Latin de banlieue - Tome 1 - Benoît Massako - E-Book

Latin de banlieue - Tome 1 E-Book

Benoît Massako

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Beschreibung

"Latin de banlieue" présente l’odyssée d’un adolescent au regard précoce, plongé dans les tourments du divorce de ses parents. Au fil de ce périple, sa perception poétique du monde vacille violemment, le projetant irrémédiablement dans un univers étrange : la Banlieue. Là, il fera l’amère expérience de l’indifférence sociale, explorera les énigmes troublantes de l’âge adulte, et s’engagera dans une quête insatiable de sens au cœur de la France. Chaque page vous entraîne ainsi dans un mystère à résoudre.

À PROPOS DE L'AUTEUR

En tant que professeur, Benoît Massako puise son inspiration dans les interactions qu’il entretient avec des esprits en pleine croissance. Sa plume s’anime pour célébrer avec passion la vie et explorer les nuances de la condition humaine. "Latin de banlieue" - Tome I représente, pour lui, une fresque qui encense la richesse des émotions.


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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Benoît Massako

Latin de banlieue

Tome I

Roman

© Lys Bleu Éditions – Benoît Massako

ISBN : 979-10-422-1128-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

Banlieue

Banlieue. C’est l’histoire d’un mot. Un mot qui, dans son obstination, refusait les destinées prédéfinies, se rebellant contre les rigidités de la réalité. C’est l’histoire d’un terme, un terme qui semait l’effroi et éveillait des pensées tumultueuses, tissant ainsi une toile d’angoisse parmi ceux qui évitaient de le soutenir du regard. Tel un spectre glissant avec grâce dans l’obscurité, ce mot délicat réveillait la peur et l’affolement chez certains. Oui, la peur. Ce sentiment si singulier, embrassant l’âme face à un péril imminent, préparant notre nature mortelle au combat acharné ou à une fuite salvatrice. Et l’affolement. Pour ceux qui, à la simple évocation de ce mot, se trouvaient profondément troublés, perdant toute maîtrise de leurs esprits. Rarement, un terme aussi simple avait suscité une réaction aussi vive parmi des individus si éduqués.

Banlieue. Frappé d’ostracisme, ce mot a été mis en quarantaine, expulsé de la table des écrits, réservé à ébahir et charmer les sceptiques. Il n’avait plus droit de citer ni de comparaître. Il n’avait plus la parole dans ce concert des mots nobles parmi lesquels on retrouvait allègrement la ville. D’ailleurs, tout le monde n’avait d’yeux que pour elle, cet épicentre où s’unissaient savoir, érudition, gouvernance et écoles d’exception. Elle en était venue à être la référence, le mot à citer pour décrire la croissance, la réussite, la richesse, valeurs chères à la société.

Banlieue. Tu n’avais pas demandé à naître, tu étais le patient zéro d’une évolution naturelle de la société, de l’occupation de l’espace de ceux qui résidaient dans ton berceau. Tu avais fait ce qu’on attendait de toi, tu avais accueilli, logé, nourri, éduqué et aimé ces habitants. Tu avais accordé l’hospitalité au voyageur permanent, à l’immigré, à l’explorateur et aux naufragés. Tu connaissais l’errance de ceux qui traversaient tes terres, tu reconnaissais le pas rapide d’un déserteur et distinguais l’accent d’un voyageur lointain. La mosaïque des couleurs de ta population était chère aux yeux de ceux qui t’ont dit merci.

Chère Banlieue. Merci d’avoir donné cette place à l’incognito qui, noyé dans la ville grande et titanesque, n’a su trouver sa place dans cette chorégraphie intense qui lui était proposée. Chez toi, l’incognito a retrouvé dignité et amour-propre dans un espace où il a pu développer son talent. Tu as su redonner confiance à l’apeuré et protéger le timide. Oh, Banlieue, ta force réside dans ta solidarité, tu as su être la fabrique des Hommes de valeur dotés de principes qui résistent aux temps et aux modes. Ces Hommes qui ont préservé, malgré les tumultes de l’existence, la mémoire du cœur, indispensable à la condition humaine et fondatrice de notre vivre ensemble.

Chère Banlieue. Toi, que les ignorants méprisent. Toi, à qui les incultes et ingénus donnent une image insignifiante. Toi, malheureuse, qui subit à tort l’occupation permanente d’une minorité bruyante et nuisible qui s’est vue confiée par les adeptes de la priorité au direct et du sensationnel, l’étendard de la représentativité. Mais tu as su dire à ces promoteurs de l’absurde qu’ils venaient de se lancer dans une bataille désespérée. Car ta grandeur ne réside pas dans ces contrevérités ridicules et incohérentes. Ta grandeur séjourne pour des temps éternels dans la qualité de tes sujets. Ils sont à la ressemblance des Colomb, Verne et Polo, des explorateurs qui ont soif de connaissance et de découverte. Qui ont su malgré les contraintes de l’espace, gagné leur ticket de sortie, pour aller chercher ce pain, synonyme de survie et de rêve.

Chère Banlieue. Tu n’as pas éteint les rêves de tes citoyens, ces gens humbles et travailleurs qui, pour la plupart, sont issus du même environnement social. Tu as su faire naître cette entraide indispensable à la réussite des projets les plus fous. Malgré l’anarchie urbaine, tu as transformé tes points chauds en place forte, tu as créé les conditions d’un lien d’union merveilleux entre ces acteurs incomparables et troublants, artistes de leur propre rime, celle de leur vie.

Chère Banlieue. Tu mérites une couronne, cime de ton état et de ton rang. Tu mérites cette couronne, promesse du souvenir des actes exceptionnels rendus aux siens. Cette couronne te sied parfaitement, car elle témoigne pour toi et révèle aux yeux du monde le caractère indispensable de ta présence et du rôle rendu à la nation par ton peuple, le peuple de banlieue.

Ma chère Banlieue, que tu sois riche ou pauvre, périphérique ou en petite couronne, laisse-moi te dire merci. Merci d’avoir été la terre d’accueil des hommes et des femmes venus chercher un grain de repos dans une vie où vivre est souvent synonyme de chagrin. Ma chère Banlieue, laisse-moi t’ouvrir le cœur de celles et ceux qui ont tant à te dire. Laisse aux misérables te dire combien tu as marqué à jamais leur frêle existence et combien tu sers de boussole à toute une génération.

Ma chère Banlieue. Ceci est l’histoire qui est née au plus fort du tumulte. Une histoire qui n’aurait jamais dû voir le jour. C’est une histoire qui te doit tout, toi, banlieue, témoin du temps qui passe et de nos existences. C’est l’histoire d’une jeunesse, sève de la nation à qui les couleurs ne font pas peur. C’est l’histoire de filles et de garçons qui ont pour point commun le métissage de leurs connaissances et des savoirs mis à leur disposition. C’est l’histoire d’hommes et de femmes qui parlent de leur vie avec la délicatesse du langage des avertis. C’est le récit des effacés, des gens ordinaires à qui tu as permis d’accéder à l’un des élixirs les plus précieux et insaisissables, la liberté.

