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Labyrinthos est le fruit du vagabondage dans les couloirs de la friche industrielle du 6B et de ses ateliers. On y rencontre aussi bien Luciano Laurana que Charles Dickens, la princesse Khutulun, Diogène, Valentine de Saint-Point, Léon Bloy, Olympe de Gouges, Maks de Jasenovac, Charlotte Corday, Émile Aillaud, le Soldat inconnu et de nombreux artistes en pleine création qui affrontent de multiples galères. Pourront-ils espérer une fin heureuse ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Peintre, architecte, docteur en sociologie,
Attila Cheyssial s’est consacré à la dynamisation des territoires populaires et au renforcement de leurs savoir-faire. Ancien enseignant à l’école d’architecture et à l’école des beaux-arts de la Réunion, il rejoint le 6B à Saint-Denis où il participe à l’organisation de nombreuses expositions.
Labyrinthos est son premier ouvrage.
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Seitenzahl: 595
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Attila Cheyssial
Labyrinthos
Roman
© Lys Bleu Éditions – Attila Cheyssial
ISBN : 979-10-377-8445-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Labyrinthos est le fruit de vagabondages dans les couloirs du 6 B et de ses ateliers. Je rencontre des résidents, croise des personnages…
Il y a des discussions, je narre tout cela.
— Mais tous ces gens, qui sont-ils ?
— Comme je vous l’ai dit, des résidents, des visiteurs, des habitués…
— Permettez-moi d’insister. Le peu que j’en ai lu ne se limite pas à des rencontres banales, il semblerait bien que vous évoquiez des individus dont personne ne certifie l’existence. En tout cas, si j’en crois le secrétariat.
— Rendez-vous compte par vous-même, le lieu n’est pas petit. Il est assez facile de passer inaperçu. Et puis le secrétariat ce n’est pas une conciergerie, ils ne contrôlent pas les entrées, encore moins ce qui se passe dans les couloirs.
— Mais d’autres résidents que j’ai interrogés n’ont pas la même approche.
Ils ne perçoivent absolument pas le lieu comme vous et ne croisent pas les gens que vous évoquez.
— Je ne suis que moyennement surpris, beaucoup de résidents ne quittent pas leur étage. Croyez-vous que dans votre immeuble parisien, vous connaissiez tous les locataires ?
— Je vais essayer d’être plus franc avec vous. Tout ce que vous décrivez, les gens que vous croisez, eh bien ce n’est pas facilement crédible.
— Crédible ?
Croyez-vous que j’aurais écrit cette histoire si elle était, comme vous le dites si bien, crédible ?
Il me fallait des motivations puissantes pour m’inciter à écrire.
Les évènements que je raconte ne sont pas facilement crédibles en effet.
Moi-même j’ai eu du mal à m’y faire. Mais ils sont bien arrivés.
— Mettons que j’arrive à vous croire, ou tout au moins que je puisse ne pas douter de votre sincérité. Vous auriez pu rêver, vous êtes un imaginatif, n’est-ce pas ?
— Mais certainement j’ai pu rêver. D’ailleurs, je continue de penser que ce qui s’est passé n’est peut-être qu’un rêve, ou encore, est de l’ordre du rêve. Mais cela je ne le cache pas, rêve ou pas, ces évènements m’ont marqué.
Voyez-vous, nous nous efforçons de ne croire qu’à une réalité tangible.
Et pourtant beaucoup d’entre nous croient en Dieu, comme d’autres croient en la démocratie, la justice, la liberté, le marché, le zéro, l’infini… Et nous bâtissons des raisonnements très crédibles sur des concepts incertains, et nous tuons pour cela.
La liberté est-elle tangible ? L’avez-vous touchée ?
Nos aventures humaines sont déterminées par des concepts dont la réalité tangible n’est pas démontrée.
— On s’éloigne là, vous m’embrouillez. Alors vous pensez que vous avez pu rêver ?
— Vous, vous y croyez aux rêves ?
— Oui, bien sûr, les rêves, ça existe !
— Eh bien, moi je ne suis pas sûr d’avoir rêvé.
— Que voulez-vous dire ?
— Que ce qui s’est passé m’a semblé bien plus vrai qu’un rêve !
— …
— Je vais essayer de vous expliquer cela. Vous marchez dans la rue.
Vous pensez à votre femme et à vos enfants, il y a un problème, vous y pensez tellement fort que vous manquez de vous faire écraser.
Vos pensées sont-elles réelles ?
— Certainement !
— Ce ne sont pas de simples rêves ?
— Bien sûr que non, mes pensées sont tout à fait réelles !
— Sont-elles tangibles ?
— Non, à l’évidence !
— Vous n’accepteriez pas que je mette en doute la réalité de vos pensées ?
— Grand Dieu, non !
— Eh bien, c’est à peu près ça.
Ce qui s’est passé m’a semblé bien plus vrai qu’un rêve.
— Vous vous rendez compte que c’est quand même difficile à croire.
— Oui, bien sûr.
Mais j’ai fait des recherches, vous trouverez à la fin de l’ouvrage un index qui m’a permis de comprendre ce qui m’arrivait.
J’avais moi aussi beaucoup de questions à leur poser, mais à la fin, ils sont tous partis !
— Comment ça, ils sont tous partis ?
— Comme ça, d’un coup, plus un seul. Il y a eu une sorte de crise.
Un grand désordre, à la suite de quoi, ils ont été comme avalés !
— Mais de qui parlez-vous ?
— Eh bien, de ceux que j’évoque dans le livre.
— Et vous ne les avez pas revus ?
— Non.
— Dites-moi, c’est délicat ce que je vais vous demander, êtes-vous sous traitement ?
— Pas que je sache…
En fin d’ouvrage, un index apporte des précisions sur les personnages et objets évoqués, accompagné de la liste des artistes, plasticiens et architectes du 6B.
Escaliers, couloirs, encombrement, ombres, plafonds délabrés, fils et câbles, grilles, portes, portes… Ascenseur en panne, ascenseur qui marche ? Bruits lointains, lavabos, ombres, porte entrebâillée, une tête penchée sur un portable… portes qui claquent, un type affalé en train de tendre une toile. Odeur de… Tambours, chants, silence. Chat, il y a des chats ? Une chatière.
Je ne sais plus comment je me trouvais là, dans ce couloir, et pourquoi. J’avançais malgré tout entre les parois sombres. Une odeur un peu râpeuse de vieille moquette et de poussière de ciment. Des chiffres sur les portes. Des noms. Au bout, une sortie vitrée donnant sur un escalier de secours… la barre antipanique est bloquée par les pieds d’une chaise en fer.
Dehors, derrière les vitres encrassées, un chantier, des immeubles de logements, un bout de ciel et d’arbres, un pont de chemin de fer, un canal.
Quel étage ? Je ne savais plus l’étage. J’étais assez haut. Une grande toile appuyée contre un mur. Des couleurs nuageuses, un monde. Toile de qui ? Portes fermées. Silence.
Comment étais-je monté ? Je ne me souviens plus.
Plus loin ou plus bas, derrière une vitre opacifiée par stries horizontales, une multitude d’objets, sculptures, plâtres, tubulures, machines éventrées, des feuilles de radios suspendues à des pinces.
Plus loin ou plus bas encore, une rue africaine encollée de mur en mur de porte en porte. Et derrière chaque porte ?
Il est là, assis tranquillement sur un des quatre fauteuils de cinéma appuyés contre un mur. Je m’assieds à côté de lui… C’est là que je comprends que je suis dans un village.
Trois personnes passent devant nous, appuient sur le bouton de l’ascenseur qui ne vient pas, ils se penchent pour écouter. Rien. Ils prennent l’escalier. Le bruit de leurs pas.
Il s’appelle Mim’s, il voyage. Une casquette kaki vissée sur la tête. Des lunettes, un pass Navigo. Il y a de moins en moins de voyageurs de nos jours. Les gens ne voyagent pas, ils se translatent d’un point à un autre. Toujours de plus en plus vite, et pas encore assez vite, malgré tout, il y a tout ce temps perdu d’un point à un autre. Ce temps de l’ankylose, de la somnolence, du plateau-repas, du Tetris (on ne joue presque plus à Tetris) du Candy Crush, des quatre voies entrecoupées du péage et de la station d’essence.
