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À la retraite depuis peu, Pierre Sampaoli, un comédien raté, dresse le triste bilan de sa vie et de sa carrière. Désabusé, il rêve néanmoins d’un tomber de rideau en apothéose. Il décide alors d’organiser son propre assassinat et celui de sa compagne, en s’ingéniant à voir son affaire criminelle à jamais irrésolue. Pour ce faire, il anticipe l’enquête de police en la parsemant de fausses pistes et de chausse-trappes. Les enquêteurs réussiront-ils à démêler l’écheveau de cette affaire ? Que réserve le clap de fin ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Gérard Célis a exercé sa plume à la poésie et à la chanson, à la nouvelle et au théâtre, à la biographie et au roman. Fasciné par les affaires criminelles et les enquêtes policières, il s’est librement inspiré d’un fait-divers aussi retentissant que spectaculaire pour nourrir un récit émaillé de références cinématographiques et de péripéties qui montent en puissance.
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Seitenzahl: 302
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Gérard Célis
Le chant du cygne
Roman
© Lys Bleu Éditions – Gérard Célis
ISBN : 979-10-377-8700-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce roman est librement inspiré de faits réels.
Non omnis moriar.
Cher Grand Public, pour celles et ceux qui n’ont pas eu le bonheur ou le privilège de l’apprendre à l’école, ces mots sont empruntés au latin. Ils signifient littéralement pas tout je mourrai, plus élégamment traduits par je ne mourrai pas tout entier ou je ne mourrai pas entièrement.
Sans forfanterie aucune, je souhaiterais que cette locution latine soit gravée sur mon épitaphe. Comme sur le frontispice du monument ornant la tombe familiale de mon ami Michel. J’évoque, bien évidemment, le magistral, l’unique, l’inatteignable Michel Simon, au cas où vous n’auriez pas établi la connexion entre nos deux étoiles scintillant au firmament du septième art.
Je n’ai pas eu le bonheur ni le privilège d’étudier le latin au collège à Argenteuil, où j’ai vécu avec ma famille, ni à Nanterre où la cigogne me déposa sur le rebord d’une cheminée édentée le 4 décembre 1937. Je le déplore vivement, mais j’avais tant d’œuvres autrement plus remarquables à réaliser, plutôt que d’user mes fonds de pantalon sur les bancs inconfortables de l’éducation nationale. Une carrière d’artiste couronnée de succès, de vivats et de lauriers m’attendait frénétiquement en me tendant ses bras.
Force est de constater qu’elle m’attend toujours… les bras ballants. Ou, plus justement, qu’elle a cheminé à mes côtés durant quarante ans et des poussières. Tantôt à m’encourager, tantôt à me houspiller. Parfois à me sublimer, souvent à ricaner à mes dépens. Malgré les vents contraires, j’ai toujours écouté cette sempiternelle petite voix intérieure qui me soufflait à l’oreille sa conviction sincère, sa certitude inaltérable que j’étais un comédien doué en passe de percer. Je m’y suis fié. Je m’y suis raccroché à chaque fois que je marinais dans le doute, ou pire, au fond du trou. Aujourd’hui, cette petite voix s’est tue et son écho s’éteint lentement comme un cierge consumé par la foi.
Je soussigné, Pierre Sampaoli, revendique le glorieux destin d’être Le clochard du cinéma français. Avec un l majuscule et en lettres d’or, je vous prie. Pour m’endormir, je ne compte plus les moutons, mais les rôles de figurants et de silhouettes aux habits facticement souillés, déchirés, délabrés, puants. Oui, puants, Cher Grand Public, car après d’interminables heures à croupir dans la pénombre huileuse d’innombrables tournages, calé au fond de l’un de ces costumes de sans-abri, leur odeur s’immisçait dans mes délicates voies nasales comme des relents de vinasse et de croûtes de fromage avarié, tant j’étais imprégné de la posture, tant j’incarnais viscéralement le personnage qui, hélas, échappait invariablement à l’œil du spectateur rivé sur les vrais comédiens, ceux pour qui l’on se déplace dans les cinémas, ceux pour qui l’on s’acquitte d’un droit d’entrée contre monnaie sonnante et trébuchante.
Et pourtant, ma patience, tenace autant que désespérée, devait enfin être récompensée. Oui, enfin ! Enfin un premier rôle s’offrait à moi grâce à mon ami Gérard Jugnot. Et quel rôle ! Mieux qu’un rôle, une résurgence de mon idole de toujours. Boudu sauvé des eaux, film de l’illustre réalisateur et scénariste Jean Renoir, sorti en 1932, porté par le non moins illustre Michel Simon.
Boudu, c’était moi. Michel Simon, c’était moi. Boudu et Michel Simon, c’étaient moi dans la reprise de 2005 signée Gérard Jugnot. Jugnot ? Un brave gars, enthousiaste et professionnel, qui m’avait engagé dans des réalisations antérieures, comme Pinot simple flic ou Une époque formidable. Sous sa férule, la prestation se déroulait toujours cordialement. Il s’agissait de collaborations intéressantes qui se déroulaient dans un climat bienveillant.
