Le chalet des soupçons - Jean-Paul Yves Le Goff - E-Book

Le chalet des soupçons E-Book

Jean-Paul Yves Le Goff

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Beschreibung

Huit personnes, quatre hommes et quatre femmes, se retrouvent dans un chalet isolé, perdu en haute montagne. Convaincus de participer à un simple atelier d’écriture, ils découvrent vite qu’un mystérieux ordonnateur dirige leur séjour et dicte leurs comportements sans jamais se dévoiler. Ce qui devait être un jeu littéraire se transforme peu à peu en une étrange compétition. À la fin des huit jours, il y aura sept gagnants… mais que deviendra le huitième ? Un roman ludique et philosophique, où les apparences vacillent et où le soupçon devient une clé de lecture.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Paul Yves Le Goff débute comme journaliste avant de se tourner vers la formation en entreprise, spécialisée en expression et communication. À l’approche de la retraite, il reprend des études, obtenant une maîtrise de philosophie puis un doctorat en histoire antique, axé sur les origines du christianisme. Cette richesse de parcours irrigue "Le Chalet des soupçons", son premier roman, où se mêlent réflexion, fiction et quête de sens.

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Seitenzahl: 357

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Paul Yves Le Goff

Le chalet des soupçons

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Paul Yves Le Goff

ISBN : 979-10-422-7977-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À la mémoire de Catherine sans qui...

Du même auteur

Fondements historiques de la théologie chrétienne, du paradigme historico-théologique au paradigme hypothético-rationnel :

Premier volume : le corps de la thèse

(554 pages)

https://theses.hal.science/tel-02403007v1/file/These-2014-ALL-Histoire-

LE_GOFF_Jean_Paul_Yves-Vol_1.pdf

Deuxième volume : les annexes

(ou pièces à conviction). (254 pages)

https://theses.hal.science/tel-02403007v1/file/These-2014-ALL-

Histoire-LE_GOFF_Jean_Paul_Yves-Vol_2_Annexes.pdf

(Documents consultables et téléchargeables gratuitement)

J – 8

Samedi 24 décembre

L’arrivée

— Je n’y crois pas !

— À quoi ne croyez-vous pas ?

— À rien de tout cela…

— Mais encore ?

— Rien de toute cette histoire, depuis le début…

Bernard et Aurore venaient d’échanger leurs premiers mots.

***

Lectrice, Lecteur, ne t’étonne pas s’il m’arrive souvent d’interrompre le récit. Ici, on peut à peine dire qu’il est commencé, et déjà j’interviens avec des remarques qui, aux yeux de certains, pourraient être malvenues. En réalité, ce que je veux, c’est te fournir une aide, t’aider à comprendre, t’épargner la fatigue, accompagner ta lecture, t’expliquer.

T’expliquer quoi ? Par exemple, je pourrais écrire : « Nous sommes dans la chambre de Bernard »… Et qu’est-ce que cela veut dire ? D’où sort-elle, cette chambre ? (Si j’ose m’exprimer ainsi.) Qui est ce Bernard ? D’où vient-il ? Ce sont des choses comme cela que je voudrais te faire savoir, le plus pratiquement et le plus économiquement possible. Bernard, tu peux déjà t’en douter, c’est le personnage principal de cette histoire. La chambre, c’est celle qui lui a été attribuée dans ce chalet de haute montagne où il vient d’arriver et il rejoint sept compagnons qui y sont depuis le matin. C’est donc Bernard qui vient de dire :

— Je n’y crois pas !

Celle qui vient de lui répondre s’appelle Aurore. Ce sont deux personnes, à la fleur de la jeunesse, lui et elle autour de 30 ans ; agréablement dotés par la nature, elle et lui, de toutes les qualités qu’il faut pour plaire. Serait-ce le début d’une histoire d’amour ? Le cœur en décidera. La raison ne dit pas non.

***

La chambre où Aurore dirige Bernard est baignée d’une douce chaleur. Confortable. Un grand lit. Une table de travail avec son fauteuil. Une table basse et deux sièges pour d’éventuelles visites. Une large fenêtre, mais les volets fermés. Aurore signale que, de ce côté, la vue ne donne que sur une falaise. Mais il y a suffisamment d’autres espaces d’où il pourra à satiété, dès demain, s’enivrer d’une vue imprenable.

Dehors, la température est de -5°, la nuit ne tardera plus à tomber et le thermomètre certainement encore plus. Bernard, quelques minutes auparavant, descendait d’un hélicoptère qu’il avait pris à Genève, venant en train de Paris. Ayant franchi les quelques mètres qui séparaient le point d’atterrissage de la porte d’entrée du chalet, à l’intérieur, un petit comité l’attendait.

À peine était-il entré que l’hélicoptère redécollait, le pilote préférant ne pas voler de nuit. Les sept autres invités l’attendaient. Ils étaient huit maintenant, c’est-à-dire au complet, isolés à haute altitude et condamnés à vivre ensemble durant sept jours. Il était le dernier arrivé. Il le savait. Ce détail lui avait été dit. Des sourires s’échangèrent.

De l’extérieur, marchant les quelques mètres qui séparaient l’hélicoptère de l’entrée, il avait été frappé par les dimensions inattendues et impressionnantes du chalet. Il y avait quatre ou cinq étages au-dessus du rez-de-chaussée, chaque étage comptant plusieurs fenêtres. Plus tard, il découvrirait l’existence d’un sous-sol. L’entrée où il venait de pénétrer était vaste, meublée et décorée, ressemblant plutôt au hall d’accueil d’un hôtel. Les sept présents, parfaitement alignés, tour à tour, prononcèrent leur prénom que, naturellement, Bernard ne sut pas, aussi vite, mémoriser. Sa première impression fut que la moyenne d’âge était élevée, bien au-delà de sa trentaine. Au moins une exception : une jeune femme qui, immédiatement, attira son attention. C’était Aurore. Elle lui dit : Bonjour, Bernard. Vous êtes le très bienvenu. Maintenant, nous sommes tous réunis. Bernard ne retint pas les autres prénoms. Un homme, d’un âge certain, s’exprima en dernier. Quant à moi, mon prénom est Pierre. J’ai la particularité d’avoir reçu le titre et la fonction de « référent ». Si, du moins, j’y parviens, je m’expliquerai là-dessus dès le repas de ce soir, réveillon de Noël, qui nous permettra de commencer à nous connaître. Pour l’instant, prenons seulement acte que le jeu a commencé. Ou presque. Ce serait plutôt demain. Mais, je pense, Bernard, que vous avez hâte de prendre un tout petit peu de repos. C’est Aurore qui va vous accompagner à votre chambre. Nous avons quartier libre jusqu’à 20 heures.