Mim’s voyage… Le temps de l’attente fait partie du voyage, le temps du voyage est le voyage. Quand l’autobus n’arrive pas, Mim’s se rend à la gare. Elle est un peu plus loin là-bas, en bas.
Pour Mim’s, le voyage est hors du temps, du temps de la SNCF, des horaires, des retards, des cadrans, du temps contingenté. Le sablier de Mim’s contient une infinité de sables, fins, grossiers, granuleux, humides, de toutes les couleurs, et s’écoule au gré de l’usure des patiences. Son sablier est sans échéance.
Quand Mim’s voyage, ses yeux voyagent, mais voyagent aussi le ciel, les clochers, les champs, les rivières, les vaches, les chevaux, les nuages, la lune, les étoiles, le soleil, dans toutes les directions. Les voyages de Mim’s sont en communion avec ces grands et petits voyages pour lesquels le temps compté n’a aucun sens.
Nous attendons encore un peu ensemble l’autobus, assis sur des sièges rouges en velours synthétique dans le hall du troisième étage. L’autobus ne viendra pas.
Puis je quitte Mim’s ; je n’ai pas sa patience pour les autobus du troisième étage.
Descendre, monter, errer, portes closes, dans ces interminables couloirs en perspective étriquée, barrés, encombrés. Gluantes pissotières. Croiser quelques spectres. Incubes et succubes affairés, gnomes, rugueuses amazones, harpies paléolithiques, moines défroqués, satyres ricanants. Mon imagination malade me joue des tours, ce ne sont que de simples résidents ou images de résidents infestant les murs. Rousse pantagruélique, je ne rêve pas. Mais si je rêve ? Grottes et coassements.
Je suis halluciné, je me trompe d’étage, je suis dans le rouge, puis le noir.
Léopards sur les murs, femmes à l’envers, des visages égarés changent de porte.
Est-ce un lieu ? Un temps ? Un espace ? Une errance dans le temps et l’espace ? Un chemin funiculaire qui déjante, qui prend des raccourcis ou des dérivations hasardeuses ? Enroulée sur elle-même la piste serpentine se tortille et bée de déchirures multiples, d’un pas je saute trois étages ou d’une île à l’autre, je recule d’une semaine ou de cent ans, le pus de l’histoire suinte des murs, inonde les galeries et s’écoule vers le haut, visqueux de plus en plus visqueux dans la ville qui se défait et se refait jour après jour.
Devant mes yeux, des pieds. Au-dessus de moi, un grand type maigre.
— Tout a commencé, voyez-vous…
Il me dit que tout a commencé à Urbino dans les multiples jupons de la duchesse de Montefeltro, en 1465, quand il en disputait l’honneur à Piero della Francesca.
— Il était fou, n’est-ce pas ? Le nez coupé du duc et son œil énucléé ne justifiaient pas cet outrage. Battista Sforza était chaste, voilà tout. Et pourquoi ressusciter ces vieilles rumeurs ? Mais les multiples jupons de la duchesse sentaient bon il Rinascimento.
Je ne comprends rien à cette conversation étrange, le dérapage, la glissade de temps, de lieu sans doute et je me suis retrouvé dans ses pieds. Qui est-il ?
— Luciano Laurana, pour vous servir ! Nous nous sommes déjà rencontrés à Urbino.
— À Urbino ? Luciano Laurana ? Ah je vois, on se serait rencontrés, dites-vous, dans le palais ?
— Oui, dans le palais, vous étiez en train d’examiner le tableau de « La Città ideale ».
Je vous reconnais, un nez pareil, cela ne s’oublie pas !
J’étais un peu surpris par sa remarque, disons, cavalière et désobligeante sur la taille de mon nez. Je ne pensais pas qu’il était inoubliable à ce point.
— Excusez-moi, mais cela ne me revient pas, Urbino, la Galerie nationale des Marches, la « Città ideale », ça je m’en souviens, mais vous-même ?
— Je comprends, vous ne m’aviez pas remarqué, j’étais là derrière vous, je vous observais, vous étiez très attentif, vous scrutiez le tableau, vous preniez des notes, vous êtes reparti dans la salle, vous avez fait un petit tour et puis vous êtes revenu et vous êtes encore resté longtemps devant le tableau et vous en avez même acheté une grande reproduction. Vous m’aviez intrigué. J’ai deviné alors que vous étiez architecte. Voilà pourquoi je me souviens de vous. Mais le tableau c’est moi !
— Comment-ça le tableau c’est vous ?
— C’est moi qui l’ai peint, le tableau. Conçu, dessiné et peint ! Moi, Luciano Laurana !
— Je comprends maintenant ! Vous seriez un descendant de Luciano Laurana ? Eh bien enchanté ! Je suis l’un de ses admirateurs. Vous êtes croate comme lui ?
— Non, vous n’y êtes pas, je suis Luciano Laurana en personne !
— Mais Luciano Laurana est mort il y a bien longtemps !
Enfin, je veux dire, vous n’êtes plus !
— Là où nous sommes, je suis ! Peut-être plus que vous d’ailleurs ! Vous me paraissez un peu faible.
J’ai dû le vexer. Puis il s’écarte :
— Excusez-moi, un besoin pressant, le voyage sans doute.
Je profite de ses problèmes de vessie inopinés pour m’éloigner de ce curieux personnage qui se prend pour Laurana.
Je trouve Siyoub dans le couloir.
Siyoub et Mim’s m’avaient aidé à déménager au 6 B et depuis nous étions restés assez proches. Siyoub était toujours disponible pour un coup de main ou un conseil, ses avis étaient précieux. Au 6 B depuis toujours, il en connaissait les couloirs jusque dans les moindres recoins et fréquentait les terrasses supérieures pour ses observations du ciel. Il avait croisé à peu près tout le monde, mais, fondamentalement réservé, il n’en faisait pas état.
— Je peux te poser une question indiscrète ?
— Dis toujours… me répond Siyoub.
— Aurais-tu aperçu un dénommé Laurana ?
— Tu aurais vu Laurana ?
— Je viens de le quitter, un type qui se prend pour Luciano Laurana, un architecte de la renaissance italienne. Un fou ou un mytho, ou quelqu’un qui joue un jeu étrange. Tu le connaîtrais ?
— Je ne sais pas comment te le dire… mais normalement tu n’aurais pas dû le voir.
— Comment ça, je n’aurais pas dû le voir ? Je l’ai vu, cependant. Il se cache ?
— Non, il ne se cache pas, il n’est pas normalement visible.
— Il est invisible et pourtant je l’ai vu. Qu’est-ce que tu me racontes ? Il croit qu’il est invisible ?
— Non, non, il l’est vraiment.
— Tu es devenu dingue ? Il était devant moi en chair et en os il n’y a pas plus d’un quart d’heure.
Et il est allé pisser.
— Pisser ? Et tu l’as cru ?
— Il m’a dit qu’il avait un besoin pressant.
— Assieds-toi. J’ai quelque chose à te dire.
— Tu m’inquiètes…
— Quand tu passes dans les couloirs, tout te paraît normal ?
— Comment pourrait-on trouver normal ce que l’on voit dans ces couloirs, tu rigoles ? Ici, c’est une maison de fous.
— Plus que tu ne crois. Je te le dis tout à trac, tu as vu quelqu’un qui n’existe pas !
— C’était qui alors ? Un comédien ? Un farceur ? Un fou ?
— Non sans doute personne de si réel.
— Tu crois que je suis dingue, que je vois des choses qui n’existent pas. Écoute-moi bien. Je ne fume pas, je ne bois pas, je ne suis pas victime d’hallucinations. Qui se fait passer pour Laurana ?
— Un spectre.
— Comment ça un spectre ? Tu veux dire un fantôme ?
— En fait, plutôt un spectre, ce n’est pas exactement la même chose.
— Comment ça, ce n’est pas la même chose ?