Ma chère Banlieue. Voici une lettre d’amour qui t’est adressée, par les hommes et femmes qui savent qu’en toi réside la magie des horizons infinis. Ma chère Banlieue. Ceci est l’histoire d’un truchement, qui est né dans la plus ordinaire des adresses qui traversent ton territoire. Voici le récit d’un de ces nombreux anonymes que le monde voulait façonner à sa guise, bravant les chaînes et défiant les normes établies, mais sculptant son destin avec une foi inquiète. Ma très chère Banlieue. Tu mérites de connaître cette histoire qui confirme que tu as le talent de voir la noblesse dans tout ce qui existe.

 

 

 

 

 

Chapitre II

Rentrée des classes

 

 

 

Paris, le 29 août 2004

 

Chère Salomé,

Sérénade

 

Je suis heureux de t’écrire ces quelques mots. J’espère que ces derniers te trouveront en bonne santé.

 

Mon amie. Nous allons connaître dans quelques jours un changement qui ne manquera pas de bouleverser nos vies à tout jamais, l’entrée de nos personnes ambitieuses dans le monde où la maturité s’assoit, le lycée. J’attendais ce moment depuis déjà de nombreuses années. J’ai nourri mon imaginaire des scénarii les plus fantasques pour préparer mon être insensé à ce jour unique.

 

Cette période sera portée par les tâtonnements de nos choix et les variations de nos convenances et l’écriture du recueil de nos convoitises éphémères. Mais dans cette valse de nos envies lunatiques, il y a bien une constance qui n’a pas oscillé, c’est l’amitié précieuse que nous partageons. Pour moi, elle est comparable à un trésor précieux que beaucoup cherchent, mais que peu arrivent à saisir.

 

Je voulais aujourd’hui par ces quelques mots te faire un vœu, défier le caractère caméléon du temps pour te promettre que mon amitié n’est pas une sérénade, mais elle se trouvera grandie, fortifiée, aussi solide que le roc. En effet, je suis encore trop jeune pour me lancer dans une sérénade et trop inexpérimenté pour être qualifié du plus beau de Saint-Jean. La fleur de l’âge nous guette, elle a même prise sur nous. Mais il y a une chose sur laquelle elle n’aura pas de part, c’est la valeur inestimable que j’accorde à l’honnêteté de l’amitié qui nous lie. Je fais en ce jour le vœu qu’elle soit éternelle.

 

Avant cette nouvelle année scolaire, laisse-moi te dire combien je suis honoré d’avoir dans mes amitiés une personne aussi étrange qu’insolite que toi. Que cette rentrée soit digne de tes espoirs. Que cette année, ta voix porte encore, car précieuse et élégante dans un monde où la force tire souvent son épingle du jeu.

 

Paris ne m’avait jamais semblé aussi belle qu’en cette fin de mois d’août 2004. Notre amitié ne m’avait jamais semblé aussi radieuse qu’aujourd’hui.

 

Ton ami,

Cosme

 

***

 

À l’entame de la rentrée de septembre 2004, le lycée Claude Bernard, familièrement désigné sous l’appellation de Claude B par une poignée d’intimes qui persévérait dans cet usage, avait le privilège tout récent d’une rénovation complète de sa façade et d’une transformation significative de ses espaces intérieurs. Tout était en métamorphose, des portes au plafond, de la salle de permanence aux toilettes des élèves. Une couche de peinture fraîche investissait les lieux, conférant à notre établissement une allure de nouvelle école où les couleurs choisies, telle une palette artistique, semblaient enseigner l’art de l’émerveillement.

Il convient de souligner que notre demeure d’éducation déclinait doucement, laissant les travaux de restauration sombrer dans une léthargie administrative qui amplifiait le caractère vétuste de notre lycée. Les mois précédant cette renaissance architecturale furent témoins de la décrépitude avancée de nos espaces éducatifs. Cependant, au milieu de ce tableau de désolation, nous savions écarter nos appréhensions pour entrevoir la beauté insoupçonnée de cet édifice. Nous étions captivés par son essence, par sa vie intérieure, et par les membres du personnel qui, chaque matin, se consacraient à transformer cet environnement jadis pâle en un opéra vivant, pour le bonheur et le ravissement de nos âmes délicates, prêtes à s’immerger dans un océan de savoir.

 

La majorité d’entre nous avait établi ses quartiers dans ces lieux dès la classe de sixième. D’ailleurs, nul d’entre nous ne concevait son départ avant l’achèvement de la seconde année de classes préparatoires scientifiques ou économiques, une perspective qui demeurait un rêve, malgré l’implacable sélection qui régissait l’accès à ces formations. Toutefois, ce contexte de compétition acharnée ne parvenait pas à éroder notre tendre affection pour ce grand bâtiment, dont la silhouette évoquait celle d’une usine.

 

Lorsque j’ai franchi les portes de l’école primaire pour la dernière fois, j’ai posé mon cartable, selon une tradition bien établie, à la cité scolaire Claude Bernard. Elle était devenue, d’une certaine manière, mon premier amour. Je connaissais chaque recoin, chaque cachette, chaque raccourci, des astuces qui nous permettaient, par exemple, d’arriver les premiers à la cantine, échappant ainsi à la vigilance méticuleuse des surveillants, gardiens intransigeants du règlement.

 

Mais ce matin-là, c’était la fin du statut de collégien et de la prison qui l’accompagnait. Adieu le carnet de correspondance, aussi fin qu’encombrant. Nous saluions enfin la liberté, celle d’être lycéen. Cette liberté nous autoriserait à sortir de l’usine scolaire à toute heure, à ne pas être soumis aux horaires de la cantine. Nous allions enfin goûter, à l’instar de nombreux adultes, à l’ivresse passionnée de l’irrévérence envers l’autorité. Durant les années de labeur au collège, nous avions acquis cette émancipation dont nous étions si fiers.

 

Cependant, nous n’étions pas dupes, conscients que cette impression de liberté demeurait, en réalité, une illusion fugace. Nous savions que pour atteindre nos objectifs, il fallait sacrifier nos pensées et consacrer la majeure partie de notre précieux temps à cette académie du savoir. Ainsi, Claude Bernard, au fil des années, était devenue notre seconde maison. Ses murs usés racontaient nos récits modestes, chaque coin de l’établissement portant l’empreinte de nos rires et de nos rêves. Les salles de classe étaient nos laboratoires d’apprentissage, où nos idées prenaient leur envol en quête de la réussite. Les pupitres servaient d’îlots où nos aspirations grandissaient. Les livres étaient les portails vers des mondes inexplorés.

Dans la cour, les échos de nos jeux résonnaient en une mélodie harmonieuse, et les bancs usés se faisaient les témoins silencieux de nos amitiés indestructibles. Pendant toutes ces années, Claude Bernard demeurait notre seconde demeure, un lieu où nous mûrissions, un havre de paix, et un gardien de notre époque en constante évolution.

