Le cadavre des Kerguelen - Frédéric Martineau - E-Book

Le cadavre des Kerguelen E-Book

Frédéric Martineau

0,0

Beschreibung

Des morceaux de chair humaine sont découverts dans les gésiers d’albatros géants, une espèce rare nichant sur les îles Kerguelen. Pourtant, au sein de cette petite communauté isolée, perdue au cœur de l’océan Indien et battue par les vents furieux des Cinquantièmes Hurlants, aucun résident ne manque à l’appel. D’où proviennent alors ces restes macabres ? L’archipel, accessible uniquement par bateau, est sous surveillance constante, que ce soit par satellites ou patrouilleurs maritimes. L’arrivée d’un intrus semble improbable. Pour résoudre ce mystère, l’État français envoie Sam Suit, enquêteur issu de l’immigration, sous couverture en tant que jeune scientifique parmi les hivernants de Port-aux-Français. Dans cette nature sauvage et indomptée, Sam parviendra-t-il à dénouer l’énigme qui entoure ce cadavre aux Kerguelen ?

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Après un passage dans les troupes d’élite et des études supérieures, Frédéric Martineau occupe divers postes et crée plusieurs entreprises. Face aux défis du chômage, il publie "Cannashop story" puis "Priscille", attirant l’attention des médias et enchaînant les apparitions télévisées. Désormais, il partage son temps entre l’écriture, les voyages et une carrière foisonnante, nourrissant sans cesse son inspiration.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 223

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Frédéric Martineau

Le cadavre des Kerguelen

Roman

© Lys Bleu Éditions – Frédéric Martineau

ISBN : 979-10-422-5077-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Notes de l’auteur

J’ai occupé le poste de chef de district des Kerguelen. Ce fut la plus belle expérience que la destinée m’a donné l’occasion de vivre à ce jour, une année merveilleuse au milieu d’une faune et d’une flore uniques, à partager des moments intenses, drôles, exaspérants… Cette tranche de vie fut imprégnée de la palette des émotions provoquées par les relations sociales et que l’isolement exacerbe. Les Kerguelen sont au cœur de l’intrigue, la description de l’archipel correspond à l’état de la réserve naturelle entre 2008 et 2009. Si les fonctions occupées par les personnages existent, leur profil est imaginaire même si, ici et là, j’ai emprunté des traits et détourné quelques répliques en respectant l’anonymat des auteurs.

Chapitre 1

Flo, le grand albatros, changea l’orientation de ses ailes et réduisit l’envergure afin d’exploiter un courant d’air rabattant, qui le rapprocha de la surface des vagues. En frôlant les flots, il ouvrit son bec et puisa quelques centilitres d’eau. Sa glande de dessalage évacua le sel par les narines. La soif le tenaillait depuis le début de l’après-midi. Les vents contraires l’empêchaient de l’étancher sans perdre le sillage du bateau de pêche, objet de ses efforts de navigation millimétrée. Il demeurait en suspension, collé au train du navire, à attendre le rejet des déchets. L’odeur caractéristique de cadavres le maintenait derrière un palangrier dont les banderoles d’effarouchement des oiseaux claquaient furieusement et l’inquiétaient un peu. Mais, elles ne le dissuaderaient pas de tenter sa chance lorsque les hommes verseraient les repas convoités à la mer. La concurrence rôdait. D’autres congénères affamés guettaient les reliefs impropres à la consommation humaine. Cette race gâchait le meilleur, à la grande satisfaction des charognards.

Le virage des lignes parsemées de milliers d’hameçons répartis sur des milles nautiques venait de s’achever. Des légines, des raies, des grenadiers pendaient l’œil triste et rouge. La guirlande sanguinolente s’annonçait délicieuse. La patience payait. Il le savait en albatros accoutumé à cette manière paresseuse de se procurer la nourriture nécessaire à la survie de sa famille. Parfois, la poursuite se soldait par un échec. Bredouille, il continuait sa quête loin des filages et des casiers. Les pêcheurs dont il ne distinguait que les bottes orange s’affolaient sur le pont. L’usine de production cachée dans les soutes démarra les opérations. L’équipage étêtait, éviscérait, équeutait les prises, taillait les filets, les colliers, les joues. Ces matières nobles finissaient en caisses surgelées prêtes à la commercialisation. Enfin, entre deux relevages de ligne, un marin rejeta la pitance espérée. Une dispute s’ensuivit entre les volatiles. Ils virevoltaient au-dessus des abats, les plus lourds s’enfonçaient tandis que ceux de densité inférieure formaient une trace de flottaison sale. La cohabitation amicale des prédateurs se désagrégea à la vitesse des piqués qu’un concert de sons gutturaux et de claquements précédait. Les pétrels et les sternes eurent raison du maigre festin, laissant le grand albatros sur sa faim malgré une plongée superficielle pour rattraper une tête qui coulait. Il s’envola déçu et contrarié.