Aurore ouvrit la route. La chambre de Bernard était à l’étage. Il se sentit surpris de la taille du chalet qui semblait immense pour ne loger que huit personnes. Ce lieu aurait pu être un hôtel, c’était l’environnement où il se trouvait qui paraissait terriblement désertique, pour le peu que Bernard avait pu voir à l’atterrissage. Dans la chambre à l’ameublement confortable et douillet, Aurore prit un petit fauteuil tandis que Bernard s’asseyait sur le lit, son modeste bagage posé à ses côtés. Aurore sourit aimablement. Il émanait d’elle naturellement plus que de la sympathie. Bernard la ressentit d’une féminité intense, discrète, mais presque palpable. Des cheveux châtains encadraient son visage et ses yeux marron donnaient à son regard une grande douceur.

— Vous visiterez les lieux sans doute un peu plus tard ? dit-elle. Voulez-vous que je vous prépare une petite collation ? Thé ? café ? chocolat ? Une petite viennoiserie ? Ou, si vous préférez, un peu de vin chaud ? Je m’occupe du service, pour ce premier jour. Ensuite, nous alternerons.

— Merci. Je ne crains pas la malnutrition.

— Rien à craindre de ce côté, en effet. Je connais le menu de ce réveillon. Les meilleurs restaurants pourraient rivaliser. Et pour les jours à venir, deux congélateurs sont bourrés. Avez-vous remarqué, dans le hall d’entrée, le téléphone rouge ?

— Non.

— Et le petit meuble-casier à huit étagères ?

— Non.

— Mais ce sont des choses dont on vous a parlé ?

— Vous voulez dire l’Assistant ? Il m’a parlé de ça, en effet… Il m’a dit tellement de choses…

— Je vais vous laisser vous reposer. 20 heures. Soyez ponctuels.

— Je n’y manquerai pas. Dites-moi… vous… vous y croyez ?

— À quoi ?

— À toute cette affaire… Les sept gagnants…

— Oui, bien sûr ; sinon, je ne serais pas là.

— Je me demande, moi, si j’ai bien fait d’y être ?

— Qu’est-ce que vous me racontez ?

— Vous savez la phrase qui m’est venue à l’esprit quand je vous ai vus, en entrant, tous les sept ?

— Dites.

— Je suis le perdant !

— Mais c’est fou ! Comment avez-vous pu avoir une idée pareille ?

— Elle m’est venue à l’esprit.

— Mais vous ne pouvez pas garder cette idée-là dès le départ ! Cela pourrait tout fausser. Nous sommes là pour gagner, pas pour perdre.

— Il faut qu’il y ait quelqu’un qui perde. Je crois que c’est moi.

— C’est une impression qu’il faut absolument chasser. C’est peut-être l’effet de la haute montagne. Cela donne à certains un sentiment de claustrophobie.

— Je ressens aussi de la claustrophobie.

— Vous me sidérez ! Il va falloir changer cela. Nous sommes ici pour nous amuser. J’y compte et je veux que vous participiez.

— J’aimerais vous faire plaisir.

— Ce sera le cas. Chassez-moi ces idées absurdes.

Aurore allait quitter la pièce. Bernard la retint :

— Encore un instant, s’il vous plaît. C’est-à-dire une question. Le mot « mystérianisme » vous dit-il quelque chose ?

— Rien. Je ne l’ai jamais entendu. Un néologisme. D’où le tenez-vous ? Quelque chose à voir avec le « New Âge », peut-être ?

— Peut-être. Je n’en sais pas beaucoup plus moi-même. Mais nous aurons l’occasion d’en reparler.

— Autant que vous voudrez. Pour l’instant, reposez-vous.

Elle s’en alla.

***

Pour toi, lectrice, lecteur, cette histoire en est à ses débuts. Pas pour Bernard, ni pour Aurore, ni pour les six autres. C’est moi qui ai décidé, de ma propre autorité, de la faire commencer ici ce 24 décembre vers 17 heures quelque part dans les Alpes. La réalité est assez différente.

Pour Bernard, l’histoire a commencé six mois plus tôt. Plus logiquement, j’aurais dû la faire commencer ce jour-là. C’était au mois de juillet. Bernard faisait, ce jour-là, une rencontre très étrange. D’ailleurs, je vais te la raconter un peu plus loin. Mais si je la fais démarrer pour toi aujourd’hui, un samedi 24 décembre, c’est parce que je veux t’épargner de la peine, autant que possible ; éviter toutes sortes de détails qui, comme je te l’ai déjà dit, risquent d’épuiser ton attention sans être nécessairement très utiles. Ne jamais te lasser, c’est cela mon obsession. C’est si vite arrivé ! Surtout si, prétendant raconter un roman policier, on fait au passage de la philo. De la philo subversive mais n’en disons pas trop tout de suite. Chaque chose en son temps.

En même temps, si trop j’abrège pour t’épargner de la peine, moins tu vas comprendre ; c’est une histoire au départ déjà un peu compliquée ; si, en plus, je fais de la théorie, on va tomber dans l’obscurité et la confusion. Un lecteur qui ferme les pages, surtout à peine a-t-il commencé et qui passe à autre chose, c’est pour un auteur assez tragique. Le lecteur, il ne le retrouvera sans doute jamais, et pour finir l’auteur sera obligé de cesser d’écrire, et si l’auteur cesse d’écrire, il cesse d’exister. C’est ce que je voudrais éviter pour moi. J’ai envie d’exister. Je vais faire ce que je peux. Mais cela dépend de toi aussi. Peut-être de toi surtout.