 

Dans cet écrin de beaux instants partagés apparaissaient quelques âmes complices, petites étincelles lumineuses au sein de mon univers. Leur présence, douce et régulière, était nourrie par la proximité géographique de nos habitations. Des liens subtils et intimes grandissaient d’année en année, dans cette amitié façonnée et orchestrée souvent par nos parents, maître de nos destins. Malgré ces moments devenus éphémères, nous n’avions jamais pris le temps de développer une amitié forte comme je l’avais souhaité. Mais avoir ce petit groupe d’amis adoucissait les heures creuses. Malgré les inquiétudes et les affres du temps, au cours de nos années de collège, une affection sincère liait nos vies, tels les liens indélébiles tissés dans les replis du temps. Un lien inébranlable nous unissait, nous guidant vers le même objectif : marquer modestement l’histoire de notre lycée. Chacun à son échelle voulait faire rayonner avec harmonie sa symphonie, dans l’espoir de conquérir le monde un jour. Le train de l’histoire ne devait pas nous laisser à quai. Nous voulions nos places et si possible à l’avant afin d’en influencer la cadence.

 

Dans cette joyeuse bande, Bruno, était le plus extraverti. Jeune adolescent plutôt sympathique et raffiné, il était le parfait aristocrate. Gracieux et distingué, la galanterie ne le quittait jamais d’un pouce. Malgré ses bonnes manières, face à l’adversité, il déployait toujours une résistance farouche. Il goûtait peu aux personnes qui voulaient étouffer sa parole. Sa diction était parfaite, jamais il n’avait un mot désagréable pour l’un d’entre nous. La politesse chevillée au corps, il murmurait régulièrement à mon oreille les pires machinations possibles pour faire perdre patience à nos pauvres professeurs qui n’étaient pas dupes de ces petites manigances. De mes amis, il était celui dont je me sentais le plus proche.

 

Mais que dire de Pierre-Henri, appelé entre nous PH ? Le coquet du groupe, jamais une crête de travers, il recherchait régulièrement son ombre ou le reflet de sa personne à travers une vitre pour admirer encore et encore son physique, d’adolescent seyant. Au-delà de sa beauté certaine, il nous faisait rire comme personne, il ne se prenait jamais au sérieux. Sans prétention, il aimait à dire que la vie et lui étaient devenus des complices inséparables. Alors, il savourait chaque instant, sourire au cœur.

 

Et enfin Alexis. La machine de guerre, l’adolescent adroit, instruit et tout simplement doué. Il représentait l’intellectuel en herbe dans toute sa splendeur. Sa famille avait largement participé à la construction de ce capital humain hors norme. Son grand-père était académicien et ses parents étaient tous deux d’anciens diplômés de Sciences-Po Paris et de l’ENA. Alexis dégageait une assurance peu commune et au regard du parcours de ses parents, il se devait de faire mieux, si non plus. C’est d’ailleurs lui qui fut à l’origine de notre groupe, au détour des vacances d’hiver, il nous convia chez lui pour sceller un pacte, témoin officiel, symbolisant notre amitié éphémère. Ses parents lui avaient conseillé de se faire un réseau dès son plus jeune âge, car disaient-ils : « N’insulte jamais l’avenir, on ne sait pas ce que deviendront tes amis. Un jour, leur carnet d’adresses te sera peut-être utile… ».

 

Au lycée, notre groupe portait le nom énigmatique des « Métis », car nous étions pour moitié noirs et blancs. Durant nos années passées en collège, nous étions inséparables, nous faisions nos devoirs et organisions nos sorties récréatives ensemble, passant parfois nos vacances dans les résidences secondaires chez l’un de nos pairs. Depuis la classe de sixième, la vie ne nous avait jamais séparés. Tout ce qui pouvait se faire à plusieurs, nous le faisions ensemble, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’école. Lorsque nous nous retrouvions à faire une sale besogne seule, alors nous nous arrangions pour la transformer en une œuvre collective.

 

Depuis notre entrée en sixième, où le hasard avait arbitré du choix de notre classe, nos parents avaient choisi de ne plus laisser la chance déterminer la composition des divisions auxquelles nous allions appartenir. Ils avaient alors décidé d’un commun accord que chaque année, tous ensemble, ils rédigeraient la plus discrète des lettres à l’attention du proviseur, ce cher monsieur Marcel qui était en poste depuis déjà trop d’années, pour entériner ce choix qui contentait toutes les parties. Tout le monde se plaisait dans ce petit jeu de dupes. Nous étions de bons élèves et nos parents laissaient le Proviseur en paix tout au long de l’année. Pour cette rentrée, monsieur Marcel s’était promis d’en toucher deux mots à son successeur, car ayant atteint l’âge de la retraite, il devait, avec regret, quitter ses fonctions.

 

Tous, nous redoutions l’arrivée de cette femme que nous ne connaissions pas. Nous avions une fâcheuse tendance dans notre lycée, celle de se méfier des gens que nos regards qualifiaient d’inédits. Il faut dire qu’en matière de préjugés, nous exercions en première division… Mais, ce cher monsieur Marcel, empreint de tant de sympathie, avait quitté notre établissement, laissant derrière lui, des souvenirs et un vide mélancolique. Il faut dire qu’il était un personnage hors du commun, un être étonnant, aux contours inhabituels, à la présence excentrique qui savait capter l’imaginaire des élèves et de son personnel. Son charisme extraordinaire évoquait les héros des romans d’autrefois. Il avait sur nos jeunes êtres une aura envoûtante, qui nous ensorcelait parfois. Sa personne sonnait comme un mystère, une énigme qui éveillait la curiosité. Mais malheureusement, depuis son départ, le manque se faisait sentir ici au lycée. Mais absolument pas au rectorat, qui économisa ses mots pour lui dire au revoir, car notre institution ressemblait de plus en plus à un cercle familial, plutôt qu’à un établissement de renommée nationale.

 

Il n’empêche que ce cher monsieur Marcel était humain, surtout avec les collégiens que nous étions. Tous les matins, alors que la lumière du jour éclairait à peine les alentours du lycée, monsieur Marcel, tel un gardien bienveillant au sourire chaleureux, prenait le temps de nous accueillir tous les matins devant cette porte d’entrée dont la façade froide semblait figée dans le temps. Cet accueil était devenu un moment de connexion privilégié entre le maître des lieux et nos cerveaux en quête de savoir. Son visage empreint de sagesse annonçait les prénoms de chaque élève sans sourciller. Par ce rite immuable, ce Proviseur individualisait chaque relation, dans une administration centrale où les élèves ressemblaient bien trop souvent à de vulgaires chiffres anonymes, rassurait les familles trop souvent aux aguets.