Leur rejeton réclamait sa ration. Flo ne rentrerait pas avant d’être capable de régurgiter quelques céphalopodes ou de savoureux krills. Emi, sa femelle comptait sur lui, elle ne manquerait pas de le tancer s’il revenait le gésier vide. Épuisée par la ponte et l’incubation alternée, elle avait choisi de déléguer les premières campagnes de pêche à son époux. Dès l’émancipation du poussin, qui surviendrait d’ici un mois, elle prendrait un tour plus régulier dans la ronde du nourrissage. L’éducation des juvéniles ne souffrait aucune faiblesse. Tous les siens étaient arrivés à l’âge adulte, mais la prudence s’imposait avant l’envol du nid. La naissance de l’aîné datait d’une dizaine d’années. La venue du cinquième perpétua le cycle et remplit de fierté les parents. Cependant, cet ultime enfant rajoutait les tâches alimentaires à leurs pérégrinations aériennes habituelles.

Flo se remit en mode planeur, une position économique en termes d’énergie. Il exploita le vent du sud-est, qui orienta son trajet vers la colonie. La portance agit en lit reposant. Il se concentra sur les fumets qui flattaient les tubes de ses narines, escomptant déceler une rafraîchissante odeur de charogne ou de calamar. Après une cinquantaine de miles, il aperçut les contours des îles Nuageuses. Le nord de l’archipel des Kerguelen profilait ses plateaux basaltiques et servait de repère de navigation. Il ne lui restait qu’à rejoindre l’est en longeant la côte pour retrouver les siens. Alors qu’il scrutait l’horizon, ses sens olfactifs le guidèrent droit sur un banc de poissons. L’envergure majestueuse ombra la mer et d’un coup vif pêcha la bouillie de sa progéniture. Le soleil éclairait le ciel d’une lumière libre que la blancheur des plumes renvoyait en reflets éblouissants ; seuls les bords inférieurs et le bout des ailes maculaient la robe pure. Un souffle tiède le chatouilla et l’éleva à une altitude rassurante. Il profita de cet instant délicat pour remercier les âmes des compagnons d’Ulysse, qu’Aphrodite transforma en oiseaux et qui veillaient sur lui. Sauf caprices météorologiques, il atteindrait son foyer à la tombée de la nuit.

Quelques heures plus tard, il survolait le lac Marville en direction de la Camargue. La plaine côtière de la péninsule Courbet hébergeait leur colonie qui comptait une vingtaine d’habitants. Madame préférait les communautés réduites aux grands rassemblements tumultueux et chamailleurs. Il s’aligna dans l’axe de la piste longue de plusieurs centaines de mètres, qui alternait de petites touffes végétales et des lambeaux rocailleux. Il amorça la descente. Lorsque le sol se présenta, il sortit le train d’atterrissage, les pieds en avant comme si les palmes roses pressaient une pédale invisible. De battements énergiques et rapprochés, il accentua le freinage jusqu’au poser habile près du nid. Des bruits similaires au coassement accompagnèrent sa venue. Il termina le trajet en se dandinant. À terre, la sublime grâce aérienne disparaissait au détriment d’une démarche gauche et empruntée.