Il me voyait parfaitement en Boudu. Et moi donc ! En haut de l’affiche aux côtés de Gérard Jugnot (devant et derrière la caméra), Catherine Frot, Jean-Paul Rouve… Il n’était pas question de piquette à deux balles, n’est-ce pas ? La distribution recelait quelques crus millésimés. Je m’étais repassé dix fois le film de Renoir mythifié par la quintessence du Métier de comédien afin d’en travailler d’arrache-pied la composition. Attention, qu’on se le dise, je n’allais pas proposer du Michel Simon sur le plateau, mais bien au contraire, du Pierre Sampaoli, du grand, du très grand Pierre Sampaoli. Il ne rentrait nullement dans mes intentions d’être un insipide succédané du plus glorieux acteur du cinéma français de tous les temps.
— Pourquoi m’avez-vous tiré de l’eau ?
— Pour vous sauver.
— C’est pour me sauver que je m’y suis jeté.
En cet instant, cher Grand Public, vous me lisez, mais si vous m’entendiez, vous reconnaîtriez l’atypique voix tonitruante de Michel Simon. Durant les tournages du Professionnel et de Itinéraire d’un enfant gâté, Jean-Paul Belmondo et moi, nous nous sommes amusés à nous renvoyer le timbre de voix si particulier de notre idole commune.
D’ailleurs, dans Le Professionnel, lors de la scène où il endosse le costume d’un clochard pour rejoindre son épouse au nez et à la barbe des méchants flics en planque en bas de son immeuble, Bébel s’approprie carrément la voix de Michel Simon sur la bande-son, en mimant, en prime, ses distorsions de bouche si caractéristiques. Nous avons ri aux éclats avec ses diverses imitations des gens du métier et tout le reste… Belmondo est la plus belle rencontre de ma vie d’artiste.
Un jour, entre deux plans, je lui ai posé la question que bon nombre de gens se posent. À la toute fin de Itinéraire d’un enfant gâté, Sam Lion, le personnage interprété par Bébel, retourne dans sa savane du bout du monde. Seul au milieu de nulle part, il est assis à la terrasse d’une maison en bois. Il regarde à la télévision la K7 vidéo envoyée par sa fille et son gendre, les seuls à savoir, en plus du personnage de Daniel Gélin, que sa disparition fabriquée de toutes pièces était un leurre et qu’il est toujours en vie. On y voit leur fille Isabelle, et donc, la petite-fille de Sam Lion, à la maternité. Adorable Isabelle. Si j’avais su, rétrospectivement, j’aurais appelé ma fille Isabelle. À vrai dire, je ne sais pas. Je n’étais pas le seul à décider.
Au montage, le réalisateur Claude Lelouch choisit l’émouvante chanson Isabelle de Jacques Brel pour habiller la scène de frissons. Quand Isabelle dort, plus rien ne bouge… QuandIsabelle dort au berceau de sa joie… J’ai visionné le film à des dizaines de reprises. À chaque fois, je pleure à ce moment précis. Ce moment magique où Belmondo, saisi d’une joie, d’une sensation, d’un émoi intérieurs indescriptibles, a les larmes aux yeux.
Moi, je pleure parce que j’écoute Jacques Brel qui chante Isabelle. Je pleure parce que je fixe Bébel qui pleure. Je pleure parce que je suis captivé par le dénouement du film. Mais Belmondo, lui, avec une équipe de techniciens qui fourmillent autour de lui, pourquoi, et surtout, comment pleure-t-il ? Que lui propose Claude Lelouch à la télévision pour le submerger ainsi ?
— Rien, mon bon Pierre. Absolument rien. L’écran, il est tout noir. La télé, elle est pas allumée, nom d’un chien.
Sacré farceur ! Il a encore pris la voix de Michel Simon pour me faire marrer, comme il dit.
C’est ça, un vrai comédien.
Non, non, dans le Boudu contemporain, mon objectif n’était pas de tenter d’approcher la géniale interprétation de Michel Simon. Par humilité, voire élégance, on ne s’attaque pas aux monstres sacrés du septième art. L’exercice est périlleux. La critique et surtout le public, seul baromètre fiable pour juger de la pertinence d’une œuvre, sont parfois cruels à l’égard des remakes, pour utiliser un terme branché d’outre-Atlantique. Ainsi, il y a cinq ans, juste avant de basculer dans le troisième millénaire, mon nom a été crédité au générique du Schpountz, un ersatz du succès de Marcel Pagnol, interprété avec son brio habituel par Fernandel en 1938. Le dernier film réalisé par Gérard Oury, dans lequel Smaïn gigote à perdre haleine durant quatre-vingts minutes en esquintant le fantôme d’Irénée, n’a même pas attiré deux cent mille spectateurs en salle. L’entreprise connut un cuisant échec commercial.
