, Pons revivait, c’était sa copie conforme en miniature, la réalisation était magistrale. Il se leva, caressa tendrement l’objet de bois et murmura : « Te revoilà, mon ami, plus rien ne pourra nous séparer. » Marcel eut enfin un sourire…

Il rentra tard à la maison, mais quelle importance, il faisait partie des meubles et personne ne s’inquiétait de son absence, par contre, pour le repas, c’était trop tard. Il ne trouva le sommeil que bien tard dans la nuit, son compagnon lové dans sa frêle main serrée auquel il avait dit : « Ne fais pas de bruit et surtout n’aboie pas, car tu sais qu’il te veut du mal. » Il se jura que ce crime ne resterait pas impuni car la haine qu’il accumulait pour son père au fil des années prenait la voie d’un non-retour, combien de fois déjà avait-il imaginé sa mort…

Plus tard, il eut la faiblesse de penser qu’une fois marié tout cela changerait…. Il déchanta très vite. Une fois de plus, on lui vola son avenir. Depuis quelque temps déjà, ses parents cherchaient à se débarrasser de cet éternel rêveur, sa mère lui disait souvent « ce n’est pas possible que tu sois sorti de mes entrailles ». La première fois, cela l’avait fait pleurer mais, avec le temps et ses éternelles répétitions, un jour, ses larmes refusèrent de couler.

Ils eurent donc, lors d’une visite à la famille, l’occasion de rencontrer la fille d’un cousin très éloigné. Cette dernière était loin d’être une beauté mais elle avait quelques atouts à leurs yeux. Elle était célibataire depuis trop longtemps à son goût et n’avait qu’une envie, trouver un homme, peu importe l’emballage, « je le façonnerai à ma façon », disait-elle. Lorsque ces propos furent tenus, les regards des parents de Marcel suffirent pour qu’ensemble ils commencent à vanter le colis. Ils n’attaquèrent pas de façon frontale leur future libératrice, ces gens-là n’étaient pas étouffés par le courage, mais toujours est-il qu’une invitation fut déposée sur le calendrier, l’autre abruti n’aurait rien à dire… De retour à la maison, il fallait préparer le coup de balai souhaité mais la chose ne devait pas être trop difficile, la progéniture étant facilement manipulable.

Marcel était installé au coin du feu, plongé comme d’habitude dans un livre, en l’occurrence une poésie qui le transportait, mais cela échappait totalement à toute considération et retenue de la part de ses parents. Sa mère ne prit même pas la peine d’enlever son manteau, elle attaqua le lecteur.

— Tu veux bien poser ce livre, nous avons à te parler… Toujours plongé dans tes rêveries, tu ne changeras donc jamais ?

Marcel referma délicatement l’ouvrage et le mit sur une table basse. Un profond malaise l’envahit, il manquait de respect au poète car il ne pouvait terminer ses vers. Mais tout cela, il le savait, ne susciterait le moindre regret auprès de ses géniteurs. Il observa la posture des interpellants, celle-ci lui paraissait guerrière, ses parents se tenaient côte à côte, épaules en avant, le regard froid et son père tordait nerveusement ses doigts.

— Une fois de plus, nous allons assurer ton avenir, tu ne vas pas rester une charge indéfiniment. Cette après-midi même, nous avons eu la chance de rencontrer une femme bien sous tous rapports, célibataire qui plus est. Elle ne nous a pas caché qu’elle cherchait un mari et il serait temps pour toi d’assumer ce rôle. Donc, rendez-vous est pris pour le week-end prochain, j’espère que, pour une fois, tu seras à la hauteur !

Marcel ne manifesta aucune réaction et allait reprendre son livre quand :

— Ta mère te parle… !

Son père était tout rouge, il s’avança vers Marcel tout en commençant à retirer sa ceinture. Son fils fit un bond, se planta devant lui, le regard glacial, l’enfant était devenu un homme et l’idée de le rosser dut être abandonnée. Son père reboucla sa ceinture, non sans regrets, Marcel se rassit, il était le premier étonné d’avoir osé.

Très vite, le souvenir de la première fois où il avait goûté du ceinturon lui revint à l’esprit. C’était lors de sa treizième année. Sa mère était rentrée dans sa chambre. Aucun jouet dans la pièce, hormis ceux que le petit s’était fabriqués et déjà beaucoup de livres afin de s’évader de ces lieux qu’il vomissait.