Donc, c’est un peu arbitrairement que mon récit commence le 24 décembre dans un recoin des Alpes, au demeurant non identifié. Nos huit personnages savent quel jour ils sont, puisque, le matin même, ils ont quitté chez eux, mais ils ne savent pas où ils sont et ne savent pas forcément tout à fait clairement pourquoi ils y sont. Disons, pour l’instant, qu’ils ont reçu une invitation. Ils ont dit oui. Nous venons de voir que, dès à présent, l’un des huit le regrette. C’est Bernard.

Pour être complet, aurais-je dû faire démarrer l’histoire à sa naissance ? ou à la rencontre de ses parents ? ou à la naissance du père et de la mère ? ou des quatre grands-parents ? Pourquoi pas Adam et Êve ?

Retenons seulement qu’un certain 15 juillet de cette année-là, qui maintenant s’achève, Bernard fait une rencontre au café « la Coupole », boulevard du Montparnasse à Paris. Je vais t’en faire le récit, très prochainement. On appellerait ça un flash-back en littérature. Je préfère dire un retour en arrière ; je ferai souvent des retours en arrière à ne pas confondre avec les digressions comme celle-ci. Mes digressions, j’essaierai de les faire courtes. Je viens de te dire pourquoi. J’essaie de me mettre à ta place ? Qu’est-ce que tu as compris ? Qu’est-ce que tu n’as pas compris ? Qu’est-ce que tu comprends bien ? qu’est-ce que tu comprends de travers ? Qu’est-ce que j’ai oublié de te dire ? qu’est-ce que je t’ai mal dit ? Qu’est-ce que j’ai dit trop tôt ? Voilà, en passant, lectrice, lecteur, quelques soucis d’auteur.

L’idéal – puisque j’ai la capacité d’interrompre le récit pour une interpellation directe – ce serait que la réciproque soit possible, et que tu puisses, toi aussi, m’interrompre, me questionner ou, encore mieux, me contredire. Mais disons que les digressions les plus courtes sont les meilleures, comme les plaisanteries. Il ne faut pas en abuser. Retournons donc dans la chambre pour un instant. Bernard n’avait pas un besoin particulier de repos. Mais il hésitait aussi à se promener dans le chalet. Bien qu’ayant pris, selon les recommandations, un minimum de bagages, il s’était équipé cependant de quelques livres, dont quelques ouvrages de Platon. Depuis plusieurs jours, il était plongé dans le Timée. En un instant, il fut loin de la montagne. Il était au fond des mers, quelque part à l’ouest des côtes du Maroc et du Sénégal, promenant sa curiosité au plus profond du continent aujourd’hui disparu, l’Atlantide, vingt-cinq siècles avant notre ère, juste après que, dans sa colère, Zeus eut décidé de l’engloutir. Il s’adonna à sa lecture jusqu’à ce que sa montre lui indiquât qu’il allait être bientôt 20 heures. Sa chambre était au premier étage, la grande salle à manger au rez-de-chaussée.

***

Bernard n’eut qu’un étage à descendre pour pénétrer dans la grande salle à manger, où – lui avait-on dit – auraient lieu chaque jour désormais toutes les réunions plénières. Il eut la surprise d’éprouver un sentiment de confort : une grande table était dressée au milieu de la pièce ; grande et, remarqua-t-il, trop grande. Elle était ornée de huit couverts, luxueux d’ailleurs ; mais elle pouvait accueillir largement le double de convives. Les huit couverts étaient disposés au milieu de la table, quatre faisant face à quatre. Deux bouquets de fleurs s’efforçaient de combler le vide, à droite et à gauche.

La pièce était toute en longueur. La porte d’entrée ouvrait en son milieu. À gauche de la porte, le long de la cloison, des praticables supportaient quelques bouteilles d’apéritifs et autres amuse-gueules. Au-dessus, un immense miroir reflétait le mur d’en face, pour la circonstance, présentant d’épais rideaux cachant certainement des fenêtres qu’il faudrait attendre au lendemain matin pour qu’elles dévoilent des vues fort belles.

Sur le côté droit de la pièce était dressé un arbre de Noël, abondamment décoré et clignotant de différentes couleurs. Sur le côté opposé, à gauche donc, quand on entrait, se trouvait une cheminée d’allure imposante, surmontée d’un petit guéridon. Dans l’âtre, un dispositif électrique simulait le feu d’ambiance à l’ancienne. Au plafond, les poutres apparentes cachaient mal leur caractère fabriqué. Mais l’ambiance générale n’en était pas moins plutôt chaleureuse.

Au moment où Bernard entra, quatre personnes se trouvaient du côté droit, entre l’arbre de Noël et la table, échangeant sans doute quelques propos de circonstances. L’âge moyen était, effectivement, assez élevé : deux hommes et deux femmes, dont personne, certainement, n’était au-dessous de 60 ans.

Mais, dans les minutes qui suivirent, trois autres personnes firent leur entrée ; deux femmes d’abord, puis, sur leurs talons, un homme. Ils étaient huit désormais. Le compte y était. La première femme pour Bernard n’était plus tout à fait une inconnue, c’était Aurore ; l’autre, qu’au moment de l’arrivée, il n’avait fait qu’à peine apercevoir, était aussi différente que possible de la première. Quant à l’homme, qui claironna en entrant : Salut, les amis ! il était aussi de la même génération, quelque part dans la trentaine. Donc, l’âge moyen n’était pas si élevé… Bernard ne put se retenir de penser : Quatre hommes et quatre femmes ; cela m’avait bien été dit ; mais, quatre jeunes et quatre vieux, on ne me l’avait pas précisé.

Aurore se dirigea aussitôt vers Bernard :

— Les quelques heures passées vous ont-elles fait un peu de bien ?

— Je ne suis pas en train de me plaindre. D’ailleurs, ce serait malvenu, dans un tel décor, devant de tels préparatifs et, j’ajouterais, avec votre compagnie.

— Vous êtes trop gentil.

— Je ne sais pas si c’est le terme.

— Vous vous êtes reposé ?

— Pas exactement. Je dirais que j’ai lu.

— Un roman policier ?