 

Il savait avec malice gérer son administration et apprivoiser les humeurs des professeurs. Régulièrement, autour d’un déjeuner, il tendait l’oreille, tissait des liens complices, apaisait leurs craintes et jouant souvent de diplomatie pour permettre à tous de travailler main dans la main. Surtout ces dernières années lorsque les professeurs mettaient en furie les services de l’intendance, confondant les murs de la cité scolaire avec ceux d’une agence de voyages.

Un jour, alors que la journée n’était pas encore terminée, les portes qui claquaient annonçaient telle une comète enflammée l’arrivée de l’intendante en chef dans le bureau du proviseur. Dans son regard brûlant, on pouvait sentir les frustrations et la détresse accumulées. Elle lâcha avec cet accent méridional qui faisait vibrer sa colère et raisonner sa voix : « Monsieur Marcel, leurs intentions sombres éclatent enfin, tous ces professeurs veulent ma mort. Comment organiser en une année scolaire dix-huit voyages à l’étranger, tout en effectuant mon travail d’intendante ? Ça ne se passera pas comme ça. Leurs sinistres desseins se dévoilent. Mais j’ai le cuir solide. La mâchoire serrée, elle finit par lâcher, je ne craquerai pas, je ne suis pas le maître des excursions, mais plutôt la gardienne d’un édifice en péril… »

 

En gardant ce calme devenu déconcertant, il répondit avec douceur et émotion.

— Je vous en supplie, chère Madame. Ne succombez pas à la vengeance. Que le ressentiment ne guide pas vos pas, mais au contraire que la sagesse vous serve de boussole. Car nous connaissons bien tous les deux la valeur inestimable du travail qui est le vôtre. Regardez, ne faut-il pas donc que nos jeunes âmes frêles aillent découvrir le monde et ses défis ? En s’approchant délicatement de son intendante, il lui montra avec le sourire une photo : « Regardez, ce cliché a été pris lors d’une odyssée en Grèce l’année passée. Alors, ils n’ont pas l’air heureux nos petits monstres ? » En reprenant la photo, il se leva et fit le tour de son bureau pour s’approcher de son interlocutrice, en expliquant : « Ouverture et découverte, nos enfants ont besoin de contempler le monde, ils ont besoin d’élargir leur esprit parfois rendu étroit par notre propre vision des choses. Les voyages sont une chance, Madame. Une chance. » C’est ainsi que les murs transportèrent alors la parole calme et philosophique de monsieur Marcel, le Proviseur au sang-froid.

 

 

En cette rentrée scolaire, la cour de récréation était bruyante. Un tumulte assourdissant avait gagné cet espace clos à ciel ouvert. Tel une vague sonore, le brouhaha des élèves enjoués s’élevait dans l’air, gagnant l’espace d’une joie indescriptible. Les rires et les cris aigus se mêlaient aux chuchotements complices, créant une musique radieuse accompagnant cette journée ensoleillée. La cour de récréation, dans toute sa folie bruyante, devenait alors le théâtre de la vie qui fleurissait, l’endroit où les amitiés se nouaient, les rivalités s’exposaient et les souvenirs s’immortalisaient à jamais dans les mémoires. C’était ici, entre ces murs, que le temps semblait s’arrêter, où la seule réalité qui comptait était celle de mes camarades qui revenaient de leurs vacances, porteurs de rêves et d’innocence, prêts à conquérir le monde avec cette fougue propre à la jeunesse.

 

Mais, qu’était-ce une rentrée scolaire sans ses souvenirs de vacances ? C’était comme un tableau privé de ses couleurs les plus frappantes. Les images des moments passés dans des lieux délicieux et les émotions courtes mais intenses de bonheur continuaient de résonner en nous, tel un écho lointain. Nous ne voulions pas revenir à la réalité, notre désir le plus absolu était de vivre éternellement ces vacances comme-ci le présent nous intimidait. Alors la futilité pris place, entre ceux qui racontaient plein d’ardeur leurs vacances passées à arpenter les quatre coins du monde et ceux qui exhibaient comme un trophée leurs nouvelles paires de chaussures. Claude Bernard n’avait in fine pas tant changé durant ces deux derniers mois.

 

Mes yeux, souvent malicieux et curieux, ne pouvaient s’empêcher de scruter avec attention les nouveaux élèves, égarés tels des catamarans perdus sans boussole. Cette cour immense devenait leur océan d’incertitudes. Ils étaient encore novices dans l’art d’appréhender cet espace qui leur échappait. Mais pour l’instant, ils se tenaient là, isolés et morcelés, cherchant leur place dans cet écrin qui leur était encore étranger. Leur cheminement vers le supplice de l’acclimatation venait tout juste de commencer.

 

De mon côté, tout en échangeant avec mon ami PH à propos de mes vacances dans le sud de la France, je ne pouvais m’empêcher de garder un œil avide sur ces nouveaux élèves, observant avec gourmandise leurs efforts pour attirer l’attention, ne serait-ce qu’un regard fugace, ou mieux encore, une once d’attention de la part de l’un de leurs camarades plus chevronnés. Ils étaient comme des danseurs hésitants sur une scène encombrée, cherchant à capturer le regard, l’attention, la moindre étincelle d’empathie qui les aiderait à sortir de cet isolement. Car c’était là leur quête, leur désir le plus fort : sortir de cette solitude imposée, de cette solitude subie.

 

C’est ainsi que, dans cette cour regorgeant de vie, je m’arrêtais quelques instants pour admirer leur lutte silencieuse. Leurs visages, habillés d’incertitude, trahissaient leurs désirs cachés, leurs espoirs enfouis, leurs besoins d’appartenance. Et au milieu de ce portrait coloré, je pris conscience de la profondeur de leur solitude, de l’immensité de leur défi.

 

Puis, je saisis du regard, une silhouette qui me frappait de par sa simplicité, mais rayonnait de par sa timidité. Il rasait les murs de la cour, son regard perdu dans les lacets de ses baskets. Sa maladresse trahissait son intention, il voulait être discret, mais sa gêne témoignait pour lui. Le monde autour de lui débordait de vie et d’agitation. Des groupes compacts s’entassaient, se formaient et se défaisaient au gré des affinités. Des sourires s’échangeaient, des gestes complices se nouaient, tandis que lui, spectateur effacé, souhaitait simplement se faire oublier.Pourtant, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à échapper à cette aura particulière qui le distinguait des autres. Sa silhouette introvertie et sa démarche discrète ne faisaient qu’accroître l’attention que je lui portais, comme si mon regard curieux cherchait à percer le mystère de sa personne.

