Le chapeau et la brouette - Paul Creusen - E-Book

Le chapeau et la brouette E-Book

Paul Creusen

0,0

Beschreibung

Blaise accueille, à son corps défendant, Sam, une jeune marginale qui s’incruste dans sa retraite bretonne. Dès lors s’ensuivent quelques échanges de vues musclés à propos de l’âme, de l’amour, de l’art, du pouvoir et de l’ego. Cependant, qui est réellement Sam ? Pourquoi ce fantôme, ce fantasme, apparaît-il à travers ses souvenirs ou ses tableaux évoqués par des poèmes ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Touché très tôt par le virus de l’écriture, Paul Creusen est aujourd’hui auteur de quelques contes qui ont été par la suite adaptés pour les marionnettes, diffusés à la télévision belge. Par ailleurs, les voyages et la navigation ont renforcé sa spiritualité, liée à une forte envie de partage.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 180

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Paul Creusen

Le chapeau et la brouette

Roman

© Lys Bleu Éditions – Paul Creusen

ISBN :979-10-377-6549-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Isabelle P.- L.,

sorcière de la Rance,

initiatrice du récit.

I

Premier dimanche de printemps.

Pluie obstinée.

Morosité.

Ennui.

Paresser.

Déjeuner sans enthousiasme.

Sieste.

Traîner jusqu’à l’atelier. Y déployer une fois de plus les plans de la jonque, vaisseau plus de trois cents fois centenaire.

Relever la tête. Regarder par la fenêtre la lande mauve et rose qui semble faire le gros dos sous le déluge.

Rêver.

Peindre

Jonques

Voiles déployées en chauve-souris

Sous une lune pleine

Mer de Chine.

Pareille image a poussé Blaise vers ce type de bateau pour réaliser ce qu’il considère comme sa dernière maquette.

Mémoire

Rouge écarlate, laque noire, or des décorations géométriques

dominées par le cercle et le carré.

Meubles massifs contrastant avec les délicates peintures de bambous,

de grues aux vols élégants, d’arbres torturés par le vent,

de montagnes perdues dans les nuages.

Raffinement de l’art oriental.

Blaise s’est engagé dans la voie hasardeuse de l’art : la peinture. Parallèlement, parce qu’il faut vivre, celui de l’enseignement des arts plastiques.

Curieux tout de même comme les Chinois semblent apprécier le voisinage du noir et de l’écarlate, de l’or et de la nacre.

Merde !

Brusquement, arrêt du programme de musique classique qui tourne en boucle. Silence brutal.

Enfiler le ciré, quitter la maison pour rejoindre la plage par le chemin creusé dans la lande par l’antique charroi des goémoniers.

Pas d’horizon.

La pluie fusionne ciel et mer. Son murmure étouffe toute autre rumeur.

Seul mouvement, seule permanence, les vaguelettes qui s’acharnent à grignoter la grève.

Immobile. Regard perdu dans la grisaille aux mille nuances.

Trois goélands s’abattent en criaillant sur une probable et maigre charogne.

Danse d’intimidation, battements d’ailes, coups de bec.

Envol.

Retour de la quiétude, de l’indifférence.

Peindre !

Vent d’ouest

Fuite de nuages

Chargés de grains

Malgré le ciré, l’eau s’est infiltrée. Le moment de rentrer.

Sous l’appentis, Blaise se défait de son ciré afin qu’il y dégoutte.

Zia l’y attendait. La pluie, très peu pour une chatte. Elle profite de l’ouverture de la porte pour se glisser si vivement dans la maison qu’elle donne l’impression de craindre qu’on l’abandonne sous l’averse.

À l’intérieur, Blaise frissonne, se débarrasse de tous ses vêtements, même ceux qui sont encore secs. Totalement nu, il allume le feu de cheminée, apprécie la chaleur des flammes vives sur sa peau.

Feu.

Volage, colérique, bienfaisant.

Adoré, prié et craint.

Urgence de s’offrir un café pour revenir auprès des vivants.

Comme elle était belle, la mer. Comme toujours.

Rêver.

Réchauffer au micro-ondes le repas apporté hier par Maryse. La silhouette boulotte de la femme surgit devant les yeux de Blaise. Elle débarque tous les jours de son vieux break pour lui remettre la boîte frigo. Sourit toujours en la présentant comme un présent. C’en est un chaque jour.

Manger sous le velours du regard de Zia.

Vaisselle ce soir ou demain ?