Emi se réjouit du retour de son mâle et l’accueillit d’un regard tendre. L’évidente complicité du jeune couple forgée à l’aune des saisons heureuses se renforçait à chaque éclosion. Ils s’étaient rencontrés à quinze ans, leur maturité sexuelle entamée, mais non consommée. Depuis, ils ne se quittaient plus. Une décade d’absolue fidélité, loin de l’ennui, de la frustration ou de la jalousie. Leur amour durerait toute la vie. Elle ne redoutait que l’accident lors de ses longues absences, jamais la rivale. Emi se remémora ses hésitations. D’autres prétendants la courtisaient, Flo l’avait conquise. Le souvenir du ballet en son honneur la troubla à nouveau. Elle revit le mélange de force et de légèreté de ses mouvements d’ailes, la beauté de sa gorge blanche déployée, qui modula un concerto de sons animaliers. Des hennissements, des craquements, des jacassements à profusion ! Pour elle, rien que pour elle ! Et ce jeu de tête ! Quelle souplesse ! Magnifique ! Un frisson parcourut ses plumes. La parade n’avait éveillé que de la curiosité. Le duel emporta la décision ; un vainqueur protégeait mieux la nichée. L’affrontement terrifiant se déroula, bec contre bec, mandibules ouvertes, la queue en éventail et les bras courbés. Le vacarme résonna dans toute la colonie. Il effraya d’autres querelleurs, et parmi eux, les transis d’espérances secrètes.

Le romantisme s’effaça devant l’appétit du poussin, qui commença à réclamer son dû dès l’atterrissage paternel. Elle libéra le cône de terre surmonté d’une cuvette de végétaux entremêlés, qui composaient la partie supérieure du nid. Une boule duveteuse grise étira son crâne chauve au-dehors. La bouche entrouverte tendue vers le ciel, elle s’impatientait de la becquetée à venir. Les piaillements aigus agaçaient Flo, mais un père supportait en silence les exigences puériles. Il introduisit la pointe de son appendice nasal dans celui de l’affamé et régurgita le repas prédigéré tandis que la mère émue contemplait la scène. Son obligation de couver s’achevait.

Emi s’élança sur la piste et décolla péniblement. La fatigue pesait malgré les séances quotidiennes de gymnastique pour se dégourdir les ailes. Elle tournoya autour de la colonie en hurlant, un courant ascendant l’envoya en direction du nord-est. Les embruns stimulèrent son odorat et la détournèrent du déchirement de l’abandon. Elle plana plusieurs heures en se laissant griser par le plaisir du vol et les caresses du vent ; son itinéraire erratique ne suivait aucun plan. Puis, le devoir reprit le dessus et elle entama sa recherche de nourriture…

***

Au retour de son escapade, elle trouva Flo, hagard, marchant de long en large. Il se comportait comme un veuf ou un vieil albatros fou. Au milieu du lit de leurs amours gisait une peau morte. Le poussin. Son compagnon n’osa pas la fixer lors du récit des souffrances que subit leur rejeton. Les vomissements et la fièvre accompagnèrent ses derniers instants de vie. Le père assista impuissant à l’agonie bruyante, qui maintint éveillé l’ensemble de la colonie. Depuis, il ruminait taraudé par le mystère de ce décès brutal et inattendu. Emi tenta de le consoler. Elle lui rappela les précédents petits arrivés à maturité sans encombre. Cette péripétie ne remettait en cause ni la confiance ni le couple. Dès novembre, ils pourraient envisager une nouvelle gestation. Ces efforts dénotaient-ils sa force de caractère ou ne réalisait-elle pas l’atrocité du drame ? Quelle femelle surmonterait cette intime douleur si dignement ?

Cela n’apaisa pas son mâle dont l’instinct criait à l’anormal, au bizarre. Perdre un poussin s’inscrivait dans les gènes de l’espèce. Une règle immuable. Le départ de leur fils ne ressemblait pas à la sélection naturelle. Parfois, les œufs n’éclosaient pas ou le jeune famélique arborait la brièveté de son futur et dépérissait. L’homme causait du dégât. Lui évitait leurs manipulations. Ses congénères chanceux subissaient l’épreuve, terrorisés, et finissaient un lest accroché au corps. Mais, les bagues argentées et les drôles d’appareils fixés sur leurs dos ne blessaient ni ne tuaient. Une maladie transmise lors de leurs passages aurait décimé plus d’un juvénile. Personne dans la colonie ne pleurait le silence d’entrailles. Il excluait l’acte d’un prédateur. Nulle trace de griffes de chats ou de morsures de rats. Non, vraiment, cette mort demeurait mystérieuse. Aussi, décida-t-il d’aller consulter le sage de la montagne, un vénérable ancêtre né avant l’installation1 des premiers nids humains sur l’archipel. Ce grand albatros, le plus âgé de l’océan Indien, résidait au pied du mont Rallier du Baty, point culminant2 de l’ex-péninsule de l’Amiral3. Il possédait une mémoire extraordinaire, qui fourmillait d’anecdotes fumeuses ; sa longévité suscitait respect et curiosité. Depuis, le décès de son épouse, il vivait à l’écart. La solitude le rendait taciturne et grincheux, il renvoyait souvent les importuns sans accéder à leurs demandes ni même répondre à leurs salutations polies. Quelquefois, il daignait ouvrir les méandres de ses savoirs aux oiseaux qui le sollicitaient sans tenir compte de la pureté du lignage. Être un volatile suffisait à obtenir de la considération lorsque son humeur acariâtre disparaissait au profit de la nécessité de communiquer. Toute la faune des Kerguelen connaissait l’existence de Sigis et l’emplacement de sa résidence. Oui, demain, il irait voir l’ancien. Fort de cette résolution, Flo trouva le calme et s’endormit.