— Encore en train de lire au lieu de venir m’aider, vraiment… un bon à rien !
— Tu me fais penser à Folcoche !
— C’est qui, Folcoche ?
— Une femme dans un roman…
— Et que fait-elle ?
— Elle est cruelle et peu aimante.

Sa mère avait levé la main pour le frapper mais s’était ravisée à la dernière minute, le visage toujours empourpré :

— Nous verrons ce soir ce que ton père en pense…

À son retour, effectivement, il avait vu ou plutôt senti. Il avait entendu sa mère raconter « l’incident » puis les pas de son père. À son entrée, son ceinturon pendait dans sa main, une danse macabre s’ensuivit. La lanière en cuir claqua pour la première fois sur ses membres, seul son bruit sur Marcel retentissait dans la pièce, car ce dernier serrait les dents afin de ne pas donner de plaisir au bourreau. « Ironie » de la situation, sa posture était fœtale sur le parquet mais le cordon avait disparu pour laisser place au ceinturon. Enfin, éreinté, l’assaillant stoppa et quitta la chambre du blâmé. Marcel tenta de se relever avec difficulté et, enfin, il put se mettre à pleurer pour atténuer sa douleur mais en rien sa rage. Il avait bien pris quelques roustes auparavant mais on avait décidé de monter d’un cran. Cela se reproduisit quelques fois et Marcel, avant que le premier claquement ne l’atteigne, affichait un sourire, ce qui provoquait un regain de violence de son père. Le but était atteint.

La rencontre eut lieu, ses parents avaient tout organisé. Ils parlèrent de leur fils avec élan et gratitude, ce qui fit bien rire Marcel mais il ne le montra en aucune façon. La dame n’était pas timide et son pied sous la table alla bon train, il laissa faire et les choses s’enchaînèrent très vite.

Le mariage eut lieu sans flonflon, ses parents étaient ravis de s’en être débarrassés. On dit que les choses se répètent et ce fut le cas, hormis les coups de ceinturon, juste une gifle de temps en temps pour entretenir la domination. Un modeste appartement en région parisienne, un emploi en dessous de ses compétences intellectuelles, une femme qui n’arrêtait pas de le rabaisser, parfois un mot sur la porte afin qu’il repasse quand madame serait moins occupée par un voisin, un ami ou d’autres. Bref, tous les ingrédients pour qu’un jour, n’en pouvant plus de tout cela, usé par tant d’indifférence, il décide de tout quitter, de tout balancer pour aller errer dans les rues de Paris et y élire domicile.

Et voilà qu’on l’obligeait à changer de quartier une fois de plus, à quêter un endroit en faisant des allers-retours. Le repérage de l’emplacement était important, pas trop près d’un porche, sinon la maréchaussée était aussitôt alertée de la présence d’un importun, mendiant de surcroît, auprès de résidents bien sous tous rapports… La sortie d’un magasin ? Lieu approprié pour la manche mais le gérant n’acceptait pas cette analyse et demandait fermement d’aller afficher sa misère ailleurs… Enfin, un lieu pour le meilleur compromis fut choisi, l’installation fut rapide, le carton déposé sur le sol pour la nuit, le breuvage non loin et un sac où tout se mélangeait, vêtements, un morceau de savonnette, des livres et un peu de nourriture ayant dépassé la date de péremption…

La seule chose qui retenait encore Marcel à la vie, c’étaient ses livres et ses statuettes car si on n’y prenait garde, la folie devenait vite votre compagne mais les récits, la poésie et son travail de sculpture l’avaient jusqu’alors préservé de cela.

Les jours défilèrent en ce nouvel endroit, quelques riverains se prirent de sympathie pour lui, surtout une femme d’un certain âge qui n’avait pas eu trop de chance dans la vie. Elle eut la délicatesse de ne poser aucune question et, chose encore plus rare, de ne point se lamenter sur le sort de Marcel. Non, elle s’était simplement intéressée à lui au fil des jours et c’est comme cela qu’ils se donnèrent le plaisir de parler littérature pendant des heures. En la matière, il avait une culture qui étonnait Marguerite, elle qui avait été professeur de latin et de grec. Parfois, ils se confrontaient sur un ouvrage qu’ils avaient lu tous deux mais Marcel, ayant une mémoire incroyable, était capable de réciter par cœur des passages de l’œuvre évoquée, ce qui provoquait chez Marguerite beaucoup d’admiration. Il ne l’interrogea jamais, c’est elle, par petites touches, qui lui livra ses accidents de parcours, un mari parti bien trop tôt, emporté par une saloperie de maladie, des enfants de plus en plus distants. Oh, elle ne les blâmait pas, elle disait que c’était l’époque qui voulait cela, qu’ils n’avaient plus le temps de s’occuper des anciens et que, certainement, un jour ou l’autre, on la parquerait comme un animal pour être tranquille. Il l’écoutait sans tenter de minimiser son chagrin et, pourtant, au fil du temps, il avait de plus en plus d’affection pour elle mais, à quoi bon lui mentir, il savait que son analyse était juste et que son sort était scellé. Quand il sentait un peu trop sa peine, il l’emmenait en voyage littéraire et son sourire revenait… Un jour, elle lui dit :