Demain. Demain, il faudra aussi choisir le bois pour la quille, l’étrave et l’étambot de la jonque. Les tracer, les découper.

Ou… ou envisager une nouvelle toile.

Le temps s’écoule devant le feu. Zia somnole sur les genoux de Blaise, ronronne sous une caresse distraite.

Demain…

Demain : croquettes de Zia.

Thé.

Bacon frit, œuf sur le plat.

Toasts. Marmelade d’orange.

Souvenirs d’un petit déjeuner. 1980

Lydmington, face à l’île de Wight, Angleterre

Un hôtel en bord de route, en bord de ville.

Un Japonais au breakfast.

— Morning ! Morning !

Silence. Masticage.

Échange de regards furtifs terminés en sourire de circonstance.

— Vous connaissez Basho ?

— Tout le monde au Japon.

Un croquis.

— Celui-là ?

« Un vieil étang

Une grenouille saute

Plouf ! »

Sourire. Oui.

Départ.

— Take care.

— You too.

Pas d’échange d’adresse. Inutile.

Les routes se croisent.

Vaisselle.

Toilette.

L’atelier. Plan de la jonque déployé sur la table.

Par la fenêtre : ciel du bleu des crayons de son enfance, nuages gris et roses.

Belle journée envisageable.

Entamer un travail consacré traditionnellement aux « longues soirées d’hiver » ?

Ou reprendre l’aménagement et l’entretien du potager auquel Blaise avait renoncé ?

Être sans vêtements. Éprouver le plaisir causé par une remontée de boue entre les orteils après un arrosage trop généreux.

Sentir l’air et le soleil sur la peau. Comme la veille devant le feu. N’est-ce pas, en fin compte, la véritable raison de vivre ici, loin du bourg, loin des gens, entre la lande et la mer ?

Vérité plus complexe. Mixage de vérités.

Une solitude choisie parce qu’il est impossible, dans le « monde », de contraindre l’agitation de l’esprit.

L’absence de mémoire favoriserait-elle l’éclosion d’une nouvelle vie ?

Mais l’amnésie volontaire ne serait-elle pas source de questionnements et d’angoisse ?

Une maison mal conçue, mal bâtie, mal entretenue peut être détruite, reconstruite sur ses ruines mais une vie ?

Merde !

Sortir. Nu.

Zia se frotte contre les jambes de Blaise.

Présence amicale. Éclair de bonheur.

Inutile d’essayer de la prendre dans les bras. Affection mais indépendance. Bel équilibre.

Il fait encore frais.

Indécis, Blaise opte pour un coup de balai dans la maison.

Cela permet d’effacer les vaines pensées.

Inutile de forcer du côté de la maquette. Idem pour la peinture.

Il espère autre chose. Il ne doit pourtant rien attendre sinon la brève visite de Maryse qui, avec son repas, apportera peut-être la lettre d’un ami.

Pas de cafard. Le refuser. Le rejeter.

Aller sans hâte vers la plage.

Mer basse. Avancer vers elle. Simulacre de rendez-vous.

Ciel nettoyé par la pluie de la veille. L’horizon net sépare les bleus amoureux.

Blaise ôte son gilet de nylon matelassé, dénoue son sarong et s’installe en tailleur sur le sable.

Une tache blanche là-bas : le reflux moutonne, obstiné sur un rocher à fleur d’eau. Il émergera bientôt, découvrira ses mousses, ses algues. D’autres bouillonnements animeront la mer qui se retire, se retire.

Superbe, ce monde qui révèle progressivement ses secrets aux yeux patients.

Rare bonheur.

Demain le paysage sera différent comme il l’est aujourd’hui au regard d’hier.

Ressourcement quotidien.

Étale de marée basse.

Remonter le chemin.

Accueillir Maryse. Remercier pour le repas. Paraître ignorer son sourire.

Manger en écoutant un quatuor de Brahms.

Faire une sieste.

Rejoindre l’atelier. Tracer les éléments de la quille de la jonque sur une feuille de contreplaqué. Les découper à la mini scie égoïne électrique. Les rectifier.

Qu’est-ce qui l’avait conduit à Lydmington ?

Un rêve pareil a un début d’aventure. Ou l’inverse. Sait-on jamais ?

Ce n’était pas une jonque. Rien qu’un bateau venu de l’Orient. En cale sèche à Rhodes.

Souvenir. Rhodes. 1989

Après avoir au long du jour remédié aux outrages d’un voyage du yacht,

le bain turc.

