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Le tout petit village de Montegelido, guère plus grand qu’un hameau, est coupé en deux depuis que le château médiéval et ses habitants ont été engloutis par un énorme glissement de terrain en 1725, emportant avec lui la moitié du rocher sur lequel il avait été édifié, dont la chapelle qu’avait restaurée Saint François en 1210, ses six moines, et les deux familles de paysans au service du seigneur du lieu.
Entre l’église, construite au IXe siècle sur les ruines d’un temple romain dédié aux Dioscures et l’ancienne cour du Château aux petites maisons basses, une vaste cuvette profonde d’une centaine de mètres où personne n’ose s’aventurer, par respect pour les morts qui ont été engloutis lors de l’éboulement, mais également par la crainte qu’alimentent les histoires les plus drolatiques.
Lamberto, second fils du comte Premilcuore, est le mari de Lella, la fille d’Olindo, le régisseur de ses biens. Les deux hommes ont le même âge, Lella, vingt-cinq ans de moins que son mari.
Ce mercredi 13 septembre 2000, Lamberto s’apprête à accompagner sa femme au marché de Sassopietra, un gros bourg agricole à une dizaine de kilomètres de Montegelido. Une banale panne de voiture va provoquer des réactions en chaîne. Passé et présent se fondent dans cette aventure humaine où les tensions s’exaspèrent au fur et à mesure que passent les heures.
Jusqu’à ce que tombe finalement la nuit et que commence le chant bouleversant des criquets.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Enseignant de Français Langue Étrangère dans le Secondaire en Italie,
Pierre Hauzy est également traducteur, voix hors champ de documentaires et vidéos institutionnels, rédacteur de magazines de langue française et auteur de réductions de classiques de la littérature, visibles sur le site de l’éditeur à l’adresse : https://www.eligradedreaders.com/francais
En 2015 une grave maladie a brusquement mis un terme à sa carrière d’enseignant. Hospitalisé pour une leucémie aigüe myéloïde, il est resté plus de six mois enfermé dans une chambre stérile avant de subir la greffe de moelle osseuse qui l’a sauvé. Obligé de garder le lit, il s’est mis à dessiner à l’aide d’un logiciel de peinture numérique des paysages, des gens, puis des formes aux couleurs franches et vives.
Ses œuvres sont visibles à l’adresse : https://www.artmajeur.com/jean-paul-pierozzi
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Seitenzahl: 218
Veröffentlichungsjahr: 2024
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PierreHAUZY
Le chant bouleversant des criquets
À Joan Ott L’amie d’une vie
Dans cette histoire, il n’y a de vrai que la petite anecdote autour de laquelle s’est construit ce récit. La plupart des lieux existent, de même que certains patronymes qui n’ont cependant aucun rapport avec la narration proprementdite.
Aussi toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite.
Mercredi 13 septembre2000
La journée avait mal commencé. On était mercredi, jour de marché, un rituel qu’elle n’aurait manqué pour rien au monde. Fin prête à sept heures et demie, elle piaffait devant la maison, prêtant l’oreille aux bruits qui lui arrivaient des fenêtres ouvertes. Le robinet de la salle de bains ne coulait plus, c’était bon signe : il avait au moins fini sa toilette ; la porte de l’armoire avait grincé : il allait s’habiller ; le double choc sourd sur le carreau rouge de la cuisine : ses chaussures. On y était presque. Ce qu’il pouvait l’irriter à prendre ainsi son temps sans songer à celui des autres !
Alentour c’était la campagne, un arrière-pays de collines où serpentaient des routes qui semblaient n’aller nulle part, disparaissaient brusquement, réapparaissaient tout aussi inattendues de derrière un bosquet, une chapelle votive. Elle les revoyait de mémoire longeant une clôture, une haie, un hangar à poulets, se dévidant comme un ruban noir sur les plissements des ravins d’argile bleue. Elle parcourait alors sa jeunesse derrière les basques de son père, en espérant y rencontrer l’homme de sa vie. Hélas.