S’agissant de Boudu, j’aurais modestement imbibé de touches personnelles ce clochard en grande souffrance morale sauvé des eaux. Je l’aurais inondé de Pierre Sampaoli jusqu’à la dernière goutte. Je lui aurais offert un nouveau souffle de vie. Je l’aurais propulsé au sommet du box-office. Je l’aurais hissé au panthéon des succès populaires. Ou, plutôt, j’aurais participé à son succès populaire, car un film, c’est avant toute chose l’accomplissement collectif d’une équipe élargie où tout le monde œuvre dans la même direction, animé des mêmes valeurs derrière un leitmotiv fédérateur.
Néanmoins, Cher Grand Public, zoom avant, gros plan, coup de projecteur sur Pierre Sampaoli !
Je serais entré dans la lumière, la lumière des salles obscures, la lumière de la Profession, la lumière du Tout-Paris. Paris où je me voyais monter de ma province sarthoise adoptive pour apposer une auguste signature en bas du contrat que j’attendais depuis toujours.
Malheureusement, l’injustice a encore frappé. Une fois de plus. Une fois de trop. Mon rêve ébloui par les feux de la rampe a péri dans l’œuf.
Jugnot ne m’a pas trahi, non. J’ai tout simplement payé rubis sur l’ongle quarante années d’antichambre en mal de reconnaissance, quarante années à orner la pellicule et les planches comme une plante verte dans un hall d’entrée qui ne donne accès à rien d’autre qu’une énième impasse.
On n’achète pas, même à crédit, même en viager, la consécration. On lui court après. Sans relâche, obstinément. À s’en couper le souffle. En vain, en pure perte, dans certains cas comme le mien. C’est mon fatum.
La notoriété, c’estlorsqu’on remarque votre présence. La célébrité, c’est lorsqu’on note votreabsence.
Je ne sais plus qui a écrit cet aphorisme. Et si vous l’ignorez aussi, on dira que c’est moi qui l’ai écrit. Dans les deux cas, j’ai loupé le rendez-vous avec l’Histoire que je me promettais. Certes, j’ai encore utilisé une majuscule. Non en raison d’une insolente prétention, mais simplement par décence vis-à-vis de mon talent par trop inhibé.
Au mépris de mes qualités intrinsèques, on m’a arbitrairement cantonné dans un rectangle de colle, jamais du bon côté de l’affiche, jamais du côté des grandes lettres, de la photo et de l’encre séchée. Hormis pour l’état civil, je n’ai pas de nom. Pierre Sampaoli n’est pas un nom. Je ne représente rien. Gérard Depardieu est un nom qui représente des millions de tickets d’entrée. GMT Productions voulait un nom pour le casting. Depardieu jouera Boudu.
En guise de consolation, on m’a proposé une figuration dans le film. Encore des miettes, une piètre obole, une immensité de ténèbres. Je suis toujours gommé de la distribution officielle. Eh bien, il ne faudra plus compter sur Pierre Sampaoli, le comédien qui n’est jamais crédité au générique, le menu fretin des castings. Cher Grand Public, Boudu sera l’ultime film dans lequel vous ne me verrez pas.
Non omnis moriar.
N’éteignez surtout pas. Du moins, pas encore, pas maintenant. Ou alors, éteignez un petit moment, le temps que je me rafistole devant la glace, que je me grime, que je me métamorphose, que j’apprenne mon texte, que j’étudie les déplacements, que je joue, que je m’envole. Ensuite, pour mon ultime composition, je vous prierai d’allumer derrière moi. Ce sera mon chef-d’œuvre, mon coup d’éclat, mon triomphe, mon firmament, mon Graal.
Mon César à moi.
Mon apothéose.
En cette fin d’octobre diaphane, je tire sur un cigare de qualité médiocre, assis sur un banc du jardin des plantes du Mans qui jouxte la rue de la Médaille où j’habite le numéro 43 depuis treize ans. C’est de plus en plus souvent le même banc, face aux mêmes arbres sertis dans leur sérénité. Je ne suis guère un spécialiste en botanique, mais je crois distinguer un chêne, un marronnier, un tilleul… Ils sont devenus les complices de ma solitude introspective. Surtout depuis l’annonce du projet avorté de Boudu. Mon silence les laisse de marbre. Les volutes grises qui s’échappent du cigare et de mes lèvres s’élèvent et s’évanouissent à travers l’espace qui serpente dans le vent sans déranger le moins du monde l’impassibilité de leur altière noblesse.