— Eh bien, les fantômes n’ont aucune consistance, ils ne parlent pas, ne sont pas détectables par des moyens scientifiques…
Alors que les spectres c’est différent, selon les circonstances, selon les capacités, on peut les entendre ou les percevoir. Mais la plupart du temps, on ne les voit pas, on ne les entend pas.
— Et tu sais ça, toi ?
— Heu… Oui.
— Et tu veux que je te croie ! Tu es en train de me dire que toi, tu les vois et les entends !
— Oui. Pas forcément tous, mais oui.
— Et ça te serait venu comme ça ?
— Non, pour tout te dire, c’est venu progressivement. Mais avant que je sois au 6 B, jamais.
— Dis-moi Siyoub, tu fumes ?
— Comme tout le monde…
— Je ne parle pas de cigarettes !
— Si c’est ça que tu veux savoir, je fume des joints tous les jours ! Mais ça n’a pas de rapport, je fume, mais je ne prends pas de substances hallucinogènes. Pas de champignons, pas de psilocybine, pas de mescaline, pas de LSD.
— Tu ne me racontes pas de craques ?
— Tu me connais. Je picole aussi. Mais ce n’est pas ça qui fait que je perçois suivant les circonstances des spectres. Et crois-moi si tu veux, je crois que tu es sensible aux spectres, mais rassure-toi, tu n’es pas le seul, puisque je les perçois moi aussi. Et pour tout te dire, cela me rassure.
J’avais peur d’en parler à qui que ce soit.
Notre conversation est passée par tous les stades, l’incompréhension, l’agacement, la rigolade.
Pour finir, je me suis dit que Siyoub rajoutait à ses qualités une bonne dose d’humour.
— Tu ne me crois pas, mais tu verras, me dit Siyoub en s’éloignant d’un air un peu agacé.
Je n’étais pas convaincu.
L’association 6 B est un lieu de travail autogéré qui est installé, depuis 2010, dans un ancien immeuble de bureaux ayant appartenu à Alsthom sur un terrain situé à Saint-Denis entre Seine et canal. Le 6 B accueille, au sein de cent soixante-dix ateliers privatifs répartis sur six niveaux, des résidents qui bénéficient de loyers modiques et profitent d’espaces mutualisés, salle d’exposition, salle de danse, cantine, ateliers photo, sérigraphie, bois.
Une partie importante des résidents est constituée de créatifs, femmes et hommes, plasticiens, photographes, cinéastes, peintres, designers, musiciens, danseurs, artistes du spectacle vivant, auteurs de théâtre, poètes, sculpteurs, architectes, artisans d’art qui produisent souvent dans plusieurs champs, dessin, peinture, photographie, installation, performance…
Nombre d’entre eux ont suivi des études artistiques, écoles des beaux-arts, école de design, école d’architecture, d’autres une filière universitaire classique puis ont, en dernier lieu, obliqué vers l’expression artistique.
Ils et elles ont le plus souvent entre vingt-cinq et quarante-cinq ans et peut-être y-a-t-il de façon constante un peu plus de femmes que d’hommes. Beaucoup de célibataires, plus ou moins en couple, et peu d’enfants à charge.
Quelques-uns d’entre eux vivent directement de leur production. Les autres sont enseignants ou donnent des cours, travaillent dans des administrations, certains font des traductions, d’autres encore sont dans le commerce, la restauration ou travaillent dans des agences spécialisées (architecture, design, publicité, édition).
Mais tous ou presque consacrent du temps à leurs engagements artistiques et à leurs passions en dépit des difficultés que cela entraîne sur le plan familial, financier, professionnel.
Peu de temps avant, je disposais d’un grand atelier à Creil, dans une usine désaffectée. Je le partageais en théorie avec Bernard et Sylvia, mais je travaillais à la Réunion, et ne pouvais revenir que de temps en temps. Lorsque je revenais l’été, c’était supportable, mais l’hiver l’atelier était glacial. Depuis j’avais quitté la Réunion pour des raisons à la fois familiales et professionnelles, mes activités d’enseignement ayant atteint la limite d’âge. Mais Sylvia, ma partenaire architecte et Bernard habitaient trop loin de Creil. Pour eux, l’atelier n’était guère pratique. Nous avons décidé de lâcher Creil et de prendre un atelier au 6 B, sur la proposition de Sylvia, puisque des places étaient disponibles.
L’atelier du 6 B était beaucoup plus petit, mais chauffé, et je pouvais y travailler la peinture tous les jours en compagnie de Bernard.
Notre atelier d’architecture, lui-même relocalisé au 6 B, était au 5e étage.
Notre passage à Creil nous avait fait découvrir la Picardie et son paysage, dont nous n’avions retenu de prime abord qu’une image assez uniforme et peu attractive : de grandes étendues de cultures intensives animées en automne par le panache des usines sucrières, une multitude d’éoliennes et des faisceaux de lignes à haute tension.
Mais on finissait vite à percevoir les épaisseurs, les croûtes, les balafres du passé sous le vert frisé des champs de betteraves, la marqueterie pauvrette des lotissements, la cacophonie blafarde des zones commerciales et la plantation de poireaux éoliens géants.
Nous découvrions que la composante agro-industrielle n’avait pas effacé toutes traces d’activités antérieures, que les autoroutes n’avaient pas effacé le rail, que le rail n’avait pas comblé les rivières. Et puis… la baie de Somme, les clochers gothiques, Crécy, Péronne, Soissons, le chemin des Dames… La petite musique de l’histoire résonnait depuis l’école communale.
La Picardie a été pendant plus de deux millénaires le théâtre d’invasions et d’affrontements multiples, romains, francs, Huns, Viking, et a servi de planche de jeu à la guerre de Cent Ans et à deux guerres mondiales. Elle a été le lieu d’expansion du christianisme pour l’Europe du Nord, de la renaissance carolingienne, du développement de l’art gothique, elle a marqué les débuts du chemin de fer et de l’aviation. Ses villes principales, Amiens, Soissons, Noyon, Laon, Senlis, Saint-Quentin, Compiègne, Roye, Quierzy sont associées à l’implantation première des Mérovingiens dès le cinquième siècle.
Au hasard des chemins picards, notre œil ne pouvait qu’être alerté par les traces abandonnées au fil du temps dans un paysage qui semblait en phase de mutations actives.
Nous nous étions mis au travail, entraînant avec nous, au hasard de nos errances, des peintres, des sculpteurs, des photographes, à qui nous faisons découvrir, les ruines de Rémérangles, le donjon explosé de Coucy, les turpitudes de Sybille de Chateau-Porcien, Bellegueulle et Becquestoille, les héroïnes de Saint-Riquier, Prudence Pezé la louve de Rainecourt cheffe de la bande des chauffeurs du Santerre parce qu’ils brûlaient les pieds de leurs victimes pour connaître l’emplacement des magots, la rotonde de Hirson et sa tour florentine.
Le plasticien et l’écrivain naviguent à vue ou en aveugle au travers de récifs épars, de traces, de salissures, de ruines et de dégradations, de rêves et d’abandons. Parcourir le paysage l’esprit en dérive, soulève la poussière du temps.
Nous revenions de ces escapades transis, trempés, boueux, un peu hallucinés de cavalcades fantômes au gué de Blanquetaque, de géants englués dans les eaux de Corbie, de l’odeur des charniers de millions de chevaux abattus pendant la guerre de 14, sous le survol incessant des avions de ligne qui striaient le ciel dans tous les sens, avec ce sentiment confus que la Picardie répandît moins l’odeur de son passé qu’elle n’exhalait son éternel futur en coulures de brumes verdâtres.
La Picardie semblait hantée. Mais comme dans toute demeure hantée, les esprits qui hantent les lieux sont au présent, dans chaque pierre, dans chaque arbre, dans chaque silo de betterave, dans chaque tracteur et dans les pales immenses des éoliennes où ces esprits passent certainement du bon temps à contempler de haut les plaines mornes de colza ou de miscanthus autour desquelles s’agite une humanité routinière.
Et principalement, ces esprits sont dans nos têtes, ils ne sont pas dehors à nous interpeller.