C’était la fin de l’été. Il faisait beau, mais il avait dû pleuvoir quelque part, plus haut dans les montagnes, loin derrière les routes qu’elle connaissait et celles qu’elle ne savait pas, si loin qu’on ne distinguait plus que la masse sombre des forêts sur les lourdes épaules des monts chauves : les premiers contreforts des Apennins, le pays des trois frontières. L’idée lui fit froid dans le dos ; elle mit son petit gilet de coton ajouré et se félicita d’avoir pensé à le prendre en sortant. Le ciel était bleu, il faisait frais mais beau, elle allait au marché. Elle était encore de bonne humeur.
Il arriva enfin, au-delà de toute attente, et la trouva assise dans la voiture, droite comme un barreau de chaise, son petit sac sur les genoux serrés l’un contre l’autre. Il évita de la regarder en se baissant pour entrer. Son regard à elle fixait la porte de la maison, l’escalier qui montait jusqu’au petit perron, comme si elle les voyait pour la première fois. Il connaissait bien cette apparente indifférence qui signifiait qu’elle ne manquerait pas d’être désagréable pendant le trajet. Bref, ils n’étaient pas encore partis que c’était déjà mal parti.
Il tourna la clé dans le démarreur espérant tout de même qu’elle ne lui ferait plus la tête une fois arrivés au marché. Rien. Une seconde fois, idem. La voiture ne donnait pas le moindre signe de vie. En moins d’une seconde, il fit le tour en pensée de ce que cela pouvait être : démarreur ? Contact ? Un fusible, peut-être ? Mais lequel ? La batterie ! Cela ne pouvait être que la batterie. Il tourna à nouveau sans conviction. La voiture resta muette, comme sa passagère d’ailleurs qui n’avait pas bougé d’un pouce sur son siège. Il klaxonna pour confirmation : un tout petit bruit de trompette aphone s’exhala du capot.
Alors elle se tourna vers lui, le regard si loin qu’il lui sembla qu’elle avait puisé son mépris tout en haut des monts là-bas.
–C’est la batterie, hein?
–Je crois.
–Eh bien moi j’en suis sûre. Elle a quel âge cette batterie, trois ans ?... Plus?
–Mais non, voyons!…
–Il n’y a que toi pour imaginer qu’une batterie puisse durer aussi longtemps qu’une voiture. Au lieu d’être tout le temps fourré dans tes encyclopédies débiles, tu aurais mieux fait d’ouvrir le capot de la voiture pour voir ce qu’il y a dedans.
–Ne t’énerve pas, on va la pousser jusqu’au bord de la côte ; une fois dans la voiture, je lui laisse prendre de la vitesse, je passe la seconde et elle démarre immédiatement.
–Si au moins tu l’avais mise dans le sens de la marche!
Ils habitaient en haut d’un petit éperon rocheux proéminent comme une saillie au-dessus du vide. On y accédait par un chemin vicinal qui débouchait sur une vaste cour bordée de vieilles et pauvres maisons selon la disposition typique des anciens fiefs fortifiés du Moyen-Âge. Habitaient là les descendants des anciens braccianti qui, nomen omen, n’avaient pu compter que sur leurs bras pour nourrir leurs nombreuses familles. Avec le temps, soit bien des siècles plus tard, ils étaient devenus ouvriers agricoles sans que leur sort en soit pour autant changé. Ils cultivaient les champs d’un patron qu’ils ne voyaient jamais, et se faisaient un devoir de remettre au régisseur du domaine un présent en nature à son intention, à la Noël, à Pâques et au quinze août. Noble ou roturier fortuné, quelle importance puisqu’ils ne le voyaient jamais ? Et tant pis si le régisseur se sucrait au passage, ils étaient nés pour faire confiance.
Après la guerre et les famines des années quarante-cinquante, leurs fils avaient été employés dans les élevages de poulets qui empestaient l’air les jours de grande chaleur, ou à la fabrique de confiture en bas dans la vallée, tout aussi nauséabonde lors des grandes cuissons à la fin de l’été. Quant au château du comte Saltafossi, ancien seigneur du lieu, il avait tout bonnement disparu, englouti lors du terrible glissement de terrain de l’hiver 1725, emportant avec lui une bonne moitié du rocher, dont la chapelle qu’avait restaurée saint François d’Assise en 1210.