Bavardage avec un vieillard nu dont les testicules pendent entre ses cuisses

comme celles d’un taureau. L’avait-il été ?

Son discours ou sa sagesse le laissait entrevoir.

L’ouzo à la terrasse d’un café, sous la voûte d’un trio d’eucalyptus.

Roucoulement des colombes ou froissement de leurs ailes

lorsqu’un aboiement les égaille dans la tiède douceur du crépuscule.

Rue aux antiques pavés ronds qui ramènent au port.

Grignoter une pita à l’agneau, plus ivre de fatigue que d’alcool.

Et le potager ? Demain peut-être.

Ainsi passent les jours. Monotonie ? Mélancolie ? Ennui ?

Attente. De quoi ?

De quoi ? Ou pourquoi ?

Enfant, Blaise se trouvait livré à lui-même et aux longs jeudis après-midi en solitaire.

Déjà.

Lire et rêver. Robinson Crusoé, l’Île Mystérieuse… Plus tard : l’expédition du Kon-Tiki, Alain Gerbaut, Le Toumellin et son Kurun… L’extrême là-bas. L’accueil des îles.

Rêver n’est pas vivre ou vivre si peu.

Dessiner, c’est donner corps au rêve. Pas toujours.

Rejoindre une nouvelle fois la plage.

Y attendre qu’un yacht s’engage dans la baie à marée haute, qu’il déjoue la traîtrise des écueils jusqu’au bruit de la chaîne d’ancre.

Souvenir. 1984

Le golfe de Porto.

La promesse d’y revenir à la barre d’un blanc voilier.

Pourquoi ? Pour dénier l’enfance en une banlieue morose ?

Peindre

Ah ! Comme tu étais belle

À la barre d’une certaine caravelle

Les pinceaux attendent.

Pourquoi cette solitude ?

Aigreur ? Amertume ? Espoir ?

Espoir ? Réponse aux « pourquoi » ?

Souvenir. Lorient, 1964

Parti sur les routes à la recherche d’un embarquement. Avait seize ans.

Les marins ne rêvent pas. Leurs mers sont démontées, douloureuses.

Leurs mains calleuses pétries d’arthrose. Leurs yeux brûlants de sel.

— Pas pour toi, jeune homme, tes mains sont trop blanches, dit le vieux pêcheur,

le bras gauche soutenu par un foulard de femme noué sur la nuque.

Cette même femme devait l’aider à enfiler

sa chemise, son caban et même ses sous-vêtements.

Il se tenait dans un coin de la baraque qui faisait office de bureau d’inscription maritime.

Un vieux pêcheur, un bandeau noir sur l’œil gauche,

vieux pirate qui se laissait raser avec une patience grognonne (une fois par semaine),

observait sans compassion les yeux humides du garçon.

— Tu voyageras, tu navigueras sans que la mer soit un métier pour toi, retiens cela gamin.

Je le lis dans tes yeux qui sont la porte du cœur.

Une jeune femme, depuis la table-bureau, lui lança un regard inquiet.

— Tais-toi, père.

Je ne puis l’inscrire parce qu’il ne possède ni le diplôme ni la nationalité.

Telle est la raison, non tes élucubrations.

Le vieux pêcheur au corps meurtri tourna la tête vers elle.

— Sans doute, sans doute mais ses mains sont trop blanches.

II

Samedi.

D’une pluie d’hier ne reste que des nuages. Leurs ventres gris n’inspirent pas confiance. Blaise observe leur lente progression vers l’est.

Fond de l’air plutôt frais. Risque d’ondées.

Tant pis.

Achever de retourner la terre.

Maryse a promis des plants de légumes : poireaux, pommes de terre, tomates.

Donc…

Prendre la bêche dans la resserre qui s’ouvre côté verger.

En contournant cette cabane…

— Mais… Mais qu’est-ce que vous foutez là ?

Assise en tailleur, dos contre la construction branlante, profitant du soleil intermittent, elle caresse Zia couchée sur ses genoux.

— Ah ! Enfin ! ’Jour.

Surprise désagréable. Réaction logique : Qui êtes-vous ?

Colère perceptible dans le ton. Pas d’émoi chez la femme.

— Tu t’balades toujours en jupe ?

— Suis chez moi !

— Je sais. J’ai vu. J’ai faim.

— M’en fous.

Elle se contente de le regarder avec indifférence.

