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Extrait : "« Largue tout ! » La voix du patron Danielou, jetant cet ordre bref, retentit nette et ferme, d'une énergie voulue, comme pour mieux braver une rude et sifflante reprise du vent, qui soufflait du sud-ouest, avec ses plus aigres, ses plus menaçants miaulements de bête mauvaise et colère."
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Seitenzahl: 413
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335047882
©Ligaran 2015
À
LÉON DAUDET
AU DIGNE HÉRITIER DU GRAND NOM LITTÉRAIRE
EN VÉNÉRÉE MÉMOIRE
DE SON CHER ET ILLUSTRE PÈRE
ALPHONSE DAUDET
MON MAÎTRE ET MON AMI
Avec mon affection profonde et dévouée,
GUSTAVE TOUDOUZE.
LE BATEAU-DES-SORCIÈRES
« Largue tout ! »
La voix du patron Danielou, jetant cet ordre bref, retentit nette et ferme, d’une énergie voulue, comme pour mieux braver une rude et sifflante reprise du vent, qui soufflait du sud-ouest, avec ses plus aigres, ses plus menaçants miaulements de bête mauvaise et colère.
Un des hommes, un vieux pensif, aux yeux laiteux à force de décoloration par les années successives, à la face sombre écrasée de résignation, se courbant vers les dalles glissantes de la cale inclinée, dénoua rapidement l’amarre, sans hésitation, sans une question, l’enroula d’une torsion du poignet et la lança de tout son élan, d’un bloc, en pesant anneau trempé d’eau salée, sur le plancher de la barque.
Il ajouta très bas, résolu et têtu :
« Il a raison, le patron ; faut en finir. Arrive qu’arrive !… »
Les autres, les mains solidement crochées dans les drisses saisies à pleins poings, hissaient vivement les deux voiles brunes, sous lesquelles les mâts plièrent, faisant piquer la barque du nez en pleine lame.
Le patron, le suroît enfoncé jusqu’aux yeux, retomba assis, la barre assujettie sous le bras droit, tenue comme dans un étau, les deux pieds calés contre une traverse de bois pour offrir plus de résistance, les muscles de son large dos tendus sous la capote de toile cirée qui le défendait des paquets de mer.
Depuis le matin qu’ils étaient là à attendre une embellie, bien amarrés à l’abri dans ce petit port de l’île de Sein, leur Reine-des-Anges ayant sa cale pleine à déborder de raies, de turbots, de homards et de langoustes, après la plus merveilleuse pêche qu’ils eussent encore faite de tout l’hiver, ils se dévoraient d’impatience et de chagrin de se voir immobilisés dans cet isolement désolé du Raz et de l’île de Sein, quand ils auraient déjà dû être rendus depuis le matin à Camaret, où ils étaient assurés de réaliser un si beau bénéfice.
Même entre eux, toujours d’accord et de bonne entente jusque-là, des paroles de colère ronflaient, le dépit, l’impuissance de s’en aller, une lassitude de ce tête-à-tête plus long que d’habitude, les dressant les uns contre les autres pour des petits faits insignifiants, des vétilles du métier, des paroles mal reçues.
Tous étaient également furieux du retard occasionné par ce vent de malheur, qui avait subitement commencé sur la fin de la nuit, avant le lever du jour, bataillant de plus en plus fort contre les vagues, au point de finir par envelopper l’île entière d’une telle ceinture d’écume, qu’on eût dit un champ de neige gagnant peu à peu la mer tout autour d’eux.
Ils connaissaient trop les terribles parages dans lesquels ils se trouvaient pour ne pas savoir que partir avec cette tempête commençante, c’était aller au-devant d’une mort certaine ; ils n’arriveraient même pas à franchir les récifs de Sein. Alors ils avaient attendu, se résignant à laisser passer cette première grosse fureur de l’ouragan et comptant sur l’accalmie qui ne pouvait manquer de se produire au moment de la basse mer.
Lentement, péniblement, les heures avaient passé, dans une oisiveté bourrue et malcontente, sans qu’ils se décidassent à quitter leur barque, afin d’être immédiatement prêts à saisir l’occasion et de pouvoir s’éloigner dès que le temps le permettrait.
Ordinairement peu intéressés, vivant au jour le jour, à la merci des évènements, avec cette grande philosophie résignée et patiente que donne à la longue la continuelle existence sur mer, ils attachaient peu d’importance à un retard de vingt-quatre ou de quarante-huit heures passées même dans ce lieu d’éternelle désolation, dans cet asile dénué de toute ressource qu’est l’île de Sein. Mais voilà que cependant une certaine cupidité leur était poussée brusquement au fond de l’âme, en présence de cette pêche inattendue, supérieure à celle de leurs camarades les plus favorisés, avec tous les espoirs de jouissances matérielles et de satisfactions physiques qu’elle leur offrait en séduisant mirage, après le dur et long chômage des premières semaines d’hiver, après l’abstinence forcée.
Cette soif de bien-être, de plaisirs, s’avivait de la méchanceté même du temps, qui, à la suite d’une magnifique semaine passée dans un dur labeur, venait si brutalement de changer, au moment de recueillir le fruit de leur peine, quand ils faisaient leurs préparatifs de départ.
Ils ne cessaient de grommeler, de jurer contre cette mauvaise chance, qui les frappait à l’improviste, et arrivaient à en perdre toute mesure, toute pensée de prudence, dans l’excès de leur exaspération.
« Faut-il que nous en ayons tout de même de la misère, que ce satané coup de suroît nous tombe en plein dessus, à l’heure du réveil, et qu’il s’allonge, qu’il s’allonge, qu’on n’en voit plus la fin !… Ah ! misère, misère ! » faisait un tout jeune, grand gaillard robuste, à la mine fleurie, la peau duvetée d’une barbe naissante.
Il tendait vers le large son poing fermé, un dépit d’enfant contrarié mettant presque des larmes dans le bleu naïf de ses yeux.
« T’as pourtant ni femme ni enfants qui t’attendent en ton logis de Kermeur ! Être ici, être là-bas, qu’est-ce que ça peut bien te faire au juste ? » ripostait un autre, un barbu à peau tannée, à carrure solide d’homme ayant la pleine quarantaine, qui suçotait un bout de pipe, le fourneau renversé en dessous pour empêcher le vent d’éparpiller le tabac.