— Pas exactement. Ce serait dur de qualifier ça de policier, même s’il y a du « suspens ».

— Mais, c’est là-dessus que nous allons travailler.

— Pardon ?

— Nous n’allons pas réécrire un roman policier ?

— J’ai bien compris que nous allions réécrire un roman, mais « policier », cela ne m’a pas été précisé.

— Peut-être Pierre va-t-il nous en dire un peu plus dans quelques instants. Elle s’éloigna aussitôt, se dirigeant vers l’arbre de Noël et le groupe des quatre anciens. Pas plus tôt s’était-elle éloignée que l’autre jeune femme vint vers lui.

— Bonsoir Bernard. Avez-vous eu le temps de vous reposer ?

— C’est juste ce qui vient de m’être demandé. Est-ce que j’ai l’air si fragile ?

— Sûrement pas. Je parierais que vous êtes plutôt costaud. Je disais ça, comme ça. Pour dire quelque chose. Y en a qui savent faire des discours. Pas moi. Moi, je dis un peu n’importe quoi. Ça me joue souvent des tours dans la vie.

— Ah, bon ? Mais peut-être que ça a aussi de bons côtés. Comme ça, la glace est tout de suite rompue.

— Justement ! Voilà un truc que je saurais pas dire : la glace est rompue ! Mais je le retiens, je le ressortirai.

— Dites-moi quelque chose. Vous m’avez appelé par mon prénom. Figurez-vous que, tout à l’heure, j’ai bien entendu le vôtre, mais je dois avouer que je ne les ai pas tous retenus.

— Carlotta, ça fait pécore, non ?

— Pas du tout ! C’est tout à fait charmant.

Dès le premier instant, Bernard avait senti que cette jeune personne avait quelque chose de légèrement vulgaire. C’était une blonde aux yeux bleus, certes non dépourvue d’un certain attrait, mais s’inscrivant dans un registre qui ne brillait pas par la finesse. Elle portait un jean et un T-shirt blanc assez moulant. Son style était à l’opposé de celui de la première femme ; l’intense féminité d’Aurore était, en quelque sorte, rentrée ; celle de Carlotta s’affichait, une sorte d’appel à la sexualité.

Le séjour qui commençait en cette minute avait fait l’objet de plusieurs séances de préparation, au cours desquelles certains détails pratiques avaient été dûment traités. Ainsi, en dépit du caractère festif de la soirée du 24 décembre, les convives avaient été invités à oublier les tenues de cérémonie. On était en vacances et non pas en représentation, et il importait de voyager léger. Carlotta était peut-être quand même à la limite de la légèreté. Toutefois, si elle n’était pas d’une réserve parfaite – pour dire le moins –, elle n’était pas non plus du tout antipathique et Bernard, quant à lui, n’était pas dépourvu d’une solide civilité.

— Vous êtes la première Carlotta que je connaisse. J’en suis ravi.

— C’est le diminutif de Charlotte. Moi, il ne me plaît pas. Mais tant pis ! ce sont mes parents qui l’ont choisi. Ce n’est pas moi.

Justement. Cette dernière remarque rappela à Bernard une donnée essentielle de cette étrange réunion de huit personnes entre Noël et le Jour de l’an. Elle avait reçu le nom du « jeu des sept gagnants », et un jeu allait bien se mettre en place où, non pas un, mais sept joueurs gagneraient ; mais le jeu aurait pu aussi bien s’appeler « jeu de la vérité et du mensonge ». Rien ne garantissait l’authenticité des propos qu’il plairait à chacun de tenir. Carlotta, pourquoi pas ? Peut-être ? Peut-être aussi avait-elle un autre nom ?

— J’ai parlé un petit moment avec Aurore… dit Bernard.

— Bof, celle-là !

— Quoi ?

— Elle me plaît pas.

— Ah, bon ! Pourquoi ?

— J’sais pas trop. Comme ça.

— Il va peut-être falloir quand même qu’on essaie de s’entendre.

— Pourquoi pas ?

— Aurore m’a dit que c’est un roman policier que nous allions réécrire ?

— Il paraît.

— Vous lisez beaucoup de romans policiers ?

— Jamais. Ni d’autres. Je ne lis pas.

— Ah bon ? Mais vous écrivez ?

— Non plus. Je n’écris pas.

— Comment ? Mais nous sommes ici pour un atelier d’écriture ?

— Je sais, mais j’en ai rien à foutre. Je verrai bien. On se débrouillera.

— Décidément ! … je ne comprends pas… Vous étiez bien inscrite à un atelier d’écriture ...? À propos, où habitez-vous ?

— À Paris.

— Comme moi. Mais vous étiez bien inscrite à un atelier d’écriture ?

— Oui, mais par hasard. J’y ai été inscrite par mon compagnon de l’époque. Un bon à rien, soit dit entre nous. Je m’en suis débarrassé.

— Mais alors, c’est récent ?

— Si l’on veut. Y en a quand même eu d’autres depuis.

— Vous n’êtes pas obligée de tout me dire.

— J’ai rien à cacher.

Ça, ce serait quand même à voir, pensa Bernard intérieurement. Il reprit :

— De là, à venir ici pour réécrire un roman policier, il y a quelques pas…

— Je suis surtout venue pour huit jours de vacances. D’habitude, on paye pour aller en vacances. Ici, on est payé. Une occase à ne pas louper. J’ai bien l’intention d’en profiter.

— Il y a quand même des choses qui me semblent bizarres.

Bernard allait continuer quand le dernier arrivé, l’autre jeune homme, fonça sur eux.

— Pas de messe basse sans curé ! De quoi étiez-vous en train de discuter ?

— Toi, on t’a pas sonné, répliqua Carlotta.

L’étonnement de Bernard s’accrut. En guise d’apéritif, adepte de la sobriété, il s’était servi un verre d’eau minérale, tandis que Carlotta avait opté pour un whisky bien tassé. Le nouveau venu l’imita.

À ce moment, de sa place, près de l’arbre de Noël et entouré de quatre personnes, le dénommé Pierre, celui qui avait parlé à l’arrivée de Bernard, fit tinter un verre qu’il tenait à la main pour réclamer l’attention.