Malgré la dense végétation qui recouvrait à présent l’éperon, composée essentiellement de chênes et de robiniers qu’étouffaient d’impénétrables buissons épineux, la cassure en forme de nez grec, au bout duquel pendait un précipice d’une centaine de mètres, était encore bien visible. Personne depuis cette année funeste n’avait osé s’aventurer au fond du Trou. Par respect pour les morts qui avaient été engloutis lors de l’éboulement, six moines et deux familles de paysans dont les corps à jamais enfouis sous les ronces forçaient encore le respect des habitants du lieu, mais également par la crainte qu’alimentaient les histoires les plus drolatiques. Une vieille femme d’un village voisin prétendit un jour qu’elle avait aperçu la silhouette d’un loup aux abords du précipice ; elle l’avait juré sur la mémoire de son pauvre mari. Son témoignage avait été vivement relayé d’une tombe à l’autre du petit cimetière local par les veuves qui s’y retrouvaient les jours de beau temps pour la toilette de leurs pierres tombales, lesquelles affirmaient, qui avoir entendu le hurlement à nul autre pareil de l’animal, qui avoir vu ses yeux rouges ou ses empreintes. Un chasseur découvrit au cours d’une battue, non loin du Trou, d’étranges fumées et les prit pour celles du loup que personne n’avait vu, mais que tout le monde connaissait. S’il se garda bien d’en parler pendant les parties de boules du dimanche après-midi par peur du ridicule, il évita de rire par la suite de ces histoires de bonnes femmes. Personne n’avait encore osé dire s’être trouvé nez à nez avec la bête, mais ce n’était qu’une question de temps.
Au loup que personne n’avait vu mais dont tout le monde parlait, s’ajoutaient les esprits frappeurs, lesquels contribuaient davantage encore à tenir éloignés du Trou les habitants du lieu. On avait beau savoir ce qu’il en était vraiment, l’explication laissait la porte ouverte à toutes les conjectures. C’étaient principalement les giboulées de grêle, portées par la tramontane certains jours de mars-avril qui, tombant avec force au fond du Trou, faisaient sonner et résonner la cloche d’airain du couvent, aux trois quarts ensevelie. On frissonnait à la ronde d’entendre distinctement ce requiem lugubre et monocorde qui glaçait un peu plus les sangs des veuves, tandis que les maris restés en vie se touchaient visiblement l’entrejambe, geste apotropaïque courant en Italie, censé conjurer les disgrazie, les malheurs de toutes sortes. Et le mauvaissort.
Sitôt l’intempérie passée, le phénomène acoustique donnait lieu à de sérieuses interprétations divinatoires. À l’épicerie, qui faisait aussi boulangerie, tabac, mercerie et petite quincaillerie, chacun y allait de sa prophétie personnelle, de plus ou moins bon augure selon le jour du mois où était tombée l’averse, et le saint tutélaire inscrit à cet endroit sur le calendrier. Des animaux de la basse-cour au petit bétail, toute la ferme y passait. Et les humains n’étaient pas en reste, à commencer par les femmes enceintes, suivies des personnes âgées, des malades, des infirmes, des enfants turbulents et des jeunes filles aménorrhéiques.
Quand ils eurent fini de manœuvrer la voiture, elle était en nage. Son petit gilet noué autour du cou, la croupe en bataille, elle avait l’air d’une furie prête à laisser éclater toute sa colère. Il s’en aperçut et se garda bien de dire un mot. Il attendit sans broncher qu’elle monte dans la voiture, regardant ostensiblement par-delà le pare-brise pour ne pas risquer de l’exaspérer davantage. Quand il entendit la portière avant se refermer, il enclencha la seconde, le pied à fond sur l’embrayage, baissa le frein à main, et laissa la voiture prendre son élan. On n’entendait que le crissement des roues sur le chemin de gravier blanc ; dans l’habitacle, pendant que la voiture prenait lentement de la vitesse, elle feignait l’indifférence, comme si la chose ne la concernait pas. Elle sursauta néanmoins lorsqu’il relâcha la pression de son pied sur la pédale de l’embrayage, et que la voiture hoqueta une fois, deux fois, trois fois pour rien. Il réappuya immédiatement sur l’embrayage pour lui faire reprendre de la vitesse, mais la descente s’épuisait déjà : au bord de la ligne blanche du STOP en bas de la côte, la Mercedes eut un dernier sursaut, àvide.