Il continua, bourru :
« Moi, j’ai toute la nichée qui espère après mon retour, rapport à la pâtée que je dois envoyer avec moi pour lui emplir le ventre. Ça crève la faim, tous ces pauvres petits goélands, quand je ne suis pas là !… Toi, t’as que ton bec à fournir, tu n’as pas besoin d’être chez toi pour ça ! »
Le patron, lui, ne disait d’abord rien, écoutant les uns, les autres. Il passait nerveusement d’un coup de langue rapide sa chique d’une joue à l’autre, les sourcils en barre sur le front, une grandissante mauvaise humeur faisant seulement flamber d’un éclat plus vif son petit œil clair enfoui sous ses paupières plissées, chaque fois que son regard tombait sur les amas de raies, sur le grouillement de homards et de langoustes emplissant toute la cale du bateau, débordant jusque sur le plancher, où ils s’entassaient sous les plats-bords. Il semblait supputer en lui-même la grosse perte qui allait en résulter pour ses hommes, pour lui, s’il s’attardait encore à Sein.
Peu à peu des grognements sourds commençaient à s’échapper de ses lèvres, au fur et à mesure que la journée s’avançait, sans que la même grosse voix de tempête cessât ses hurlements, toujours là-bas, dans les vapeurs mystérieuses du sud-ouest.
Malgré son calme habituel, malgré son ordinaire empire sur lui, des gestes à demi retenus prouvaient les débats intérieurs qui remuaient son âme. Bientôt il ne put se dominer davantage ; des syllabes jaillirent du fond de sa gorge, des mots, des phrases, où s’épanchaient sa rancœur, ses désillusions, sa souffrance morale, toute une obscure angoisse :
« Tout allait trop bien pour que ça continue, faut croire !… Si je n’amène pas mon poisson à Camaret, c’est autant à jeter à l’eau, et qui sait si on retrouvera ce coup de fortune !… »
Il s’agitait, ne pouvant tenir en place, se redressant à tout instant, une main en manière de visière au-dessus des yeux pour fouiller le large et mieux percer l’énigme de l’Atlantique.
Des découragements lourds le rejetaient sur son banc, avec la constatation douloureuse :
« Toujours pas de changement !… Ma pêche perdue, plus d’espoir !… Ça ne se recommence pas !… C’est ma barque vendue ; c’est le loyer de ma maison encore impossible à payer ; c’est mon pauvre petit gars sans pain !… Ah ! tonnerre de sort !… La gueuse !… la gueuse !… »
Lui aussi, comme son plus jeune matelot, s’oubliait à la menacer du poing, cette Atlantique impitoyable ; à l’injurier, cet Océan, dont il ne pouvait pourtant se passer, qu’il aimait et qu’il détestait de la même passion farouche.
À un moment il lui cria, furieux, à bout d’insultes :
« Tu veux donc ma peau, comme tu as pris celle de mon père, celle de mes grands fils, celle de tous les miens ?… »
Hou ou ou ou ou ou !….
Un sifflement terrible passa sur l’île comme une réponse lugubre et prolongée, balayant ses paroles, bousculant d’une rafale nouvelle les vagues révoltées qui venaient battre les assises du quai.
Il y eut un tel gémissement de vent, qu’il domina tous les autres bruits, plaintes, conversations ou cris de colère. Durant quelques instants on put croire que l’île entière, avec tout ce qu’elle contenait, ses sept cents habitants, ses maisons, ses bateaux, son église Saint-Corentin, son phare, son sol de granit, allait s’engloutir à jamais sous cette monstrueuse poussée des lames, accourues du grand large pour tout ravager, tout anéantir en raz de marée.
Danielou courba la tête, avec le léger frisson d’avoir imprudemment évoqué quelque redoutable et malfaisante divinité, et, sous cette même sensation, ses compagnons devenus muets, pensifs, cessèrent de se plaindre, de récriminer.
Puis, comme si elle avait atteint son maximum d’intensité, la violence de la rafale sembla faiblir, commença de décroître, diminua insensiblement, alla toujours s’adoucissant, jusqu’au moment où les plus hautes vagues s’aplanissant, les tourbillons neigeux se faisant plus espacés, il parut à tous que c’était bien la fin de cette bourrasque, partie maintenant pour bouleverser d’autres régions de la mer, pour aller remuer et tourmenter d’autres eaux tumultueuses vers le nord de la France. On éprouvait un soulagement, les respirations s’élargissaient.
Justement la marée, avant atteint son point le plus bas, allait commencer à remonter ; c’était l’instant critique et décisif attendu depuis le matin.
Le mousse observa, indiquant une mince ligne de varechs et d’herbes marines qui se soulevait déjà, cerclant les roches, soulignant d’une mouvante frange brune les assises du port :
« Voilà le flot, à c’t’heure ! Il ne serait que temps de démarrer, des lois ? »
Il risqua un coup d’œil du côté du patron. Les autres sortirent de leur engourdissement, reprenant espoir et courage.
Le plus jeune des pécheurs eut un sourire, un élan de confiance, son béret levé à bout de bras :
« Avec le vent qu’il fait encore, nous ne mettrons pas trois heures à gagner Camaret, plein vent arrière. Faudrait en profiter, que je dis !
– Oui, oui ! opposa un îlien tout marmottant, un vieux de Sein, qui se tenait immobile à les regarder, au bord du quai ; mais il y a les Tas-de-Pois que vous ne franchirez jamais avec une mer pareille, à moins que le bon Dieu ne vous emporte par les airs. C’est tout en lames de fond, après des coups de tempête comme celui qui vient de donner ; un trois-mâts n’y résisterait pas. C’est point avec votre méchante coquille de noix… »
Et des mots qu’on n’entendait plus s’étouffaient sous ses lèvres bougonnantes, tandis que ses yeux quêtaient l’approbation d’autres habitants de l’île, rassemblés à quelques pas de lui.
Des groupes, tout le long du quai, examinaient la mer, où des crêtes d’écume mettaient comme d’énormes et innombrables vols de mouettes à la surface de l’Océan, aussi loin qu’on pouvait voir, jusqu’à l’horizon, un horizon inquiétant, noyé de vapeurs épaisses qui masquaient les côtes les plus voisines, la pointe du Raz, le cap de la Chèvre, la pointe de Pen-Hir, la pointe Saint-Mathieu, et formaient une sorte d’infranchissable barrière tout autour de l’île, à une distance relativement assez faible, comme pour mieux l’enfermer, l’isoler de tout secours humain.
« Les Tas-de-Pois, qu’il prétend, l’îlien ! ricana le jeune Camaretois gouailleur ; nous les connaissons mieux que lui, pour sûr ! Il ne nous apprendra pas les passages, tout ancien qu’il est ! S’il parlait de son île, du Raz ou du Pont-des-Chats, on pourrait encore l’écouter, vu que c’est son pays ; mais les Tas-de-Pois, c’est le nôtre !… »
Autour de lui, sur la barque, il y eût des exclamations d’encouragement de l’équipage, qui avait oublié ses craintes, en voyant le ciel moins chargé de nuages, les brumes plus transparentes et la vague moins lourde.