— Chers amis, chers futurs amis. C’est le référent qui vous parle. L’heure est venue des présentations, avant que nous passions à table. Présentations en règle, même si nous nous connaissons déjà un peu. Présentations courtes si vous le voulez bien, et même si je demande une petite exception pour la mienne. J’aurai le plaisir et l’honneur de vous servir tout à l’heure, en compagnie d’Aurore, puisque c’est ainsi que les choses ont été arrangées. Le travail que nous avons eu à fournir pour ce repas s’est avéré modeste, puisque tout a été minutieusement organisé. Simplement quelques couverts à mettre, sortir quelques produits de leurs emballages, placer la dinde au micro-ondes, ce que nous ferons tout à l’heure quand nous en serons là, etc. Desservir aussi, c’est notre tâche. Et vous savez que nous aurons tous à assumer cette tâche, à tour de rôle, puisqu’il en a ainsi été décidé.

Le titre de « référent » m’a aussi été attribué. Il me gêne quelque peu, je dois vous l’avouer, car il pourrait signifier que je dispose de plus d’autorité que les autres. Tel n’est pas le cas. Dans la suite des jours à venir, nous aurons de nombreuses fois à voter. Ma voix n’a aucune supériorité sur celle des autres. Il peut éventuellement sembler que je bénéficie de quelques privilèges, ne serait-ce que le fait de parler en ce moment. Il m’a peut-être aussi été attribué la tâche d’assurer, disons, une petite animation basique. Il ne serait pas bon, en effet, que nous passions notre temps à nous demander ce que nous allons faire. Disons que j’ai reçu quelques orientations sur le déroulement souhaitable des huit jours que nous allons passer ensemble, commençant aujourd’hui, finissant le 31 à minuit. À propos « d’orientations », vous savez que chacun recevra les siennes chaque jour et vous savez comment. À part celles qui m’ont été données oralement, comme à vous, je serai tributaire, comme vous, de mes « orientations » quotidiennes. Qu’ajouterai-je ? Je me répète : je ne dispose d’aucun pouvoir particulier. Je n’ai pas, par exemple, le code du téléphone rouge. Je pourrais m’en servir comme n’importe qui d’entre nous et j’ose espérer que personne n’aura à le faire. Nous sommes égaux ; nous sommes également libres ; nous sommes ici parce que nous l’avons voulu. Libres et égaux, il ne nous reste qu’à être fraternels et c’est ce que je souhaite que nous soyons dès maintenant, en nous présentant. En nous présentant brièvement, j’insiste là-dessus. Nous avons toute la semaine pour faire plus ample connaissance.

— Il parle bien, murmura Carlotta à l’oreille de Bernard.

— Auparavant, si vous le voulez bien, continua l’orateur, nous allons prendre place à table. Si vous regardez devant les assiettes, vous vous apercevrez que devant chacune se trouve une petite figurine, une statuette si vous voulez, moulée dans je ne sais quelle terre cuite, qui n’a rien d’une œuvre d’art et n’est dotée d’aucune ressemblance, mais dispose à sa base d’un prénom qui est celui sous lequel vous êtes ici présent. Si vous voulez faire comme moi, chacun va prendre sa place, ce qui nous permettra de faire ensuite un rapide tour de table.

Joignant le geste à la parole, Pierre donna l’exemple en gagnant son siège, tournant le dos à l’entrée et faisant face aux rideaux, derrière lesquels devaient s’ouvrir les fenêtres. C’était la première place de la rangée, en partant de la droite. Spontanément, Aurore prit la première dans la rangée d’en face, c’est-à-dire tournant le dos aux rideaux. Les uns et les autres s’approchèrent, chacun cherchant la place qui lui était attribuée. Bernard eut vite fait de trouver sa statuette qui lui attribuait la place immédiatement à gauche de Pierre. Instinctivement, quelque part, il en éprouva une sorte de malaise. En quelques instants, les huit places étaient prises par leurs titulaires.

HélèneFélixMarie-FrançoiseAurore

AlexisCarlottaBernardPierre

— Tout le monde sait maintenant que mon prénom est Pierre. Je viens de dire longuement, ce que signifie le terme de référent. En dernière analyse, je crois que cela est surtout dû au fait que je suis le doyen. Je n’ai pas de compétence particulière en littérature. Je suivais, comme chacun, ici, un atelier d’écriture, mais surtout par divertissement. Et puis, il y a eu cette invitation, cette invitation qui nous rassemble. Quant à mon âge, je vais vous le dire, mais personne n’est obligé d’en faire autant, notamment pas les dames. J’ai 82 ans. À quoi ai-je occupé mon temps, quand j’étais en activité, et même depuis ? Aux archives. Disons que je suis archiviste. Un archiviste qui, lui-même, commence à faire un peu partie des antiquités. Mon domaine, c’est le passé. Je demande à chacun de dire quelques mots de lui-même. Nous faisons le tour de table dans le sens des aiguilles d’une montre. La parole est à ma voisine d’en face. Je répète qu’il serait bon de se présenter en termes très brefs. Nous avons toute la soirée pour compléter et, après la soirée, nous avons toute la journée de demain. Et, après demain, toute la semaine. Ce ne sera sans doute pas sans surprises.

— Je m’appelle Aurore, mais tout le monde me connaît puisque je suis arrivée la première, avec Pierre. Je suis documentaliste de mon métier, j’ai 29 ans.

— Je suis Marie-Françoise et je suis journaliste. Ma spécialité est la critique littéraire. Je ne tarderai plus beaucoup à prendre ma retraite.

— Je m’appelle Félix. Je m’occupe de sondages d’opinion. Disons que l’opinion publique, c’est mon domaine. Je suis bientôt à la retraite et je ne suis pas sûr, encore aujourd’hui, de savoir exactement ce que c’est, l’opinion publique… Le tour de table continuait :

— Je m’appelle Hélène. Je finis bientôt une assez longue carrière de professeur de philosophie en lycée.