***

Au matin, l’envol du grand l’albatros salua l’aube de battements respectueux. La dynamique des courants de l’éphéméride l’emmena vers le sud. Puis, il réussit à bifurquer vers le golfe du Morbihan avant de dépasser le massif Gallieni et de se retrouver en mer. La disparition de son fils l’obnubilait, elle le détourna du plaisir de la contemplation auquel il s’adonnait d’ordinaire le cœur léger. Rien avant le prochain œuf n’atténuerait le manque. Il culpabilisait de laisser Emi affronter la douleur glacée du deuil. Elle n’abandonnerait le nid qu’après la consultation du sage. Rester sur ce lit sali d’un duvet grisâtre inerte s’apparentait à une épreuve terrible. Mais, la compréhension du drame et la volonté d’en tirer une leçon pour l’avenir l’imposaient. Donner ses chances à la reproduction suivante. Une fluidité unique engagea Flo dans la vallée des Sables, sa porte d’entrée de la péninsule Rallier du Baty. Un camaïeu de marron, de chocolat à cuivre foncé s’étalait sous ses ailes immenses. Un réseau de veinules denses déchirait la plaine d’un bleu pétrole qui s’éclaircissait selon l’exposition à la lumière. Des pics enneigés découpaient la ligne d’azur.

L’albatros redoubla de prudence dans cette zone où volaient des oiseaux bruyants qui tuaient les téméraires, s’approchant trop près de leur voilure. Un flamboiement l’éblouit. Le fond du val débouchait sur le glacier Arago, une grande étendue albâtre qui réverbérait les rayons du soleil en produisant un aveuglement temporal. Derrière une langue fraîche et paresseuse, il aperçut la vallée du Telluromètre et le mont d’Artagnan. Sigis y nichait. Il reprit de l’altitude, des nuances de vert mâtinées de jaune percèrent la vision immaculée. Une salade végétale composée de buissons ras, de mousses drues et de plantes vasculaires colorait le sol. Des pétrels géants l’entourèrent. L’escadrille l’escorta le temps qu’il traversât leur colonie, puis s’en retourna. Vers midi apparut le repère du vénéré aïeul. Mais, il dut patienter plusieurs heures en vol stationnaire, car un damier du cap à la tête bien ronde caquetait avec l’ancien. Intrigué, il faillit descendre tendre l’oreille et violer leur conversation. Il renonça par crainte de représailles. Flo ne redoutait que la mauvaise humeur du vieil albatros, un refus de répondre à ses questions. Le nain moucheté de noir et de blanc ne l’impressionnait pas. Il l’envelopperait d’une aile et l’exploserait à coup de bec. Au sol ! En l’air, sa taille et sa maniabilité le rendaient difficile à attraper. Pourquoi tant d’agressivité ? Que lui reprochait-il de plus sérieux que l’attente ? La mort du poussin vrillait ses nerfs. Il se dauba et reprit le contrôle de l’impatience. Lorsque l’intrus débarrassa le plancher, il piqua.

L’accueil de Sigis le surprit. Aimable et enjoué, il salua l’hôte d’une révérence et le pria de s’avancer. Pas de queue agitée, son cou demeurait raide, il affichait les signes extérieurs de paix. Qu’est-ce qui le mettait dans de si belles dispositions ? L’appartenance de Flo à la grande famille des albatros ? La discussion précédente ? Le trébuchage d’un cousin pressé ? Ils se jaugèrent un instant. L’ancien attaqua.

— Que me veux-tu ? C’est l’heure de ma sieste ! Ton prédécesseur m’a épuisé !

— Sérénissime, je sollicite votre savoir et votre sagesse que nos pères disent immémoriaux !