Les hommes, impatients, tournèrent vers le patron des regards pesants de questions, des nez qui semblaient flairer sa pensée, et des bouches béantes qui interrogeaient muettement, attendant, réclamant un ordre de départ.
Peut-être, malgré tout, avec sa connaissance sérieuse des terribles caprices de la mer, après l’examen attentif qu’il venait de faire de toute la partie sud-ouest de l’horizon, d’une malveillante couleur plombée, particulièrement sinistre et menaçante, Danielou, un fin et avisé marin, en dépit de l’accalmie planant pour le moment au-dessus d’eux, n’eût-il pas osé prendre tout seul la responsabilité du retour en de telles conditions, s’il ne s’était ainsi senti harcelé de nouveau et comme poussé à tenter quand même l’aventuré par cette attitude suppliante de son équipage.
Mais les hommes né se contenaient plus, y compris le vieux, un pêcheur prudent cependant, et le mousse, un enfant encore, parfois craintif.
Las de ce séjour de plus d’une semaine dans les alentours de Sein, dévorés aussi de la hâte de toucher cette part de pêche qui leur promettait un gain inespéré, à l’une des plus mauvaises époques de l’année, quand tout le monde se plaignait de la dureté de la vie, ils n’avaient cessé depuis le matin de récriminer de telle sorte qu’il était à bout de résistance, de défense.
À chaque moment l’un d’eux, pour encourager les autres, citait quelque exemple de traversée accomplie par des mers plus grosses que celle de ce jour-là.
« Si Pierre l’Étoupe nous voyait, ce qu’il se moquerait de nous ! faisait le jeune. Ah ! ah ! lui qui s’en vient, par tous les temps, en plein milieu des Tas-de-Pois, tout seul, dans sa plate, une planche tout bonnement !… Quand nous avons un solide bateau, nous autres, la Reine-des-Anges, quoi ! et que nous sommes un équipage au complet, avec de rudes bras, on peut dire ! »
Et ce qui dominait toujours, revenant en manière de refrain, c’était la même phrase rageuse, tournée, retournée, répétée à satiété par chacun d’eux, et frappant comme un reproche, avec un sifflement de coup de fouet, les oreilles du patron :
« Pour une fois qu’on aurait eu moins de misère ! »
Danielou lui-même se surprit à la penser, à la redire pour son propre compte, cette phrase, juste à l’instant où le flot accentuait son mouvement.
Alors, ses hommes enveloppés d’un suprême coup d’œil interrogatif, les voyant bien résolus, il se décida enfin à donner l’ordre de démarrer, de hisser les voiles, jetant son définitif et aventureux :
« Largue tout ! »
Immédiatement, comme délivrée, la Reine-des-Anges, saisie, embrassée par la vague, se trouva en une seconde à quelques encablures du quai, pendant qu’une rumeur de voix montait parmi ceux qui les regardaient partir, avec un mélange de surprise, d’admiration et de terreur.
Ils se sentirent un immense orgueil de leur propre hardiesse, une dédaigneuse pitié pour ceux qui paraissaient trembler sur leur sort : l’attirant vertige du danger les prenait.
Déjà ils étaient dans la grande mêlée des eaux tourbillonnantes, aveuglés d’embruns, étourdis de bruit, les paquets de mer battant avec un floc caverneux les flancs de la barque, qui coupait follement les lames, bien qu’ils eussent à peine de toile, ayant pris trois ris dans les voiles, de peur de voir les mâts casser comme des baguettes sous cette poussée du vent.
Par bravade ils avaient, tous ensemble, jeté une sorte de cri hardi et joyeux, en adieu aux habitants de l’île.
Malgré la distance, derrière eux, à travers les sifflements de la rafale et le gros tapage tonnant des brisants, des groupes entassés sur le quai, une phrase bien nette, adressée au patron, détachée des autres bruits par l’aigu d’une voix de femme, arriva jusqu’à eux, en suprême salut, annonçant, clameur d’épouvante, sinistre prédiction de prophétesse :
« Tu n’iras pas jusqu’à Camaret, Danielou ! »
Hou ou ou ou ou ou !
Le vent sembla de nouveau approuver, avec son même hululement sinistre.
Mais, sur la Reine-des-Anges, ils étaient encore dans la pleine griserie joyeuse de leur téméraire départ ; il y eut parmi eux des rires, des plaisanteries :
« De quoi qu’ils se mêlent, ces îliens ? En voilà des oiseaux de malheur !
– Ils ne connaissent donc pas les Camaretois, qu’on croirait ! Ah ! ah ! ah !
– Un peu de lame, ce n’est pas pour nous faire peur, au contraire !
– On est tous des bons goélands de tempête ! »
Un seul baissa la tête, comme subitement impressionné par les paroles jetées de l’île : ce fut Danielou.
Courbé de tout le poids de son corps sur la barre, pour l’empêcher de dévier, ses gros poings mordant à pleins doigts dans le bois, il grommela sourdement de manière à ne pas être entendu de ses compagnons :
« Elle, qu’on dirait ? Encore elle ! C’est sa voix, pour sûr ! Je l’ai assez souvent écoutée pour la reconnaître ! Elle ! Il n’y a qu’elle qui sache mon nom, de tous ceux qui sont là en ce moment ! J’aurais dû prendre son avis, car elle sait les choses… »
Il s’efforça de s’absorber dans la manœuvre, pour ne pas réfléchir, ne pas penser, pendant que les autres, cramponnés aux cordages, le corps tassé, les épaules hautes pour mieux résister, recevaient stoïquement la pluie salée que chaque vague leur crachait à la face, et s’efforçaient, à travers la brume épaissie, de distinguer devant eux.
Ils ne devaient pas encore être bien loin de Sein, et cependant, même en se dressant aussi haut qu’ils le pouvaient, ils n’apercevaient plus du tout l’île, à peine élevée de sept mètres au-dessus du niveau de la mer, indiquée seulement par une sorte de tourbillon de neige et paraissant avoir complètement disparu sous la rage de l’Océan démonté.
Devant eux, derrière eux, autour d’eux, une ondulante et mouvante muraille de vagues sombres, crénelées d’écume blanche, qui toutes semblaient se précipiter sur leur barque avec une croissante fureur de dévastation.
Parfois, quand la Reine-des-Anges, s’élevant à la lame, gravissait la rondeur polie de la vague et atteignait la cime culminante, où moutonnait la crête échevelée par le vent, ils pouvaient, durant une seconde, jeter les yeux un peu plus loin, essayer de voir en quel endroit ils se trouvaient, tenter de s’orienter.