–Tu n’es bon à rien, mais à rien ! Moi qui suis une femme, j’en sais plus que toi sur la manière de faire démarrer une voiture en descente.
Il eut à peine le temps de dire:
–La voiture n’avait pas assez d’élan, c’est pourça…
…que la portière lui claqua au visage. Il la vit dans le rétroviseur grimper la côte au pas de charge, et l’entendit par les vitres baissées lui faire un cours de mécanique sur le ton professoral des pimbêches de collège.
–On lâche l’embrayage doucement, monsieur, tout doucement. Ce n’est pas un tracteur ! Si ça se trouve, tu as noyé le moteur !
‒…
–C’est quand même pas compliqué… doucement ! Qu’elle criait encore presque en haut de lacôte.
‒…
‒ Inepte,va!
Elle disparut derrière la maison et sa voix se perdit avec elle. Resté seul, il n’essaya pas de téléphoner : au fond du chemin creux où était la voiture, son portable n’aurait capté aucun signal. Il aurait dû sortir, prendre la départementale à droite en direction du village et marcher une bonne centaine de mètres avant de rencontrer un réseau. Et si entre-temps elle était revenue et qu’elle ne l’avait pas trouvé où elle l’avait laissé ? Sa priorité était de rester assis à la place du conducteur, le moindre faux pas aurait mis le feu aux poudres. Il sourit néanmoins en pensant qu’il l’avait échappé belle. Si elle lui avait demandé de téléphoner tout à l’heure pour que quelqu’un vienne les dépanner, il aurait eu droit aux mêmes remontrances que précédemment : depuis le temps qu’elle lui disait de changer son téléphone qu’elle réputait obsolète. Un mot qu’elle utilisait à dessein pour lui signifier, entre les lignes, ce qu’il était devenu à ses yeux : un vieux portable sans aucune utilité, encombrant et disgracieux.
Pourtant, cela n’avait pas toujours été ainsi. Les scènes de ménage pour un rien, les cris, les vexations n’étaient venus qu’après. Elle l’avait trouvé si moderne dans sa voiture de sport, la première fois qu’elle l’avait vu arriver dans la cour du Château.Oui, car le Castello avait beau ne plus y être depuis deux cent cinquante ans, la cour bordée de maisons en contrehaut de l’éperon portait encore son nom, ce dont les habitants du lieu n’étaient pas peu fiers.
Elle revint quelques instants plus tard, précédant de quelques mètres le bruit hargneux et rêche du vieux motoculteur de son voisin de père. Il était entre ses deux rangées de vigne, éliminant les grappes à demi mangées, jurant tout ce qu’il savait. Il avait dû laisser son travail en plan et s’en venir chercher son motoculteur dans la remise. Sa voix à elle, suraiguë, couvrait la rouspétance du moteur. Pour gagner du temps, elle exposait al babbo, à son père,lequel avançait tel un automate les deux bras tendus sur le guidon, ce qu’elle comptait faire.
Arrivée à hauteur de la portière ouverte du conducteur :
–Allez, descends, cette fois c’est moi qui conduis, dit-elle de ce ton péremptoire qui ne l’agaçait mêmeplus.
Il s’exécuta, fit mine d’aller serrer la main de son beau-père occupé à manœuvrer son engin pour le positionner dans le sens de la montée. L’étroitesse du chemin creux rendait l’opération longue et malaisée.
–Bonjour Olindo, je crois que c’est la batterie, eut-il le temps de dire. Elle est encore sous garantie cette voiture, je ne comprendspas.
–N’en rajoute pas. J’ai déjà tout expliqué al babbo, répondit-elle, vexée qu’il la contredise sur son diagnostic. En général elle ne supportait pas qu’il soulève le voile de sa mauvaise foi, ce qui lui arrivait souvent. Il le savait et ne s’en privait pas. Ce jour-là, contrariée comme elle était, elle l’aurait giflé. Mais elle lui tournait le dos et avait saisi une extrémité du câble de remorquage.
‒ Rends-toi utile, accroche-le sous la voiture.