Après chaque virée, nous remontions dans les étages, commencions de nouvelles esquisses, imaginions des installations ou des performances dans les champs de betteraves.
Le 6 B n’est pas en soi un lieu de travail très attractif : des couloirs sinistres, les installations communes dégradées, les ascenseurs subclaquants. Leur agonie s’est prolongée de nombreux mois jusqu’à l’abandon final.
L’escalier central est devenu alors le principal lieu de croisement des résidents, tantôt aménageant ou déménageant portants châssis ou maquettes, caisses ou pots de peinture, haletants dès le troisième étage.
Les résidents m’ont paru au départ plutôt moroses, gênés quand ils vous frôlent dans l’escalier ou les toilettes, ou vous poussent dans la queue de la cantine. Ne vous sourient finalement que ceux que vous connaissez un peu.
De plus, il y a des petits groupes qui restent entre eux, préférant partager leur repas à leur étage, devant l’ordinateur, histoire de… derrière ces signes d’évitement, sans doute de la réserve, de la timidité, du repli.
La plupart du temps, les couloirs sont vides, il n’y a presque que des portes closes. Mais certains la laissent faiblement entrouverte pour signaler leur présence.
Alors je me suis mis à pousser les portes, par curiosité, pour essayer de comprendre ce que chacun faisait.
Chaque atelier est comme une grotte, avec son désordre, son mobilier, ses objets, ses livres, ses outils, ses tas, ses tables de travail. J’ai rarement vu un atelier vide ou bien rangé. Chez certains peintres, cela sent la térébenthine ou l’acétone, chez d’autres, l’éther ou le vernis. À chaque fois des traces partout, par terre, sur les murs. Des traces de bombage, des coulures, des explosions.
Chez d’autres, les papiers dominent dans tous les coins. Ici du plâtre, du bois, des résines, des tissus. Là encore de la ferraille, du plastique, des vieilles radios, des tubulures. Là une main, un bout de tête, du polystyrène… Ici encore une tête vivante sur laquelle s’incrustent des lames de rasoir dans des coulures de sang. Un grand sourire, le sang n’est pas du sang, je suis chez un maquilleur assez espiègle et illusionniste, il a trouvé le moyen de fixer les lames de rasoir comme si elles entaillaient son crâne.
Comme je passais par hasard, il en a profité pour se rendre compte de l’effet qu’il produisait :
— Alors c’est bien ?
— Mais oui, c’est saisissant !
— Vous croyez qu’il faut plus de sang ?
— Ça dépend, vous faites ça dans un but précis ?
— Je suis invité, pour la première fois, chez les parents de ma copine…
— Vous leur voulez du bien ?
— Ma copine est une femme à barbe…
— Alors dans ce cas… Un peu plus de sang, pourquoi pas ?
Chez d’autres, des amas de fils, des tables de mixage, des micros. Le plus souvent, les ateliers débordent au-dessus des placards qui longent les couloirs et même dans les faux plafonds.
Souvent un artiste homme ou femme en plein travail ou en méditation. Chez les architectes, l’ambiance est différente, des tables, des ordinateurs, des maquettes, des échantillons de matériaux, carrelage, tôles, des imprimantes, les yeux rivés sur l’écran. Moins d’objets, moins de pinceaux, de marteaux. Peut-être moins de rêves, moins de naïveté.
L’architecte, imagine puis dessine, ce qui est en théorie la part belle, mais aussi, il décrit et détaille ses ouvrages, compte les quantités et estime les dépenses, avec des outils informatiques. Autocad, Excel, les principaux logiciels d’un métier dont de nombreuses tâches essentielles ne sont pas palpitantes…
Je m’engage dans un tunnel sombre et… je reste en arrêt.
Je reste en arrêt devant des objets blancs, cônes, cylindres, au fond d’une salle. Une matière insolite, qui pourrait être du marbre sans veines et sans poli, ou éventuellement de l’albâtre sans translucidité, autre chose donc. Un toucher doux, lisse. Une diffusion de la lumière à la fois franche et spectrale. De plus près, des marques infimes révèlent un façonnage précis, rigoureux, dans la production des formes et leur lissage. La main, l’œil, l’intention, une extrême persévérance se lisent dans ce travail discret.
Qu’est-ce qui fait que je suis attiré par ces objets aux formes géométriques assez simples ?
Il y a d’autres objets dans la salle, mais de ce jour-là je ne retiens que cela.
J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de sel.
Des objets de sel, et pourtant cette matière, ces formes n’ont guère à voir avec les franges de la mer Morte, ses colonnes anthropolytes et la femme de Loth.
Elle s’appelle Sophie Schenck.
Elle explique qu’elle travaille des blocs de sel. Ces blocs sont des parallélépipèdes ou cylindres grossiers, très rudimentaires dans leur forme initiale.
Entre ces blocs de sel et Sophie, il y a eu une attraction sans doute peu compréhensible pour les très nombreux indifférents qui ne perçoivent dans les matières que leurs usages connus.
L’attraction ne se suffit pas à elle seule. Le stimulus n’est actif que s’il déclenche une excitation. Une sorte d’obnubilation qui conduit à concentrer une grande part de son activité sur le couple « attraction-excitation » provoqué ici par les blocs de sel. Cette obnubilation pourrait s’avérer stérile, ne rien produire. Ici, elle est productive, puisque je reste en arrêt devant ces objets blancs.
C’est qu’une transmutation du bloc de sel a été effectuée par l’action de Sophie.
Cette transmutation a été suffisamment efficace pour captiver mon attention de façon exclusive. Serait-ce l’effet du « talent » de Sophie, pourrait-on dire, de façon valise ? mais qu’appelle-t-on talent ? Une sorte de couple inclinaison-apprentissage ? Ce ne peut pas être que cela.
Attraction, stimulus, excitation, obnubilation, le processus n’explique rien dans le fond. Il reste un mystère, le vrai mystère de toute œuvre, ici, les forces qui habitent Sophie.
Sophie occupe le tiers d’un atelier du 5e niveau.
Sophie Schenck
Monotype original, encre typographique sur carton
Là sont rassemblés certains de ses travaux. Sur une table, une pâte basaltique à l’aspect plissé des laves éruptives de dernières coulées. Attention, me dit-elle, car je touche, les formes produites ne pèsent rien, malgré leur couleur plombée, grise, sombre, mangeuses de lumière.
Trois mots synthèses viennent assez vite à l’esprit : économie, fragilité, poésie.
Sophie porte une attention alchimique à la matière, qu’elle simplifie, épure avec une très grande économie, aucune débauche, aucun excédent. Ainsi tout est fragile, le sel est exposé aux éraflures, à l’eau, la poudre de graphite au moindre zéphyr, la pâte à une infime maladresse.
Sophie poursuit son fil, fascinée par des matières élémentaires, le sel, le graphite, le charbon de bois et l’encre noire qui ont en commun de prendre pleinement la lumière, le blanc du sel la renvoie presque sans reflets quand le noir du charbon ou du graphite l’absorbe presque totalement. Fascination, persévérance, labeur monastique, lentes découvertes de matières révélées, Sophie obéit à une nécessité du plus profond de son exigence créative, on devine que ce n’est pas sans risques.
En sortant de son lieu de travail encombré de toutes ses créations récentes où j’avais perçu une Sophie lumineuse, je croise une jeune femme petite, tout à la fois fluette et cubique, qui ouvre quelque peu furtivement un atelier voisin. Je m’approche, elle sursaute.
Je me présente. Elle me fait un pauvre sourire. Elle me dit qu’elle est artiste, elle dessine et peint un peu. Je lui dis que je suis un ancien enseignant en architecture et en école d’art, et comme elle a à peu près l’âge de mes anciens étudiants je lui demande si je peux voir son travail, cela me ferait plaisir.
Elle me demande où j’avais enseigné. À l’école des Beaux-arts de la Réunion notamment.
Elle me dit qu’elle s’appelle Vanessa Oberheuser. Qu’elle n’a jamais vraiment suivi d’école d’art !
Elle a commencé par le dessin technique.