À perte de vue, sous le ciel bas, couvert de nuées grises semées au-dessus de leurs têtes, ce n’était que le hérissement infini de semblables vagues d’un vert jaune ; et, avant qu’ils eussent pu distinguer autre chose, déjà leur bateau glissait sur l’autre versant de la montagne liquide qui venait de les soulever, pour les replonger au creux du gouffre, d’un élan si terrible, d’une chute si troublante, qu’ils pensaient s’y engloutir pour toujours. Mais cette rapidité même de leur course les aidait à sortir de l’abîme, leur donnant la force de gravir le nouvel obstacle à franchir.
Avaient-ils dépassé le voisinage dangereux des terribles écueils qui hérissent toute cette partie de l’Atlantique, entre l’île de Sein, la pointe du Raz et le cap de la Chèvre ? Il leur était impossible de s’en rendre compte.
Le vieux aux yeux ternes gronda :
« Pas moyen de se guider à ce jour ! On serait sur la roche Tevennec elle-même avant d’avoir pu entendre la mer se briser contre elle, et être sur Tevennec, par le temps qu’il fait, c’est être au fond de la mer !
– Un rude fond, qu’on peut dire, ajouta un autre, quand on pense que l’extrémité occidentale du plateau de Tevennec, formée par la basse Moudenou, vers laquelle on irait sûrement se perdre, est un banc de roches à pic sur cent vingt pieds de profondeur. »
Cela jeta un frisson contagieux dans les âmes de tous, cette réflexion, et la même terreur les enserra soudain, glaçant leur courage.
Le plus jeune, si hardi au début, devenait soucieux, la parole tremblante, balbutiant en un aveu d’impuissance, en un rappel de piété :
« Sainte Anne ! sainte Anne ! C’est-y possible ? »
Des souvenirs de vœux faits dans les situations désespérées, de processions reconnaissantes, avec leur mirage papillotant de cierges aux flammes rousses, lui revenaient, hantant son cerveau de l’évocation sinistre des naufrages.
À tous, maintenant, la première ivresse de fanfaronnade, de gloriole bruyante des moments précédents déjà dissipée, le danger apparaissait, tel qu’il était, épouvantable, imminent. Ils commençaient à douter de jamais le revoir, cet humble petit village de Kermeur, en presqu’île de Crozon, sur la hauteur, entre Camaret et la plage du Veryhac’h, ce hameau dont ils étaient tous, excepté le patron Danielou, qui habitait le Lannic, une maisonnette un peu isolée, en retrait de la falaise du Beg-ar-Gac, au-dessus de Camaret. La folie de leur imprudence leur apparaissait tout à coup en présage de mort.
Chaque assaut de la mer devenait plus rude à supporter, plus difficile à vaincre, et, si peu qu’ils eussent donné de toile, c’était encore trop pour la violence de ce vent, qui de nouveau recommençait à se faire mauvais comme le matin, couchait presque complètement la pauvre Reine-des-Anges sur le flanc de tribord, de façon telle, qu’ils devaient se cramponner de toutes leurs forces aux moindres bouts de bois ou de cordages pour ne pas être balayés par-dessus le bord.
En une seconde de défaillance, les mots lui montant malgré lui aux lèvres, Danielou avoua :
« J’ai souvent vu mauvaise mer pour mes retours de l’île de Sein à Camaret, mais jamais comme à ce jour. Fasse le Ciel que ce ne soit pas le dernier ! »
Puis immédiatement l’énergie lui revint, cuirassant son cœur contre cette faiblesse qu’il venait d’avoir, lui rappelant qu’il devait donner l’exemple à ses hommes, en même temps que la vue du mousse éveillait sa pitié, le faisant ressouvenir de son propre fils à lui, qui attendait son retour, là-bas, à Camaret.
Il eut, à cette dernière pensée, un cri d’angoisse, de lutte, d’héroïsme :
« Et mon p’tit gars, à moi ! Pour lui il faut vivre, arriver quand même ! »
Justement l’enfant, qui, avec l’insouciance de ses douze ans, l’inconscience du péril, avait d’abord applaudi au départ, à présent, glacé par cette énorme avalanche d’eau froide, qui ruisselait sur eux sans arrêter, les inondant de la tête aux pieds, appelait à voix basse, étranglée de terreur, en un cri de détresse machinal et continu :
« Maman ! maman ! »
Dianelou se sentit froid au cœur ; en une seconde d’irrésistible et poignant remords, il bégaya :
« Sa mère, qu’il demande ! Pauvre petiot ! C’est vrai, je n’y ai pas pensé au départ, brute que je suis ! Oh ! la grande misère que c’est ! Nous n’aurions point dû quitter l’île ; pourquoi ai-je cédé ? »
Maintenant plus creuse, plus haute, chaque vague devenait un mur épais, mobile, qu’il fallait franchir de plus en plus péniblement. L’instant atroce était celui où la barque se trouvant au plus profond, on ne distinguait plus qu’un morceau de ciel noir, comme l’implacable couvercle d’une tombe refermé sur cette fosse remuante, et, une seconde, ils ne savaient pas si les deux murailles d’eau n’allaient pas se rejoindre subitement pour les engloutir.
Ils n’échangeaient plus une parole, n’osaient même plus se regarder, quand le moment critique arrivait, de peur de lire, dans les yeux de leurs camarades, la folle épouvante qui étreignait leur propre cœur et qui flambait dans leurs prunelles élargies par l’approche de la nuit suprême.
Seulement, lorsque le danger était passé, on entendait une sorte de soupir général de soulagement, de reprise d’espoir, et un murmure ronflant, un bourdonnement des lèvres ; sans doute des vœux secrets, des promesses aux saints et aux saintes dans lesquels ils avaient le plus de confiance se faisaient tout bas.
Parfois, plus haut, des bribes de phrases s’envolaient, saisies par la rafale, jetées vers le ciel, emportant des supplications pieuses, des fragments d’adoration, la Croyance préférée de cœurs houleux d’effroi :
« Protégez-nous…
– Sainte Marie, mère de Dieu…
– Bonne madame du Roc-Madou, je fais vœu de…
– Vous en qui j’ai confiance et…
– Saint Rémi, patron de Camaret, je promets… »
Tout cela mêlé, confondu avec les rugissements de la tempête, le grondement de chaudière en ébullition de l’Atlantique, le grand vacarme solennel de toutes ces profondes masses d’eau tournoyantes et implacables, lancées les unes contre les autres en une fureur atroce de dévastation.