— Quel est, pour vous, le plus grand livre ?

Marcel se frotta le menton, puis les cheveux et encore le menton et enfin :

— La question n’est pas simple, il y en a tellement qui m’ont apporté réconfort et bonheur.

Il réfléchit encore, ses yeux tournaient comme un boulier chinois et enfin se lança :

— Je pense tout de même que Don Quichotte est toujours très actuel, la bataille est encore rude à notre époque et les moulins ne manquent pas. Le temps a passé mais les difficultés restent, un vent froid souffle toujours sur la misère.
— Je comprends ce choix et je sais que l’on ne peut réduire la littérature à un seul ouvrage mais, moi aussi, je me jette dans l’exercice et je dirais Levieil homme et la mer, là encore le combat d’un homme et l’affection sans faille d’un petit garçon. Quoi de plus beau qu’un regard neuf qui reste admiratif, nullement ébranlé par les échecs répétés du vieux marin, cet enfant qui croit en cet homme malgré la défiance de ses parents !
— Je suis, moi aussi, captivé par l’ouvrage d’Ernest Hemingway, son pêcheur, ce malchanceux qui livre bataille à ce marlin pendant des heures durant lesquelles s’installe le respect dans l’affrontement. Puis, après une longue lutte, la bête se rend, elle adresse un dernier regard au pêcheur, comme pour lui dire : « Tu as gagné et je meurs. » La prise est tellement énorme qu’il ne peut la monter sur le bateau alors, le vieil homme l’attache à sa barque. Mais une horde de requins dénués d’esprit chevaleresque ne lui laisseront qu’une arête et la tête. Il est anéanti, aussi bien pour lui que pour son noble adversaire et la fin indigne du combat mené. Il lui reste tout de même de quoi montrer à son retour au port qu’il n’est pas qu’un malchanceux mais un grand pêcheur et que le petit pourra retourner en mer avec lui.

Ils continuèrent tous deux à parcourir des œuvres pendant une partie de l’après-midi puis Marcel récita quelques poèmes à Marguerite pour son plus grand plaisir. Au terme de ces tirades parfois théâtrales, elle ne pouvait, à chaque fois, retenir ses applaudissements, ce qui faisait retourner les passants. La scène était pittoresque, un clodo assis sur un carton, à ses côtés une dame élégamment vêtue qui manifestait de l’enthousiasme à ses récits. Mais où allait le monde ?

Ce rituel s’était installé sans bruit et Marguerite était bien déçue quand son conteur n’était point là ou bien assoupi sur sa couche, visiblement trop imbibée, dont la bouteille encore présente dans la main accompagnait les ronflements. Elle passait son chemin sans le réveiller, en se disant : « Cela ira mieux demain. » Elle y tenait à Marcel, il lui remettait un peu de soleil dans sa vie et, pourtant, certains la trouvaient folle de s’attacher comme cela à un SDF, elle s’en moquait, elle ne les écoutait pas. Sa seule crainte était qu’une fois de plus, les forces de l’ordre le changent de quartier, c’est pourquoi elle s’était permis de se rendre au commissariat du coin afin de leur dire tout le bien qu’elle pensait de Marcel. Ces derniers lui avaient répondu :« S’il n’apporte pas de désordre ou si aucune plainte n’est déposée, il n’y a pas de raison pour qu’on intervienne, Madame. » Elle n’était repartie que peu rassurée.

À cette époque, Marcel ne lui montra jamais ses statuettes, c’est plus tard qu’elle découvrit l’énorme talent de son affectueux clochard. Quant à lui, jusqu’à la fin, il éprouva une énorme tendresse pour ce petit bout de femme…