Elle me montre une dizaine de croquis vraiment pas maladroits. Rigoureux, mais sans trop de sujets.
Des dessins précis, de mains, de bras, de jambes.
Quelques toiles très sombres, qu’elle retourne sans me les montrer.
Je ne veux pas insister, son travail est intéressant, mais elle ne se livre pas. Je me prépare à partir, elle me retient :
— Restez un peu, je vous en prie, j’ai un peu de mal, je ne suis pas à l’aise. Je n’ai pas beaucoup de visites. Je n’ai pas l’habitude. En fait, je crains de montrer mes dessins. Et puis vous avez l’air gentil…
Elle me sort des carnets, je les feuillette, il y a beaucoup de choses, des textes, des poèmes, des dessins de machine, des rouages, et toujours des bras, des jambes…
— Vous êtes douée… Mais que voulez-vous faire de tout ça ?
— Je ne sais pas.
— Avez-vous déjà montré votre travail ?
— Non, pas vraiment. À quelques personnes seulement.
— Vous savez qu’on organise des expositions pour les résidents, cela vous intéresserait ?
— Je ne sais pas trop… elle réfléchit. Mais oui, pourquoi pas ?
— Mais pour cela, il faudrait préparer quelques dessins, généralement il y a un thème ou un prétexte.
Je vous tiendrai au courant.
— Oui, s’il vous plaît.
Et je lui donne le numéro de mon atelier, il est au cinquième dans l’autre aile.
Elle m’avait paru étrange, troublée à l’intérieur, presque inquiète.
Comme si elle attendait quelque chose de moi que je ne lui avais pas donné à l’évidence.
Elle était attendrissante avec son petit minois tout pâle, caché par ses cheveux noirs.
*****
Où était-il ?
C’était la première chose qui lui vint à l’esprit. Il ne reconnaissait rien.
Il était à l’évidence dans un bureau poussiéreux en face d’une étagère couverte de dossiers.
Il y avait une jeune femme.
En face d’elle, une sorte de machine à écrire d’un genre spécial.
Il lui parlait… Elle n’entendait pas. Elle ne le regardait pas. Elle ne le voyait pas.
Il pouvait regarder par la fenêtre. Il était dans les étages. Dehors, des arbres et une grande rivière ou un fleuve.
Il n’était pas en Espagne. Il se souvenait de l’Espagne, cela ne ressemble pas à ça, l’Espagne. Ici, le ciel était pâle, sale. Les arbres avaient beaucoup trop de feuilles. Les immeubles qu’il apercevait étaient tous gris, délavés, et surtout les ombres… les ombres n’avaient aucune vigueur. Des ombres de dentelle.
Il devait être plus au nord. Il n’y a que le Nord pour des ombres aussi pâles.
Des souvenirs revenaient en désordre. Ils étaient trois. Ils le poursuivaient, ils l’injuriaient, ils l’avaient coincé dans une impasse. Ils lui avaient tiré dessus. Il avait tiré lui aussi, puis il était tombé. Ils s’étaient approchés sur trois côtés. Il était blessé à la jambe, au bras, à la poitrine. Il ne pouvait plus rien faire, il avait laissé tomber son arme. Et là, ils avaient tiré tous les trois.
C’est là qu’il comprit qu’il était mort.
Ils l’avaient abattu.
Là-bas, en Espagne.
Tout cela faisait son chemin dans sa tête.
L’Espagne. La fuite, l’exil, les amis.
Ou bien rêvait-il ?
Il ressentait un formidable sentiment de haine. Il se sentait empli de haine. Haine d’être là. Haine d’être mort. Haine de se savoir mort. Pourquoi ? Pourquoi être encore ? Il n’était plus. Pourquoi être sorti du néant ? Était-ce cela l’enfer ? Ne plus être en vie, pour toujours ? Mais qu’est-ce que c’est « toujours » quand on est mort ? Qu’est-ce que le temps ?
La haine le submergeait, elle était plus que palpable, une extrême douleur de haine était en lui. C’était moins une vraie douleur que l’insoutenable idée de sa douleur…
Il ne savait qu’une chose, il lui faudrait trouver le moyen d’apaiser cette douleur, d’une façon ou d’une autre.
*****
Cassandre était une revue fragile qui avait tenu le coup pendant près de vingt-deux ans, mais s’était arrêtée après la perte de ses principales subventions publiques. Elle abordait le lien de la création artistique à la société dans tous les champs depuis l’analyse de l’évolution des libertés dans l’espace public aux pratiques expérimentales au théâtre, en architecture, sculpture, danse, arts de la rue, en recherchant le vivant, l’imprévisible. Parmi ses journalistes, Valérie de Saint-Do tenait une place particulière, elle en avait été la rédactrice en chef pendant douze années jusqu’en 2012 et continuait de faire des articles pour la revue. Valérie s’était affirmée comme une combattante de la culture contre l’ordre, du spontané contre le programmé, de l’émergence contre le convenu, de l’éphémère et du gratuit contre le dogme du profit. Elle se consacrait désormais à l’écriture.
Valérie avait bénéficié du dispositif Résidences d’auteurs de la Région Île-de-France. Elle avait souhaité que cette résidence se passe au 6 B, lieu qu’elle appréciait pour avoir écrit un article sur son origine et son mode de fonctionnement alternatif. En septembre 2014, Valérie réunit « une équipe d’artistes, architectes, dramaturges, photographes, paysagistes, graphistes, presque tous résidents de cette “fabrique de culture” pour explorer par l’écriture, la fiction, l’image, une ville chargée d’histoire et en pleine transformation. »
Chacun se présente. Valérie évoque rapidement son roman noir en cours, qui sera publié ultérieurement sous le titre « Très grand Paris » en 2018. Puis, elle nous parle de « Résidents # 0 » qui devrait être une revue éphémère, mais qui pourrait avoir une suite…
Elle ne se doutait pas alors de ce que son initiative allait générer.
Les participants, à leur tour, imaginent de narrer une rencontre, une errance, un conte, d’autres d’effectuer un parcours photographique…
En face de moi, un jeune homme discret, assez lutin. Tentant.
— Ça te dirait un projet sur une scène de crime ?
Sa voisine, à gauche près de lui :
— Scènes de crime, on peut en être ? Regard vrillant, énergie, acuité.
— Mais quel crime ?
— Le crime fondateur. La décapitation de Denis.
Bien sûr qu’on y va.
Et puis Sergueï, dont je caresserai longuement le visage sous une grosse couche de plâtre, nous rejoindra. Et je tombe amoureux de Sergueï, Morgane, William.
En décembre 249, l’empereur Trajan Dèce avait ordonné à tous ses sujets d’offrir un sacrifice solennel aux dieux pour le salut de l’empire ; ce qui avait entraîné la persécution générale des chrétiens qui s’y refusaient. Dèce qui venait d’accéder aux fonctions impériales voulut renforcer le pouvoir de l’empire en l’associant aux dieux de Rome. Le christianisme constituait sa cible principale. À la suite de cette décision, le pape Fabien était tué à Rome le 25 janvier 250, puis la même année l’évêque Denis était exécuté à Lutetia. Denis, Eleuthère, Rustique, Sisinnius, sont les protagonistes du mythe fondateur de la ville de Saint-Denis et de son abbaye, liés à la décollation de Denis qui a eu lieu sur ordre du préfet romain Fescennius Sisinnius au mont Mars, en 250. La légende raconte que Denis, sa tête dans les mains, aurait emprunté ce qui est devenu la rue des Martyrs et aurait poursuivi son périple vers le nord. Six kilomètres plus loin, à l’angle de l’actuelle rue Catullienne, Dame Catulla aurait relevé Denis exsangue et l’aurait conduit jusqu’au site de l’actuelle basilique qui n’était alors qu’une simple butte sacrée.
Nous imaginons ensemble une histoire inspirée de ce mythe que nous intitulons « Le Céphalophore ».
Une première question nous vient : il s’agit de vérifier, s’il est possible de se déplacer sans sa tête ; on dit que c’est vrai pour les canards. Si c’est vrai pour les canards, cela a peut-être été vrai pour Denis, avec en prime un petit coup de pouce divin.