Déjà, à deux reprises, il y avait eu une sorte d’hésitation dans l’allure de la barque, au moment de gravir une nouvelle vague plus escarpée que les précédentes ; la Reine-des-Anges avait eu comme un tremblement sur place, une seconde d’inertie en face de la tâche à accomplir, et le patron, qui semblait faire corps avec son embarcation, tellement il la connaissait bien, avait pu constater, le premier, ce signal mystérieux.
Il conclut, comprenant l’aggravation soudaine du péril :
« Trop chargés que nous sommes ; c’est notre pêche qui fera notre malheur. La misère du ciel est bien décidément sur nous ! »
Pour lui il n’y avait plus de doute, si la hauteur des lames ne diminuait pas, ils étaient perdus : la barque était lasse et ne pourrait lutter davantage. Elle avait eu ce petit frémissement révélateur du cheval depuis trop longtemps lancé à toutes brides, et dont les forces s’épuisent, qui est au moment de s’abattre sous son cavalier.
Il semblait à Danielou que c’était lui seul qui soutenait encore la barque, de sa main crispée sur la barre, soudée au gouvernail, et que sans lui elle aurait déjà sombré. Combien de temps pourrait-il encore la maintenir ?
Comme elle escaladait lourdement une nouvelle lame plus haute, du sommet de laquelle la vue s’étendait davantage, il eut le temps de promener un long regard devant lui.
Il jeta une faible exclamation, vite étouffée, un mot qu’il écrasa entre ses dents par un dernier effort de volonté :
« Perdus ! »
Il avait aperçu, accourant de loin à leur rencontre, une succession terrible de vagues monstrueuses, dépassant en hauteur et en épaisseur toutes celles qu’ils avaient rencontrées jusqu’alors.
Jamais la Reine-des-Anges, épuisée, tous ses bordages craquant, comme prêts à se disjoindre, ne pourrait tenir contre cette dernière attaque.
Encore une fois, deux fois, trois fois, la barque fragile surmonta les obstacles, d’une sorte d’élan de désespoir ; puis elle glissa sur la pente plus longue, plus inclinée d’une vague, ainsi que sur le versant, impossible à remonter, d’un précipice fermé par un roc à pic.
En véritable montagne barrant tout l’horizon, une lame immense, épaisse, d’un vert glauque, s’avança de la pleine mer vers eux, monta, monta toujours, avec, se jouant à son sommet, sa frange d’écume échevelée, éparpillée par la rapidité de la course et de la force du vent, en crête blanche de monstre marin.
Le tout jeune, tombant à deux genoux sur le plancher de la barque, joignit les mains, les yeux dilatés par l’horreur, et hurla :
« La fin ! la fin ! Jamais on ne pourra… Ah ! mon âme à Dieu ! Pardonnez-nous nos péchés, Seigneur !… Je ne reverrai plus… »
Il avait lâché l’écoute, sentant toute résistance inutile, renonçant à se défendre plus longtemps.
Le mousse terrifié recommençait sa plainte gémissante de petit enfant, se cachant la figure sous un morceau de prélart pour ne pas voir, comme il se fût blotti derrière la jupe de sa mère :
« Maman, maman, au secours ! Défends-moi ! Maman, à moi ! »
Le vieux se résignait, tête basse, et murmurait, songeant à toutes les traversées, à tous les voyages exécutés durant sa longue existence de marin, de pêcheur :
« C’est le dernier que je fais, bien sûr ! Selon votre volonté… »
Et une prière mourait sur ses lèvres, qu’un petit frémissement d’agonie secouait déjà.
Elle accourait, se rapprochant, se rapprochant toujours.
Ils eurent tout le temps de la voir venir du fond de l’Atlantique, s’enfler, d’abord muette et terrible, lentement, avec une sorte de majesté hautaine, puis plus vite, de plus en plus rapide, grondante maintenant, rugissante, le brisant de son écume bouillonnante frémissant là-haut, au-dessus d’eux, entre le ciel et la barque. C’était bien, cette fois, l’engloutissement définitif, inévitable, sans espoir.
Le père de famille, pensant à sa femme, à ses huit enfants, qui allaient rester seuls, fit, un peu amer, le cœur battant :
« La mort ! Allons, c’est bien ! Adieu !… »
Rien ne pouvait plus les sauver.
Danielou eut encore la force de se redresser debout, ne maintenant plus la barre qu’à l’aide de son genou appuyé contre elle, la tête haute devant le danger, en vaillant qui veut recevoir le coup en face, sans peur, sans lâcheté. Ses yeux, largement ouverts, contemplaient fixement la vague meurtrière, suspendue sur lui.
Soudain, ce qu’il revit, d’une vision très nette, entre cette muraille d’eau et lui, ce fut une maisonnette basse, accroupie pour offrir moins de prise au vent, écrasée sur le haut de ce bout de falaise qui domine la gauche du port de Camaret, du côté de Penhat, un pauvre toit aux ardoises scellées dans le plâtre, verdies par l’humidité, des filets accrochés aux murs, un étroit enclos de pierres sèches, où poussaient quelques pommes de terre, quelques légumes ; et, l’attendant, un petit être, son fils, un gamin de sept ans au plus, son Pierrik, qu’il aimait tant.
Tout à l’heure, dans quelques instants, une minute au plus, ce Pierrik allait être l’orphelin, sans père, comme il était déjà sans mère, sans frères ni sœurs, sans parents, sans personne, tout seul dans l’horreur de la vie !
Ce fut instantané, foudroyant, si parfaitement visible, si vivant en cette seconde de mort, que Danielou tendit les mains devant lui, de toute la longueur de ses bras, pour atteindre, pour toucher cette chère et douloureuse image.
Il appela, plaintif et très doux, de l’élan passionné de son affection de père :
« Pierrik ! mon Pierrik ! C’est donc toi, mon p’tit gars ? »
Il souriait, heureux, croyant le tenir, l’étreindre sur sa poitrine, le cœur tout battant à coups sourds d’espoir et de bonheur, transfiguré par la joie.
L’effroyable masse d’eau, avec sa formidable clameur d’épouvante et de massacre, s’avança, s’éleva plus haut, encore plus haut, comme pour escalader le ciel, s’abattit en volute immense, croula sur lui, sur la Reine-des-Anges, avec un tapage de cataracte, étouffant les cris de douleur, de désespoir, de colère, de miséricorde, qui tentaient de monter de la barque.
Elle souffleta Danielou de sa force géante, elle éteignit ses yeux illuminés par le mirage de tendresse, elle emplit sa bouche ouverte pour le baiser à l’être adoré, elle le renversa pêle-mêle avec ses compagnons, dans l’effondrement des mâts, des voiles, de la barque, et tout disparut à jamais, maison, enclos, vision d’enfant.