La colère de Blaise s’effondre au profit de la curiosité.

— Que faites-vous ici ?

— Z’avez chassé vot’ chat en gueulant !

Retour d’humeur.

— Répondez-moi !

La femme soupire très légèrement, résignée.

— Pleuvait. Je m’suis abritée puis je m’suis endormie.

— Vous ne manquez pas de culot !

— Je sais.

Regard clair. Visage ouvert. Un sourire pas loin.

Ses vêtements plus que fatigués. Jean effiloché, troué aux genoux. Une basket sans lacet. Parka délavée. Écharpe de laine multicolore à dominante verte. Laid ! Bonnet de même facture qui ne retient pas quelques longues mèches sombres.

Une clocharde. Une vagabonde. Provocante.

— Je n’refuserais pas un café.

— Pas le temps. Je dois retourner le potager.

— Je l’f’rai pour vous.

Un marché ?

Pourquoi pas ? Blaise déteste bêcher, jardiner. Le potager ? Une suggestion de Maryse pour l’occuper.

— Alors ?

Réponse par geste : une vague invitation.

Elle le suit comme un chat, avec le chat. Tranquillement. S’arrête pour regarder la partie du potager en friche, le fragment d’arpent mal labouré par Blaise. Lève les yeux au ciel.

À peine passé le seuil du living, elle contemple ou observe.

Blaise s’active du côté de la cafetière électrique.

— Pourquoi en jupe ?

Pas de réaction. Elle insiste lourdement.

— Pédé ? J’m’en fous.

— Sarong ! Un tiers de la population masculine du globe porte une robe ou une jupe !

— Un tiers ?

— Un quart ! Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Curiosité.

— Je suis chez moi !

Chuintement de la cafetière sur fond de musique classique en boucle. Deux tasses sur la table.

— J’peux ?

Elle désigne une chaise.

Hochement de tête approbateur. Blaise évite de la regarder. Embarrassé, il pense à Maryse qui va arriver. Pourtant… il est chez lui.

Maryse ne s’est jamais vraiment étonnée de quoi que ce soit. Ou plutôt, il le croit. Lorsque Blaise se rend dans son bistrot-épicerie pour régler sa note et qu’alors l’éternel vieil habitué la regarde, elle rougit. Cet aveu discret agace Blaise.

— T’aimes pas jardiner, hein ! déclare l’intruse.

Il la scrute. Nouveau haussement d’épaules. Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Lui dire qu’il préfère les fleurs coupées ?

Souvenir. 1972. Ostende

Dans le carré du vingt et un pieds, pas de place pour les fantaisies.

Pourtant, un dimanche matin,

il a ramené un bouquet de glaïeuls avec les croissants frais.

Justine a ri, surprise.

Les fleurs, dans un mesureur d’huile faute de vase, touchaient le plafond.

Cela faisait partie de son rêve.

Un rêve éveillé. Il l’ignorait encore.

La vagabonde l’interpelle.

— Houhou ! J’ai remarqué.

Courte pause. Précision : pour le potager.

Pas un reproche. Blaise s’énerve, dérangé dans son souvenir.

— Occupez-vous de vos affaires.

— J’ai envie de m’occuper d’ce potager, c’est tout.

Trois discrets coups de klaxon. Maryse.

— T’attends quelqu’un ?

— Le repas de Maryse.

Blaise sort vivement. Aucune envie que Maryse entre dans la maison. Jamais. Une intrusion. Et la clocharde ?

— Vous dormiez, monsieur Blaise ? Excusez-moi. Voilà votre repas et votre commande.

Maryse. Gentillesse. Sourires. Solitude. Leurs solitudes.

Elle dépose au bord du chemin un cageot rempli de plantes à repiquer.

— Une mauvaise nuit, s’excuse-t-il.

— Vous allez bien ?

Le sourire a disparu.

— Oui, oui. Une préoccupation inutile probablement.

— Un souci ?

— Non, non. Simple cauchemar. Tout va bien.

Silence à remplir. Le visage de Maryse révèle qu’elle imagine qu’il lui cache quelque chose.

— Je vous aide à transporter tout ça ?

— Non, non. Je n’ai rien d’autre à faire.