On se propose d’inventer des machines qui pourraient permettre d’expérimenter sur des démembrements. Une machine par exemple qui s’inspirerait de l’écartèlement, ou encore de la décollation, qui permettrait de séparer les membres du corps. Les questions que nous nous posons sont de l’ordre de l’imaginaire fantastique, la tête continue-t-elle de parler sans le corps, le corps peut-il bouger sans la tête, la main ou les doigts sont-ils animés d’une vie indépendante ?
Un corps humain n’est pas semblable à un véhicule automobile. Lorsqu’on coupe le contact, le véhicule s’arrête. Mais dans un corps humain, il y a une quantité d’organismes dotés de leur propre vie, cellules, bactéries, archées, levures, virus, qui ne s’arrêtent pas quand on coupe le contact au cerveau, comment la vie se répartit-elle dans tout cela ?
Et peu de temps après, je propose à Vanessa de nous aider à concevoir ces machines. Au passage, je suis frappé par ses yeux, ce sont des yeux jaunes, très inhabituels dans un visage. Elle n’aime pas que je l’observe.
— Veuillez m’excuser, je ne voulais pas vous gêner en vous observant comme ça.
Je dessine comme vous le savez, observer c’est un tic de peintre. Mais vos yeux, vous avez des yeux particuliers, très étranges, ils sont presque jaunes comme de l’or.
— Ma mère a les mêmes. C’est un peu une fierté.
— En effet, c’est très rare.
Elle adhère assez vite au projet. Et elle imagine même ce qu’elle pourrait faire si elle pouvait disposer de bras, de jambes, de troncs. Notre délire nous entraîne à couper virtuellement des doigts, des bras, des jambes, et bientôt la tête de Sergueï pour voir si le mouvement perdure après l’ablation. Et nous supputons que les résultats s’avèrent positifs quand le tranchage est rapide. Et Vanessa produit de plus en plus d’images ahurissantes. Elle est très créative dans ce registre.
Nous sommes totalement pris par notre histoire.
À l’écriture du projet, s’agrège bientôt un projet de performance : « Reconstituer la traversée du saint Céphalophore depuis la rue Catullienne jusqu’à la basilique ».
L’histoire nous emporte, écriture, dessins, moulage, nous dérivons en même temps que se construisent des petites aventures entre les uns et les autres, un corps flottant dans le canal, les tests de moulage de mains en plâtre, le moulage de la tête de Sergueï, le costume de Denis, le repérage du parcours du Céphalophore dans la ville…
*****
Au bout de la rue du Corbillon du côté Seine, une longère privée abrite sous deux gros tilleuls sombres une résidence composée d’un grand logement à deux niveaux et de dépendances où se déroulent des activités diverses.
C’est le domaine d’Alfred Luburc, un ancien médecin qui consacre une partie de sa fortune personnelle à de multiples recherches qu’il situe aux confins du scientifique et de l’artistique.
Il avoue une passion pour le dessin et la sculpture des corps.
Il a profité des journées portes ouvertes du 6 B pour visiter discrètement quelques ateliers. Il y a rencontré Vanessa et il a été tout à fait séduit par ses dessins.
Ils se sont liés d’amitié. Vanessa a finalement montré son travail d’illustration qui devait accompagner l’écriture du Céphalophore.
Alfred Luburc a été subjugué par ses dessins et en particulier par celui de la table qu’elle avait imaginée, une table à écarteler les corps pour permettre une découpe franche des membres.
Désireux d’acquérir les originaux de toute la série, il lui a fait une offre financière très généreuse qu’elle n’a pas pu refuser. Elle est dans une mauvaise passe, elle ne vend pas de dessins, elle a perdu depuis deux mois son emploi de caissière, le magasin a dû fermer. Elle est tracassée par de multiples dettes qui s’accumulent et en particulier son loyer personnel et celui de son local au 6 B.
Le montant qu’Alfred Luburc lui offre pour toute la série la sort d’affaire, non seulement elle peut payer ses retards de loyer, mais en plus elle dispose d’un bon petit matelas pour voir venir.
Elle va pouvoir acquérir du matériel de dessin, des encres, des plumes, des pinceaux, de l’aquarelle, et du papier de très bonne qualité.
Mais surtout, elle est flattée, personne jusqu’alors n’avait donné une valeur réelle à ses œuvres, c’est-à-dire qui se traduise monétairement autrement que par un simple dédommagement de son travail et de son temps.
Alfred la traite en artiste. Et c’est la première fois.
Alfred Luburc ne s’est pas contenté d’acheter toute la série. Il lui a proposé une avance pour une dizaine de dessins complémentaires. Il lui suggère de travailler chez lui, il a de la place et dispose d’une importante collection de livres anciens illustrés de gravures. Et elle peut les consulter.
L’équipe du Céphalophore utilisait ses dessins et souhaitait qu’elle les présente dans une prochaine exposition sur la performance qu’ils préparaient, mais n’avait absolument pas évoqué une quelconque rémunération, à part une hypothétique publication dans une revue confidentielle.
Elle sait cependant qu’elle a illustré des idées qui n’étaient pas vraiment d’elle, mais elle estime que cela ne donne à l’équipe aucun droit réel sur sa production. C’est pourquoi elle évite désormais tout contact, ne sachant pas quoi répondre aux diverses demandes de l’équipe. Elle songe à en parler d’abord à Alfred pour savoir s’il accepterait de prêter les œuvres qu’il avait acquises pour la publication et l’exposition éventuelle. Mais elle en doute.
Alfred conserve jalousement chez lui sa collection particulière. Après l’avoir sorti de sa bibliothèque avec beaucoup de précautions, il lui a montré un exemplaire du « De humani corporis fabrica de 1543 ». André Vésale, l’auteur, avait révolutionné l’anatomie descriptive en pratiquant lui-même des dissections devant un large public. L’ouvrage est illustré de planches de grande qualité. Ce livre fascine Vanessa.
Il ouvre un champ inaccessible pour elle jusqu’alors sur la compréhension des mouvements humains. Ceux-ci n’obéissent que de loin aux principes de la mécanique qu’elle a décortiquée aux Arts et Métiers en rouages, ressorts, engrenages, bras de levier, balanciers, moteurs.
Vanessa prend conscience, en parcourant avec le plus grand soin l’ouvrage de André Vésale, de ce que recouvre la notion de structure organique : une machine, aussi compliquée soit-elle, n’est au bout du compte, composée que de pièces inertes aux formes géométriques simples, des profils, des tubes, des extrusions, boulonnées, soudées, serties, moulées… À la différence de ces machines, les structures organiques se développent toutes seules dans le temps, grandissent et se réparent, les muscles se relient aux os par simple modification des fibres, les muscles se poursuivant sans discontinuité en tendons. Les muscles obéissent à des impulsions générées par le cerveau des hommes ou des animaux et ces cerveaux peuvent être minuscules comme chez les fourmis.
Tout cela l’émerveille.
Elle a évoqué tout cela avec Cléo, une de ses rares copines.
Cléo, dont les fascinations sont beaucoup plus orientées sur l’étrange que sur la mécanique, partage avec elle cette admiration pour les organisations végétales et animales et leurs variations multiples qui expriment la complexité de la vie sous toutes ses formes. Cléo, qui a un côté magicienne, apprécie les compositions de morceaux de corps, de bras, de jambes, que Vanessa met en scène dans des ambiances sinistres, elle ressent en les regardant une sensation de mouvement. Comme si les membres détachés du corps découvraient alors une sorte d’autonomie délirante.
Cléo Duplan était venue au 6 B pour une exposition de dessin consacrée aux femmes de Picardie. Bernard et moi avions évoqué avec elle de nombreuses héroïnes picardes. Elle s’était concentrée sur trois personnalités particulières de l’histoire, trois femmes décalées. La première, Jeanne Harvilliers avait été brûlée vive comme sorcière, la deuxième, Geneviève Prémoy s’habillait en homme et combattait pour le duc de Guise sous le nom de Chevalier Balthasar en dissimulant sa nature féminine, la troisième Prudence Pezé, la louve de Rainecourt, dirigeait une bande de malfaiteurs.