Le vieux adorait la flatterie et la déférence.

— Les assauts d’impertinents me fatiguent ! D’où viens-tu ?

— De la plaine de la Camargue !

— C’est à moins d’une demi-journée. Tu abuses de ma magnanimité ! Repasse demain ! Fainéant !

— Je vous supplie de m’écouter, votre grandeur ! Il s’agit d’un motif d’une extrême importance. L’angoisse et le désespoir m’étreignent, le sel de la vie quitte mes mandibules sans que je puisse le retenir. La santé mentale de mon aimée dépend de votre immense science. Je ne survivrai pas à sa détresse…

— Il suffit ! Cesse le mélodrame ! Je vais déroger à un repos bien mérité. Que me vaut donc l’ennui de ta visite ?

— La mort de notre petit !

— Stupide albatros ! hurla l’aïeul en déployant sa queue.

Et pour si peu, tu oses déranger Sigis et le priver d’un sommeil réparateur ! Les oiseaux de l’archipel complotent ! Qui veut m’empêcher de dormir ? On cherche à m’épuiser ! On convoite mon record de longévité ! Qui ? Un fuligineux ? Un bec-jaune ? avoue charognard qu’ils guettent ma fin ! Tu es leur complice ! Décampe sans délai !

— Que l’âme de l’ancêtre originel de l’espèce me foudroie en cas de mensonge ! Je ne participe à aucune conspiration ! Vous délirez !

— Non ! Le damier m’a dégluti la même histoire !

Il claqua du bec avant de poursuivre.

— La nature emporte les êtres chers à son gré. Ainsi va l’ordre des choses ! Ni toi ni moi n’y changerons rien !

— Je sais reconnaître l’œuvre de notre mère toute puissante ! Le cadavre de mon juvénile ne relève pas de ses foudres !

— Vous racontez tous les deux des sornettes. La douleur aveugle et étrangle le jugement. Accepte la décision du destin et passe ton chemin ! Voilà le conseil de Sigis !

Flo, convaincu de la justesse de sa cause, ne se laissa pas impressionner par la fermeté de son interlocuteur. Il essuya la colère du grand-père qui marmonna de façon inintelligible un long moment avant de consentir à moins d’intransigeance.

— Assez ! Stoppe tes jacasseries ! Je te crois ! Nul fait similaire ne revient à ma mémoire, aussi loin que porte la chaleur du souvenir des temps écoulés. Si un autre témoignage arrive jusqu’à moi, je te promets de réunir le forum des oiseaux de l’archipel. J’ai besoin de plus d’éléments avant d’affoler les trente-trois communautés résidentes. Les représentants des lignages ne me pardonneraient pas de les rassembler pour un vulgaire décès ! Le dernier s’est tenu lors de l’introduction du chat sur la Grande Terre. Il regroupa une somme de plumages et de ramages inimaginable. Il eut lieu… heu ? Par tous les becs crochus des mers australes ! Fatales saisons !

— Comment saurais-je que ma conviction l’emporte sur votre scepticisme ?

— Je te convierai comme témoin ! Rassure-toi, la rumeur te parviendra bien avant l’invitation officielle des plénipotentiaires. Rentre chez toi maintenant !

— Merci, sérénissime ! J’espère recevoir très bientôt de vos nouvelles.

— Jeune présomptueux !

— Non ! Père affectueux !

L’albatros obéit à la dernière injonction et fila retrouver le nid de ses amours assombries. Sur la route, une idée germa, folle et incongrue. Elle fraya et s’installa aux frontières du possible. L’humain ! Une option à double tranchant. Cette espèce produisait le pire comme le meilleur. Cruelle, elle pouvait tuer et détruire, mais aussi prodiguer soins et protection. Depuis quelques années, Flo voyait des spécimens s’aventurer sur le territoire des colonies reproductrices. Il ne s’effrayait plus de leur présence ou de leur laideur. Les drôles de pattes vertes, les narines courtes et rougeaudes, les corps trapus aux robes bigarrées provoquaient l’amusement des juvéniles. Certains arboraient sur la tête un duvet laineux surmonté de boules ridicules. Et leurs ramures ! Vierge de plumes ! Quels oiseaux étranges ! Rien de surprenant à ce qu’ils soient cloués à terre, incapables de tutoyer le firmament et de frémir de la souplesse du vent. Que leurs horizons semblaient plats et étriqués !