 

Il se savait observé par mon regard attendrissant, scruté à travers les prismes de l’incompréhension qu’il pouvait susciter. Ses yeux fuyaient les regards insistants, cherchant refuge dans le sol dépoussiéré de la cour. Et pourtant, malgré sa volonté farouche de se fondre dans l’anonymat, il se rendait compte que sa gêne s’érigeait en un élément distinctif, une singularité qui le trahissait à chaque instant.Tandis qu’il errait en marge de cette scène bruyante, son regard levé vers le ciel, son esprit s’égarait dans une multitude de pensées. Il se demandait sûrement si d’autres partageaient cette étrange sensation de décalage, cette impression d’être un étranger parmi ses pairs. Il se demandait si, parmi ces visages si joviaux, si pleins de confiance en eux, il trouverait un binôme, une âme bienveillante capable de rompre cette solitude si pesante.En attendant, il poursuivait sa traversée des murs de la cour, avec la conviction d’être le témoin silencieux d’une multitude d’élèves qui, comme lui, se déployaient dans l’ombre. Sa gêne, telle une flamme vacillante dans la pénombre, illuminait fragile, sa trajectoire discrète et énigmatique, invitant ceux qui le souhaitaient à croiser son regard, pour briser la glace.

 

Nous étions à contretemps, nos regards se lançaient dans une danse désynchronisée, décalée, chacun évoluant dans son propre rythme. Alors que je m’émerveillais à la discussion animée qui m’entourait avec mon ami PH, je l’observais du coin de l’œil se replier sur lui-même, telle une autruche se cachant dans le sable. Son regard se perdait dans l’intimité de ses chaussures, comme s’il cherchait refuge dans le moindre détail de son monde intérieur.Pourtant, malgré cette distance qui nous séparait, nos trajectoires se croisèrent dans un mouvement rapide et imprévisible. Par un caprice inattendu du destin, nos yeux s’accrochèrent l’un à l’autre, brisant enfin l’illusion de notre anonymat respectif. Une lueur traversa son regard, tandis que moi, pris au dépourvu, détournais rapidement les yeux, cherchant une échappatoire dans la conversation qui m’occupait autour de moi. Mais il était trop tard.Dans cet instant, nos existences, pourtant si lointaines, se trouvaient brièvement réunies. Un lien invisible, fragile s’était tissé entre nos deux êtres. Un échange muet, émaillé de maladresse, s’engagea entre nous.

 

J’abandonnais gentiment PH pour me rendre près de lui. Sa taille modeste accentuait sa discrétion naturelle. Ses cheveux, soigneusement coupés courts, dévoilaient un front d’une grande simplicité. Mais ce qui captura véritablement mon attention, ce furent ses yeux, d’un marron foncé profond, tels les cercles d’un puits sans fond. Ils semblaient contenir une énigme, une invitation à plonger dans les méandres de sa pensée. Ses prunelles étaient le reflet de son monde intérieur, un univers à découvrir.

 

Comprenant que je devais être la première personne à diriger mon attention sur lui, je décidais de lui faciliter la tâche en me présentant d’un sourire amical. « Je suppose que t’es nouveau ici ? » lançai-je avec une pointe de curiosité dans ma voix. Il me répondit avec une assurance troublante. « En effet, avec ma famille, nous venons de nous installer dans le quartier. Et toi, je suppose que tu es d’ici ? ». Son regard brillait d’une étincelle de détermination, comme s’il était prêt à conquérir ce nouvel environnement qui s’offrait à lui. Dans ses paroles, j’entendais une volonté de se connecter, de découvrir et d’explorer cette réalité encore inconnue. Nous venions de nous installer dans une conversation aussi confortable qu’agréable. Nous partagions les banalités de nos vacances passées et sur les recoins de notre quartier partagé. Mais au-delà de ces histoires légères, nos pensées se donnaient rendez-vous autour d’un lieu commun, le lycée et la journée particulière qui allait débuter. Les minutes s’écoulaient inexorablement, égrenant le temps qui nous séparait de ce moment si crucial pour nos vies de lycéens. Nous discutions de ce moment tant attendu qui se profilait, de ses promesses et de ses défis. Les rires et les échanges animés qui avaient envahi la cour semblaient se calmer, laissant place à une certaine gravité, à l’excitation teintée de peur et d’appréhension.

 

Dans quelques minutes à peine, nous ferions tous face à une situation inconnue, mais si familière à la fois, à l’immensité des possibles qui se dévoilaient devant nous. Notre échange sur le lycée et cette journée particulière reflétait notre volonté empreinte d’excitation d’en découdre et de profiter de l’instant présent.

 

Ma conversation avec cet illustre étranger était une brève parenthèse, un instant suspendu, où nous nous préparions mentalement à franchir le seuil de cette nouvelle étape de notre vie. Nos paroles étaient comme des amarres, nous ancrant l’un à l’autre dans cette aventure commune si particulière.Ainsi, dans l’étreinte du temps qui s’écoulait, nous partagions ces moments banals qui, en réalité, étaient bien plus que cela. Ils symbolisaient notre désir de nous soutenir mutuellement, de traverser ensemble les côtés insolites de cette journée qui allait bientôt se déployer devant nous, révélant les multiples facettes de notre destin commun. Il s’appelait Kamel, il était nouveau et il portait en lui l’histoire des siens.

 

C’est ainsi que la rentrée, bien qu’elle marquât la fin des jours insouciants et légers, renfermait aussi la promesse d’un renouveau. Dans ce mélange subtil de passé et de futur, la rentrée scolaire s’inscrivait alors comme un chapitre incontournable de la vie d’un apprenant. Les souvenirs de vacances étaient les trésors qui nous accompagnaient, nous guidant et nous inspirant tout au long de l’année. Ils étaient les fragments d’un bonheur éphémère qui nous rappelaient que la vie était faite de ces instants qui passaient, fugaces, telle une comète éclairant la nuit noire avant de s’effilocher dans le ciel. Car, après tout, c’était dans cette danse constante entre le passé et l’avenir que résidait la beauté de notre existence, dans laquelle les souvenirs et les espoirs se rencontraient et se sublimaient.

 

C’est la voix forte et intimidante de Mme la Proviseure qui interrompit sèchement notre échange. Son timbre autoritaire et sec s’imposa dans l’espace. Madame Mathieu prit le contrôle de la scène, imposant sa puissance avec une rigueur intransigeante. Ses yeux perçants, derrière ses lunettes d’un autre temps, semblaient sillonner la cour, sondant les moindres recoins, à la recherche d’une quelconque déviance parmi les élèves. Les murmures s’effacèrent, les sourires s’estompèrent, tandis que nos pensées s’alignaient dans une forme de soumission polie à sa personne. C’est ainsi que Mme le Proviseur, par une simple interruption, avait réussi à imposer sa volonté, à rappeler à chacun d’entre nous la hiérarchie implacable et naturelle qui régissait notre univers scolaire. Son apparition, telle une figure austère, avait le pouvoir d’arrêter l’instant, de canaliser l’énergie débordante qui animait encore quelques minutes auparavant la cour.

 

Dans cet instant suspendu, nous ressentions le poids de la discipline, la nécessité d’obéir à cette voix forte et intimidante qui s’apprêtait à donner les directives que nous nous préparions à suivre sans oublier que sa voix faisait office de loi.