Bernard lui jeta un coup d’œil. Une philosophe ? tiens, tiens… Voilà qui pourrait être intéressant. Espérons qu’elle ne mentait pas et qu’elle l’était réellement. Bernard savait qu’il s’en rendrait compte assez facilement…

— Je suis Louis-Alexandre. Mais vous pouvez m’appeler Alexis. J’ai 33 ans. Je suis détective. Filatures, prises de photos en tous genres. La plupart du temps, ce sont des histoires de divorce. Cocufiage, si vous voyez ce que je veux dire. Je ne sais pas si ce sera utile pour notre roman policier.

— Je suis Carlotta. Je suis hôtesse pour gagner ma croûte. Salons. Entreprises. Manifestations. Je suis ici un peu par hasard, comme je viens de l’expliquer à Bernard. Comme ça, la glace est rompue.

Bernard sourit intérieurement. Carlotta ne tardait pas à mettre ses acquis en application. C’est dehors sans doute que la glace allait se former. Carlotta lui avait dit ne pas apprécier Aurore. La glace rompue empêcherait-elle des étincelles ?

Carlotta n’était certainement pas hôtesse, son style étant un peu trop populaire pour ce genre d’emploi. Louis-Alexandre, supposé « détective », était-il plus crédible ? Bernard savait qu’il aurait très vite le cœur net sur le métier de professeur de philosophie. C’était son tour de parler :

— Mon prénom est Bernard. J’ai trente-quatre ans. J’aimerais vous dire que je suis chercheur. Chercheur en sciences humaines. Le chercheur professionnel n’est-il pas un étudiant toute sa vie ? Y a-t-il mieux à faire de sa vie qu’étudier ? Étudier la vie ? En fait, oui, je suis effectivement ce chercheur-là, mais – pour être honnête, comme on dit – je me dois de vous dire qu’actuellement ce que je cherche le plus activement, c’est un emploi. Oui. Je suis chercheur d’emploi. C’est même pour ça que je suis ici. Je suis même étonné, autant vous le dire tout de suite, que nous soyons aussi bien rémunérés.

— À supposer que nous soyons tous au même tarif, intervint Pierre. Mais ce genre de réflexion pourrait avoir un côté terre à terre. Je ne suis pas sûr que ce soit bien le moment.

Ainsi, dès sa première intervention, Bernard se sentit quelque peu « rembarré ». Un certain mouvement d’étonnement se faisait sentir dans l’assistance. Recherche d’emploi, ce n’était évidemment pas le genre de choses que l’on s’attendait à entendre. Les chômeurs ont plutôt tendance à se montrer discrets sur leur condition. Au demeurant, tout adepte de la vérité qu’il se présentât, Bernard ne livrait qu’une vérité partielle. Il n’était pas QUE chômeur. Il ne l’avait pas toujours été. En outre, à proprement parler, il ne l’était plus au moment où il parlait – et cela, chacun le savait – puisque les huit étaient rémunérés pour être là. À peine eut-il fini de parler que Pierre, assis à sa droite, se racla la gorge avant de dire :

— Remercions Bernard et saluons sa franchise, ce qui, probablement, est ce qu’il espérait. La vérité ne laisse personne indifférent et, surtout pas nous, puisque, par le biais du roman, si j’ai bien compris ce que nous allons avoir à faire, ce sera de la chercher. Dans le cadre d’un jeu, sans doute ; mais il y a des jeux qui sont sérieux. Merci, Bernard, vous avez peut-être été un peu long. Et surtout, vous ouvrez un débat qui pourrait être un peu prématuré. Nous n’avons, à l’heure qu’il est, presque aucune donnée sur ce que va être, concrètement, notre travail. Il commencera demain, quand nous aurons ouvert nos premières « orientations ». Ce soir, je pensais surtout que nous en resterions aux présentations et à d’autres thèmes festifs, puisque, ne l’oublions pas, c’est Noël.

Bernard ne manqua pas de soupçonner un reproche dans l’allusion au temps de parole qu’il avait utilisé. Pierre, lui, apparemment, ne limitait pas le sien. Il avait parlé à lui seul, quatre ou cinq fois plus que les sept autres convives réunis. Une certaine antipathie réciproque n’était pas loin de prendre forme entre les deux hommes.

Passé quelque peu minuit, on se quitta, chacun souhaitant à l’autre un dernier « Joyeux Noël ! »

***

Lectrice, lecteur, je ne vais pas te faire, minute par minute, le détail du déroulement de la soirée. Une fois le tour de table terminé, on passa tout de suite au champagne, dont il fut décidé que ce serait le seul breuvage de la soirée. Le menu était celui – classique – d’un réveillon de Noël : saumon fumé, boudin blanc, dinde bien sûr, avec ses pommes rissolées ; fromage pour ceux qui avaient encore un léger appétit, sorbet, bûche de Noël, le tout servi par Pierre et Aurore qui faisaient un va-et-vient entre l’office situé au sous-sol et la salle à manger au rez-de-chaussée. Un escalier intérieur en colimaçon et un monte-plat les aidaient. Aussi, tout en s’occupant à servir, ils purent, avec quelques courtes interruptions, suivre les propos des six autres. Très vite, des groupes de parole de deux ou trois personnes se formaient, se dissolvaient ou se reformaient, au hasard de la conversation. Les propos étaient remarquablement conventionnels. On parlait surtout pour ne rien dire, ou pour se dire que l’on se parlait. Chacun savait – du moins si la préparation avait été la même pour les huit – que l’autre pouvait très bien affabuler. Il était donc délicat de poser des questions qui auraient vite fait d’apparaître comme inquisitoriales. La solution était de rester dans les plus plates généralités : la montagne, le temps, la neige, les sports d’hiver, les vacances. Même le lieu où l’on se trouvait était – en tous cas, en théorie – ignoré de tous et à ce titre, le sujet d’une curiosité certaine donc soigneusement évité, en tant que sujet éventuellement piégé. Le mot « d’Ordonnateur » qui désignait la personne, à l’identité inconnue, avec laquelle le contrat avait été signé, ne fut jamais, ce soir-là, prononcé. Le terme « d’orientation », désignant des directives personnelles que chacun était censé recevoir chaque jour, fut assez systématiquement évité. Mais un certain malaise existait, sourd, diffus, résultat de la circonspection qui régnait entre les uns et les autres. Que fallait-il dire ? Que devait-on ou pouvait-on deviner ? D’autre part, la disparité que Bernard avait immédiatement remarquée entre les jeunes et les vieux faisait sentir assez nettement ses effets.