Sans plus attendre, elle alla elle-même placer le sien sous le châssis du motoculteur deux mètres plus haut. Le moteur tournait au ralenti, émanant une exhalaison de courroies meurtries et de vieux fer trop de fois graissé. De temps à autre un accès de toux le faisait suffoquer un court instant comme l’apnée du ronfleur. Le bonhomme observait plutôt inquiet son pauvre engin, harnaché comme un cheval de trait.
–Allez papa, on la remonte!
Le motoculteur reprit du service. Lorsque le câble fut suffisamment tendu, Olindo tira à fond le levier de l’accélérateur. Le moteur couina deux fois comme s’il avait voulu attendrir l’homme aux manettes, puis finit par se soumettre et obéir, résigné comme une vieille bête de somme. La Mercedes, où elle s’était calée à la place du conducteur, s’ébranla piano piano en marche arrière. Plus haut, le moteur fatiguait, tremblait, pétait, rotait ; Olindo le sentait prêt à rendre l’âme d’un instant à l’autre. Elle, la tête tournée dans le sens de la marche, un bras sur le volant, l’autre accoudé au siège du passager, suivait des yeux l’opération, qui prit un temps considérable, et fit souffrir autant l’homme que la bête à moteur.
Revenue finalement au point de départ, la voiture n’attendit pas son propriétaire. Comme il s’apprêtait à prendre la place du passager, elle partit, lui laissant à peine le temps de claquer la portière.
–Aspetta!
–Attends ! lui crièrent les deux hommes à l’unisson.
Sitôt en haut de la côte, Olindo avait retiré le câble de traction et éteint son outil, par précaution. En partant si précipitamment, elle avait failli emporter son père dans la descente alors qu’il décrochait encore l’autre extrémité. Lorsqu’elle enclencha la seconde, au maximum de la vitesse, un tout petit nuage blanc sortit du tuyau d’échappement, sans plus ; quant au moteur, il ne fit même pas semblant d’exister. Elle sortit d’un bond de l’habitacle, laissant la portière grande ouverte.
–Je le savais, il a noyé le moteur, cet imbécile !
–Mais qu’est-ce qu’elle fait ? cria-t-il du haut de la montée. Tu es folle ?!
Sans frein, la voiture se dirigeait dangereusement en direction du fossé, finissant, heureusement, par se poser de l’aile contre le support du panneauSTOP.
Elle ne se retourna même pas. La voiture pouvait aller au diable ! Voilà ce qu’il en coûtait de sacrifier sa jeunesse pour un homme qui n’avait su faire que des dégâts depuis qu’ils étaient mariés, et à quel prix ! Ruiné qu’il était ! Avec sa passion de la roulette et du Chemin de Fer, il avait dilapidé le patrimoine qu’il avait hérité à la mort de son père, le maudit salaud ! Et réduit le sien de père à une quasi-indigence par la même occasion. Ce n’était pas totalement vrai, surtout pour ce qui concernait son père, mais c’était la partition qu’elle se jouait et qu’elle chantait sur tous les tons à qui voulait l’entendre. Chaque fois que son damné mari vendait un domaine pour éponger ses dettes, c’était une partie du travail de son régisseur qui s’envolait. À la longue, Olindo se retrouva sans plus rien à faire, et pourvu d’une si petite retraite qu’elle lui suffisait à peine pour le nourrir convenablement. Soi-disant. Le pauvre pensionné était resté à côté de son gendre, immobile, craignant le pire. Il regardait sa fille remonter la côte, essayant de comprendre à quel niveau d’irritation elle était arrivée. Il la connaissait trop bien, et savait qu’au comble de l’exaspération elle était dangereuse. Au sens propre.
Elle arriva, son petit cardigan pendouillait de partout ; elle était verte de rage, les cheveux en pétard, les jambes en colère comme deux baguettes de tambour prêtes à sonner la charge. Avec la sueur, le parfum qu’elle s’était vaporisé avant de sortir dégageait une odeur intense, désagréable, entêtante.
‒ Alors, tu vois bien… eut-il à peine le temps dedire.