 

Elle déclara : « Jeunes gens, s’il vous plaît, je vous invite à faire régner le silence dans cette cour. Je vais maintenant vous appeler un par un et vous viendrez vous mettre dans la rangée où se situe votre professeur principal. Je commence par les élèves de la seconde 1. Mademoiselle… » Ainsi débutait l’appel des élèves de seconde du lycée Claude Bernard. La voix de madame Mathieu, claquait contre les murs de la cour intérieure du lycée et nul ne pouvait laisser passer l’appel de son patronyme filer vers le large. Avec mes amis, nous attendions l’appel avec impatience. Nous étions déjà conscients, comme les années passées, que nous partagerions la même classe. Mais l’interrogation persistait : qui serait notre compagnon d’aventure dans cette nouvelle étape de notre vie ? Nous attendions avec impatience la révélation des noms, des visages qui se joindraient à notre destinée commune. Le voile du mystère flottait encore, dans cette attente fébrile, nous échangions des regards chargés d’anticipation, cherchant des indices, des signes, dans l’espoir de deviner qui serait notre confident, notre complice dans ce théâtre de la connaissance.

 

La dame de fer, surnom qui se répandait aussi vite qu’une traînée de poudre débutait l’appel de la seconde 4. Après quelques secondes qui s’étiraient et dans une attente fébrile, le verdict tomba à l’appel de mon nom : « Cosme de Goussainville ». Mais point d’Alexis, de Pierre-Henri ou encore de Bruno. Nos espoirs venaient de se fracasser dans le mur de nos illusions. Un léger sentiment de solitude m’enveloppa à ce moment, comme si un voile opaque séparait nos destins, nous éloignant les uns des autres. Les rires partagés, les confidences murmurées, les moments d’évasion qui avaient tissé les fils de notre amitié semblaient s’effacer peu à peu, emportés par les vents de l’inéluctable changement et du signe de l’autorité retrouvé du nouveau chef d’établissement.

 

Nous n’avions à cet instant que nos yeux pour pleurer. Mme Mathieu venait d’imprimer sa marque. Elle décidait et nous exécutions sa volonté. Pourtant, dans l’ombre de cette déception, une lueur d’espoir venait timidement émerger dans ce paysage, j’avais la surprise de retrouver dans cette classe étonnante parmi mes nouveaux camarades deux visages familiers, Kamel, le nouveau venu, et Salomé, mon amie d’enfance.

 

Sa personne douce et familière illuminait cette cour qui, petit à petit, se vidait au gré des appels qui s’effectuaient. Les souvenirs de nos jeux passés, insouciants et délirants, de nos rires partagés et de nos secrets chuchotés refaisaient alors surface avec une intensité saisissante. Dans ce tourbillon d’émotions, je sentais que notre amitié d’autrefois reprenait vie. Je la cherchais du regard, alors qu’elle chuchotait poliment avec ses amies à l’autre bout de la rangée. Et je pus apercevoir ce visage qui renfermait une beauté intemporelle. Son regard profond, semblable à deux puits de sagesse, reflétait une curiosité jamais rassasiée et une intelligence vive. Ses yeux pétillaient à longueur de journée d’une étincelle éternelle. Son sourire avait pour habitude de captiver le cœur de quiconque le rencontrait. Un sourire radieux qui était une promesse de joie partagée, il insufflait un sentiment de bien-être à quiconque avait le cœur épuisé. Puis nos regards finirent par se croiser. Mon œil brillait par son silence.

 

 

C’est sous les ordres de notre professeur principal, le dénommé monsieur Mordokoff, que nous étions guidés vers notre salle de classe. Ce nouvel enseignant, d’une cinquantaine d’années, arborait une chevelure grisonnante et une apparence à la fois bourrue et soignée dans son style vestimentaire. Dans ses traits, se dessinait comme une empreinte, celle d’un homme qui sentait venir à grands pas le souffle de la retraite. En arrivant aux escaliers, il fit une légère pause et son regard ne nous quitta pas, scrutant chaque élève avec une attention particulière.D’une voix assurée, monsieur Mordokoff s’adressa à nous sans détour : « Chers élèves, je vous prie de vous rendre à la salle 304. Je souhaite vous voir gravir ces escaliers dans un silence des plus absolu. Je ne tolérerai aucune manifestation de joie débordante, de bavardages ou d’un vacarme indescriptible. Et de conclure, vous avez, bien entendu, toute ma confiance. Allons-y donc. » Ces paroles annonçaient d’emblée la tonalité qui régnerait dans ces premiers jours d’apprentissage.

Ainsi, c’est d’un pas solennel que nous nous mettions en mouvement, emboîtant le pas de notre guide imposant. Les escaliers étaient alors les témoins silencieux de nos inquiétudes, comme si chaque marche montée traduisait le stress qui nous montait. Sous le regard scrutateur de monsieur Mordokoff, nous montions, tels des acteurs sur une scène muette, prêts à débuter un nouvel acte de notre existence scolaire.

 

Arrivé dans cette salle de classe qui baignait d’une lumière tamisée, le silence régnait comme pour mieux laisser transparaître l’ordre imposé par le maître des lieux. Les chuchotements s’étaient éteints, et les voix s’étaient évanouies, comme si elles avaient été englouties par un voile invisible. Une solennité silencieuse enveloppait les pupitres et les chaises alignées, conférant à l’atmosphère une tension sourde mais bien présente.

Les regards se fixaient sur l’estrade où monsieur Mordokoff allait bientôt prendre la parole. Des éclats d’interrogation et sujets brillaient dans les yeux des élèves, les pensées se bousculaient dans cette salle emplie d’une certaine fébrilité.

 

C’est dans cette atmosphère chargée de tensions que notre professeur prit enfin la parole, ses mots résonnant dans le silence lourd qui s’était installé. Sa voix, empreinte d’une autorité discrète mais naturelle, caressa l’air ambiant de sa gravité solennelle. Les regards se tournèrent vers lui, emplis d’une attente mêlée d’appréhension. C’est dans cette ambiance feutrée que l’enseignant entama son discours. « Je me présente, monsieur Mordokoff, votre professeur principal, et avec un léger sourire, votre bourreau en mathématiques. Pour ceux qui manifesteront une certaine allergie à mon égard, j’en suis désolé par avance. Ma liste des fournitures sera courte, n’oubliez pas de venir à chacun de mes cours avec votre cerveau. Il vous sera très utile, et puis, bien sûr, le crayon et la feuille seront anecdotiques. »

 

Le charme de ce professeur résidait dans sa finesse. Son élégance singulière dépassait largement le cadre de la bienséance. Les sonorités de son éloquence sortaient du cadre. Il échappait au contingent des professeurs certifiés ou agrégés bridés et modelés par les centres de formation de l’Éducation nationale. Monsieur Mordokof était tout simplement différent, il avait la marque de ceux qui avaient forgé leur socle de connaissance dans la variété des expériences qui composaient leur parcours. En l’écoutant parler, ma réflexion se délectait de son humour froid, aussi glacial qu’un hiver scandinave. Qu’on aime ou qu’on déteste, il portait la signature précieuse des professeurs à tempérament. Mais ma contemplation fut coupée par la question d’un de mes camarades qui demanda brusquement :

— Monsieur. Pour vos cours, nous devrons nous munir d’un classeur ou d’un cahier ?