Cléo avait été attirée par ces femmes hors du commun qui avaient toutes été marquées, dès leurs plus jeunes années, par la violence des hommes ou de la société.
Elle-même savait qu’elle avait été heurtée par le mépris des filles qu’elle avait côtoyées pendant sa scolarité et l’incompréhension des professeurs qui ne voyaient en elle qu’une marginale, attirée par la magie noire.
C’est sans doute ce qui l’attire chez Vanessa. Une sorte de gémellité de destin. Elle ressent en sa présence le poids de blessures profondes. Vanessa lui a confié qu’elle se remettait mal d’une rupture avec un homme gentil, mais qui ne comprenait rien à ses attentes. Il ne pensait qu’au sexe, mais elle n’éprouvait rien avec lui. Elle effectuait à sa demande des fellations sans plaisir, comme si c’était une figure obligée de la relation sexuelle, et lui, de son côté, avait peur de son sexe à la toison très épaisse. Il aurait voulu qu’elle se rase, elle avait refusé. Il faisait son affaire dans le noir sans même la caresser et puis il s’endormait. Elle sait bien qu’elle n’a pas un corps très attirant, trop cylindrique, avec des seins presque imperceptibles. Et puis elle en avait eu assez. Elle l’avait quitté quelque peu désespérée, persuadée qu’elle n’aurait guère de chance avec les hommes.
Cléo la comprend, elle-même fait assez peur, elle semble trop créative, trop déterminée, pas assez bêtasse, pas assez ronde, pas assez mère de famille.
Les cauchemars de Cléo ont commencé peu après son passage au 6 B.
Ses nuits sont tourmentées par des visions étranges dont certaines sont très violentes. Mais petit à petit, les images se précisent. Cléo a mis du temps à comprendre que ses cauchemars sont inspirés par les histoires qu’elle illustre pour l’exposition. C’est comme si chacune des trois femmes pour lesquelles elle élabore des esquisses a décidé de ne pas la lâcher. La pire est Prudence Pezé. Les flammes et l’odeur de brûlé envahissent sa chambre en pleine nuit. Elle se réveille en sursaut alertée par l’odeur de chair humaine brûlée, une odeur qu’elle a l’impression de connaître depuis toujours. Puis elle reprend difficilement ses esprits à la lumière de la lampe de chevet en constatant l’absence de flammes. Mais les voix continuent, des voix de souffrance, des minutes entières.
Elle se sent plus d’affinité avec Geneviève Prémoy, la guerrière. Les rêves sont moins effrayants, elle est conviée à de grandes chevauchées dans des plaines cultivées ou en lisière de forêt, parfois à des batailles qui la laissent pantelante et totalement en sueur au milieu de la nuit.
La dernière, la louve est plus violente. Tout est toujours menaçant avec elle, il y a des personnes torturées, des cris, des cavalcades, des fuites et la crainte de la police.
Au fur et à mesure de l’avancement des dessins, elle perçoit de plus en plus de sons et même d’images de ses personnages. Cela la guide dans ses dessins, c’est très extraordinaire, mais aussi très perturbant.
Elle se passionne, beaucoup plus qu’elle n’aurait imaginé. C’est presque obsessionnel. À peine levée, elle court à sa table.
Depuis quelque temps, les trois femmes la mettent en garde. Parlent de nuages au-dessus de sa tête, d’hommes menaçants, d’ombres sur le 6 B, de créatures démoniaques.
Elles disent : « protège Vanessa ».
À la suite d’un de ces cauchemars particulièrement tourmentants, Cléo cherche à joindre Vanessa, mais elle ne répond pas à ses appels.
Cléo Duplan
La louve de Rainecourt
*****
Il commençait à comprendre, il savait où il était, il savait quand. Il savait aussi ce qui lui était arrivé.
Ce monde qui était nouveau pour lui, lui avait appris que d’une certaine façon, ils avaient gagné là-bas, le « Parti Paysan Croate » avait gagné. C’était une maigre consolation. Ils avaient gagné, mais il était honni.
Quand il s’était réfugié en Espagne et qu’il se croyait en sécurité, il avait été trahi.
On l’avait dénoncé et ils avaient envoyé leurs tueurs. Et là, il se trouvait à Saint-Denis.
Globalement, il se trouvait sur une terre communiste. C’étaient eux qui l’avaient dénoncé.
Et puis, il y avait des Roms de l’autre côté du canal. Une vingtaine de baraques avec leurs enfants pouilleux.
Et là, dans ce drôle d’immeuble à moitié abandonné, il était entouré d’une part, de vivants plutôt artistes qui vivotaient dans des petits ateliers et ceux-ci ne lui accordaient aucun regard et ne le voyaient pas, et il avait rencontré des êtres qui se disaient des spectres qui lui apprirent qu’il était certainement un spectre, que c’est comme cela qu’ils se désignaient entre eux.
Il était resté prudent. On ne l’avait guère questionné de toute manière. Chez les spectres, il y avait de grandes gueules qui avaient leur cour. Au fur et à mesure, il identifiait, parmi ceux qui péroraient, la teneur de l’ambiance générale. Des frustrés, des vaincus, des cocus, qui bagueulaient leurs bons sentiments, ou leur haine. Il y avait là de tout, mais une grande majorité d’êtres lamentables.
Globalement, ils l’écœuraient.
Dès 1939, Saint-Denis avait accueilli les réfugiés du franquisme, à la Petite Espagne et aux Cornillons qui ont laissé la place ensuite aux Portugais, puis aux maghrébins qui étaient désormais en masse.
La ville était submergée de migrants, de toute religion et de toute couleur. Ce n’était pas une ville pour lui. À moins que.
À moins qu’il ne soit là que pour le grand nettoyage ! Vu le nombre, il lui faudrait auprès de lui son ami Pétar Brzica, le roi des coupe-gorges.
*****
Auguste Drambeaux, sculpteur et résident du 6B, avait rencontré le personnage dans la petite galerie des Halles où il exposait des bronzes érotiques.
De taille moyenne, à la fois fin et charpenté, des bras solides, le visage dissimulé par de grandes lunettes vertes, un front haut des joues pleines, une peau imberbe, une grande combinaison noire, des bottes noires, des mains musclées. Le personnage était étrange et attirant.
Il lui avait dit :
— C’est à toi ces objets phalliques ?
— Oui, c’est moi qui les sculpte.
— C’est ton obsession sexuelle, le phallus ?
— C’est un des sujets que j’aime sculpter.
— Tu sculptes d’après modèle ?
— Le plus possible.
— Les modèles, tu les fais bander ?
— C’est le principe.
— Tu les branles, ou tu les suces pour les mettre dans cet état ?
— Disons que ça dépend des fois.
— Et après ?
— Qu’est-ce que tu veux savoir ? Nous sommes dans une galerie d’art, pas dans un peep-show.
Le personnage avait poussé le petit sculpteur bedonnant violemment dans l’arrière-salle, lui avait défait son pantalon, déchiré son string, l’avait courbé sur un bureau et l’avait empalé avec une des sculptures qu’il avait arrachée à son présentoir.
Auguste avait eu mal, il avait saigné.
Mais ce qu’il avait ressenti, il ne l’avait jamais ressenti jusqu’alors.
— Je m’appelle Herma, lui dit alors le personnage en retirant le phallus et le déposant sur une table.
— Il faudra le nettoyer.
Et Herma disparut.
Auguste n’avait jamais jusqu’alors pensé se faire enculer par ses propres œuvres.
Par la suite, les rencontres avec Herma se multiplièrent. Il ne savait pas qui était Herma.
Herma venait à son domicile, le déshabillait, le torturait en quelque sorte, le pénétrait avec des objets divers et s’en allait.
Auguste sortait de ces séances, hébété, épuisé, conscient d’être totalement possédé. Il n’avait pas eu d’orgasme, mais l’orgasme chez lui ne lui procurait pas de grandes sensations. Il avait l’impression que son corps et son esprit se déchiraient au fur et à mesure de la pénétration, dans le même temps qu’il abandonnait toute résistance. Il était envahi de toute part par une douleur hallucinante et enivrante accentuée par les effets du LSD qu’Herma lui procurait.