Blaise souhaite qu’elle s’en aille. Son demi-mensonge a provoqué l’effet inverse de ce qu’il espérait. Ridicule. Pourquoi taire la présence de l’intruse ? En vérité, Blaise est certain que Maryse en parlera à sa mère qui en parlera à… On jasera. Être peintre, passe. Vivre en ermite en même temps, soit. Mais cette forme de marginalité : intrigant, inquiétant même. « On » n’aime pas vraiment. Si en outre une femme, une vagabonde, une putain peut-être… La mauvaise réputation !

— Si vous avez besoin de quoi que ce soit…

Pitié ou curiosité légitime pour ce vieil homme venu se perdre au bout du monde. Non !

— Je ne manquerai pas. Vous êtes bien aimable.

Sourire de Maryse revenu. Elle s’en va à regret. Blaise se considère comme un ours mal léché.

Retour dans le living que la marginale (mais oui, elle aussi) explore. Sans-gêne.

— Si tu n’cuisines pas, pourquoi le potager ?

Oui, pourquoi ? À son arrivée, Blaise a été tenté par le jardinage. Ridicule. Plus pratique : les repas de Maryse qui fournit aussi d’autres « vieux isolés ». Les jeunes ont déserté depuis longtemps le petit port, attirés par la grande pêche en mer d’Irlande ou plus loin encore. De gros chalutiers. Ou alors… un job en usine, dans l’administration. Loin en banlieue de ville.

Merde !

— Il faut que je m’occupe et vous… vous, occupez-vous de…

Interruption brusque.

— De mon cul, c’est ça ?

— De vos affaires.

— J’en ai pas. Par contre…

Dressés l’un contre l’autre à distance respectueuse. Nouvelle poussée de colère de Blaise. L’impertinente l’irrite.

Il ne lui accorde pas le temps de formuler quoi que ce soit. Il refuse d’être envahi même si, jadis, il était prêt à héberger le premier inconnu venu. Jadis. Donc…

— Si c’est avec l’espoir…

Elle, vivement :

— La bêche ?

Lui, interloqué :

— À l’endroit où vous avez dormi !

Elle se dirige vers le jardin, mue par la fureur ou quelque chose de pareil. Une manière d’achever de le contrarier ou de l’empêcher de prononcer l’une ou l’autre parole blessante.

Blaise se ressaisit. Mufle mais pas trop.

— Attendez ! Le café va refroidir.

Il l’observe par la fenêtre de son atelier.

Elle bêche avec énergie. Elle a retourné ce qu’il avait déjà entamé. Pour le vexer ?

Il reconnaît son incompétence dans un domaine qui n’a jamais été le sien, citadin de naissance qui fuit depuis longtemps les villes mais y retourne avec un bonheur contradictoire.

Souvenir. 1959. Bruxelles

Certains matins, Blaise descendait du tram au moment

où celui-ci allait s’engager dans les boulevards du centre.

Ciels de printemps tellement lumineux

qu’il eût été indécent de s’enfermer dans une salle de classe.

Il s’accordait le temps de respirer l’air

que la nuit avait débarrassé de la pestilence des carburants.

Une fraîcheur humide montait des trottoirs nettoyés à grandes eaux.

La ville s’animait d’une vie étrangère à celle des heures plus matinales

lorsque le petit monde besogneux se hâtait vers les bureaux.

Les oisifs envahiraient bientôt la terrasse des brasseries.

Il n’était pas l’un d’eux mais ivre d’une liberté interdite.

Il n’osait pas encore utiliser un carnet de croquis.

Il se satisfaisait d’observer sachant déjà

que le dessin ne suffirait pas

à traduire ce qu’il percevait au-delà des vibrations de la lumière.

Ces matins buissonniers, s’ajoutant aux heures passées

devant les machines à sous ou les billards, expliquèrent un échec scolaire retentissant

et, conséquence,

cette folle fugue conclue par une carrière avortée de marin pêcheur.

La parka, l’horrible écharpe, le bonnet aux couleurs aussi laides traînent sur le sol.

Une désolation aux yeux de Blaise. À ceux de la femme ?

Il se refuse de sortir pour ramasser le vêtement avec l’intention de le ranger quelque part. Vieux maniaco-dépressif.

Elle était affamée. En bon samaritain, qu’il refuse d’être, il lui a abandonné la meilleure part du repas de Maryse. Il faudra dévaliser le frigo pour le souper. Il y pense déjà. Paradoxe mental.

Blaise croit qu’il aimerait limer les couples de la jonque afin que les bordés s’y ajustent parfaitement.

Le rationnel aimerait ; l’irrationnel refuse.

Ou l’inverse.