C’est ici que je parle parfois à ma vie, cette boulimique de l’esbroufe et du vide. J’ai bu tout ce qu’un homme peut boire. J’ai fumé tout ce qu’un homme peut fumer. J’ai baisé tout ce qu’un homme peut baiser. Une somme ininterrompue de jouissances du ventre et du bas-ventre. Les femmes, les copains, la femme qui a couché avec les copains, les amis, les ennemis, la famille, les proches, les moins proches, les inconnus de passage, les fêtes et les défaites que l’on arrose à l’envi dans des lieux confinés, bruyants et interlopes. On finit toujours par prendre le coup de trop, le der des der comme on dit. Et les agapes se soldent inexorablement par des beuglements obscènes ou des crises irrépressibles de rires gras, oublieux de la source de leur déclenchement. En psychanalyse, il existe assurément des termes savants pour définir ce genre de comportements. Plus prosaïquement, j’appellerais ça faire le con, même si l’expression populaire fragilise l’ambition d’un propos de haute tenue.
Qu’est-ce que j’ai fait le con dans ma vie de con ! À tel point que j’en synthétise le pléonasme. Et c’est ici, dans ce parc niché à l’abri du temps, où tout est harmonie et beauté, où rien n’est superflu ni ne détonne, que je viens parler à ma vie de con, pour dresser l’inventaire des dégâts personnels, des préjudices collatéraux, des pertes et fracas. Inventaire non exhaustif, bien entendu, avant d’établir les comptes, d’évaluer le bilan, d’estimer les dommages de guerre. Précisément sur ce banc, en face de ce marronnier qui égrène les sanglots longs de ses violons en ce milieu d’automne m’inspirant presque autant que la muse de Paul Verlaine.
D’habitude, c’est ici que je parle à ma vie. Désormais, c’est ici que je parlerai à la mort. Sa rareté me fascine. Son unicité me captive. Pourtant, je sais qu’elle n’est qu’un point de bascule fugace vers le néant éternel. Ce même néant qui précède la vie. Il n’y a rien avant. Il n’y a rien après. Entre les deux, nous nous agitons quelque peu afin de laisser une trace de notre brève embardée dans l’exiguë clarté d’un rai de lumière imperceptible.
J’ai déjà commencé à mourir en faisant valoir mes droits à la retraite en tant qu’artiste, statut, que cela soit signifié en passant, on ne peut plus laissé-pour-compte dans la législation du travail. La retraite, donc, après plus de quarante années, presque quarante-cinq même, à jouer la comédie et, accessoirement, à chanter, à déclamer. J’en ai parcouru du chemin pour n’arriver nulle part, sinon sur le podium aussi chancelant qu’improvisé d’un hypermarché fort fréquenté au tout début de l’avant-dernier hiver, fin décembre 2002.
La direction du magasin cherchait un père Noël pour distraire les gosses. Comme mon physique correspondait au profil, comme je ne croulais pas sous les propositions, j’ai accepté d’enfiler le grotesque costume rouge pour faire le gugusse devant les clients, avec les accessoires d’usage tels que la hotte, le bonnet à pompon, la neige artificielle, le traîneau et tout le bataclan, trois jours durant, gesticulant entre la poissonnerie et le rayon bricolage, pour une rétribution que je n’oserais graver dans le marbre en écrivant ces quelques lignes pathétiques.
Entre deux photos avec la marmaille déchaînée, j’avoue avoir songé à Jean-Paul Belmondo dans le film L’Animal, quand l’un de ses personnages, à savoir le cascadeur Michel Gaucher, déguisé en gorille, se balance au bout d’une liane pour vanter la marque des pâtes Panzani. À l’instar de Bébel, moi aussi, je me suis remonté à la vodka durant cette dégradante prestation pseudo-alimentaire pour oublier le cirque dans lequel je m’ébrouais et, surtout, ce que j’y fabriquais. J’ai seulement compris que j’avais heurté le fond lorsqu’une petite fille âgée de dix ans environ s’approcha de moi.
— Dis, monsieur, ta barbe, elle est fausse, pasque le père Noël il existe pas. Moi je le sais.
Tout le monde a éclaté de rire, surtout les parents. Il y en a même quelques-uns qui ont applaudi. Moi non plus, je ne crois plus au père Noël, fillette. Cela fait même très longtemps que je n’y crois plus, mais ma barbe n’est pas factice. Elle est bien vraie. C’est la mienne !
Oui, j’ai déjà commencé à mourir, mais je n’en ai parlé à personne. Pas même à ma chérie. Pas même à Françoise. Cela fait plus de vingt-et-un ans que nous sommes en couple. Nos routes se sont croisées durant l’été ‘83, à l’occasion du tournage d’un film fantastique au Château de Roche, à une petite demi-heure en voiture du Mans. L’endroit, qui se prêtait étrangement bien au sujet abordé dans le script, était particulièrement glauque, voire lugubre. Françoise était professeur de français au collège Saint-Justin de la ville du Mans et elle adorait le théâtre qu’elle jouait en amateur. La comédie, c’était sa passion. C’était aussi la mienne. Ça l’est toujours d’ailleurs, j’ose l’affirmer en dépit de mes airs désenchantés.