Bernard avait-il fait attention au meuble à huit casiers se trouvant dans l’entrée qui devait contenir les « orientations » à découvrir par chacun individuellement chaque matin de la semaine ? Non. Il ne l’avait pas vu. Mais il savait qu’il existait, cela lui avait été dit dans la préparation. De même pour le téléphone rouge. Il était dans l’entrée pour servir en cas d’extrême urgence. Cela lui avait été dit, mais il ne l’avait pas remarqué en entrant.

Par conséquent, lectrice, lecteur, tout te dire s’avérerait particulièrement fastidieux. Mais il serait encore pire de te laisser dans l’ignorance de deux courts moments, entre 20 heures et peu après minuit ; heure à laquelle ils se séparèrent. Deux courts moments, dis-je, à l’occasion desquels la tension monta quelque peu.

Carlotta avait beaucoup joué – indépendamment de sa volonté – le rôle de pipelette, ce qui, d’une certaine manière, arrangeait tout le monde. La majorité des convives avait bien compris qu’il ne fallait pas attendre de sa part un excès de finesse et, dans la circonstance, cela arrangeait un peu tout le monde.

Le champagne aidant, les langues finissaient tout de même par se délier et, de moment en moment, quelques apartés filtraient. C’est ainsi que, suivant on ne sait quelle association d’idées, Carlotta lança tout à trac :

— Je regrette le temps où je croyais au père Noël.

— Nous avons tout de même un bel arbre de Noël pour ceux d’entre nous qui, comme vous, sont un peu nostalgiques de ce temps révolu, crut bon de répondre Pierre.

— Nostalgique, c’est un bien grand mot, lança Louis-Alexandre. Moi, je suis pas nostalgique.

— Nostalgique, ça veut dire qu’on est un peu con ? demanda Carlotta.

— C’est moins simple que cela, risqua, avec indulgence, Hélène, la prof de philo.

— En tous cas, l’arbre est là. Et, puisqu’il est question du père Noël, intervint Pierre qui voulait garder une certaine tenue aux échanges, je rappelle qu’il est inutile de laisser un soulier au pied de l’arbre tout à l’heure en partant. De même que nous avons été dispensés, et c’est heureux de nous équiper d’une tenue de soirée, nous l’avons été aussi de nous offrir des cadeaux. Le seul cadeau que chacun fait aux autres est celui de sa présence.

— C’est bien dit, remarqua Bernard. Mais là n’est pas la question. La question était : croire ou ne pas croire, là est la question. Que ce soit au père Noël ou à autre chose. La question est : croire ou ne pas croire. Là est la question.

— Inutile de répéter trois fois la même chose. Dès la première, nous avons compris. C’était Pierre qui, une nouvelle fois, affichait décidément une certaine réserve à l’endroit des propos de Bernard. Celui-ci insista.

— Croire ou ne pas croire est une question qui se pose non pas d’une mais de multiples façons.

— Je suis une pratiquante assidue de l’encyclopédie Wikipédia, dit Hélène. Cela me paraît être un trésor, entre nous soit dit. Il se trouve qu’hier, chez moi, l’idée m’est venue – je ne savais pas que nous en aurions un ici – de consulter l’article « Sapin de Noël ». On y apprend une foule de choses très intéressantes. Notamment que le sapin de Noël est d’apparition récente. Le sapin de Noël ne symbolise pas aussi bien que la crèche la naissance de Jésus. La crèche a aussi son article. Il semble qu’elle soit, elle, contrairement à l’arbre, d’une ancienneté très lointaine.

— Croire ou ne pas croire en la naissance de Jésus… risqua Bernard, certain que sa remarque déplairait à son voisin.

— En revanche, l’arbre de Noël, par je ne sais trop quel cheminement, serait une réminiscence, une résurgence de l’arbre de vie que l’on trouve dans la Genèse, reprit Hélène.

— Histoire qui est excessivement mal connue, insista Bernard. Qui attache la moindre importance – et qui le sait, même ? – qu’il y a non pas un mais deux arbres dans le paradis terrestre ?

— C’est exact, dit Hélène, il y a deux arbres.

— Il n’y en a que deux ? demanda naïvement Carlotta. Moi, je croyais qu’il y en avait plein.

Bernard se sentait plein de patience à l’égard de la jeune femme. Le dialogue s’instaura entre eux :

— Il y en avait plein, en effet. En tous cas, si l’on croit au paradis. Croire ou ne pas croire. Là est la question. Mais il n’y en a que deux qui jouent un rôle, un rôle essentiel, par rapport à l’histoire de l’humanité. Il y a l’arbre qui porte la pomme ?

— Donc, c’est un pommier.

— Ça, ça me semble indiscutable. Quoique, dans la Bible, on ne parle pas de pomme. Il est question du « fruit ». Mais admettons que c’est un pommier. Donc, vous croyez à la pomme, Carlotta ?

— Pourquoi pas ?

— Eh bien, si vous ne croyez pas au père Noël, vous pourriez aussi ne pas croire au paradis. S’il n’y a pas de paradis, il n’y a pas de pommier.

— Mais alors, d’où elles viendraient, les pommes ?

— Ce n’est peut-être pas évident pour tout le monde, mais je pense que c’est une bonne question. D’où viendraient les pommes s’il n’y avait pas de pommier ? Mais on ne peut pas traiter toutes les questions en même temps. Celle qui nous occupe est l’existence d’un deuxième arbre.

— C’est un poirier ?

— Ça non plus, ce n’est pas précisé.

— Et les cerises ? interjeta Louis-Alexandre. Les cerises sur les gâteaux ?