Elle ne daigna pas le regarder, mais en passant près de lui, elle déchargea toute sa rage dans un frôlement si nerveux que les poils de ses bras nus s’effrayèrent. Et dire qu’elle aurait mangé dans sa main lorsqu’ils s’étaient connus, lorsqu’elle l’avait séduit de toute sa jeunesse. Il est vrai qu’après… Mais c’était son bien à lui, pas à elle. Tout compte fait, il ne lui manquait rien : un bel appartement à Rimini, leur petite maison au Château, près de celle de son père, où ils venaient passer le week-end, et un mois à la belle saison ; la grosse Mercedes qu’elle lui avait fait acheter, une folie, mais tant pis !
–Papa, prends ton triporteur, on va au marché.
–Mais où veux-tu que je te mette ma fille ? Il n’y a qu’une place dans ma cabine.
–Derrière, dans le fourgon.
–Voyons, ce n’est pas sérieux, pastoi!
–Pourquoi pas, maman y montait bien derrière. Et les autres femmes du village aussi dans ceux de leurs maris.
–Quand même… Ta position…
–Ma position ?! Ah, parlons-en de ma position ! Regarde-la ma position !
Disant ces mots, elle embrassait du regard toute la scène et ses acteurs : la voiture en bas, arrêtée au STOP, en face de la grande maison blanche qui avait été la leur et qu’ils avaient dû vendre, son mari tout penaud, les bras ballants, son père qui n’avait pas su lui dire non quand il aurait fallu. Une position enviable, vraiment !
–Allez papa, on yva!
Olindo s’empressa d’aller remiser son motoculteur lequel n’aurait de toute façon pas résisté à une nouvelle fatigue. Sa fille derrière eux s’impatientait. Il se dirigea ensuite vers le hangar à la toiture de tôle ondulée où se tenait l’Ape, littéralement « l’Abeille », le triporteur à tout faire de l’après-guerre, remplaçant motorisé de la carriole, et pendant industrieux de la Vespa, la petite guêpe volage et nerveuse des dimanches après-midi italiens dans les années duboom.
Le père et la fille revinrent quelques instants plus tard précédés du bourdonnement régulier de l’abeille butineuse. Le véhicule était couleur carta da zucchero, nuance de bleu pétrole caractéristique des paquets de sucre en morceaux de l’après-guerre, que le constructeur avait choisi pour en faire le symbole du travail des humbles industrieux.
Elle était assise à l’arrière, à même le fourgon, sur un méchant plaid écossais, le dos appuyé à la cabine du conducteur. Les jambes légèrement écartées, ses petits escarpins pointus levés comme des aiguillons, elle ressemblait dans cette attitude sans apprêt à la jeune fille des Foins de Lepage, la fatigue en moins.
–Attends au moins que j’appelle un garage. On va venir nous dépanner lui dit-il alors qu’elle lui tournait déjà ledos.
–Un jour de marché ! Mais tu rêves mon ami, estime-toi heureux si la dépanneuse vient dans l’après-midi.
–Ettoi?
–Moi ? Je rentre à l’appartement.
–Dans le triporteur de ton père?
–Imbécile ! Je prendrai l’autocar de midi pour Rimini.
–Mais qu’est-ce que je vais faire ici, tout seul ? Laisse-moi venir avecvous.
–Ah non, il n’y a pas de place pour deux sur l’Ape, tu vois bien. Et puis elle ne pourrait jamais monter la côte de Sassopietra, pas vrai papa?
‒…
–Je ferai la montée à pied et je reviendrai prendre la voiture avec le dépanneur.
–Tu as ton téléphone. Appelle le garage et attends que quelqu’un vienne.
–Mais qu’est-ce que je vais faire pendant ce temps, sans rien à manger?
–Oh débrouille-toi. Tu n’as qu’à déjeuner avec papa, il ne fait que l’aller-retour. Hein p’pa, tu auras bien une assiette de pâtes pourlui ?
Olindo ne répondit pas. Lamberto eut l’impression que ça l’ennuyait de déjeuner aveclui.