Chapitre 2

Port-aux-Français (PAF) s’éveillait lorsque la fourgonnette de l’Institut Paul-Émile Victor (IPEV) déposa un trio de marcheurs équipés de tenues de trek froid. Le hangar FUSOV constituait la limite de circulation des véhicules de la base, un cul-de-sac perpendiculaire à la seule portion bitumée de l’archipel des Kerguelen, surnommée la route 66. Le tronçon de civilisation s’étirait sur près de trois kilomètres et se terminait devant les bureaux de la station satellitaire du Centre national d’études spatiales (CNES) et des programmes de géophysique.

Avant le départ, les randonneurs vérifièrent une dernière fois les équipements. Les sacs à dos pesaient leur poids. Ils s’allégeraient en chemin de la lourdeur du casse-croûte et de l’eau prévus pour un transit pédestre d’environ six heures. Si le vent ne s’en mêlait pas. Il décidait de tout sur l’île, prenant à sa guise un ton caressant, agressif ou vindicatif lors de ses poussées hurleuses, qui cantonnaient les hivernants dans les baraquements. Laura, ornithologue, assumait la responsabilité de cette expédition qui visait à relever l’équipe en place à la cabane Guetteur de Ratmanoff. Hervé, caporal-chef de l’arme de terre, et Didier, chef de district, accompagnaient la biologiste. Ils participaient à leurs premières sorties sur le terrain et trépignaient d’impatience de se confronter à la nature australe dont la réputation dépassait les latitudes agitées de l’hémisphère sud. Les « manips » – terme de la novlangue autochtone – rythmaient la vie quotidienne de Port-aux-Français. Les conversations se gorgeaient d’anecdotes survenues au cours des activités scientifiques, la raison d’être de la présence humaine dans le sanctuaire. Laura pointa l’horizon à l’aide de son bâton de marche.

— 28 km à vol d’oiseau d’ici à la manchottière !

Elle saisit le talkie-walkie et effectua la vacation radio obligatoire avant le départ du périmètre de sécurité de la base.

— BCR, transit pour Ratmanoff, nous quittons PAF !

— Transit pour Ratmanoff, de BCR, la météo prévoit des rafales à 45 nœuds de face. Bon courage !

L’annonce de la vitesse du vent ne provoqua pas de réaction chez Didier. Un léger souffle cognait ses joues tendres de citadin égaré au cœur des terres australes. Le ciel bleu éclairait un matin sans nuages, la température frôlait les 5 degrés. Par contre, la distance à parcourir tiédit ses ardeurs d’ex-cadre enrobé du confort de la société de consommation. Il se tut, le représentant de l’État français, un succédané de sous-préfet qui incarnait l’autorité, souffrirait en silence. Sur l’archipel, il cumulait les pouvoirs, ce qui en faisait la cible des joyeusetés qui accompagnent la responsabilité. Les scientifiques se méfiaient de lui, il comptait sur ce séjour pour briser l’image de fonctionnaire distant, qui collait à l’exercice de son rôle d’administrateur. Réduit à aider et à obéir aux requêtes de l’ornithologue, ces quelques jours parmi les animaux dans des conditions spartiates le désacraliseraient. Le militaire rentrait d’OPEX4, la promenade lui dégourdirait les jambes.

Laura avait choisi, le trajet le plus court, droit devant en coupant la péninsule Courbet. Didier et Hervé acquiescèrent sans sourciller. Les premiers kilomètres apportèrent une réponse évidente au surnom des Kerguelen : « les îles de la désolation ». Un sol lunaire s’étendait aussi loin que leur vision portait. À droite, le mont Bungay s’érigeait en phare d’alignement pour naufragés de la vie, accessoirement hivernants chevronnés ou débutants.

Les marcheurs tanguaient au gré des pierres qui roulaient et chahutaient les allures, transformant qui en tas ridicule, qui en aventurier solide. Leurs bâtons de marche stabilisaient les avancées, les rafales d’Éole facilitaient les grandes enjambées. Au milieu de ce passage désertique, un cylindre métallique aux ailettes fières, fiché en terre, étonna les béotiens du groupe. Laura n’ignorait rien de ce cheveu insolite dans une soupe de croûtes vierges. Il s’agissait d’une fusée, un vestige de la collaboration spatiale franco-soviétique. Son nez planté dans la péninsule la classait en souvenir anachronique, qui apparaissait au détour du pas des promeneurs.