D’autres montagnes d’eau passèrent, comme pour effacer le crime, d’autres encore, d’autres toujours.
Un grand rugissement, où sonnait une sorte de râle de plaisir, d’assouvissement, gronda, emplissant tout l’espace, depuis les dernières lignes brumeuses de l’horizon jusqu’aux régions infinies et mystérieuses vers lesquelles glissait à pic, corps et biens, sous les nappes épaisses et successives, la Reine-des-Anges.
Plus rien que des vagues folles, des gerbes d’écume, une convulsion féroce et implacable des éléments, une danse frénétique des lames se roulant sur elles-mêmes en un maelstrom vertigineux, le seul tumulte monstrueux et souverain des eaux puissantes, secouées, bousculées, bouleversées jusqu’aux plus grandes profondeurs de l’abîme, et une grosse voix de tempête hurlante, farouche, désespérante, implacable, sur le désert de l’Atlantique, tandis que la nuit commençait à ensevelir la nature de ses traînants voiles de deuil.
Océan d’hiver sous le ciel sans nuages, une mer de lapis-lazuli, une mer méditerranéenne, d’un bleu profond, dur, implacable, encore un peu remuée, semée de moutons blancs réguliers, lance ses lames pesantes et courtes à l’assaut des côtes de rude grès quartzeux au milieu desquelles s’échancre et s’enfonce la baie de Camaret, la baie du sauvetage et du salut, placée comme un lieu d’asile entre les fureurs du large et la terrible entrée du goulet de Brest.
C’est le vent du nord, un vent froid, sévère, qui a remplacé la chaude bourrasque du sud-ouest venant de bouleverser l’Atlantique durant près de deux mortelles journées.
Un glacial calme de tombe s’abat sur le pays, écrase la révolte fougueuse des flots, nivelle peu à peu l’immensité soulevée, tandis que les épaves de toute nature viennent s’échouer le long des grèves sablonneuses, s’enterrer à demi sous les lourds galets des plages, s’encastrer dans les fentes des rochers, s’enfouir au fond des grottes, s’accrocher aux noires aiguilles qui dentellent et hérissent cette pointe sauvage d’extrême Armorique.
Les deux voiles brunes d’une barque dépassent doucement la pointe du grand Gouin, dessinent une silhouette connue sur l’espace de mer enfermé entre la côte de Léon, l’entrée du goulet, les falaises escarpées de la presqu’île de Roscanvel et la jetée de galets, où se dressent Notre-Dame de Roc-Amadour et le fortin rouge de Vauban.
Le soleil franchit les lignes de Quelern, au-dessus de la plage de Trez-Rouz. Il fait tout petit matin ; on commence seulement à sortir des maisons rangées sur une double ligne le long du port à moitié endormi dans un paresseux sommeil d’hiver ; mille bruits isolés, indépendants, viennent rompre un à un le grand silence général de la nuit, se combinent, se complètent, s’agglomèrent et annoncent, le réveil de l’humanité humble et miséreuse, abritée dans ce creux de roc, à l’est de la presqu’île de Crozon.
Face de cuir rouge, où tremblotait dans le fouillis obscur des rides la lumière demi-éteinte des yeux, un vieux, qui traînait péniblement une lourde masse de filets teints en roux, les épaules écrasées sous le fardeau, et qui, courbé en deux, butait à chaque pas du sabot contre les pierres du petit sentier courant au bord du Beg-ar-Gac (pointe des Bavards), derrière les toits de Camaret, dirigea vers le large ses prunelles vitreuses.
Il regarda un moment dans la direction du grand Gouin, puis cria, se tournant vers une pauvre masure enclose d’un mur de pierres sèches dominant ce point de la falaise appelé le Lannic (propriété) Christophe, ou plus simplement le Lannic :
« Y a du bon ! Eh ! le Pierrik ! Ton père qui s’amène à c’t’heure, pour sûr ! Te voilà à la fin de tes tourments, mon fi !
– Fameusement en retard qu’elle est tout de même, à la traîne de toutes les autres, cette Reine-des-Anges ! » appuya une femme d’une cinquantaine d’années, un baquet sous le bras, du linge en tas sur la tête, un battoir à la main, tout en continuant de se diriger d’un mouvement rythmique des hanches vers le doué, qu’on apercevait, déjà garni de laveuses, le long du chemin gravissant la côte de Penhat.
Elle grommela encore :
« À croire qu’on ne la reverrait jamais, jamais, comme à ce jour où j’ai espéré ainsi la barque à Jean-Pierre, mon pauvre défunt, des jours et des jours, et qu’il n’est jamais revenu de retour, que son corps ne repose même pas en terre bénite ! Bonne Dame du Roc, que de misère sur moi depuis ce temps ! »
Elle soupirait d’un grand effort de sa poitrine oppressée, combattue entre l’espoir toujours vivace d’un secours lui arrivant d’en haut et le sentiment de l’éternité de souffrance pesant sur elle.
Elle conclut :
« Il n’y a pas plus dur que d’être la veuve d’un marin perdu en mer. C’est la grande misère des misères, à vie ! »
Le vieillard philosopha :
« C’est qu’elle n’avait pas le patron qu’il fallait, la barque à ton Jean-Pierre, ma pauvre fille, un fin manœuvrier de toile et de gouvernail comme ce Danielou ! Ah ! celui-là, on peut dire, un vrai matelot, et prudent, et avisé, et connaissant nos mers comme pas un ! »
La femme murmura encore, en s’éloignant dans la direction du lavoir :
« Être seule, toujours seule ! Pas même un enfant !
– Oui, oui, tante Angélique, diablement dure qu’elle est la vie ! riposta l’autre en la regardant disparaître au bout du sentier.
– Bien vrai que c’est le père, tonton Noël ? » demanda une voix claire, vibrante de joie contenue.
Au-dessus des pierres sèches, une mine de gamin se montrait, les cheveux d’un blond pâle embroussaillés, les joues pleines et rondes sous le hâle qui les brunissait d’une teinte uniforme, les yeux étonnamment bleus et limpides, mais un peu rougis et comme lavés de larmes récentes.
Le vieux pêcheur tendit le bras vers la barque que l’on distinguait nettement, toute seule, encore loin, à hauteur du Gouin :
« Si c’est pas la Reine-des-Anges, c’est que je n’y vois plus quasiment et qu’il me faut prendre ma retraite de dessus cette terre, comme je l’ai déjà prise du service même et de la pêche, vu que je suis trop ancien ! Pourtant j’étais un fameux parmi les gabiers de mon temps, toujours le premier, quand il fallait distinguer les rochers d’un nuage et crier : " Terre ! " J’y ai gagné plus d’un quart de vin, à l’époque ! »
L’enfant examinait, attentif, sa tête seule dépassant toujours le petit mur ; il observa, désappointé :
« C’est la voilure, et c’est pas les voiles ! »
Il expliquait :
« Je ne reconnais pas la grande, celle où il y avait un morceau plus clair, une pièce toute neuve, que Corentin Cosquer lui a posée la veille du départ.