Son carnet de croquis

Une femme

Penchée sur la terre

Comme Caïn attelé à son araire

Et le ciel ?

Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Pourquoi vagabonde-t-elle ?

Car c’est bien cela.

Par quel concours de circonstances s’est-elle perdue ici, au bout du monde ?

Quel âge a-t-elle ?

Trente, trente-cinq. Non, moins. Cheveux noirs plutôt longs. Nez pointu, impertinent. Une petite bouche. Des yeux verts légèrement bridés. Rare.

Affiche un permanent sourire. Moqueur ou ironique. Malice ou provocation ?

Que faire lorsqu’elle aura « payé » son café et son repas ?

Exiger qu’elle parte ?

Raison ou humanité ?

— Terminé !

Trempée par une averse.

Silence.

— J’accepterais un café.

Blaise se meut sans hâte pour lui faire comprendre qu’il ne désire pas qu’elle s’éternise.

Assise, un coude sur la table, jambes allongées.

Baskets boueuses.

— Faudrait ôter vos godasses. Qu’elles sèchent.

— Pourrai plus les r’mettre.

— Je peux vous prêter des sandales de randonnée. Où comptez-vous aller ?

— C’est une question ?

Elle recommence à l’énerver.

— Ça en a l’air.

— Pas de réponse. J’irai dormir sur la plage.

— Ou dans la resserre ?

— Éventuellement.

Blaise revient de la chambre avec la paire de sandales. Docilement, elle arrache ses chaussures. Pieds nus, sales, blessés.

Silence.

Blaise respire profondément avant :

— Un bain ?

Silence. Donc, il ajoute :

— Si vous le désirez.

— D’la pitié, non merci.

Pas de la pitié. Plus simple.

Souvenir. Marseille. 1965

Un café amer servi dans une tasse ébréchée et pas lavée, sale.

Boire la gorge serrée

Par le dégoût.

Plus jamais.

Élevé pour une bohème bourge.

Blaise suggère avec prudence :

— Le potager vaut plus qu’un café et un demi-repas.

Le sourire de la jeune femme se teinte d’une lassitude qui se révèle enfin.

— J’ai dit : pas b’soin d’pitié.

Blaise n’aime ni le mot pitié, ni le mot charité qui lui rappelle des sermons pas toujours en accord avec le comportement des curés qui les prononcent. Compassion, oui. Pour lui la nuance est grande. Une compassion intégrale, sans limite. Même envers ceux qui ne la méritent pas. La charité est offrande ou pardon. La compassion est respect, compréhension. Aucun jugement. Il n’y a que l’individu lui-même qui puisse se juger sans a priori. Et encore !

Mais, dans le domaine des pensées et des comportements, pas la peine de se hâter.

La philosophie, oui. Mais opérative plutôt que spéculative. Alors :

— Il faudrait repiquer les plants de Maryse. Un bain et un lit vous semble… ?

— Pas très honnête. J’suis ni à vendre ni à acheter.

— Le canapé peut-être ?

Sourire des yeux verts. Hésitation.

— J’ajoute un repas de pâtes.

Zia pense déjà qu’elle pourra se pelotonner sur les genoux de…

De qui ?

Rafraîchie. Enveloppée dans la sortie de bain de Blaise qu’elle a accaparée. Plus agréable à regarder.

— Quel jour sommes-nous ? Sam’ di ? Sam, j’m’appelle Sam. Un diminutif bien entendu.

Diminutif d’un nom ou d’un jour ?

Elle ne laisse pas à Blaise le temps de l’interroger, de s’interroger ou de comprendre.

— Et toi ?

— Blaise.

— Si t’as un vieux pantalon, je pourrais l’adapter à ma taille. T’auras bien du fil et une aiguille. J’suis pas spécialiste en couture mais ce s’ra qu’un vêtement, non ? Vêtement qui cachera mon âme. Comme il viendra d’toi, il ne la cachera pas totalement. D’ailleurs, j’ai rien à cacher. Enfin, pratiquement rien.

Il ne réplique pas. Il a perdu pied parce qu’elle a évoqué son âme. Pourquoi ? Imagine-t-elle que la notion d’âme le tracasse ? Serait-elle futée au point de lire dans ses pensées, au-delà de ses pensées ? Elle prend possession de son île.

Île déserte.

Île-prison ou île-refuge ?

Il la précède dans la chambre. Ouvre la garde-robe.

Quatre pantalons, deux jeans, un costume, des chemises. Un smoking.