À la surface pierreuse succéda un tapis d’acaena, une rosacée locale, qui formait des buissons ras et drus tachetant le parcours. La plante essaimait des poussières qui cherchaient la voie des paupières et de l’irritation. D’improbables terriers se cachaient sous cette moquette rugueuse, prêts à tordre les chevilles ou à briser les membres des rêveurs impudents. Le temps changea brusquement. La pluie cingla les visages et le vent forcit, les gouttes tombaient à l’horizontale. La voix de Laura retentit.

— Mettez vos lunettes !

La parka gonflée, les randonneurs penchés vers l’avant commençaient à ressembler à des héros subantarctiques. Ils traversèrent la rivière du Château à marée basse. L’eau atteignait le haut de leurs mollets. Les bâtons se révélaient de précieux alliés pour fureter, tester, effleurer les solidités et les profondeurs. Les souilles gorgées réservaient des surprises et nécessitaient de redoubler de prudence. Didier s’y enfonça à mi-cuisse, la main tendue d’Hervé le sortit de sa position inconfortable.

— Rien de cassé !

— Non, juste les bottes pleines !

Laura se moqua franchement. Le chef de district encaissa sans broncher. L’enlisement dans ces bassines boueuses devait s’apparenter à une tradition locale. Une épreuve initiatique que la nature australe destinait aux envahisseurs. Les habitants natifs de l’île, les éléphants de mer en particulier, prisaient ces bains délicats. Ils s’y vautraient, s’y soulageaient des attaques d’insectes ou du cycle biologique de la mue, un changement de peau que beaucoup d’humains recherchaient en venant sur l’archipel. Mais, plonger avec les mammifères marins conduisait au rapatriement sanitaire.

Après cinq heures trente de cheminement, ils aperçurent, un point orange, la couleur de l’espoir. Les marcheurs se réjouirent de la proximité de l’objectif. Laura parce qu’elle retrouvait ses chers oiseaux ; Didier et Hervé ne pensaient qu’à retirer leurs bottes détrempées. La corne ne protégeait pas leurs pieds de la colère du neuf. Ils ressentaient la brûlure caractéristique des ampoules. La perspective d’un bonheur si proche revigora l’équipage qui accéléra, l’écume aux narines. La neige se mit à tomber.

Ils finirent le trajet sur un matelas de galets parsemé d’éléphants de mer en pleine sieste. Bordée par les flots à droite, cette langue pierreuse laissait des monticules terreux dessiner sa gauche. Ils abritaient d’adorables manchots de la taille d’une grosse peluche pour enfants. Des petits duveteux, le bec enchâssé dans celui des parents, avalaient le repas dégurgité par les adultes. Ils semblaient inquiets de voir l’homme défiler devant leurs habitations faites de brindilles agglomérées. La scène familiale attendrit Hervé qui voulut les caresser.

— Stop ! hurla Laura. Interdiction d’approcher ! Il faut conserver une distance minimale avec les animaux sauf lors des manipulations imposées par nos programmes. Vous pouvez prendre des photos.

Doctement, tandis que le cliquetis des appareils rajoutait une sonorité au concert de barrissements émanant des voisins énervés, elle se lança dans une leçon de choses. Ces gentilles bestioles étaient des manchots papous. Ils possédaient la robe noire et blanche de leurs cousins Sphéniscidés, mais se distinguaient d’eux par un bec orange vif, des triangles blancs jointifs derrière les yeux et de minuscules taches blanchâtres éparses sur le visage. La passion emportait Laura, ses joues rosissaient bien plus que le froid n’y contribuait. L’espèce aquatique venait se reproduire à terre et formait des colonies de quelques centaines d’individus.

— Regardez sa démarche malhabile ! Ne vous y trompez pas ! Dans l’eau, il se transforme en formule 1 !

Le soleil réapparut et illumina la plage de Ratmanoff jonchée de troupeaux de bestiaux.

— Jamais vu une météo pareille ! râla Didier.

— Bienvenue à Kerguelen, l’archipel des quatre-saisons en une seule journée !

La cabane Guetteur se profilait à quelques mètres, une dent de baleine enfoncée dans le sable polarisa l’attention. Jean, le scientifique en place, accueillit les visiteurs, les bras encore ouverts ; le départ récent des prédécesseurs ne lui avait pas laissé le temps de les refermer.

— Je vous attendais pour la prochaine ronde ! Le café chauffe !