– La voilure ! les voiles ! Est-ce que tu te connais mieux que moi en toiles, moussaillon ! grognait l’autre, clignotant des paupières pour mieux voir.
– Ce n’est pas le père ! Oh ! bien non, que je dis ! Si c’était le père, je le verrais. »
Il secouait la tête, d’un mouvement lent et obstiné, ses lèvres froncées en une moue de tristesse, ses prunelles bleu de mer pointées sur l’embarcation, dont on ne pouvait cependant lire ni le numéro ni le nom, et sur laquelle de minces silhouettes indiquaient seulement les pêcheurs.
Le vieux insistait, reprenant :
« Tout à fait sa figure, à la Reine-des-Anges, et sa manière de naviguer, qu’il n’y en a pas deux de Camaret à manœuvrer ainsi. Si c’est pas ton père, c’est que j’ai une damnée brume sur les yeux et crue les mousses valent mieux que les anciens à l’heure d’aujourd’hui ! »
Dans la grandissante clarté du soleil montant, un soleil d’hiver qui ne parvenait pas à chauffer, mais qui donnait à tous les objets une netteté, une découpure de métal, la chevelure blonde du petit roula comme un champ de blé sous la rafale, et Pierrik continua de geindre :
« C’est pas lui ! c’est pas lui ! Il n’y a pas la pièce à Corentin Cosquer. Je sais bien, moi ! »
Il venait de se hisser tout debout, sur les pierres branlantes du mur, afin de mieux voir.
Un gros soupir souleva le maillot de laine tendu sur sa jeune musculature en formation, des pectoraux déjà bombés, pleins de promesses de force, de résistance, des épaules larges, charnues, sur une petite charpente solide, droite, un corps souple et mince, avec des reins carrés, taillés en vigueur pour une vie de batailles, de luttes redoutables.
Le pêcheur le contemplait attendri :
« Un rude petit gars pour ses sept ans ! Tout son père à cet âge, ma foi ! »
De la tristesse mouillait le bon regard des yeux du petit, détournés du large avec découragement, dans la certitude croissante que la barque en vue n’était pas, encore cette fois, la Reine-des-Anges, depuis plusieurs jours attendue.
Jamais jusqu’alors les voyages de Danielou à l’île de Sein n’avaient duré aussi longtemps ; déjà presque toutes les embarcations parties en même temps que la sienne étaient rentrées, bien avant la tempête, ayant plus rapidement terminé leur pêche, ramassé leurs casiers à homards. On avait seulement raconté que la Reine-des-Anges paraissait en très bonnes conditions, que son équipage se montrait en joie, très favorisé par la pêche, ne faisant que jeter et que ramasser ses filets pleins de poissons ; elle comptait rapporter une pêche splendide.
Mais ces renseignements remontaient à trois jours avant le coup de suroît tombé sur le pays, et si terrible que la mer en frémissait encore. Depuis, qu’avait-il bien pu se passer ? Étaient-ils à Sein, à Audierne, en relâche quelque part ? Personne n’avait su le dire. Ce qu’il y avait de rassurant, c’est que Danielou était un pêcheur prudent, que sa barque était excellente, et que ni le sémaphore de Penhat, ni celui des Pois, ni celui de la Chèvre n’avaient signalé de sinistre en mer. Il n’y avait donc qu’à attendre patiemment.
La barque, ses voiles gonflées de ce bon vent du nord qui lui était favorable pour regagner la terre, piquait dans la direction de la pointe Tremet, n’ayant plus qu’un bord à courir, avant de venir s’amarrer à sa bouée d’attache au milieu du port.
On la voyait mieux, la tache claire du visage de ceux qui la montaient devenant de plus en plus nette, si bien que le vieillard dut avouer :
« C’est pas la Reine-des-Anges, le mousse a raison ! »
Pierrik hocha la tête, et, ses claires prunelles brillant étrangement, ajouta :
« Je le sentais bien, moi, que le père n’était pas à bord ; et puis il y avait la pièce qui manquait. »
Son interlocuteur le regarda de côté avec une certaine méfiance inquiète, grommelant :
« Tu sentais, que tu dis ?… Ces Danielou, tout de même, de père en fils, qu’ils ne sont pas comme les autres !… Ils savent des choses qu’on ne voit pas !… Des croyances qu’ils ont à eux peut-être, comme les pesants de l’intérieur des terres. »
Il poursuivit tout haut, examinant la manœuvre de la barque :
« Lof pour lof qu’elle vient de virer ! Il n’y a que Danielou ou Yan Cosquer pour avoir cette précision, je les reconnaîtrais entre mille, les maîtres du vent qu’ils sont, on peut dire ! Ce serait donc l’Étoile-Polaire à c’t’heure ? »
Par une dernière auloffée, l’embarcation, couchée sur bâbord, accourait du fond de la rade, laissant derrière elle la pointe Tremet et la plage de Trez-Rouz ; déjà on percevait le bruissement de ses voiles qui chantaient puissamment, comme des ailes d’albatros, en fendant l’air d’une vitesse foudroyante. La marée étant haute, au lieu de se diriger sur sa bouée, elle marchait droit à terre, traînant à sa suite un sillage d’écume frissonnante.
« Si c’est Yan Cosquer, il arrive de Sein, » remarqua l’enfant tout pâlissant et cloué à sa place par une émotion terrible.
Le vieux avait laissé tomber à ses pieds sa charge de filets, et ses regards ne quittaient plus l’embarcation, si près de Camaret maintenant qu’on pouvait plonger dans son intérieur ; il marmottait de manière à ne pas être entendu de son compagnon :
« Un bout de mât brisé qu’on croirait qu’elle rapporte, et comme elle a les deux siens bien intacts,… alors… »
Il ne termina pas, glissant un coup d’œil oblique vers Pierrik toujours immobile, les yeux grands ouverts devant lui.