Un jour, Herma était revenu avec un braquemart de très grande taille.
Herma l’avait bâillonné et lui avait demandé de sucer l’objet.
Le gland avait le goût de chocolat, il perçut une pointe de gingembre, puis le piment.
Puis Herma lui enfonça le braquemart dans l’anus, sa propre chaleur eut pour effet d’amollir très rapidement le chocolat qui lubrifia la paroi anale tout en libérant le piment. Le foutre pimenté battu par le va-et-vient du braquemart envahissait tout son corps, provoquant des spasmes violents et des douleurs insoutenables. Une décharge électrique se répandit dans son abdomen, légère tout d’abord, puis beaucoup plus intense dès que les électrodes contenues dans le chocolat fondant finirent par se joindre.
C’est ainsi qu’Auguste mourut électrocuté par du chocolat.
Herma retira les fils et les électrodes et quitta l’atelier.
Il y eut une enquête. L’absence de désordre ou de marque de présence étrangère a conduit les enquêteurs à conclure à une mort auto-érotique classée parmi les paraphilies.
Le rôle du chocolat et du piment n’a cependant pas pu être clairement élucidé.
Herma
Acrylique sur toile – Lac
Et puis… Le 7 janvier 2015, l’attentat contre Charlie Hebdo.
Le journal dont la ligne est ouvertement athée et anticléricale mène une bataille constante contre les intégristes religieux et a publié des caricatures de Mahomet en 2006. Charlie Hebdo a récidivé en 2013 avec la vie de Mahomet en bande dessiné.
Le journal du 7 janvier qui vient de paraître contient des articles se moquant des intégristes.
Vers onze heures trente, deux hommes cagoulés armés de fusils d’assaut font irruption dans la salle de rédaction du journal, tirent sur tout ce qui bouge et assassinent douze personnes, dont huit de la rédaction.
Les deux auteurs du massacre sont tués deux jours plus tard, au nord de Paris. Ils se réclamaient d’Al-Qaïda, dans la péninsule arabique.
La violence de l’évènement, le motif et le déroulé des faits mettaient fin à une forme d’innocence et d’irresponsabilité collective, les dogmes, les valeurs, les mots, les railleries, valaient « casus belli » pour ceux dont les convictions étaient tournées en dérision et les ressentiments accumulés étaient portés à leur extrême.
La distance, l’éloignement ne protégeaient plus. La France n’était donc plus un havre de paix et de liberté de paroles toutes bonnes à dire « impunément ».
Mais cette impunité n’avait-elle été jamais acquise ?
Pour certains, les humiliations ressenties et répétées avec le consentement tacite d’une population qui aime se moquer doivent se payer durement, le respect se regagne dans le combat, en prenant des risques, et ces risques vont jusqu’à la mort.
La mort que l’on donne à des blasphémateurs, la mort à laquelle on s’expose et que l’on reçoit comme une récompense, la vengeance accomplie.
Comment ne pas être effaré par l’irruption de cette violence qui était toute proche de nous ?
Depuis plusieurs dizaines d’années nous étions aveugles et béats, pétris de démocratie bienveillante, de pacifisme universel, d’athéisme mou, d’écologie moralisante, n’étions-nous pas le modèle à suivre ?
En amont de la violence, il y a la colère. D’où pouvait provenir cette colère que nous ne comprenions pas chez de jeunes adultes qui croyons-nous, avaient pourtant bénéficié de tous les bienfaits d’une société libre ?
Étions-nous aveugles et sourds, collectivement stupides ? Socialement cyniques ?
Étions-nous incapables de comprendre les ravages de l’échec scolaire institutionnalisé, du chômage programmé, des humiliations culturelles et religieuses permanentes ? Ne pouvions-nous pas comprendre que la plus grande colère naît des atteintes à la fierté ?
Ces évènements avaient, par contrecoup, contrarié notre projet.
Nous étions en train de travailler sur le mythe du martyre de Denis.
Denis n’avait pas abdiqué ses convictions devant le pouvoir en place et il avait été décapité.
Denis n’avait tué personne.
Et les convictions religieuses de Denis et de bien d’autres martyrs chrétiens avaient fini par s’imposer dans l’Empire romain.
Mais nous n’ignorions pas que ces mêmes convictions devenues dominantes et intolérantes avaient été à l’origine de répressions et de massacres terrifiants.
Fallait-il maintenir notre performance dans les rues de Saint-Denis ?
Les sensibilités communautaires des habitants du centre risquaient d’être piquées à vif au passage d’un personnage en chasuble noire, le cou ensanglanté, portant sa tête dans ses mains.
Nous ne voulions pas que notre performance soit perçue comme une provocation.
Nous ne voulions pas non plus céder à l’autocensure.
Nous nous doutions qu’il y aurait des réactions. Nous pensions que nous pourrions donner des explications historiques aux passants le long du parcours, et c’est ce que nous avons fait. Nous n’avons sollicité par contre aucune autorisation. De plus, il y aurait eu de grande chance qu’elle nous fut refusée dans ces circonstances et de plus nous aurions dû nous plier à des explications oiseuses, écrire un projet acceptable, proposer un programme et des horaires, toutes choses totalement contradictoires au principe même de la performance sans filet.
Nous avons donc réalisé notre performance un dimanche matin.
Nous n’étions que quatre, Vanessa Oberheuser n’avait pas voulu se joindre à nous. Depuis qu’elle nous avait présenté ses dessins et que nous lui avions fait part de notre très grande satisfaction, elle se dérobait inexplicablement. Nous voulions exposer son travail pour accompagner nos textes et les photos qui accompagneraient le compte rendu de la performance, mais elle avait décliné notre proposition et refusé de nous confier les originaux, qu’elle disait avoir égarés. Et puis désormais, elle évitait de nous rencontrer. Nous ne comprenions rien à son changement d’attitude. Bernard ne nous avait pas non plus accompagnés. Il avait assisté à l’enterrement d’un de ses amis proches, un sculpteur Auguste Drambeaux, qui avait un grand atelier au rez-de-chaussée du 6B et qui était mort à la suite d’un accident domestique.
En définitive, William, Morgane, et moi avons accompagné Sergueï, un dimanche matin, dans sa longue traversée de Saint-Denis, depuis la rue Catullienne jusqu’à la basilique. Sergueï sous le costume de Denis, le premier saint Céphalophore portant sa tête, tenait dans ses mains le moulage de sa propre tête réalisée en cire, alors que sa chasuble noire laissait voir son cou décapité.
Et William filmait la fin du parcours mythique de Denis qui avait porté sa tête depuis le « Mons Martis » jusqu’à l’emplacement de la basilique actuelle.
Morgane ordonnançait la performance, des enfants venaient toucher le visage de Denis du bout des doigts, en jouant à se faire peur entre sourire et crainte, certains passants nous invectivaient « Ce que vous faites c’est une honte ! », et j’essayais de donner une leçon d’histoire aux dionysiens hérissés ou choqués par la déambulation d’un homme décapité qui faisait trop penser à Daech.
Plus tard, un pigiste d’un journal local avait raconté la scène :
« Ce dimanche matin, un personnage portant sa tête s’effondre sur le parvis de la basilique sa tête allant rouler jusqu’au pied d’un commissaire de police.
Tout le monde se précipite, horrifié, le commissaire examine la tête qui a une drôle de couleur. Lorsqu’il se retourne, il ne reste qu’un gros drap noir piétiné par la foule.
Le corps a disparu. Des policiers ont poursuivi deux hommes qui semblaient s’enfuir, mais ceux-ci leur ont échappé dans le dédale du marché. Le commissaire a des doutes sur la tête. Elle semble fausse, mais il y a des traces rouge sang, par endroits, la croûte de cire laisse apparaître comme un épiderme. Ce qui à première vue semblait une farce de mauvais goût pourrait bien prendre une tournure beaucoup plus sinistre.