Après avoir feinté une profonde réflexion, il répondit : « Vous avez quel âge, mon cher élève ? »

— J’ai quinze ans, Monsieur…

—  Je crois, reprit-il avec le sourire, qu’à quinze ans, on peut choisir allègrement, et tout seul entre un classeur et un cahier. Si l’un de ces deux éléments était un gage de votre futur succès en mathématiques ; succès dont je ne doute guère, sachez mon garçon que j’aurais sans doute déjà choisi pour vous. Allons, jeunes gens, emparez-vous de cette liberté, soyez acteur de votre apprentissage, ne laissez pas un objet devenir vecteur de votre réussite, mais faites-le participer à votre succès en mathématiques. Mais, si vous voulez mon humble avis, je vous conseille le papyrus comme support de notes…

 

La classe passa en mode avion, nous avions besoin de nos masques à oxygène, nous étions comme empêchés de parler. Nous nous regardions, frappés par sa répartie et sa volonté de nous embarquer dans une pensée scientifique supérieure. Mais nous ne voulions pas nous retrouver sous le feu des projecteurs, au centre de sa réflexion et de ses remarques aussi rapides que fulgurantes.

Puis il poursuivit, levez la main, s’il vous plaît ceux d’entre vous qui appartenaient déjà à la cité scolaire Claude Bernard l’année dernière. Il recensa les deux tiers de la classe. Et de poursuivre :

« Notre établissement porte le nom d’un personnage illustre. Est-ce que l’un d’entre vous, parmi les anciens, voudrait à l’improviste, nous expliquer qui était Claude Bernard ? ». Monsieur Mordokoff suivait les pratiques que nous avions au collège. Depuis la classe de sixième et à toutes les rentrées suivantes, l’établissement demandait à l’ensemble des sections de participer à un concours. L’objet était la présentation la plus originale possible sur la personne de Claude Bernard. Les prix à gagner n’étaient pas extraordinaires, mais le prestige qui en découlait flattait largement nos ego et les discussions de famille dans les Country Club voisins.

Cependant, une ambiance de retenue imprégnait l’air de notre salle de classe. Était-ce l’exercice en lui-même qui nous intimidait, ou bien notre professeur qui suscitait en nous une certaine appréhension ? Nul ne se pressait pour s’élancer dans cette joute oratoire dont le dénouement demeurait une énigme complète. Après une attente qui semblait s’étirer au-delà des limites du raisonnable, il se résolut à reprendre la parole, contenant son impatience frémissante dans un léger souffle « Surtout, ne vous pressez pas. Ce n’est que le premier jour… Nous avons tout notre temps ».

 

Une minute et trente secondes plus tard, qui paraissait pour nous être un supplice, toujours personne, aucun courageux pour exprimer et rendre un hommage appuyé à ce cher Claude Bernard, qui le méritait largement. Mais, Monsieur Mordokoff n’était pas le genre de professeur à lâcher l’affaire aussi facilement. Il continua et dit, puisque personne d’entre vous ne souhaite faire mordre la poussière à la peur qui l’emmène captif et donc ne souhaite prendre la parole, je vais moi-même désigner l’un d’entre vous. Alors… dit-il en cherchant du regard. Et il en désigna un. Vous, Monsieur, quel est votre nom ?

— De Goussainville.

—  Très bien Monsieur, venez au tableau pour nous parler de l’histoire de Monsieur Bernard.

Les cadences de mon cœur se mirent à accélérer, j’avais la moitié d’une seconde pour mettre en place un plan mental, il me restait deux mètres à traverser pour atteindre le tableau. J’avais peur. Peur de ne pas être à la hauteur, peur de manquer la première participation de l’année, peur enfin de décevoir, décevoir mon nouveau professeur de mathématiques, qui sera le juge de mes études en cette année de seconde. Je me suis alors avancé vers le tableau et au même instant, vu qu’un malheur n’arrivait jamais seul, Madame Mathieu, la Proviseure entra dans notre classe. Son entrée, théâtrale et imposante, éveilla en nous une soudaine tension. Les murmures cessèrent, les regards se posèrent sur elle, captivés par son aura de puissance. Son visage, encadré d’une coiffure soigneusement portée, révélait une expression mystérieuse, où se mêlaient rigueur et bienveillance, semblant prédire autant de grâces que de châtiments.

 

Je me dirigeais apeuré vers le tableau, pendant que mes camarades se levaient en signe de respect et de salutation à celle qui deviendra la nouvelle manager et garante des rythmes et nuances de notre scolarité. Par un signe de la main, elle autorisait les élèves à s’asseoir de nouveau. « Je vous souhaite la bienvenue dans notre classe Madame. D’ailleurs, Monsieur de Goussainville s’apprêtait à nous faire une présentation certainement instructive de Claude Bernard » et elle de poursuivre, « C’est formidable, c’est un exercice que je vais écouter avec la plus grande attention ».

 

Devais-je laisser la dictature de l’image l’emporter sur ma véritable nature ? Laisser les apparences l’emporter sur l’honnêteté ? Je devais me décider, en cette année de seconde, devenir le véritable moi, façonné par mes rêves ou alors revêtir le personnage que beaucoup voulaient que je sois. Je parlais en mon for intérieur et je me répétais sans relâche, à mort les apparences qui font régner et planer leurs ombres. Mais vive la contre-référence symbole absolu de la réalité et de la vérité.

Après avoir pris mon souffle, je laissais exprimer les pensées enfouies d’un adolescent qui découvrait les pincées stimulantes du goût de la liberté.

« Claude Bernard était… Un grand médecin français, il est considéré par beaucoup comme l’un des pionniers de la médecine expérimentale. Médecine qui le propulsa sur le devant de la scène scientifique… Scène qu’il découvrit tout court un certain douze juillet 1813, quand il naquit dans le Rhône. C’est aussi un douze juillet que Zizou envoya la France sur le toit du monde. C’est ce même toit, décidément bien fréquenté par les Français, que la France allait quitter pour commencer son inexorable chute qui l’amena aux terres brumeuses et piégeuses de Waterloo où Cambronne lâcha son mot célèbre. C’est par le biais de quelques mots choisis avec soin que Victor Hugo s’appropria le récit des règnes du “Grand Napoléon” et du “petit Napoléon”, ces contemporains évoluant aux côtés de Claude Bernard. Ces deux visionnaires avaient une certaine ambition pour la France.

C’est l’ambition qui était évoquée autour de la table des Bernard, où Père et Mère avaient tracé le chemin de leur enfant, exigeant de lui, au minimum, l’obtention du baccalauréat… Baccalauréat, examen qui marque la fin de notre cycle d’études au lycée, que… Madame la Proviseure ici présente nous demandera l’obtention et si possible avec mention ».