Elle m’a instantanément tapé dans l’œil. Pas seulement par ses atours de secrétaire ou d’hôtesse de l’air, aérienne, racée, soignée, silhouette fine divinement proportionnée, une plastique qui était et reste d’ailleurs des plus agréables, mais aussi et surtout par son énergie, son charisme, sa vivacité d’esprit, ses gestes larges, son sens de la répartie, sa curiosité intelligente, à moins que ce ne soit son intelligence curieuse, son implication acharnée quand elle engage sa personne, son appétit d’apprendre et son sourire irrésistible. Ah, son sourire ! Elle prosterne le monde à ses pieds lorsqu’elle étire les zygomatiques.
Face à ce geyser de charme, j’ai fondu comme neige au soleil. Nous interprétions des amoureux dans le scénario. Je l’ai apprivoisée, touchée, humée, tandis que nous dansions un tango argentin qui n’avait d’argentin que le nom. Je suis un piètre danseur et j’avais davantage l’impression de patauger dans l’approximation plutôt que d’être habilement dirigé par un metteur en scène proactif. Qu’importe ! J’ai plongé mon regard dans le sien. Travelling avant sur le couple fictionnel, plan serré sur mes lèvres posées sur ses lèvres lors d’un moment de grâce suspendu.
— Coupé ! C’est bon. C’est dans la boîte.
Oh que oui, c’était bon. Ce fut notre premier et dernier baiser de cinéma. J’avais quarante-cinq ans, Françoise trente-six et notre idylle en plateau se poursuivit à la ville, tels Alain Delon et Romy Schneider, Jean-Paul Belmondo et Ursula Andress, Brad Pitt et Jennifer Aniston, Yves Montand et Marilyn Monroe, si ce n’est que dans leur cas, la liaison hollywoodienne était clandestine. La nôtre pas, bien au contraire ! Libres de tout engagement vis-à-vis d’un quelconque partenaire, nous nous affichions comme le nouveau couple people du Mans.
Nous étions tombés amoureux l’un de l’autre, tandis que la chanson à succès de Bruna Giraldi Il y a del’amour dans l’air envahissait les radios, rythmant nos pas de danse au corps à corps jusqu’à l’aurore. C’était notre slow. Le feu aveuglant que l’on irradiait se remarquait à des kilomètres à la ronde. Née d’une précédente relation, sa fille Caroline s’entendit à merveille avec ma fille Manon. Au début des années ’90, nous nous sommes installés au 43 rue de la Médaille, dans une maison modeste au milieu d’un quartier calme et résidentiel où il ne se passait jamais rien.
Françoise et moi avions des caractères bien trempés, mais j’avoue qu’avec son côté autoritaire, elle avait le don de me recadrer lorsque je partais en vrille. Même en public. Ce qui me valut quelques quolibets bien sentis de sa part.
Trop bon, trop con, me dardait-elle à propos de la plupart de mes prestations sous-tarifées. Il est vrai que je bivouaquais trop souvent dans des endroits improbables, que je papillonnais dans tous les sens tel un Zébulon azimuté, quitte à jouer n’importe quoi avec n’importe qui. Et il était de plus en plus fréquent que j’offrisse mes services sans le moindre cacheton. Je me sabordais en me dispersant aux quatre vents dans des projets sans gouvernail ni financement.
Je ne valais rien. Je ne représentais rien. Ou pas grand-chose.
Je n’existais pas.
J’avais pourtant travaillé sous l’égide des plus grands réalisateurs de diverses époques : Sautet, Rappeneau, Miller, Lautner, Bunuel, Granier-Deferre, Godard, Molinaro, Clouzot, de Broca, Enrico (Robert Enrico, pas Macias, n’est-ce pas !), Oury, Zidi, Leconte, Besson, Deray, Hossein, Boisset, Lelouch, Berri. Des comédies, des polars, des drames. Puis, il n’y avait pas que des produits madein France, il y avait aussi des pointures internationales : Visconti, Giovanni, Costa-Gavras, Kubrick, Cameron, Polanski, Coppola, Spielberg. De quoi vous donner le vertige, cher Grand Public. Rien que du beau linge, des cadors, du bankable.
Je n’oublie pas Jean-Pierre Mocky que je cite expressément à part, non parce que j’ai figuré dans plusieurs de ses films, mais pour fustiger l’attention des cinéphiles et amateurs d’anecdotes spatio-temporelles. De fait, en 1959, le film Les Dragueurs signifia ma toute première apparition dans un long métrage, concomitamment à l’arrivée de Mocky dans la profession de réalisateur. Nous avons débuté ensemble, de part et d’autre de la caméra, lui l’adret, moi l’ubac. Et c’est sous la direction du même Mocky qu’en 1975, Michel Simon joua le rôle de Zizi, le marchand de journaux dans L’Ibisrouge, interprétant là le… dernier film de sa plantureuse carrière. Il est des coïncidences troublantes qui me relient à Michel Simon dans le giron des saltimbanques. Aimantés par nos destins contraires, nous voltigions tous les deux aux extrémités d’une même corde, lui sous le soleil, moi au tréfonds de la nuit.