— Ce qui est précisé, c’est que le deuxième arbre s’appelle l’arbre de vie. C’est-à-dire l’arbre dont la consommation des fruits permet de vivre. L’arbre à la pomme – le pommier – donne la connaissance ; le deuxième arbre – appelez le poirier si vous voulez – donne la vie. Or, ce que l’histoire de la Bible, la Genèse, montre, c’est que l’on ne peut pas avoir en même temps la connaissance et la vie. Ce qu’il faut noter, c’est que seuls deux arbres comptent, celui qui donne la connaissance, celui qui donne la vie. Les autres y sont pour le décor, ils n’ont pas le même statut. En fait, les autres n’ont aucun statut. Ils ne jouent aucun rôle. C’est seulement à l’arbre à la pomme que Dieu interdit à Adam et Êve de toucher. Les fruits de l’arbre de vie, ils peuvent les consommer sans restriction. Ils doivent même les consommer, s’ils veulent vivre, et rien ne s’y oppose. Au Paradis terrestre, Adam et Êve ne sont pas créés mortels. Ils sont, au contraire, en mesure de vivre éternellement. Rien de plus facile. Il suffit qu’ils se nourrissent correctement, c’est-à-dire qu’ils se nourrissent des fruits de l’arbre de vie. La seule interdiction qui leur est faite est celle du fruit de l’arbre de la connaissance, la pomme dont on sait qu’Êve est la première à y goûter, suite à la tentation orchestrée par Satan. Là encore, une lecture attentive, peu habituelle chez le commun des gens, est nécessaire. Satan est réputé avoir trompé Êve, puis Adam. Or, il ne leur dit pas un mot de faux. S’il y a un menteur dans cette affaire, il faut bien voir que c’est Dieu et non le serpent. On peut lire dans la Genèse qu’Êve dit à Satan qui, pour la circonstance, a pris la forme d’un serpent : « Dieu a dit : vous n’en mangerez pas ! Vous n’y toucherez pas sous peine de mort ! » Et Satan lui réplique : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal. » (Gn 3, 3-5)

Or, c’est exactement ce qu’il se passe : ils ne meurent nullement et leurs yeux s’ouvrent, effectivement « Alors, leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus » (Gn 3,7). Le premier effet est donc la connaissance et la première connaissance est celle de leur nudité. Aucune mort ne s’ensuit. Notez que les animaux ne savent pas qu’ils sont nus. Adam et Êve, sitôt la pomme croquée, s’aperçoivent de leur nudité dont ils ont honte et ils s’habillent. Mais toujours, rien ne laisse envisager qu’ils vont mourir. Dieu qui, lui, possède une connaissance absolue ne reste pas sans savoir que l’homme et la femme lui ont désobéi. Aussi, il se dit : « Voilà que l’homme est devenu comme l’un de nous, connaissant le bien et le mal ». (Gn, 3, 22) Passons sur le fait– qui est important, mais qui relève d’un tout autre aspect – que Dieu n’est pas unique mais multiple, pour seulement constater que le serpent n’a pas dit un mot de faux : ils ne sont pas morts et leurs yeux se sont ouverts.

C’est alors que Dieu, constatant que l’homme et la femme sont en possession de la connaissance – qui, à travers la nudité est celle du bien et du mal, et craignant que cette connaissance n’aille croissant, décide, non pas de les frapper de mort directement, mais de les empêcher de continuer à vivre. La mort ne résultera, plus tard, que de cet empêchement. À l’interdiction verbale de consommer l’arbre de la connaissance, il substitue l’empêchement physique de consommer l’arbre de vie. Inutile de leur interdire quoi que ce soit, puisqu’ils n’obéissent plus. Il faut les empêcher et c’est ce qu’il fait en veillant à ce que des anges – en l’occurrence des « chérubins » – rendent impossible l’accès à l’arbre : « Il posta devant le jardin d’Eden des chérubins et la flamme du glaive fulgurant pour garder le chemin de l’arbre de vie ». (Gn 3, 24)

— C’est vachement tarabiscoté comme histoire, conclut Carlotta.

— Peut-être tarabiscoté, mais juste, ajouta Hélène. C’est vrai qu’on fait rarement une lecture attentive d’un tel texte. Et il n’y a pas d’interprétation abusive dans ce que nous venons d’entendre. Les mots sont bien ce qu’ils sont. Bernard aurait pu peut-être insister sur la connaissance dont parle la Bible qui est celle « du bien et du mal ». Ce n’est pas une connaissance absolue. Ce n’est pas la relativité générale ni la mécanique quantique.

— Disons, intervint Bernard, que le premier degré de la connaissance serait celui-là, c’est-à-dire de la morale. La connaissance totale de l’univers ni la connaissance intime de la matière ne viennent immédiatement : le big-bang, les étoiles, les amas de galaxies, les naines rouges et les naines blanches, les trous noirs vont se faire attendre, de même que les molécules, les atomes, les protons, les neutrons, les électrons, les quarks, les leptons, les muons, les gluons, les bosons, ça vient après. Mais nous y sommes aujourd’hui.

— Oui, nous y sommes, dit Hélène, cependant que nous n’avons guère beaucoup progressé en matière de connaissance de la morale. Mais c’est intéressant, cette idée – qui, celle-là, s’approche un peu de l’interprétation, – que la connaissance absolue serait incompatible avec la vie éternelle, ou cette autre idée – mais c’est un peu la même chose et c’est une idée qui se répand aujourd’hui – que la fin de l’homme, en tant qu’être mortel pourrait approcher s’il devenait immortel ; c’est-à-dire l’être que nous engendrions, nous-mêmes disparaissant, ayant vaincu la mort, ayant résolu tous les mystères, devenu éternel, omniscient, omnipotent – cet être, c’est-à-dire nous – ne serait plus autre chose que Dieu. Voir le « post-humanisme », ou le « transhumanisme », comme vous voulez. L’homme, en disparaissant en tant qu’être mortel, pourrait, finalement, créer Dieu. C’est déjà ce que laisse entendre Bergson : l’univers est une machine à créer des dieux.

— Merci pour la leçon, souffla Pierre.

— Un Dieu ou des dieux, comme dans la Bible. Admettons que l’humanité finissante engendre, disons, une divinité naissante. Cela ne nous dit toujours pas qui, quand et comment l’homme fut créé. C’était une remarque de Bernard.