Les deux hommes avaient le même âge, soixante-dix ans, à deux mois près. Elle en avait quarante. Cela expliquait bien des choses se répétait Olindo chaque fois qu’il assistait malgré lui aux scènes de ménage, toujours orchestrées par sa fille. Qui étaient devenues plus fréquentes et plus explosives depuis que son gendre avait perdu une grande partie de sa fortune au casino de Venise, et pas que. Mais l’argent n’était pas tout, il en restait suffisamment à son gendre pour ne pas avoir à s’inquiéter. Le fait est que leur couple était resté sans enfant. Pas voulu, pas pu ? Il n’avait jamais osé poser la question à sa fille ni à son gendre, lequel avait été son employeur avant de finir par en être le mari. Et même si par sa faute il n’était plus régisseur de rien, presque tous les domaines ayant disparu sur le tapis vert, il ne lui en voulait pas vraiment, et lui témoignait encore de son ancienne déférence. Cela dit, cette maternité manquée était loin d’être sans importance à ses yeux. Sa défunte femme était comme sa fille les premiers temps de leur mariage, ombrageuse, irascible, et terriblement soupe au lait, la moindre contrariété la mettait dans des colères disproportionnées. Or, une fois enceinte, son caractère avait changé du tout au tout. La grossesse l’avait calmée, assagie même ; la naissance de leur fille avait achevé de l’apaiser. Olindo avait alors vécu les plus belles années de sa vie, entouré de ses deux femmes, et de l’estime du comte Premilcuore, qui lui renouvelait chaque année son contrat.
Norina fut une mère exemplaire pour Lella qui lui ressemblait au physique comme au caractère. Le père assistait avec un amusement teinté d’inquiétude aux caprices intempestifs de la petite, à ses colères aussi, que seule la douceur ferme de sa mère réussissait à désarmer. Si elle avait été là ! se disait Olindo en descendant la côte, et revoyant sa femme serrer la petite dans ses bras pendant de longues minutes, parfois plus, pour contenir sa fureur. Mais surtout si elle avait été là quand il aurait fallu, trente ans plustôt.
Olindo avait rencontré Eleonora le jour de l’enterrement de son propre père, mort asphyxié dans le piège du feu de broussailles qu’il avait allumé. Il avait dix ans, elle peut-être huit ou neuf. Il ne l’avait encore jamais vue. Elle n’allait pas à l’école du village. Pendant la messe, il n’avait pas quitté des yeux le manteau bleu marine de la petite fille, et ses longs cheveux noirs qui lui descendaient jusqu’au milieu du dos. Il avait exigé séance tenante de la Madone qu’elle la lui donne pour épouse quand il serait grand. C’était bien le moins. Elle ne pouvait pas refuser cette grâce à un petit orphelin. Cette espérance qu’il s’inventait le rendit moins triste, il sécha ses larmes. Si Marie du haut du ciel avait fini par donner suite au coup de foudre de l’enfant, ce ne fut pas tout de suite ni sans mal. Et Olindo ne fut d’ailleurs pas le premier. Dans sa jeunesse, Norina, fille unique du régisseur des Premilcuore, riches propriétaires fonciers de l’arrière-pays, visait haut, et loin. Si elle jouait volontiers avec le fils du métayer aux ordres de son père, acceptait parfois de venir goûter à la maison des contadini, des paysans, comme il les appelait, Olindo était le bouche-trou tout trouvé pour combler ses journées creuses, celui qu’elle savait avoir toujours sous la main, et qu’elle lâchait dès qu’elle avait mieux à faire avec ses amies de « l’autre école », comme appelaient les gens du village l’école primaire de Sassopietra, le gros bourg fortifié à une dizaine de kilomètres.
–Scuola per ricchi, école des riches, répondit sa mère à Olindo le jour où il voulut savoir pourquoi sa promise allait dans une autre école que lui.
Après la guerre, le père de Norina, contre l’avis de sa femme, se saigna aux quatre veines pour lui donner une instruction supérieure, lui faire faire les études que la guerre, la Grande, l’avait empêché de terminer. Il la voyait médecin ou avocate. Notaire aussi : avec tous ces terrains qui se vendaient, s’achetaient, se partageaient dans l’arrière-pays, elle ne manquerait pas de travail, ni d’argent. Elle fut la seule de tout le canton à aller au lycée à Cesena. Aux lycées plutôt car elle en fréquenta plusieurs et finit, trois ans après ceux de sa classe d’âge, par décrocher une maturità professionnelle, un bac pro, sans qu’Olindo, qui de loin la suivait à la trace, ne sut jamais dans quelle spécialité. Entre temps, elle avait eu plusieurs fiancés