À l’un ou l’autre oubli près, j’ai participé à deux cent quatre-vingts films, longs et courts métrages confondus, mais en n’apparaissant qu’une bonne dizaine de fois seulement au générique. Seize fois précisément, m’a affirmé, il y a peu, entre deux pastis, Victor Lacanne, alias Totor, un copain, un fan de la première heure. Seize fois sur deux cent quatre-vingts. À peine un peu plus de cinq pour-cent, le score d’Arlette Laguiller au premier tour de l’élection présidentielle de 2002. J’en ai honte, rien que de l’écrire.
Non content de caricaturer l’archétype du parfait loser, il m’arrive même de véhiculer un chromosome porte-poisse à la Pierre Richard. Figurez-vous que j’étais la doublure d’Yves Montand, qui meurt le 9 novembre 1991, avant la fin du tournage du film IP5 de Jean-Jacques Benneix.
Yves Montand, le Grand, comme on l’appelait Simone et moi, que j’avais déjà rencontré en 1974 sur le tournage de Vincent, François, Paul et les autres, une pépite de mon ami Claude Sautet.
Yves Montand, plongé, pour les besoins du scénario, dans les eaux glacées des étangs de Commelles de la forêt de Chantilly, fin septembre ‘91. Nous étions néanmoins protégés par une combinaison de plongeur sous nos vêtements. Fort heureusement, d’ailleurs.
Yves Montand, dont mon père partage le vrai prénom, Ivo, ainsi que les origines italiennes. Bourreau de travail, amateur de femmes, artiste protéiforme, il aurait pu tenir ma main quand, victime d’un infarctus après le tournage d’un raccord pour le film, il confia à l’un des pompiers qui l’emmenait dans l’ambulance : Avec tout ce que j’ai vécu, j’ai eu une vie tellement formidable que je ne regretterai pas de partir.
C’est loin d’être mon cas ! Moi, le clochard du cinéma français, comme je vous le disais précédemment. Pire que ça, un homme à terre dont on ne voit pas le visage. Comme dans Ripoux 3 l’an dernier où je doublais Philippe Noiret, affalé de dos sur l’asphalte. Encore un look de clochard. Un faux clochard amnésique, cette fois. Super glamour, le Sampaoli. Moi qui étais convaincu que ma barbe de père Noël saupoudrée de poivre et de sel, opulente et sauvage, était mon fonds de commerce. Elle n’était en réalité que l’emblème pileux de mon anonymat, le signe distinctif de mon insignifiance, la contrefaçon de mon invisibilité.
Je n’ai même pas croisé Noiret sur le tournage. On aurait fumé un cigare ensemble. Et j’aurais empilé des anecdotes croustillantes à raconter à ma chérie qui s’en foutait royalement depuis belle lurette de mes errances cinématographiques.
Depuis bien des années, Françoise vit, par procuration, ma vie artistique qui n’a fait que s’enliser dans une indifférence générale, hormis sur les planches de minuscules théâtres pour troupes d’amateurs où s’est exprimée, par intermittence et avec aplomb, ma grandiloquence désinhibée. J’ai senti peu à peu une certaine lassitude s’installer en elle. Je ne décelais plus cette flamme, d’abord vacillante, ensuite chancelante, dans ses yeux brun noisette. Notre couple à la ville s’est effrité. Ma chérie avait envie d’autre chose, d’un vent nouveau, d’une chaleur inédite, d’une plage aux romantiques. Je ne suffisais plus à son bonheur, ou, du moins, à son équilibre.
Elle a pris un amant. Je ne sais à partir de quel moment. J’étais sans doute trop accaparé par ma petite personne, mais il y eut comme un glissement de terrain. Il était trop tard lorsque je me suis aperçu de la fracture tectonique dans notre relation.
J’avoue être d’un naturel jaloux et possessif. Outrageusement blessé dans mon ego de mâle narcissique, j’ai néanmoins refréné mes pulsions de colère. Point de coups de sang ni d’interrogatoires serrés. Je ne voulais pas perdre Françoise, au risque d’égruger irrémédiablement notre couple. Nous n’avons jamais évoqué ouvertement cette relation adultérine qui a progressivement imprégné son existence jusqu’à en combler les manques domestiques. Je n’ai pas eu le cran d’effleurer ce sujet qui me ronge les sangs. Je n’ai posé aucune question. J’avais bien trop peur des réponses. Mon silence porte le sceau de la lâcheté.
La fréquence de nos ébats amoureux s’est amenuisée au fil du temps. Il faut dire que ma vie de bâtons de chaise, mouillée d’alcool, lestée de ripailles à répétition, m’a enraciné dans une sorte de léthargie sexuelle qui, à la longue, a certainement désappointé Françoise. Du lion rugissant au sommet du baldaquin, je suis peu à peu devenu une moelleuse descente de lit sur laquelle on dépose ses pantoufles pour une nuit sans secousse.