 

C’est un calme religieux qui dominait en salle 304 après mon intervention. Tandis que je savourais ces paroles encore fraîches que je venais de prononcer, Monsieur Mordokoff m’invita à rejoindre ma place sans un regard, mais avec l’œil complice. Madame la Proviseure peina à décrocher un mot, c’est un « merci » sobre et mesuré qui sortit de façon invisible de sa bouche. Je cherchais de mon côté timidement des regards approbateurs parmi mes camarades, mais seul mon voisin de table et une jeune fille, dont le regard m’était joliment familier, qui acclamèrent en secret cette prestation.

Madame Mathieu attendit patiemment que je rejoigne ma place avant de s’exprimer. Son regard parcourut la salle avec une intensité déconcertante, comme pour nous envelopper d’un voile hypnotique, afin de préserver chaque instant de notre attention de tout égarement. Elle se posa au centre de cette vieille estrade en bois qui grinçait sans relâche témoignant des années de service rendu à la communauté éducative. En entendant ces craquements incessants, elle se rendit compte que le patrimoine laissé par Monsieur Marcel ne s’était pas totalement évaporé avec son départ, l’ancien monde avait toujours ses vestiges et ils étaient encore vivants.

 

Elle opta finalement pour un style qu’elle maîtrisait tout autant, la déambulation informative au sein de la classe. Elle prit un air grave, puis prononça ces paroles…

« Mesdemoiselles, Messieurs, être au lycée Claude Bernard est un honneur et un privilège. Vous êtes dans un lieu unique où le savoir et la tolérance règnent en maître. C’est aussi un lieu de partage, de discussion, d’échange et de débats. Faites de votre lycée votre boîte à idées, un laboratoire de la société de demain. Que vos idées ne soient pas figées, explorez de nouvelles voies, proposez de nouvelles méthodes, car l’enseignement qui vous est proposé est fait pour vous et non contre vous. Faites de ce lycée le vôtre, sentez-vous chez vous et participez à la renommée de notre lycée Claude Bernard, par votre travail et votre sérieux tant en classe qu’à l’extérieur de ces murs. Élèves de la seconde quatre, je tiens à vous souhaiter encore une fois la bienvenue. »

Des applaudissements de circonstances raisonnèrent dans la salle. Par les chuchotements qui perçaient timidement le silence apparent qui dominait, l’ensemble des élèves indiquaient qu’ils avaient apprécié ces premières paroles d’introduction. Mais ce que nous ne savions pas, c’est que le meilleur nous attendait, nos applaudissements étaient bien trop précipités… Elle reprit.

« À partir de cette année, je vous demanderai de retenir et d’apprendre les trois valeurs qui correspondent à notre Lycée : Travail, Humilité et Excellence. Pourquoi le travail ? C’est grâce au travail que l’on atteint la réussite, aucun succès ne s’est bâti sur le terrain infertile du hasard. Le travail vous permettra bien évidemment de réussir vos études.

L’humilité permet de se remettre en question, de prendre conscience que le savoir que nous possédons doit toujours être actualisé et qu’il faut bien sûr savoir écouter ses camarades. En d’autres termes, dites-vous que vous n’êtes pas supérieurs aux autres.

Et pour terminer, l’excellence. L’excellence est une valeur que vous devez apprendre à aimer, car on vous la réclamera quotidiennement dans les travaux que vous rendrez, le comportement que vous aurez et enfin les tenues que vous porterez. Soyez d’excellents ambassadeurs du lycée Claude Bernard.

Chers Élèves, je veux que vous graviez ces valeurs dans le centre de votre intelligence et que vous les mettiez rapidement en pratique. D’ailleurs, afin que tout le monde soit sur la même longueur d’onde, chaque élève de seconde sera convoqué trois fois par an. La première fois dans mon bureau, la seconde dans celui du proviseur adjoint et le troisième entretien se tiendra avec l’un de vos professeurs. Chacun de ces entretiens durera dix minutes, il permettra de faire le point sur votre intégration en classe de seconde et sur le déroulement de votre année scolaire. Ces entretiens sont obligatoires, vous recevrez vos “invitations” dans quelques minutes par l’intermédiaire de votre professeur principal.

Chères Mesdemoiselles et chers Messieurs, je vous souhaite une excellente année scolaire et que la qualité de l’enseignement du Lycée Claude Bernard guide vos efforts ».

La classe se leva par respect, pour accompagner la sortie de Madame Mathieu. Après nous avoir demandé de nous asseoir « dans le silence, bien entendu », Monsieur Mordokoff nous distribua nos « invitations » au premier des trois rendez-vous annuels. On pouvait lire sur ce petit feuillet :

 

Monsieur de Goussainville, Madame la Proviseure a le plaisir de vous inviter le 23/09/04 à 17 h dans son bureau pour votre premier entretien annuel. Pour cela, veuillez vous munir de vos affaires de français, mathématiques, histoire-géographie et anglais, ainsi que des meilleures copies des matières concernées et des moins bonnes.

 

Bonne rentrée.

Secrétariat de Madame la Proviseure

 

Kamel assistait, médusé, à ces différentes scènes, il me murmurait à l’oreille qu’il avait « l’impression d’avoir atterri à l’armée ». Non, ce n’était pas l’armée, mais bien le lycée Claude B, animé et enthousiasmé par son histoire. De mon côté, j’étais enchanté et en même temps charmé par les personnalités complexes du personnel que nous avions rencontré ce matin. Des personnalités vivantes et fiables qui sécurisaient notre parcours éducatif, même si le cœur de l’adolescent, souvent inexpérimenté, le poussait à l’insouciance.

Cependant, nous savions l’élément qui avait poussé la majorité d’entre nous à poursuivre l’aventure, c’est-à-dire passer du collège au lycée. Nous voulions nous aussi, comme nos parents et grands-parents, vivre ces moments historiques. Nous voulions pleinement vivre chaque instant, ressentir ce mélange entre histoire et modernité, pour enfin savourer les moments qui allaient bientôt se présenter.

En effet, le meilleur était à venir. Les minutes s’accéléraient, le moment fatidique s’approchait. Il était 9 h 37 en ce milieu de matinée. Les 23 minutes qui nous séparaient du moment fatidique nous semblaient véritablement trop longues. Nous étions pressés d’en découdre, de nous mêler aux joutes oratoires qui nous permettraient de choisir le nom de notre promotion. C’est ce formidable héritage légué par nos aînés qui avait fait la renommée de notre établissement et qui continuait chaque année d’attirer de nombreux élèves aux portes de ce lycée unique en son genre. Encore un peu de temps, et nous aurions le plaisir de pouvoir défendre, dans une effervescence fébrile, chacun à notre tour, le nom qui serait susceptible d’être accolé à notre promotion. Et très souvent, celui-ci était travaillé par chacun des élèves du lycée. Chaque élève était animé par une quête intime, un désir ardent de voir son nom briller en lettres capitales parmi les générations futures.