Celui-ci répétait, absorbé :
« Yan Cosquer ! Yan Cosquer ! »
Il se mit à énumérer les hommes montant la barque :
« Hervé Trémor, Yves Lagadec, Jean-Marie Cosquer, le fils à Yan, Le Fur, le mousse. Oui, je vois bien, tous ceux de l’Étoile-Polaire, avec le patron. Ils sont tous revenus, eux, de là-bas !… »
Ses prunelles cherchaient à reconnaître quelque chose qu’il ne voyait pas bien, au milieu des papiers, des avirons, des objets de toute sorte entassés sur le plancher du bateau, et il se penchait tellement, que le vieillard, craignant qu’il ne tombât du mur, se rapprocha de lui, les bras tendus, interpellant :
« Oh ! diable ! Où vas-tu donc ? »
Une pitié amollissait la brutalité voulue de sa voix, car il devinait bien ce qui attirait ainsi l’attention du petit, et il eût voulu essayer de le distraire, de l’empêcher de voir, grondant :
« T’es fou, à c’t’heure, gamin ! Tu vas te jeter en bas du Ber-ar-Gac, si tu continues. Puisque c’est Yan Cosquer, tu n’as pas besoin… »
Il était trop tard déjà ; Pierrik faisait, indiquant ce qui appelait impérieusement ses regards :
« La voile brune, là, là, tenez !… Oh ! tonton Noël, c’est du malheur pour moi que je devine ! Il y a un C, vous voyez, et puis, et puis, un numéro, le numéro… Je ne vois pas bien d’ici ; mais je veux savoir, il le faut !… »
L’autre s’interposa, essayant encore :
« T’as pas ta raison, que je répète, mon fi ! Tu vois mal à c’t’heure ! Ne cherche pas ainsi ta misère ! Voyons, voyons, Pierrik, mon gars !… »
D’un bond, le petit venait de sauter du haut du mur, et à présent il dégringolait comme un chat l’escalier grossièrement taillé dans la falaise et aboutissant à la mer ; il criait, terrifié :
« J’ai vu ! J’ai vu 508 !… C’est le numéro !… Pourquoi, oh ! pourquoi ?… 508, celui de la Reine-des-Anges ?… »
Des pêcheurs, des femmes, sortis des maisons entassées sur le morceau de grève, très étroit, resté à sec entre Camaret et la mer, jetaient des questions au bateau qui arrivait, et dont un matelot attachait l’amarre à un anneau scellé dans une grosse pierre.
Tous avaient, du premier regard, aperçu le tronçon de mât, le lambeau de toile écussonné de la lettre C et du chiffre 508.
Une grosse voix triste lança du fond du bateau :
« C’est tout ce qu’on a retrouvé, le mât à Audierne, la voile à la baie des Trépassés !… Pas une planche, pas un cadavre ! »
Des gémissements de femmes commençaient à monter, pleurant le désastre, tandis que la nouvelle courait de maison en maison, en sinistre traînée de désespoir :
« Perdue corps et bien ! »
Mais un cri domina tous les autres bruits, une plainte si aiguë, qu’elle fut entendue de tous, grandit, s’imposant avec son appel lugubre :
« Papa ! papa !… »
Puis immédiatement, l’interrogation haletante :
« C’est-y vrai que notre Reine-des-Anges a péri ? »
Il questionnait, délirant, ne pouvant croire encore à un tel malheur, malgré ce débris de mât, ce lambeau de voile retrouvés, voulant conserver l’espoir que ce n’était pas la barque de Danielou, le bateau de son père, qui avait sombré.
Trémor, qui ramassait en cet instant la lugubre épave, releva la tête, reconnaissant la voix de l’enfant ; il confirma, le cœur crevé :
« Tout seul que te voilà au jour d’aujourd’hui, mon pauvre petit gars ! »
Et Lagadec appuya, en écho fidèle de son camarade :
« La mer a tout gardé, hommes et barque ; elle ne nous a rendu que cela. »
Pierrik Danielou, s’affaissant sur le bloc de rocher qui terminait l’escalier de la falaise, la tête tombée dans ses mains, bouleversé de douleur, appelait celui qui ne pouvait plus l’entendre, celui qui le laissait seul dans la vie :
« Papa ! papa ! qu’est-ce que je vais devenir ? »
Autour de lui, dans la rumeur des voix, l’apitoiement gagnait, faisant oublier la misère des autres pour cette misère particulière, tombée sur ce pauvre être sans défense, sans appui, sans ressources.
C’était en pays de Cornouailles, dans la presqu’île de Crozon, que ceci se passait, en des temps assez anciens de Camaret, d’un Camaret primitif et sauvage qui n’était pas encore le Camaret moderne, le joli petit port aux maisons bien alignées, au quai nettement dessiné, d’où les croyances bizarres, les superstitions et les légendes ont été balayées peu à peu par le grand souffle de civilisation venu de l’intérieur de la France, de même que la puissante brise de l’Océan accourant du plein large de l’Atlantique purifie et assainit le pays.
C’était à des époques où les habitants, rudes et braves comme maintenant, étaient en outre restés encore presque enfants, tout à fait Bretons à force de naïveté crédule.
Cependant c’est une histoire de tous les jours, un fait toujours aussi fréquent de ces terribles côtes de tempêtes et de grosses colères de l’Atlantique, qu’une barque de pêche se perdant corps et biens en revenant de l’île de Sein, entre la pointe du Raz, le cap de la Chèvre et la pointe des Pois.
À présent, quand la chose redoutable arrive, on dit que le patron a été imprudent ou trop pressé, qu’il a voulu partir lorsque la mer n’était déjà plus maniable et tout à fait démontée ; on explique qu’une bourrasque menaçait ; on attribue le naufragé à une saute de vent, à une voile pas assez tôt amenée, à un faux coup de barre, parfois même à l’alcool.
En ces temps primitifs bien qu’ils ne soient pas très loin de nous, on ne s’arrêtait pas à des explications aussi simples, aussi naturelles ; on cherchait au-delà, dans le mystère des êtres et des choses, dans le gouffre insondable du surnaturel.
Dès que la nouvelle apportée par Yan Cosquer et son équipage eut commencé à se répandre, tout un concert de malédictions gronda dans les groupes accourus pour discuter le malheur et en connaître l’étendue. Pas un cadavre n’avait été jeté à la côte ; peut-être n’y reviendraient-ils jamais, emportés comme tant d’autres au large par les courants ; peut-être quelque grosse marée les rapporterait-elle en épaves défigurées, hachées, sabrées par les pointes et les tranchants des rochers, demi-dévorées par les bêtes de l’eau.
Les lamentations des femmes, mères ou filles des naufragés, accourues de Kermeur, où la nouvelle était arrivée en quelques instants, s’élevaient stridentes, au milieu des explications, des conversations, des douleurs bouillonnantes, et, brusquement, Hervé Trémor, de Lescoff, près du raz de Sein, montrant le poing dans la direction du sud-ouest, souffla d’une aigre voix peureuse et colère :