Un homme a réveillé Françoise. Un collègue du collège Saint-Justin, un professeur de mathématiques, ai-je entendu çà et là de bouches indiscrètes, pas forcément bien intentionnées. Même si je n’ai pas abordé Françoise de front, j’ai mené une petite enquête sur le malfaisant. Il s’agit d’un homme marié à une certaine Christine depuis vingt-cinq ans, père de deux enfants, une fille et un garçon, Amandine et Lucas, si mes renseignements sont exacts.
Lui, il s’appelle Samuel Beaufort, bien qu’il ne soit ni beau ni fort, et encore moins fort beau. Sam, pour les intimes, ai-je ourdi de loin. En tout cas, c’est comme cela que je le nomme dans ma tête. Je l’ai aperçu deux ou trois fois lorsque je rôdais près de l’école. Bon, je le reconnais, il est plutôt bel homme quand même, le René Descartes de la Sarthe. Il n’est pas mal, suis-je obligé d’avouer, gorgé de rancœur dans mes tripes. Assez grand, assez mince, mais l’air pincé avec ses lunettes rondes, son costume gris moulant à rayures, ses pompes cirées de premier communiant et sa mallette en cuir marron craquelé où il doit loger son casse-croûte du déjeuner et son thermos de café comme un petit fonctionnaire de bureau, terne et méticuleux. Et puis, que dire de sa démarche, rapide et raide comme s’il allait louper un train ? On l’imagine s’évadant d’un cintre pour échapper à l’odeur de naphtaline d’une vieille penderie poussiéreuse au goût d’une arrière-grand-mère. Le Beaufort, un enseignant d’élite dispensant un quelconque savoir à la jeunesse avide de connaissance ? Quel simulacre ! Je le verrais mieux en comptable étriqué, le buste penché sur des dossiers noircis de colonnes et de chiffres, plutôt que d’enseigner la trigonométrie, les matrices, les dérivées, les primitives et tout le tintouin, à des adolescents en devenir.
Moi, il ne me ferait pas rêver, ce Samuel à l’eau de rose fanée sous l’emballage. Je l’imagine mal en train de faire grimper ma chérie au rideau. Enfin, je préfère ne pas trop y songer. Cette simple vision me fait directement monter la bile. Je ne vois pas ce que Françoise lui trouve à son pis-aller d’amant. Je me pince souvent les lèvres pour ne pas lui en parler. De son côté, elle ne cache pas son infidélité si j’en crois les commérages que l’on me rapporte au café du commerce. Une partie du Mans semble connaître mon infortune. J’ai l’impression que l’on me regarde parfois bizarrement en coin. On jase, je suis sûr que l’on jase. Ou peut-être est-ce moi qui l’interprète de cette façon ? Je ne suis plus très lucide depuis un certain temps. Je manque de recul, de clairvoyance. Mon esprit torturé s’embrouille.
Mais qui sait quoi, en vérité ? Moi-même, j’ai l’impression d’avoir perdu le fil des événements. Trop souvent, je crapahute à tâtons dans le flash-back.
Au début, oh… il y a longtemps quand j’y pense, Françoise revenait parfois plus tard à la maison. Puis, les retards sont devenus de plus en plus réguliers et de plus en plus conséquents. Enfin, maintenant, même quand elle n’a pas cours, elle s’absente, elle s’évapore deux ou trois heures dans la nature sans vraiment me dire où elle va. Je me garde d’investiguer pour la raison que vous savez. Tout à coup, elle est plus gaie, plus coquette, plus printanière. Elle se métamorphose.
Sentant le vent tourner dans la direction d’autrui, je lui ai fait l’amour avec plus d’assiduité, plus d’ardeur, plus de tendresse, mais elle semblait ailleurs. Dès lors, découragé, j’ai réduit mes initiatives érotiques jusqu’à les stopper net. Je suis résigné sur mon sort de mâle trompé. Il ne se passe plus rien de charnel entre Françoise et moi. Nous fonctionnons comme frère et sœur. Complices, mais abstinents. Chaque histoire d’amour a un début, un milieu et une fin. Nous sommes au bout du rouleau, à la fin du parcours. Tout comme ma libido. Le citron a été pressé jusqu’à la dernière goutte, passez-moi l’expression.
Nous sommes à la fin. Ou, plutôt, c’est moi qui suis à la fin. Ce mot, je vais l’écrire en lettres d’or au générique final, comme dans les somptueuses réalisations hollywoodiennes. The end : l’épilogue va piquer aux yeux, tellement le point final va briller de mille feux.
Cher Grand Public, je vais partir en laissant une trace indélébile qui vous régalera. Je vais vous en mettre plein les mirettes pour des années. Oui, vous avez bien lu, pour des années. Au moins deux décennies.
Je vais organiser ma mort, préparer soigneusement mon départ. Mais je ne partirai pas seul. Je vais convier Françoise à ce dernier voyage, en première classe et sur un tapis rouge sang. Elle va m’accompagner jusqu’au bout. La belle et le clochard franchiront la ligne d’arrivée ensemble, main dans la main. Nous nous devons bien ça.
Je vais programmer notre assassinat. Je vais le provoquer, le commanditer. Et cette affaire criminelle sera tellement complexe que l’on n’arrivera jamais à la résoudre. Le stratagème est déjà sur les rails. J’ai consacré tout le temps nécessaire pour que ce retentissant projet arrive à maturation. Je vais tout calculer, tout anticiper, tout fignoler dans les moindres détails.
Après Claude Nougaro, Ray Charles, Jean Lefèbvre et Françoise Sagan, Pierre Sampaoli garnira la prestigieuse rubrique nécrologique de l’année 2004. Il me revient même que Philippe de Broca, rattrapé par un cancer, serait au plus mal, lui qui m’avait filmé dans Cartouche en 1962. À l’époque, je n’étais qu’une furtive chiure de mouche sur des kilomètres de pellicule exposée au couperet du montage.
Pour l’heure, je joue mon plus beau rôle. Un de ces rôles qui rentre dans les annales de l’Histoire. Pierre Sampaoli ne mourra jamais complètement. Non omnis moriar. Je continuerai de vivre dans la mémoire collective.
Inoubliable Pierre Sampaoli.
Mon coup d’éclat, mon triomphe, mon apothéose, c’est pour bientôt. Les ingrédients s’alignent comme les cailloux du Petit Poucet. Je les ai patiemment choisis. Ils s’additionnent, ils s’assemblent comme un puzzle morbide dans un montage intellectuel labyrinthique sans d’autres issues possibles qu’un double assassinat insoluble.
Le projet avorté de Boudu, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Vous m’avez interdit d’entrer dans la lumière ? Vous vous êtes obstinés à juguler mes ambitions de réussite à l’écran ? Vous m’avez considéré comme un artiste de seconde zone, un faire-valoir de pacotille ? Eh bien, vous allez voir de quoi je suis capable !
Boudu ne sera pas sauvé des eaux. Il va s’y noyer par sa propre volonté en emmenant sa chérie Françoise Delcourt. Et l’une de mes vengeances sera votre incapacité à faire jaillir la solution de l’énigme, tandis que mon nom circulera sur toutes les lèvres et hantera les plus fins limiers des services de police.
Vingt ans après le double assassinat non élucidé du quartier de la Médaille au Mans, pressez-vous d’applaudir le génie machiavélique de ma plus prestigieuse mise en scène. Et, surtout, parlez-en ! Partout et souvent. Oh que oui, vous allez en parler. Il est évident que vous allez en parler. Je n’en ai aucun doute. Je connais tellement vos appétences en pareilles circonstances, votre voyeurisme en matière de faits divers, votre tropisme pour le sensationnel.
L’affaire fera grand bruit.
Et Pierre Sampaoli ne sera jamais complètement mort. Même si l’Histoire ne retient que le nom des vainqueurs, je vais néanmoins forcer ses portes en la marquant au fer rouge.
Je n’ai pas dit mes derniers maux.
Et dire que ce scénario funèbre, je l’ai interprété il y a environ un an. L’anecdote paraît tirée par les cheveux, mais elle est authentique et il s’agit d’une pure coïncidence. À cette époque, je n’envisageais pas encore un dessein létal. Momentanément affranchi de ses habituels documentaires d’investigation, mon ami Gilbert Neveu avait réalisé un court-métrage intitulé Coup de grâce où je jouais un acteur vieillissant, surpris dans son sommeil avant d’être abattu par un cambrioleur. Gilbert n’escomptait pas en faire un chef-d’œuvre. Il s’agissait pour lui d’une sorte de parenthèse professionnelle écrite au deuxième degré sur le ton de la plaisanterie.
Pour ma part, l’idée de mettre en scène ma propre mort me transcendait et j’avais donc accepté de participer à ce court-métrage expérimental, même si je songeais très sérieusement à un futur départ à la retraite. Ma mort à l’écran ? J’en rêvais depuis toujours. Je le claironnais haut et fort devant mes équipiers de guindailles et mes acolytes du septième art. Autant vous dire que, dans Coup de grâce, j’ai largement forcé le trait lors de certaines répliques. J’ai surjoué avec une emphase qui défiait la démesure, vautrant ma crédibilité dans un marigot spongieux de gaudriole nombriliste.
— Je vois d’ici les gros titres à la Une des journaux : mystérieux assassinat d’un acteur célèbre. Énigme : deux cadavres, mais pas d’auteur. Un meurtre pour ma carrière ? Quelle apothéose ! Ne visez pas la tête… pour les photos.
J’étais fier de la nuance apportée au niveau des tonalités concernant Ne visezpas la tête… pour les photos, et non Ne visez pas la tête ! C’est pour les photos ! Je deviens vétilleux dès lors qu’il s’agit d’une subtilité de couleurs que seul un public averti sait apprécier.
Face à la caméra, je transposais mes fantasmagories de carrière à travers le prisme de l’autodérision. Ce Coup de grâce